- Speaker #0
Bienvenue dans ce troisième épisode de la série Mon voyage à travers l'argent en dentisterie. Si vous venez de découvrir la série, je vous encourage vivement à commencer par l'épisode intitulé Le commencement pour mieux comprendre les fondations de cette exploration. Aujourd'hui, nous abordons une facette souvent ignorée mais essentielle, les effets des disparités sociales sur la santé dentaire. Pour approfondir ce thème complexe, j'accueille Olivier Sirand, un journaliste indépendant d'origine allemande. Diplômé du Centre de formation des journalistes, Olivier a travaillé pour Charlie Hebdo de 1991 à 2001, avant de contribuer à la création du journal mensuel CQFD en 2003. Il est connu pour sa critique acerbe des médias et pour ses prises de position sur des questions sociales, telles que la violence policière et la double peine, collaborant régulièrement avec des publications telles que Le Monde Diplomatique. Dans son livre Sur les dents, ce qu'elles disent de nous et de la guerre sociale, Olivier explore comment les inégalités économiques se reflètent jusque dans nos sourires et nous discuterons de ses découvertes ainsi que des expériences personnelles qui l'ont poussé à écrire sur ce sujet. Avant de plonger dans notre échange, je tiens à vous rappeler l'importance de votre soutien à travers la cagnotte participative Tipeee. Chaque contribution m'aide à poursuivre ce travail d'investigation et de partage de connaissances en toute indépendance. Si vous appréciez mon travail et qu'il vous est utile, considérez de me soutenir. Le lien pour contribuer se trouve dans la description de cet épisode. Merci pour votre engagement et votre soutien. Épisode 3, ce que les sourires disent des inégalités en dentisterie. Dans l'épisode d'aujourd'hui, nous allons aborder une dimension souvent occultée de la dentisterie, son histoire et son évolution sociale. Dès le Moyen-Âge, avec l'arrivée du sucre en Europe, un produit alors considéré comme un luxe, les premières épidémies de caries ont touché principalement les classes aisées. Ceux-ci avaient exclusivement accès aux premiers dentistes, souvent des figures prestigieuses opérant à la cour des rois. Cette préférence pour les patients fortunés a posé les fondations d'un système de soins qui jusqu'à aujourd'hui tente à favoriser ceux qui peuvent se permettre les meilleurs traitements possibles. Pour explorer plus en profondeur ce sujet, je me suis tournée vers Olivier, auteur du livre provocateur Sur les dents, ce qu'elle dit de nous et de la guerre sociale. Tout au long de son ouvrage, Olivier intègre des rappels historiques éclairants et souvent oubliés, illustrant comment la dentisterie a été influencée par des forces économiques et sociales. Dans ton livre sur les dents et ce qu'elles disent de nous de la guerre sociale, tu as exploré l'histoire de la dentisterie et son orientation vers les patients les plus fortunés. Selon toi, quelle est l'origine principale des inégalités d'accès aux soins ?
- Speaker #1
Il y a beaucoup d'aspects à cette question. Il y a d'abord un aspect historique, évidemment, que je n'ai pas tellement développé dans le livre. Mais grosso modo, ça remonte, me semble-t-il, à l'après-guerre, quand on a fait le choix de s'orienter vers un service public médical pour l'ensemble des professions médicales, sauf pour celle de dentiste. C'est-à-dire qu'on a considéré que la dentisterie ne devait pas faire partie du champ médical généraliste. Et donc on a laissé cette profession de dentiste se poursuivre dans le monde de l'entreprise privée. Et donc l'image... d'une dentisterie liée à l'image du petit patron, à la petite entreprise qu'il faut faire prospérer, je pense date de cette époque-là, sauf qu'avec les années, au fil des décennies, cette tendance n'a fait que se renforcer. D'une part je pense parce que la dentisterie n'échappe pas à l'évolution générale du monde qui est celle d'une pente vers un mercantilisme de plus en plus débridé. Et puis aussi d'autre part parce que par réformes successives, on a de plus en plus... en fait introduit des règles, en particulier concernant le remboursement des soins médicaux, qui font qu'en réalité, mais ça vous le savez mieux que moi, un dentiste ou une dentiste qui soigne des patients pauvres, désargentés, avec uniquement les tarifs de sécurité sociale, n'arrive pas à s'en sortir. Je crois que ça c'est un constat de base, qui est extrêmement important, que les patients souvent ignorent. que pour que le métier de dentiste nourrisse son homme ou sa femme, il faut avoir des patients qui ne se contentent pas de soins remboursés par la sécu, mais qui bel et bien ont recours à des soins à haute valeur ajoutée, avec un paiement de leur poche. Et donc ça induit une différenciation. J'ai découvert les conséquences au fil de mes reportages et de mon enquête, parce qu'au départ, moi je suis parti d'une intuition générale, parce qu'autour de nous, on voit des gens qui ont... qui ont des problèmes dedans, et ce sont souvent des personnes qui sont précaires, qui sont en galère, qui ont eu des parcours de vie accidentés, alors que, voilà, par ailleurs, on a l'image de la réussite, l'image de la... de la bonne société qui va avec celle des dents blanches et bien alignées. Donc voilà, c'est à partir de cette intuition que j'ai fait un certain nombre de rencontres, y compris parmi les professionnels, et que je me suis rendu compte que la situation était bien pire que celle dont j'avais eu l'intuition.
- Speaker #0
Olivier soulève ici un point fondamental sur l'organisation de la dentisterie en France après la Seconde Guerre mondiale. Alors que la plupart des professions médicales étaient intégrées dans un système de santé publique, la dentisterie a été exclue de ce modèle, laissant chaque dentiste gérer son cabinet comme une petite entreprise. Cette situation a encouragé une pratique où la rentabilité peut primer sur l'accès équitable aux soins. Avec les réformes successives, notamment celles qui touchent le remboursement des soins, les dentistes, qui dépendent principalement des tarifs de la sécurité sociale, se retrouvent financièrement précarisés. Comme Anne-Charlotte Ball avait expliqué dans l'épisode précédent, les tarifs des soins de base sont fixés bas, compte tenu que c'est l'argent public qui est en jeu. Cette tension entre la nécessité de fournir des soins abordables et la réalité des coûts de ces soins crée une dynamique complexe. Comme Olivier l'explique, cela contraint souvent les dentistes à se tourner vers des traitements plus rentables, réservés à une clientèle plus aisée, pour subvenir à leurs besoins économiques. Cette réalité met en lumière une fracture sociale qui transcende le domaine dentaire pour toucher de nombreux aspects de notre système de soins. Ce système crée une dichotomie dans l'accès aux soins, d'un côté ceux qui peuvent se permettre des traitements coûteux, de l'autre ceux limités à la couverture de base. Olivier, avec son expérience de journaliste, met en lumière les inégalités dans l'accès aux soins dentaires, reflétant souvent la situation socio-économique des individus. Dans ton livre, tu parles de ta stomatophobie. Je voulais savoir d'où venait cette peur déjà ? Est-ce que tu avais eu une expérience traumatisante ? Et comment ça a influencé ta vision de la profession de dentiste, mais aussi des inégalités ? La stomatophobie ? où la peur des soins dentaires n'est pas simplement une appréhension légère avant une visite chez le dentiste, il s'agit d'une peur intense qui peut provoquer de l'anxiété aiguë, dissuadant les personnes affectées de rechercher les soins dentaires nécessaires, même en cas de douleur sévère.
- Speaker #1
Effectivement, la stomatophobie, j'en parle parce que c'est un élément de ma motivation pour le sujet. C'est peut-être une motivation un petit peu ambiguë. ou un petit peu masochiste, parce que... effectivement tout ce qui a trait à la dentisterie, de base m'a toujours un petit peu rebuté, répugné. Alors bien sûr, il y a des souvenirs d'enfance, de quand j'avais, je ne sais pas, 6 ou 7 ans, que j'ai reçu une première intervention pour une carie et que j'ai eu atrocement mal. C'est une sorte de douleur originelle ou fondamentale, vous savez, douleur à laquelle on se... qu'on n'oublie jamais tout à fait. Il y a toujours une petite trace de cette douleur dans un recoin de notre mémoire. Et donc, je suis en quelque sorte... Oui, voilà, ça a développé chez moi une trouille bleue du dentiste qui, aujourd'hui, est sans doute très largement injustifiée, stupide, irrationnelle, etc. Parce qu'il y a quand même des techniques d'anesthésie qui fonctionnent très bien, qui, à l'époque, n'étaient pas encore en place. J'ai 57 ans, donc voilà, c'était il y a une cinquantaine d'années, et on n'était pas au niveau de technique qu'on a aujourd'hui. Mais ensuite, il y a d'autres circonstances qui ont fait que ça s'est un petit peu aggravé. Je vous parlais tout à l'heure du film Marathon Man, avec un personnage d'antiste nazi tortionnaire, qui m'a réellement traumatisé pendant mon adolescence. Et puis encore une fois, c'est aussi toutes les rencontres au cours de ma vie, que ce soit des proches, des amis, des rencontres momentanées et des discussions qui m'ont fait me rendre compte que les souffrances dentaires pouvaient être absolument terrifiantes, qu'elles pouvaient saccager des existences entières et qu'elles étaient effectivement assez de façon tendancielle, assez concentrées sur un certain type de population. Donc, c'est cette rencontre entre une aversion épidermique, instinctive, et puis d'autre part, une sensibilité, on va dire, à la question des injustices sociales, qui font que les dents, pour moi, étaient devenues un objet un petit peu… Un petit peu, comment dire, une sorte de... Symbolique. Voilà, symbolique, un précipité un peu de la question sociale tout entière.
- Speaker #0
Olivier aborde un moment de son adolescence qui a profondément influencé sa perception des dentistes, la célèbre scène du film Marathon Man. Réalisé par John Schlesinger en 1976, ce thriller met en scène un ancien dentiste nazi, joué par Laurence Olivier, qui torture le personnage interprété par Dustin Hoffman. L'une des scènes les plus glaçantes montre Laurence Olivier qui, tout en demandant calmement c'est sans danger enfonce une sonde dentaire dans une molaire carriée de Hoffman sans aucune anesthésie.
- Speaker #2
C'est sans danger.
- Speaker #1
Je vous dis que c'est sans danger.
- Speaker #0
La scène est tellement insoutenable que même un des acolytes du bourreau détourne le regard, choqué. Cette scène où un traitement dentaire est utilisé comme moyen de torture dans Marathon Man n'a pas seulement marqué Olivier, mais elle a probablement traumatisé de nombreuses générations de spectateurs. L'utilisation de la figure du dentiste dans ce contexte dramatique souligne non seulement l'abus de pouvoir, mais aussi l'extrême douleur captant de manière viscérale la détresse que peut ressentir un patient. Cette image du dentiste, fréquemment dramatisée ou caricaturée, est souvent utilisée dans le cinéma pour son potentiel visuel fort et ses clichés communs. Comme les avocats ou les professeurs, les dentistes sont représentés selon des stéréotypes bien ancrés, qui évoquent souvent le sadisme, comme dans The Dentist, le ridicule, comme dans Mon voisin le tueur, où le dentiste est un personnage endetté, coincé entre une épouse et une belle-mère aigrie, et le dentiste est souvent aussi montré comme un personnage riche, par exemple comme dans Verite Bad Trip, où c'est le dentiste qui paye la suite royale de l'hôtel de Las Vegas, car il en a les moyens. Pour ceux intéressés par la manière dont les dentistes sont représentés à travers le cinéma et la littérature, je vous recommande vivement le livre de notre consoeur, Marie Franchisé, le chirurgien dentiste dans le cinéma et la littérature du XXe siècle, et aussi la thèse du docteur Ludovic Deguerre, L'image du dentiste, médias disponibles D'ailleurs, dans ton livre, tu dis une phrase qui résume un peu ça, tu dis si les yeux sont le miroir de l'âme, nos dents indiquent notre position sociale Tu peux un petit peu développer ce point ?
- Speaker #1
Oui, parce qu'évidemment, les dents, je le dis aussi dans le livre, c'est notre première carte de visite, en quelque sorte. On peut dissimuler un certain nombre. de très physique, mais c'est difficile de dissimuler une dentition en mauvais état. Et donc, c'est la première impression qu'on a de quelqu'un qu'on rencontre, nous vient souvent de ses dents. Et donc, ça oriente évidemment la vie sociale de la personne, selon qu'elle a des dents en bonne santé ou des dents abîmées. et ça conditionne du coup tout un rapport au monde en fait, que ce soit dans le monde du travail, bien sûr, mais aussi dans la vie sociale et dans la vie familiale. J'ai eu recueilli pas mal de témoignages de personnes qui souffraient énormément, ou sinon plus, des conséquences relationnelles de leurs problèmes dentaires que des problèmes dentaires eux-mêmes, même si ceux-ci peuvent être évidemment terriblement douloureux. Mais il y a une douleur spécifique aux... à l'impact que ça peut produire sur la vie sociale et familiale, relationnelle. C'est assez terrible. Je ne sais pas, la première image qui me vient à l'esprit, c'est cette femme par exemple qui a eu les dents saccagées par un centre de soins dentaires. parce qu'il y a un problème spécifique aussi avec la dentisterie low cost, telle que pratiquée dans ces centres. Et elle s'était retrouvée, en fait, elle devait continuer à aller travailler, alors qu'en fait, elle avait énormément de mal à sortir de chez elle, mais elle devait continuer à travailler, elle n'avait pas le choix, et donc elle devait dissimuler ses problèmes de dents. Donc elle parlait de moins en moins, elle souriait de moins en moins, et elle s'isolait. elle s'isolait à midi pour déjeuner. Donc en fait, ça crée une vie invivable. Et je ne suis pas sûr que les soignantes, les soignants qui ont de l'empathie pour leurs patients sont parfaitement conscients, mais je pense qu'il y a aussi une partie des travailleurs en dentisterie qui n'ont pas conscience de ça, je crois, de la gravité des problèmes que ça entraîne, ce genre de situation, et qui peuvent amener un certain nombre de patients au bord. au bord du suicide, ou en tout cas, le faire basculer dans des idées suicidaires. Voilà. Et c'est pour ça que c'est un problème de santé, je crois, qu'on a tendance à sous-estimer. Ce qui me frappe, c'est que bien souvent, le discours des dentistes, avec évidemment, heureusement, pas mal d'exceptions aussi, mais un discours dominant qui consiste à dire aux gens, si vous avez des... Si vous avez des problèmes de santé dentaire, c'est de votre faute, c'est de votre responsabilité. Vous devez vous brosser les dents trois fois par jour, ou au moins deux fois. Vous devez avoir une alimentation équilibrée, ne pas fumer, ne pas trop boire, etc. Et c'est vrai, si on fait tout ça, effectivement, on a plutôt les chances d'avoir de bonnes dents. Le problème, c'est que nous ne sommes pas tous égaux devant les duretés de la vie et devant... aussi bien l'hygiène dentaire que l'accès à une alimentation équilibrée, par exemple. Il y a des études qui montrent que, quand on est cadre, par exemple, on va avoir accès à une nourriture de bien meilleure qualité, et donc potentiellement plus favorable à une bonne santé dentaire que lorsqu'on est... ouvrière ou enfant d'ouvrier. Donc, il y a une injustice de base qui est bien souvent esquivée, escamotée par ce discours de la responsabilité individuelle. La responsabilité individuelle qui, par ailleurs, n'est pas toujours endossée par les membres de la profession eux-mêmes, parce qu'une fois que les soins ont été donnés, lorsqu'ils n'ont pas été bien donnés, souvent il n'y a pas de... de prise de responsabilité par rapport aux dégâts qui surviennent parfois des mois, voire des années après que les soins bâclés aient été administrés. Donc ce truc de la responsabilité individuelle, ça m'a toujours un peu gêné. Et voilà, c'est aussi cette dimension-là que j'ai essayé un petit peu d'ausculter dans mon bouquin.
- Speaker #0
Dans sa réponse, Olivier soulève une question importante, celle de la responsabilité individuelle dans la gestion de la santé dentaire. Il met en lumière la difficulté pour certains patients de suivre des traitements dentaires non seulement à cause de leurs coûts, mais aussi en raison de leur contexte de vie, souvent négligé dans notre approche traditionnelle. Dans mon propre exercice, j'ai longtemps vu la non-adhésion en plan de traitement comme une question de choix personnel ou de priorité du patient. Il m'a fallu du temps pour comprendre que derrière ce que nous interprétons souvent comme un manque de volonté, il existe des déterminants complexes et profonds, tels que les conditions socio-économiques, qui influencent la capacité d'une personne à maintenir une bonne santé dentaire. Ce n'est que récemment que j'ai pris conscience de l'impact du milieu d'origine du contexte biopsychosocial sur l'adhésion aux soins. Les obstacles auxquels sont confrontés certains patients vont bien au-delà de leur volonté individuelle et impliquent un éventail de facteurs que nous, en tant que professionnels de la santé, devons considérer pour offrir des soins véritablement équitables et efficaces. Olivier mentionne également le poids du discours dominant dans la profession qui tend à imputer la responsabilité de la santé dentaire exclusivement aux patients. Ce discours sur la responsabilité individuelle masque souvent les inégalités structurelles qui limitent l'accès aux soins de qualité pour les couches les plus défavorisées de la société. En tant que dentiste, il devient impératif de reconnaître que notre responsabilité ne se limite pas à la prestation de soins techniques, mais s'étend à une prise de conscience des réalités sociales qui façonnent la santé de nos patients. Olivier Sirand nous rappelle que les enjeux liés à la santé dentaire dépassent largement la simple dimension physique. La dentition, souvent considérée comme notre première carte de visite, jouent un rôle crucial non seulement dans notre bien-être personnel, mais influencent aussi profondément notre interaction sociale. Une dentition négligée ou en mauvais état peut affecter la confiance en soi et limiter les interactions, que ce soit dans le milieu professionnel, lors de rencontres sociales ou même dans nos relations les plus intimes. Il souligne que contrairement à d'autres aspects de notre physique que l'on peut choisir de dissimuler, la bouche est constamment exposée. Le port du masque durant la pandémie du Covid-19 a offert à certains un répit temporaire, leur permettant de cacher des défauts dentaires qui autrement seraient visibles et sources de gêne. Cette situation a mis en lumière à quel point une dentition en mauvais état peut influencer l'image de soi et la qualité de vie. Pour illustrer cette réalité des répercussions profondes de la santé dentaire sur la vie sociale et personnelle, je voudrais partager avec vous un témoignage qui m'a particulièrement marqué dans le livre d'Olivier. Bader, qui a perdu toutes ses dents à seulement 23 ans, partage son expérience poignante qui souligne les conséquences psychologiques et sociales de son état dentaire. Voici ce que Bader raconte, lu par Jérôme.
- Speaker #2
Un beau jour de 90, quand j'avais 23 ans, je me décide à aller chez le dentiste pour me faire détartrer les dents. Deux ou trois jours plus tard, je découvre qu'elles se déchaussent. Elles n'étaient pas malades, j'ai toujours eu des dents plutôt saines, mais là, quand j'appuyais dessus avec la langue, je les sentais qui bougeaient, comme dans un cauchemar, mais en pire. Je retourne chez le dentiste qui constate les dégâts et m'explique que j'ai une parodontite. Et que cette maladie m'aurait déjà fait cracher toutes mes dents si la plaque de tarte qui s'était accumulée dessus ne les avait pas collées ensemble. En les détartrant, mon dentiste a effacé la couche d'enduit qui recollait les morceaux. Une image qui m'a traversé l'esprit. Celle d'un vieux rafiot qui ne tient plus que par la couche de rouille qui recouvre la coque. Tu vires la rouille, le bateau coule, c'était pareil avec moi. Le dentiste me dit aussi que le seul moyen pour ne pas qu'elle tombe, c'est de fixer derrière une plaque en or qui les soude entre elles. Ça coûtait un bras. En plus, pour que ça marche, aucune dent ne devait tomber entre temps. Si j'en perdais une, c'était foutu. Et c'est ce qui est arrivé. Une de mes dents s'est barrée et avec elle, l'espoir de conserver ma bouche à peu près intacte. Sur quoi le dentiste me dit Bon… On va devoir louer un bloc opératoire pour faire une anesthésie générale et vous enlever toutes vos dents, à l'exception des incisives sur lesquelles on vous fixera un appareil. Je me suis endormi à la clinique Pasteur de Rissorangis et je me suis réveillé après l'opération avec deux bouts de plastique dans la bouche. C'est un appareil provisoire, un truc qui était accroché par des petits crochets à mes incisives, auxquels je tenais beaucoup parce que c'était les dernières dents qui me restaient. On ne te prépare à rien, il n'y a aucun avertissement, aucun soutien psychologique. Il fallait que je me démerde tout seul pour encaisser le choc. Ça a été une grande violence. J'ai mis 8 ans avant de pouvoir à nouveau embrasser une fille. Mon dentier, je l'ai vécu comme une honte absolue. Quand j'ai ouvert les yeux et que j'ai pris conscience que j'avais du plastique dans la bouche, on m'a apporté une soupe de vermicelle. Ces vermicelles d'hôpital, c'était l'épreuve de trop. Pendant une seconde, je me suis condamné à bouffer ça pour le restant de mes jours. Il y avait mon pote Bouzid dans la chambre. Je lui ai dit, viens, on se casse, allons manger un hamburger. Alors on s'est barré de l'hosto comme des voleurs et on a tracé direct jusqu'à un fast-food à l'Agora d'Evry. Manger un hamburger, pour moi, c'était comme un retour à la vie. Une façon de résister. Mais ça a été le hamburger le plus douloureux de ma vie. Mâcher avec un appareil provisoire alors que tu viens juste de sortir du bloc opératoire, que tu as des bouts de ficelle dans la bouche et que ta gencive est à vif, c'est quelque chose que je déconseille absolument. Je me suis éclaté la gueule sur ce hamburger, un vrai carnage. Ça m'a fait tellement mal qu'après j'en ai bavé pendant 4 jours. Puis on m'a installé l'appareil définitif. Enfin, définitif. Au bout de six mois, il était déjà niqué. Chaque fois que je mangeais, toute la pression de la mastication pesait sur mes incisives, qui ont donc fini par se déchausser à leur tour. L'une bougeait, l'autre est carrément tombée. Du coup, mon dentier n'avait même plus de support. Il flottait dans ma bouche, comme une épave. Le problème, c'est que quand je suis retourné voir le dentiste, il avait déménagé. J'étais en panique, parce que la sécu refusait de me financer un deuxième appareil aussi peu de temps après le premier. Et comme je n'avais pas les moyens de m'en payer un moi-même, Je suis donc resté un été entier sans dents, ni appareil, à bouffer des soupes et des purées, quatre mois sans sourire, sans parler, sans la moindre solution à l'horizon. C'est là que ma mère me parle d'un prothésiste syrien qu'elle connaît vaguement, un sans-papier qui se déplace chez toi avec sa mallette, te prend des empreintes puis te bricole un entier pour un tarif défiant toute concurrence. Au début, j'étais pas chaud, l'idée de remettre ta bouche, ta vie, pour ainsi dire, entre les mains d'un gars qui exerce illégalement, c'est pas le truc le plus rassurant du monde. Je suis pémarasse en fait. Finalement, le gars est venu avec sa mallette, il a pris mes empreintes, elle a d'une espèce de grande cuillère enduite de pâte, et il m'a dit à jeudi prochain Le jeudi d'après, il est effectivement revenu avec mon appareil. Ça peut paraître incroyable, mais cet appareil m'allait comme un gant. C'était du travail impeccable, costaud, parfaitement ajusté, de toute ma vie. C'est le meilleur dentier que j'ai jamais porté. Il a tenu 15 ans, de 90 à 2005, alors qu'il ne m'a coûté que 500 francs, c'est-à-dire à peu près 80 euros. Chez un dentiste, le tarif normal était de 12 000 francs. Il a fini par se casser en tombant de ma bouche. Sinon, je le porterai peut-être encore. J'en ai donc eu un autre en 2005, puis encore un autre en 2010. Tous les deux étaient pris en charge par mes CMU. Ils tenaient beaucoup moins bien que celui que le Sirien m'avait fait. L'appareil que je porte maintenant, là, il est encore pire. Il a été mal ajusté, il ne tient pas la route. J'ai toujours peur qu'il me tombe de la bouche quand je parle. Je sais pas si ça s'entend en ce moment. Une fois, j'ai voulu faire un bebop, tu sais, un son de trompette avec la bouche. Et mon dentier a sauté comme un bouchon de champagne. Il y avait deux super meufs devant moi, je me suis tapé une énorme honte. Le dentier ne s'est pas cassé, heureusement, mais rien que d'y penser, je me sens mal. Quand tu te sens diminuer, tu ne peux pas t'empêcher d'avoir honte, c'est comme ça. Tu peux la domestiquer un peu, ta honte, mais elle te quitte jamais, c'est ta compagne pour la vie. Le problème avec un appareil dentaire, c'est que ça reste un corps étranger. Il n'y a que celui du syrien que j'ai réussi à oublier à peu près. Les autres dentiers se rappelaient constamment à moi. Si tu parles trop vite, trop fort, ton dentier se décroche. Quand tu maigris, il ne te va plus. Quand tu grossis, c'est pareil. Chaque fois que tu changes, ta bouche change aussi. Et l'appareil te punit direct. Là, on ne dirait pas je suis en train de te parler tranquille mais en réalité, je ne me sens pas vraiment en confiance. Il faut tout le temps faire gaffe pour éviter l'incident qui va mettre tout le monde mal à l'aise. Aujourd'hui, j'entre dans un âge où c'est à peu près normal de porter un entier. Mais à 20 ans, ce n'est pas vraiment la même chose. À 30 ans non plus. À cet âge-là... Quand t'as pas de dents et que tu vis dans une cité, tu passes automatiquement pour un toxico. Cette étiquette, les gens te la collent direct. Ils ne cherchent même pas à comprendre. T'as pas de dents, tu viens d'une cité, c'est forcément que tu te défonces. Mon père avait des dents fragiles, mais lui les a gardées intactes jusqu'à aujourd'hui. Ma frangine, après mon histoire, a découvert qu'elle avait aussi une parodontite. Heureusement, elle a été soignée à temps. Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi les dentistes que j'ai vus pour des caries quand j'étais gamin n'ont jamais été capables de diagnostiquer le problème. Quand tu perds tes dents, tu perds pied au niveau de ta confiance en toi.
- Speaker #0
Le témoignage de Bader met en lumière non seulement les conséquences personnelles d'une mauvaise santé dentaire, mais aussi les implications systémiques d'un modèle de soins majoritairement libéral. En France, la majorité des dentistes exercent en pratique privée, avec une minorité dans le secteur public. Pour 39 000 dentistes libéraux, seulement 8 000 sont salariés. Cette répartition soulève une question cruciale sur l'impact de ce modèle sur les inégalités d'accès aux soins dentaires. Olivier Ceyran, dans son exposition des dynamiques sociales liées à la dentisterie, nous offre un éclairage sur ce sujet.
- Speaker #1
Je pense que la surreprésentation des libéraux, des dentistes libéraux, et la prévalence du modèle du petit entrepreneur, du petit patron, je pense qu'elle a effectivement toutes sortes de conséquences, d'abord sur un plan purement, on va dire... politique ou idéologique, on est plus enclin, je crois, lorsqu'on est entrepreneur, entrepreneuse, à aller vers l'idée de la responsabilité individuelle du patient, à privilégier peut-être une certaine catégorie de patients, et à peut-être... ne pas trop mettre en avant les enjeux sociaux que pose la question de l'accès aux soins dentaires. Voilà, ça c'est le versant idéologique peut-être qui est déjà en lui-même problématique. Ensuite, je pense que pour les... Mais ça, tu me corrigeras sur ce point, mais il me semble que pour un certain nombre de soignantes et de soignants, ça induit aussi des conséquences négatives, dans la mesure où… Dès lors qu'il faut se soucier de faire tourner sa boutique, de faire entrer suffisamment d'argent pour rembourser l'achat d'un matériel très coûteux, pour payer le loyer, pour assurer son train de vie, etc. En fait, il y a un objectif de recette à faire entrer chaque jour, chaque semaine, chaque mois. Ce qui induit une pression, je pense, ou un stress. et surtout justement pour les soignants qui essayent par ailleurs de bien faire leur boulot et de soigner tout le monde, sans forme d'exclusion ou de refus de soins, qui sont parfois assez régulièrement pratiqués par un certain nombre de dentistes. Donc voilà, et ça oblige aussi, et c'est encore une troisième conséquence, à aller vite sur certains soins. Je parlais tout à l'heure du problème du niveau des tarifs sécurité sociale. Par exemple, un simple détartrage, un dentiste m'avait expliqué, à partir du niveau de remboursement, sachant qu'il devait faire rentrer… On va dire… 150 ou 200 euros au moins, c'est ça, un détartrage qui va être remboursé, je ne sais pas, on en est à combien là ?
- Speaker #0
Alors, 28,92 euros.
- Speaker #1
C'est ça, c'est ça, voilà, c'est à la trentaine d'euros. Et trompe-moi si je me roule, mais il me semble bien qu'un bon détartrage, ça prend au minimum une demi-heure, trois quarts d'heure, que c'est un soin important et qui…
- Speaker #0
qui nécessite un peu de temps. Or, avec ce niveau de remboursement, on est obligé d'expédier le détartrage en un quart d'heure, 20 minutes. Et ça, ça peut avoir des conséquences à long terme pour le patient. Et je pense que ça crée peut-être aussi une certaine dévalorisation, peut-être même du travail de dentiste pour le... Le dentiste lui-même, c'est-à-dire que d'une certaine façon, ça fait perdre aussi le sens du travail qu'il fait, s'il doit en permanence le bâcler, le faire vite, et faire défiler les patients dans le fauteuil. Je pense que c'est un petit peu contraire à l'idée d'un travail soigné, minutieux, consciencieux, scrupuleux. Voilà, et donc cette tension entre ce que le métier devrait être et les conditions dans lesquelles il est exécuté, les contraintes sous lesquelles il est réalisé, je pense, évidemment, ça crée des dégâts dans les bouches de nous, de nos autres patients, mais ça crée aussi, je pense, des soucis pour les soignants eux-mêmes, si je ne me trompe pas.
- Speaker #1
Oui, bien sûr. Mais disons qu'il y a une tension forte, comme tu le disais, puisque la plupart d'entre nous, on a conscience que ces actes-là sont des actes essentiels. C'est pour ça aussi qu'ils ont des tarifs peut-être plafonnés, c'est pour que tout le monde puisse y avoir accès. Et cependant, si on prend le temps de les faire correctement, et en plus d'être dans l'écoute avec le patient, on va rapidement se retrouver en banqueroute au niveau du cabinet. Donc l'idée après, c'est soit de regrouper les actes, soit d'ajouter des actes qui ont plus de valeur financière. ou de s'orienter vers, je mets des guillemets parce que ce n'est pas des spécialités, mais vers un exercice plus restreint, plus limité en fait. Si tu veux dire, moi je suis expert dans ce domaine et je ne fais plus que ça. Moi j'ai vu une situation très récemment complètement aberrante et je ne condamne pas le ou la praticienne en question, mais si tu veux, d'une patiente. qui était allée consulter pour un problème de parodontologie. Mais c'était une patiente qui venait d'une autre région, donc elle avait déménagé, elle se retrouvait sans praticien généraliste, on va dire. Mais elle savait qu'elle avait ce problème-là, donc elle est allée consulter quelqu'un qui faisait ça. Dans le plan de traitement, il y avait deux dents mobiles à extraire. et le dentiste dit non mais moi ça je fais pas, il faut que vous trouviez un dentiste pour le faire et cette patiente s'est retrouvée à appeler 150 dentistes de la région et même bien au-delà de la région en se faisant presque des fois insulter en disant mais l'autre dentiste a qu'à le faire, pourquoi moi je ferais ça et c'est des situations qui pour moi sont complètement absurdes et inacceptables Cette situation, bien qu'extrême, met en lumière une forme de dentisterie défensive où les praticiens peuvent être réticents à prendre en charge des soins qui sortent de leur routine ou qui sont perçus comme moins rentables. Je tiens à préciser que je ne juge ni ne condamne les dentistes en question. Cet exemple est plutôt révélateur des contradictions et des tensions d'un système qui peut sembler injuste ou mal conçu, comme nous l'avons discuté précédemment avec Anne-Charlotte Bas. Cette anecdote n'est pas juste une critique, mais un appel à repenser certains aspects de notre pratique, pour répondre efficacement aux besoins de tous les patients, sans exclusion. Cela nous pousse à réfléchir sur la manière dont nous, professionnels de la santé dentaire, gérons les pressions économiques et réglementaires, tout en restant engagés à fournir des soins inclusifs et équitables.
- Speaker #0
Oui, tout à fait. Je pense que pour un certain nombre, j'en fais partie, moi je vis dans une ville, moi je n'ai pas de dentiste, parce que déjà il n'y a pas assez de dentiste, et que donc ceux qui existent ne peuvent pas prendre de nouveaux patients, et puis aussi d'autre part parce que leur clientèle... leur clientèle leur suffit. Ils n'ont pas envie de prendre des patients qui viennent justement pour un détartrage, ou pour une carie, ou pour des soins de base. Et ce que tu racontes, ça pose aussi le problème des refus de soins. Parce que, par exemple, pour quelqu'un qui est au régime sécu, ou au régime...
- Speaker #1
La C2S ?
- Speaker #0
Voilà, c'est ça. En fait, il y a un certain nombre de dentistes qui vont carrément refuser de vous soigner. Donc, en fait, qu'est-ce qui vous reste ? Vers quoi vous pouvez vous tourner ? Que ce soit il y a les... les fameux centres de soins dentaires loi 1901, c'est une absurdité totale, on peut en reparler si tu veux tout à l'heure, mais ces centres de soins qui sont donc des associations à but non lucratif, alors qu'en réalité c'est un schéma purement mercantile qui a présidé à la... à la mise en place de ces chaînes de soins dentaires low cost, ou alors d'autre part, ce qui reste de dentisteries hospitalières ou de centres médicaux sociaux. Heureusement ça existe, mais c'est quand même le parent pauvre de la dentisterie. Je crois que les soins dentaires hospitaliers ne représentent que 5% à peu près de l'ensemble des soins dentaires. À peu près, je crois que c'est l'ordre de grandeur. Et par ailleurs, les centres de soins municipaux, comme il y en avait encore un certain nombre il y a une vingtaine ou trentaine d'années, pour la plupart ont fermé leurs portes parce que voilà, c'est ce que je disais tout à l'heure, on est sur la pente vers une pente assez raide qui nous mène vers une mercantilisation générale des activités humaines, donc la santé n'y échappe pas. Et ça, pour Corollaire, aussi la marginalisation ou la fermeture des structures qui assuraient un accueil universel pour toutes les personnes qui avaient besoin de soins dentaires. Et ça, ça devient de plus en plus rare. Donc voilà, on se retrouve… En réalité, c'est catastrophique. Moi, j'ai un ami à qui on vient de retirer la quasi-totalité de ses dents. et il se retrouve avec un appareil inadapté qui lui fait horriblement mal, avec lequel il ne peut pas manger. Ce n'est pas la première personne que je connais à souffrir de ce genre de problème. Au cours de mon enquête, j'ai... J'ai rencontré énormément de personnes qui souffraient de ce genre de choses. J'ai entendu beaucoup de témoignages directs ou indirects relatifs à des appareils dentaires réalisés vraiment de façon expéditive, parce que tout simplement le patient n'a pas les moyens de mettre... un bonus pour avoir un travail de qualité. Donc voilà, tu te retrouves avec un appareil dans la bouche qui te fait horriblement mal, tu maigris parce que tu manges de moins en moins, tu perds une bonne partie de ta confiance en toi, tu déprimes parce que tu te sens mal dans ta peau, tu te sens mal devant les autres, tu te sens rabaissé. Bien souvent, en plus, effectivement, le discours sur la responsabilité individuelle finit aussi par faire des par induire des dégâts c'est à dire que tu considères effectivement que tout ça est ta faute et donc ça se traduit par un isolement de plus en plus de plus en plus grave qui a lui-même pour conséquence qu'un certain nombre de personnes qui pourraient jouer un rôle important dans la société autour d'eux ne peuvent plus le faire parce que voilà, ils n'osent plus sortir de chez eux ont de moins en moins de relations avec les autres. Et donc c'est une perte pour le corps social tout entier. Parce que j'ai souvent des personnes qui ont par ailleurs des choses belles, importantes à apporter aux autres et qui ne peuvent plus le faire. Donc c'est une grande souffrance pour ces personnes et une grande perte pour la société en général.
- Speaker #1
Les propos d'Olivier nous amènent à reconnaître des réalités douloureuses, souvent cachées derrière des sourires forcés. Par exemple, je me souviens d'une jeune femme qui m'a confié combien elle avait souffert pendant son adolescence à cause de caries visibles sur ses incisives centrales. Élevée par une mère seule qui n'avait pas les moyens de payer des soins dentaires, elle se collait de la mie de pain sur les dents chaque matin avant d'aller au lycée, espérant masquer les dégâts et éviter la honte et les moqueries. Cette anecdote met en lumière les défis financiers auxquels sont confrontés de nombreux patients et l'ingéniosité désespérée à laquelle certains doivent recourir pour simplement se sentir acceptés. Mais au-delà de la souffrance physique, comme le souligne Olivier, il y a une douleur encore plus profonde et insidieuse liée à l'isolement social. Les personnes affectées par de tels problèmes dentaires peuvent se retrouver marginalisées, s'isolant de plus en plus, ce qui les empêche de participer pleinement à la société et d'apporter leur contribution unique. En tant que professionnels de la santé dentaire, il est essentiel de réfléchir à notre rôle non seulement en tant que soignants, mais aussi en tant que facilitateurs d'une vie sociale et professionnelle épanouie pour nos patients. Nous devons chercher à comprendre et à démanteler les barrières sociales et économiques qui empêchent l'accès aux soins nécessaires, afin de garantir que personne ne soit laissé pour compte. Notre engagement doit s'étendre à prendre soin de la personne dans sa globalité, en tenant compte de tous les facteurs qui peuvent affecter la santé buccodentaire et son bien-être général. Dans une série précédente, j'ai longuement discuté avec Abdel Awacharia, victime des centres dentaires d'Antexia et cofondateur de l'association La Dents Bleues. Abdel, qui apporte également son témoignage dans le livre d'Olivier, a partagé son expérience, qu'on peut qualifier de désastreuse, avec ses modèles économiques low cost. Ces centres, parmi les premiers à émerger suite à l'adoption de la loi Bachelot en 2009, ont soulevé de nombreuses controverses par leur approche visant à réduire les coûts. Mais ce phénomène ne se limite pas uniquement aux centres low-cost. Des dérives similaires commencent également à apparaître dans la pratique des cabinets libéraux. On observe une tendance où certaines pratiques sont adaptées pour maximiser la rentabilité, évoquant des questions éthiques importantes. Curieusement, Pascal Station, fondateur des centres d'Antexia, aurait même proposé du coaching aux dentistes pour adopter ces modèles économiques. J'ai demandé à Olivier s'il était au courant de cette extension du coaching dans le secteur dentaire.
- Speaker #0
J'ai rencontré son avocat, Pascal Stéchen, qui m'a incidemment apporté quelques détails à ce sujet. Pascal Stéchen, avant de créer Dantexia, assurait du coaching auprès de dentistes pour leur permettre de gagner plus d'argent. Et assurait également des formations pour... apprendre à des entrepreneurs à monter leur propre centre de soins dentaires, c'est-à-dire à profiter de l'opportunité créée par la loi Bachelot pour s'engouffrer là-dedans et gagner du fric. C'est quand même intéressant que le numéro 1 des chaînes de centres... de soins dentaires low cost en France, Dantego, a été créé par deux jeunes entrepreneurs qui sortaient d'écoles de commerce, qui n'avaient strictement aucune idée de la dentisterie, aucune sensibilité à la question de la démocratisation des soins dentaires. la question des droits, etc. Mais qui considéraient tout simplement le secteur du soin dentaire comme une vache à lait, comme un secteur rentable. Et en effet, ils ont prouvé que c'était un secteur extrêmement rentable, ils ont racheté d'autres chaînes, ils sont devenus... numéro 1 du secteur. Pascal Stechen était le premier à l'avoir compris. Et je crois qu'avant de se lancer, non pas dans la dentisterie, mais dans la mercantilisation de la dentisterie, il avait rédigé un manuel à l'attention des agents immobiliers. Donc voilà un peu d'où il vient. Je trouve ça quand même très intéressant que des personnes avec un profil aussi de requin, requin... de requins et d'opportunistes se jettent sur la dentisterie pour considérer la dentisterie comme un secteur, on va dire, de même nature que l'immobilier ou la livraison de repas à domicile. C'est un peu du même ordre. C'est-à-dire qu'il y a moyen de se faire beaucoup d'argent très vite. Alors que pour la grande majorité de la population, c'est au contraire presque une question de vie ou de mort. C'est parfaitement choquant qu'on vive sous un tel régime.
- Speaker #1
Après avoir discuté avec Olivier sur l'extension du coaching dans le secteur dentaire, il est devenu clair que cette pratique, apparue il y a quelques années, semble se répandre rapidement. Olivier a partagé des détails sur comment Pascal Station encourageait les dentistes à maximiser leurs profits et formait des entrepreneurs à exploiter le secteur dentaire. La loi Bachelot a ouvert grandement les portes à ces modèles économiques, transformant un domaine essentiel de la santé en une simple opportunité commerciale. Il est particulièrement préoccupant de voir des individus sans expérience en dentisterie traitant ce secteur comme un autre business lucratif, à l'instar de l'immobilier ou de la restauration rapide. Cette réalité souligne une tendance inquiétante dans la gestion des soins dentaires, où la priorité semble être mise sur la rentabilité plutôt que sur l'accès aux soins de qualité pour tous. La mercantilisation croissante de la dentisterie et le coaching en particulier représentent des thèmes que je compte explorer plus en détail dans une future série dédiée. Cette évolution interpelle et questionne profondément sur les directions que prend notre système de santé, où la dimension commerciale peut parfois éclipser l'essence même du soin. D'ailleurs, après ton échange avec Paul Lafargue, est-ce que tu as eu déjà des échanges avec d'autres dentistes ? Et ensuite, est-ce que ce dentiste paraissait épanoui dans son exercice ? Et est-ce qu'il arrivait à garder une activité ? de soignant éthique tout en gagnant confortablement sa vie ? Non. Est-ce que ça peut être compatible ? Non.
- Speaker #0
Alors dans son cas, non, il n'est pas du tout épanoui. D'ailleurs, il explique, il est en permanence au bord du burn-out. Il ne gagne pas bien sa vie parce qu'il ne refuse personne, parce qu'il fait bien son travail. Quand il fait un détartrage, ça lui dure trois quarts d'heure. Il dit c'est con, je ne gagne pas mes… je ne gagne rien, je perds de l'argent. Je n'arrive pas à faire autrement. Je pense que c'est un cas extrême. C'est un cas extrême parce que je pense qu'il faut quand même aussi se protéger soi-même, pas se mettre à ce point-là sous pression et en danger. Mais je trouve que ce cas extrême montre bien le problème qui est posé. Si tu veux faire ton travail de façon scrupuleuse, tu t'en sors pas et tu perds aussi le sens de ce que tu fais et le plaisir à faire ce que tu fais, je pense. Donc non, lui en l'occurrence s'en sort difficilement. Après, j'ai eu d'autres entretiens. J'ai eu aussi des réactions postérieures à la publication du livre. Et c'est assez intéressant parce qu'en réalité, je m'attendais à me faire un petit peu bâcher par les dentistes que je ne ménage pas dans le livre.
- Speaker #1
Ça pique un peu parfois.
- Speaker #0
Ça pique sans doute.
- Speaker #1
Il est vrai qu'Olivier ne ménage pas ses mots dans son livre et que son approche critique envers les dentistes peut parfois heurter. Cette franchise, bien que dérangeante pour certains, s'avère être un puissant catalyseur de réflexion. Il est vrai que le miroir qu'il tend à notre profession peut révéler des images inconfortables. Cependant, en prenant du recul, nous devons reconnaître que beaucoup de ces observations mettent en lumière des vérités essentielles. Comme on le dit souvent, il n'y a que la vérité qui blesse. Ce regard extérieur est cependant précieux car il nous pousse à questionner nos pratiques et à réfléchir sur notre responsabilité en tant que soignant. Ce n'est qu'à travers une telle introspection que nous pourrons aspirer à des améliorations substantielles, tant pour la qualité des soins que pour l'équité d'accès à ces derniers. La discussion avec Olivier Sirand a mis en évidence des problématiques profondes au cœur de la dent historique contemporaine. Il souligne que le modèle libéral dominant, tout en favorisant l'indépendance et la rentabilité des cabinets, peut également engendrer des pratiques exclusives et une certaine résistance à prendre en charge les patients les moins lucratifs. Cette réalité, exacerbée par des initiatives comme les centres de soins dentaires low cost, révèle une fracture dans l'accès aux soins de qualité. De nombreux dentistes, particulièrement les plus jeunes ou ceux récemment sortis de l'université, ressentent une dissonance entre leur aspiration éthique et les contraintes économiques de leur pratique. Ces tensions, ainsi que les réactions mixtes qu'ont suscité le livre d'Olivier, réaffirment la nécessité d'un espace de dialogue ouvert et honnête au sein de la profession où les soignants comme les patients peuvent exprimer leurs besoins et perspectives sans crainte de marginalisation ou de stigmatisation.
- Speaker #0
Et donc j'ai eu quelques réactions énervées. ce qui était bien normal, mais j'ai eu aussi étonnamment pas mal de réactions positives, en particulier de jeunes dentistes, soit sortis, tout juste sortis de la faculté, ou ayant commencé il y a quelques années, et qui étaient un peu comme toi, très sensibles aux problèmes soulevés par le livre, et qui arrivaient à passer outre les... les piques plus ou moins venimeuses que j'ai un petit peu semées le long des pages et ça je trouvais que c'était un bon signe il est sans doute dommage que ces dentistes là ne sortent pas un peu plus du bois ou ne soient pas un peu plus visibles qu'elles ne s'organisent peut-être pas suffisamment parce qu'il me semble que les syndicats de dentistes restent justement très tournés vers le libéral et défendent des intérêts qui ne sont pas nécessairement ceux des patients. En revanche, les dentistes qui, comme toi ou comme ceux ou celles qui m'ont écrit, créent leur propre… leur propre espace, ou leur propre syndicat, ou leur propre association, pour rendre visible le fait qu'il y a un certain nombre de dentistes qui se soucient de leurs patients et qui poursuivent des objectifs qui vont dans l'intérêt des patients. Il me semble que ce serait vraiment important, parce que c'est vrai qu'en tant que patient, en cuise âgée, on est effectivement... On a souvent tendance à prendre le pli de mal voir les dentistes parce que, et quelque part ils incarnent pour nous la violence du, la violence d'un système qu'on se prend littéralement dans les dents. Donc les dentistes, oui du coup sont… identifier un système dont ils ne sont pas directement responsables. Les dentistes arrivent dans un système, ils doivent faire avec, et soit ils en prennent le pli, soit ils essayent de lutter contre. Dans les deux cas, ça a des conséquences compliquées. Et je pense qu'il serait vraiment important de faire passer le message aux patients que des dentistes existent, des dentistes qui ont une sensibilité sociale, que ces dentistes-là existent. et d'autre part ce serait bien aussi de faire passer le mot aux dentistes que les patients ne sont pas que des des emmerdeurs ne sont pas que des que des gens phobiques ou mal élevés mais qu'ils ont aussi leur propre expertise sur la question dentaire moi j'ai été très frappé voir combien de patients avaient en fait des connaissances extrêmement fines sur les problèmes qui les occupent au jour le jour et sur toutes sortes de problématiques liées aux soins dentaires. Ce qui est d'ailleurs tout à fait compréhensible, parce qu'en général, quand on a des problèmes de dent, ça s'inscrit sur la durée. Donc on a le temps d'approfondir la question, on voit un certain nombre de praticiens, on rencontre un certain nombre de problèmes, de galères, etc. et pour peu qu'on ait un esprit un petit peu curieux et désireux d'approfondir les choses, on se retrouve en fait avec des patients extrêmement riches en connaissances, comme Abdel Awa Sheria, c'est quelqu'un, pour moi, c'est vraiment un grand spécialiste, parce qu'il sait par quoi il faut passer pour se faire refaire les dents quand on n'a pas beaucoup d'argent. Je pense que cette expertise-là, on ne l'écoute pas suffisamment. Je pense qu'il n'y a pas d'espace pour permettre aux patients de se faire entendre. C'est la raison pour laquelle Abdel a créé l'association qui tente de fédérer les patients du soin dentaire, la Dents Bleues. C'est évidemment difficile. Et puis, l'Ordre national des chirurgiens dentistes n'aide pas non plus beaucoup à ça. Par exemple, quand il y a des gens qui... Régulièrement, il y a des gens qui me demandent Est-ce que vous connaissez un bon dentiste, une bonne dentiste dans ma ville ? et je dis non seulement j'en connais pas mais d'autre part il est strictement interdit de communiquer des listes de dentistes voilà c'est quelque chose que l'ordre national des chirurgiens dentistes prend très très mal parce que c'est considéré comme une concurrence déloyale ou comme une distorsion de la libre concurrence alors qu'en réalité on aurait vraiment besoin les patients auraient vraiment besoin de pouvoir échanger de pouvoir accéder à des listes de dentistes sûrs dont ils savent qu'ils seront bien accueillis, bien traités, considérés avec respect. Et ça malheureusement aussi, ça manque terriblement.
- Speaker #1
Nous arrivons à la fin de cet épisode riche en réflexions et en débats. Je tiens à remercier chaleureusement Olivier Sirand pour avoir partagé avec nous ses recherches approfondies et ses perspectives critiques sur les inégalités dans l'accès aux soins dentaires. Un grand merci également à Pauline Bussy pour le montage précis et attentif de cet épisode, à Maxime Moitieu pour ses compositions musicales qui enrichissent nos discussions, et à Camille Covez pour l'illustration qui capte si bien l'esprit de ce sujet. Et enfin, merci à Jérôme qui a accepté avec joie et spontanéité de lire un extrait du livre d'Olivier en prêtant sa voix à Bader.
- Speaker #0
C'est fatiguant,
- Speaker #1
c'est fatiguant. C'est pas gâté. Je vous rappelle que soutenir Entretien avec un dentiste via la cagnotte Tipeee m'aide à continuer à produire ce contenu indépendant et de qualité. Chaque contribution est précieuse et permet de maintenir cette discussion ouverte et je l'espère éducative. Dans le prochain épisode, nous explorerons un aspect plus sociologique de la dentisterie et de l'argent. Nous discuterons de comment les normes sociales influencent nos pratiques, un sujet qui promet d'être tout aussi captivant. Merci d'avoir écouté et n'oubliez pas de partager cet épisode. Votre soutien et vos partages sont essentiels pour continuer cette aventure. A très bientôt pour un nouvel épisode d'Entretien avec un dentiste.