- Speaker #0
Les grands entretiens du musée de la Sacem avec Philippe Barbot.
- Speaker #1
On l'a affublé de tous les surnoms. Baladin fantasque, rocker foutraque, saltin bancanard, fou chantant, et il les méritait tous, et bien plus. Car Jacques Higelin, qui nous a quittés le 6 avril 2018, était un artiste à la démesure réjouissant. A la fois poète, battleur, conteur... Funambules, bêtes de scène et de cirque, showman et chaman, tête en l'air et amoureux impénitent, tombé du ciel mais gardant la tête dans les étoiles. Interviewer Higelin, expérience unique. Intarissable, décousu, volubile, imprévisible, à l'image de certains de ses concerts dépassant parfois les 3 heures chrono. Nous sommes au mois de février 2013 à Pantin, dans la banlieue parisienne. Une maison au jardin recouvert de neige. Le beau repère de l'artiste, qui a même affublé son nouvel album de ce joli titre. Beau repère donc, 18e et avant-dernier album studio de Jacques Higelin, prétexte à une conversation déserte, parfois cosmique et souvent poétique, dans laquelle le grand Jacques parle de lui mais aussi beaucoup des autres, en évoquant en vrac Armstrong, Lennon, Van Gogh, Ferré, Gainsbourg, Barbara, Trenet, mais aussi Hitler et Mussolini, du puriginant dans le texte.
- Speaker #0
J'ai traversé une période assez plombée, parce que quand même, c'est pour arriver à finir un disque, à commencer même. Ça ne commence jamais vraiment nettement. On ne sait jamais quand ça a commencé. Et à un moment donné, tu as toujours des cahiers, tu prends des notes, et à un moment donné, c'est le moment. Je ne sais pas pourquoi. En fait, ce qui a déclenché tout aussi, c'est la maison de disques. C'est un ensemble de choses. Il y a eu la disparition d'êtres chers. Et tout le monde passe par là. C'est ce qui te ramène à tout le monde. Généralement, quand un disque est terminé, je le rejette. Parce qu'il appartient à tout le monde. Ce n'est pas par mépris des gens, mais je ne peux plus rien changer tu sais tu trouves toujours des erreurs de des petites toi mais tu en trouves plein la première la plus grosse et tu t'entends chanter tout d'un coup mixé et tout ça et je n'aime pas tu t'aimes pas donc tu n'écoutes que toi c'est là où j'ai appris que john lennon il n'aimait pas sa voix. En plus, on est né à 8 jours de différence. Il est né le 9 octobre 1940 et moi je suis né le 18 octobre 1940. Et depuis tout ce temps, c'est un mec qui me plaît vraiment. Je le trouve affûté, très intelligent. J'adore les Anglais pour ça.
- Speaker #1
Quand il n'était encore qu'un gamin, au sortir de l'occupation nazie, Jacques Higelin découvre une potion magique qui va influencer toute sa vie et lui insuffler l'énergie trépidante qu'on lui connaîtra ensuite. Une potion magique et sonore, une musique du corps et de l'âme, le jazz.
- Speaker #0
En fait, j'ai eu une éducation anglo-américaine et française. Moi, j'étais comme tout le monde, tous les jeunes, on était sortis de la guerre. Quand j'étais adolescent, c'était en 50. Ça faisait 10 ans que j'étais né, je suis sorti en 45, 46 de la guerre, et de visions de terrible peur, d'angoisse, et il y avait un besoin de fraîcheur. Et puis les gosses, ils s'angoissent moins que les adultes en fait. C'est formidable la chance que j'ai eue de la vie. En fait la chance c'est que tu t'attendes sur un enfant qui a soif et faim de ça et la vie par des hasards que je ne comprends pas et qui sont toujours des purs hasards c'est pour ça que j'ai jamais douté de ça. J'ai toujours l'impression qu'il y avait des déesses, des dieux, des arbres, des esprits qui veillaient sur moi et qui disaient « Ah oui, mais il lui faut ça ! » Ou alors « On va lui donner ça ! » ou alors « On va le faire chier ! » jusqu'à ce qu'il se révolte et qu'il recherche. Ça a été très naturel. J'étais tout de suite attiré par la musique, tout de suite. J'écoutais des choses dans un vieux poste de radio. Mon grand-père, il dormait les mercredis. Le jeudi, je ne voulais pas aller avec les autres gosses. Je restais à la maison, je jouais, je dessinais. Mon grand-père s'endormait, puis j'écoutais. C'était une émission du jazz. J'avais 8 ans, de 48 ou 47. Et il y avait un type qui adorait le jazz, Luc Panassier. Sortant de la guerre, c'est les Américains qui arrivent et le premier jazz. que j'ai trouvée chez les sept émissions d'Hugues Panaché. Moi je cherchais sur la radio et le premier truc, j'ai appris par la suite, ce trompettiste divin Louis Armstrong et son Hot Five. Tu t'envoies un son, c'est joyeux, dynamique, fort, qui dit la vie est une fête, la vie est énergie, la vie est splendide. Et leur musique, moi je l'ai accepté, mais de tout mon cœur, de toute mon âme et de tout mon corps. J'avais le jazz pour me sauver, quoi. C'est le jazz qui m'a sauvé.
- Speaker #1
Les concerts de Jacques Higelin, on l'a dit, pouvaient parfois prendre des allures de marathon, matinées de fiesta entre improvisations aux débeautés et discours à l'éloquence. Mais rien de calculé dans cette fièvre scénique, bien au contraire. C'est que chez lui, et dès l'enfance, les aiguilles des pendules n'ont jamais tourné au même rythme que chez le commun des mortels.
- Speaker #0
Comme le temps n'existe pas, mais vraiment pas pour moi. Je peux être très en retard de deux heures et tout, mais ça n'existe pas. Quelqu'un me dit, mais on fait rendez-vous avec quelqu'un. Ça m'est arrivé en scène aussi, de retourner après 25 minutes de conversation et de voir les musiciens qui sont là, ou qui sont passés de musiciens à public, qui se marrent, qui te regardent. Mais ça, c'est un truc insensé, que la vie m'a donné, d'être complètement en dehors du temps des autres. Aussi bien à l'école que quand j'étais petit, de me barrer tout d'un coup dès que je savais marcher. Ma mère m'avait expliqué que j'étais parti, et je ne savais plus où j'étais passé, sorti de la maison, du jardin, et puis ils m'ont trouvé sur la route marchant, parti, content, et je suis surpris. La première chose que je faisais à l'école, ils m'ont dit, c'est la maternelle, la femme qui s'occupait des petits bambins, elle dit, mais il est impossible, cet enfant, il s'assoit jamais, il marche tout le temps dans les travées, il parle à tout le monde. C'est comme la directrice de l'école qui m'a convié dans son bureau, Et tout le monde pensait que c'était pour m'engueuler, quoi. Parce que j'étais tellement dissipé, il disait, pas tranquille, quoi. Le gosse, il se lève, il va, il parle à l'un, il dit, ah, j'étais pareil, enfant. Il parlait à tout le monde. J'ai dit, tiens, ça recommence, c'est drôle. C'est dans les gènes. Quand la directrice m'a convoqué, je me lève, je dis « bon, qu'est-ce qui va se passer ? » Et j'arrive et je suis accueilli par une femme formidable qui me dit « assieds-toi » . Elle avait sur sa table une rédaction. Elle me dit « j'ai lu ta rédaction, mais tu écris très très bien. » C'est très poétique, c'est vraiment bien. Elle dit, d'où tu tires ça ? Je dis, je ne sais pas moi. Elle dit, mais qu'est-ce que tu fais ? Je t'ai observé pendant les récréations, tu es dans un endroit du préau, et tu es entouré par tous les petits, et tu leur gesticules et tu leur parles, et ils t'écoutent. C'était les petits de... 3, 4, 5, 6 ans, dans la maternelle, quand j'ai été pass une classe au-dessus. Et je n'aimais pas jouer avec les autres, j'aimais raconter à ces petits-là qui étaient fascinés, parce que je racontais des histoires astuces que j'improvisais et que j'inventais. C'est ce que j'ai redécouvert récemment. Je me suis dit, mais tu as toujours été comme ça, en fait. Tu as toujours été comme ça.
- Speaker #1
Artiste, personne qui a le sens de la beauté et est capable de créer une œuvre. Cette définition du Larousse, si elle colle à merveille à Jacques Higelin, paraît quand même bien étriquée en ce qui le concerne. D'ailleurs, des définitions, il en a plein d'autres dans sa besace.
- Speaker #0
Les artistes, moi j'aime beaucoup les artistes énormément, parce que j'ai l'impression qu'ils sont plantés au milieu des gens. Ils sont plantés comme un paratonnerre ou un arbre. Et tout d'un coup, tu dis, c'est marrant, celui-là, il est différent. Et pourtant, c'est un arbre. Et tous les arbres sont différents. Et puis, chez les êtres humains, c'est un peu particulier. parce que tu sais jamais pourquoi le portrait de dorian gray est arrivé au monde tu sais jamais pourquoi un moment donné arrive à la rite je crois que c'est un produit d'un croisement invraisemblable bâtard a raté impossible raté qui réussit. Et les gens se disent, ah bon, ah bon, alors si lui réussit, j'ai peut-être ma chance. Tu vois, le plus paumé des paumés peut se dire, j'ai peut-être une chance d'y arriver. Ou alors c'est un vrai animal, c'est un animal qui sait qu'il est un genre d'esprit. Moi je crois que c'est des bons génies, il y a des mauvais génies qui traînent partout. Un mauvais génie comme Iter ou Mussolini, tout ça, ils sont dangereux parce qu'ils plaisent autant, sinon plus. qu'un grand artiste, un gosse qui arrive au milieu des autres gosses et tout d'un coup, il voulait être peintre, il voulait être artiste. Et Mussolini aussi, ce qu'on est pour un grand acteur, le mec, il va dire complètement, j'y vais encore plus qu'il plaît.
- Speaker #1
Une chanson, finalement, ça se résume à trois thèmes, la vie, l'amour, la mort. Voilà encore une définition signée Jacques Higelin, définition qu'il a illustrée tout au long de sa carrière. Car pour lui, être artiste, c'est faire rêver. semer la joie malgré les doutes, mais aussi être conscient de ses responsabilités.
- Speaker #0
On est mortel, donc il faut bien se faire une raison. Mais je vis des choses très noires au début, très noires. Et puis des choses très joyeuses. Je me disais, c'est indécent d'être joyeux. En plus la guerre, tout ça, ça m'obscène cette idée-là. Parce que je me suis vraiment posé la question là, très fort quoi, très fort. Et dans plein d'hôpitaux, et toujours en sifflotant, parce que je me dis tiens, s'il sifflote dans les couloirs d'hôpitaux. ça va redonner du courage. Je pensais même à ça, quelqu'un qui est peut-être en train de se plonger de mort, et il entend un mec qui s'y flotte, qui se dit « Oh ben, il y a quand même de l'espoir, quoi ! » Et c'est là où j'ai pensé, les artistes, le devoir des artistes, c'est de nous. Quels que soient leurs doutes, quels que soient leurs... des espoirs personnels dans leur vie, ils n'ont pas le droit de laisser tomber la joie, l'amour, le désir, la beauté du monde, la beauté des gens. Ils n'ont pas le droit. On n'a pas le droit. Parce que je cherchais, j'ai parlé à des gens et ils m'ont dit voilà. Faites-nous rêver. Je me suis dit, oui, mais faire rêver, c'est comme être inconscient, et dire, oui, mais ça va très mal, quoi. Je vais tricher, alors, tu vois. Ça a duré longtemps, ça. Et puis, j'ai dit, je vais tricher, alors je vais faire semblant que ça va bien. C'est pas bien. Et puis, après, je me suis dit, non, c'est pas ça. C'est qu'il faut que tu trouves au fond de toi des raisons que tu aimes la vie vraiment et que tu t'aimes, quoi. Parce que sinon, pourquoi tu ne te suiciderais pas ? Et encore, suicider, c'est hors de question, puisque je disais, si tu te suicides, c'est que tu... Il dit à tout le monde, ben voilà, je vous ai emmené jusque là, tu vois, j'ai tenu bon avec les chansons, ça parlait de l'amour, ça parlait de la joie de vivre, ça parlait même des trucs durs, mais il y a une clé pour ouvrir une porte. Et puis maintenant, je vais vous plaquer là en disant, ben je vais me suicider, quoi. Oui, tu es responsable de ce que tu as semé, c'est comme un jardin secret, quoi, et tu es responsable de ce qui pousse dans ton jardin. Mais les artistes, leur rôle, c'est d'encourager. C'est de se faire plaisir, et en se faisant plaisir, il montre qu'un être humain va être content de chanter, content de jouer de la musique, et content même de faire de la musique déchirante, émouvante, qui fait pleurer, mais vivant. Et si les artistes lâchent le truc, c'est comme quand on dit que les abeilles vont disparaître bientôt, et si elles disparaissent, on meurt. Deux ans après, on est mort. Et il y a un entêtement de la vie à exister malgré tout. Il y a un moment donné, je me suis dit, mais les êtres humains sont vraiment casse-couilles, quoi. Enfin, ceux qui essayent absolument de démolir. J'ai vu des gens planter dans un jardin un petit truc, un petit carré de laitue, et d'attendre que ça pousse à l'épée. prochaine mes grands-parents il faisait ça on avait un tout petit jardin une plante est plein de ranger de tout c'était comme le jardin moi quand j'étais petit j'ai dit c'est le jardin du monde tu vois puis j'ai rencontré des gens merveilleux partout pas des gens connus ils sont là il veille il prend un truc bien qui après les tous les mots si les gens qui soignent Il leur a dit, mais comment tu... Voyant tellement de gens qui ont mal, comment tu tiens moralement, comment tu rentres chez toi et tout. Des fois, ils dépriment, tu vois, mais ils essayent de sauver quand même.
- Speaker #1
Être artiste, c'est être une sorte de médecin de l'âme. Mais c'est d'être aussi capable de s'émouvoir devant les œuvres des autres, en quête de beauté. C'est exactement le sentiment que ressentit Jacques Higelin, tombé un jour en arrêt devant un tout petit tableau signé Van Gogh.
- Speaker #0
Quand tu commences à t'écourager, puis t'écoutes tout d'un coup un artiste, un chanteur, une chanteuse, même des vieux, comme on croyait. Tu écoutes un vieux truc de blues avec un 78 tours recadré, et t'entends la joie libre, l'énergie. T'entends Pat Scholar, Duke Ellington, qui a écrit des choses déchirantes. C'est toujours merveilleux chez les artistes, les poètes, les musiciens. L'autre fois, j'ai été voir une expo, parce qu'un ami à moi, on lui a ouvert un endroit pour voir, au Gard d'Orsay, pour voir toute l'expo. Et dans cette salle, on n'avait pas besoin de se précipiter, quoique les autres étaient précipités, moi j'ai tombé à l'arrêt. J'avais jamais vu Van Gogh de près, quoi. Et je vois un petit tableau. Et j'ai dit, ça m'a ébloui, ça m'a capturé, je me suis rapproché et je n'arrivais plus à décoller de là. Et j'ai dit, mon Dieu, comment il a trouvé un jaune aussi lumineux ? Avec un ciel aussi lumineux et qui te capte. Et j'ai dit, alors là je comprends. Parce que là, ce n'était plus une carte postale. Je l'avais vue en carte postale. Mais là, je le vois pour de bon. Et je vois qu'il y avait de la matière. Et je voyais toutes les centaines de coups de pinceau, quoi. Dans ce petit tableau, quoi. Je suis sorti, comment, comment il fait pour trouver cette puissance-là, quoi. C'est-à-dire qu'il ne peut pas s'empêcher de voir. le divin dans le tout. Comment le mec, il est fou un peu. Comment il arrive à voir ou à entendre. Et puis, je crois qu'il n'a pas été vraiment aimé. C'est un sauvage. Un mec inapprochable. Mais tout d'un coup, il était passionné par une vérité qu'il découvrait. Un rapport. entre tous les éléments et finalement entre le cosmos et extraordinaire immensité toi l'immensité autour de nous et qui en nous et qu'elle arrive J'arrive humblement à dire que j'accomplis le petit geste. Quand il y a des chamans, des gens qui chantent, de la musique et tout, quand tu entends une canzone des disques en public, et que tu entends une assemblée de mecs, il doit y avoir 1000, 2000, 3000 mecs, et ils font, elle finit une phrase, et ils font, ils jouissent de ce qu'elle leur a fait toucher le ciel. C'est magnifique ! c'est magnifique on est tous des petits pions des mors pions à cause d'yper au cosmos de temps en temps il y en a quelques-uns qui voient moi je sais mon bonheur avec les artistes que je rencontre qu'ils soient peintres ou musiciens ou danseurs c'est dans leur regard et dans leur façon d'être et c'est forcément pas des gens qui font semblant et c'est sûrement pas Les mecs qui prêchent la religion et tout ça, c'est des assassins, c'est des manipulateurs. Et s'ils savaient ce qu'ils comprenaient, de quoi ils les questionnent, ils ne parleraient pas comme ça. Ils n'en verraient pas vers la destruction. Il y a déjà tellement de moyens d'être inquiet. Tu te rends compte qu'il y a un rocher qui peut nous guter, nous cogner, météorite, on tombe au-dessus d'un kilomètre de l'ombre, et là, on est mort. Parce qu'on est là pour six mois, dans l'ombre, les plantes dépérissent, et après, on crève. Quand c'est un météorite, tu ne peux pas échapper. Donc, voilà, on va tous mourir. À ce moment-là, tu te dis, si tu cognes, tu cognes. Mais quand je vois les êtres humains, tout ce qu'ils ont écrit, quand même, c'est une évolution. Très courte d'ailleurs, par rapport à la naissance de cette galaxie et de cet univers. Ou comme René-Marie Rilke, je lis un bouquin, parce que moi je tombe toujours par hasard, quand je suis en état de chercher, je tombe toujours sur des bouquins qu'on me file, quelqu'un me dit « Tiens, lis ça ! » Et tu dis « Pourquoi ? » Et tu le lis, et tout ce qui est dit dedans te répond. Alors je suis tombé sur plein de gens, comme j'avais soif de comprendre, et bien je suis tombé sur soit des gens que tu lis, page après page, Tu trouves des réponses. Quelqu'un qui s'est posé aussi des questions avant toi, il y a un siècle, et qui dit, voilà ce que j'ai vu. Et tu dis, mais c'est vrai, c'est vrai.
- Speaker #1
Parmi les artistes qui ont sinon influencé, du moins compté pour Jacques Higelin, outre les ténors du jazz, Boris Vian et, on y reviendra, Charles Trenet, il en est un plus surprenant, auquel il joue une admiration sans borne. Surprenant car, en apparence, aux antipodes de son univers. Léo Ferré. Récit d'une découverte quasi mystique et d'une rencontre plutôt saugrenue.
- Speaker #0
Quand j'écoutais un disque Léo Ferré, on a oublié ça, mais des fois il faisait une plage entière et basta. Je l'avais écouté dans une maison où j'avais rendez-vous avec des gens qui m'ont dit où était la clé de la maison. Ils ne sont jamais venus. J'ai ouvert la maison qui était dans une forêt qui était toute noire. Et la nuit est tombée à un moment donné, puis j'ai nuit, j'ai trouvé, je vois, et basta, Léo Ferré. Et je mets, j'ouvre le, je ne sais pas ça, je mets le disque, et puis j'écoute et Ferré me parle dans cette maison. Et j'avais l'impression d'être venu là, au Lord Londres, personnellement me parler à moi. Et quand j'ai fini ça, j'étais dans le silence de cette maison, la nuit était tombée, les gens n'arrivaient pas, et j'ai pas dû faire autrement que ressortir, remettre les clés là où je les avais mis. J'ai dit, j'avais rendez-vous avec Léo Ferré, et il vient de me parler, et je ne pouvais pas supporter autre chose. Je suis parti, et j'ai roulé avec sa voix qui résonnait quand même dans moi. Un mec qui me parle, un artiste qui me parle, à moi. Petit Jacques, il me dit, voilà, j'ai quelque chose à te dire. Il m'a dit souvent ça, Ferré, après, quand je l'ai rencontré. Ma première rencontre, c'était à Ancopholie de la Rochelle. Et puis Jean-Louis Foulquier avait organisé, parce qu'il devait jouer Léo Ferré avec un orchestre et une chef d'orchestre. Et il avait organisé une table. Il m'avait mis en face de Léo Ferré, quoi. Et je ne l'avais jamais rencontré. Et avant qu'il arrive, j'ai dit, je vais aller piquer, là-haut, je me rappelle. Et je pisse et tout ça. Et il était arrivé entre-temps, quoi. parce que je m'arrangeais, je me coiffais pour m'être bien. Et je descends l'escalier, et je le vois en face de la table où je devais rejoindre, il y avait un escalier en collimacent, et moi, derrière, en descendant, il dit « Ah ! » Il dit, tiens, un prince. Parce que j'étais habillé tout en noir, j'avais une boucle d'oreille, j'étais très fin. Je rigole et je m'assois en face de lui, je lui dis bonjour, Léo, je serre la main. Et à un moment donné, j'étais gêné parce que j'ai dit, maintenant que je suis là, qu'est-ce que je peux lui dire, tu vois ? Tellement cloué par l'admiration. À un moment donné, il nous amène une soupe et il commence à goûter la soupe. Et puis, il dit « dégueulasse » . Et moi, je pense, dégueulasse, il s'est passé quelque chose dans le monde aujourd'hui. Et je me dis, il a dû arriver quelque chose. Et il dit « dégueulasse, salaud, tu es quelqu'un ou un révolutionnaire » . Et moi, j'étais tellement là-dedans, je dis « Quoi, dégueulasse, Léo ? » Il a saup. Et ça m'a tellement fait rire, j'ai éclaté de rire. Et il dit « pourquoi tu rigoles ? » Je dis « parce que vraiment, Elle est pas rigolasse, je viens de la goûter. Je veux dire, elle est pas très bonne, mais c'est pas grave. Et ça a cassé la glace, et il s'est mis à se marrer aussi, puis on a sympathisé tout d'un coup. Parce que j'ai dit, ah bon, mais bien sûr, c'est un être humain.
- Speaker #1
Autre rencontre marquante pour Jacques Higelin, celle d'un personnage incontournable de la chanson française qui sut mélanger jazz et java. Serge Gainsbourg. Une rencontre qui eut lieu, comme il se doit, devant un comptoir de bar.
- Speaker #0
Gainsbourg, que j'avais parlé dans une mission de télé, il y avait un bar. Je me suis retrouvé à côté de lui et j'avais tellement envie de lui dire pourquoi je l'aimais. Puis je commence à lui parler de ça. La chanson où c'est une jeune fille qui est... je ne sais plus comment elle s'appelle... qui se masturbe. C'était une très jolie chanson et délicate pour parler de ça, quoi. Et je lui dis, c'était merveilleux, cette chanson. Qu'est-ce que ça m'a bouleversé et tout. Il m'écoute comme ça, puis il me regarde, il ne me regarde plus. Je sens que je l'énerve, tu vois, de lui parler de lui. Et que plein de gens ont dû lui parler de lui. Et j'arrête au milieu d'une phrase et je dis, bon, ok, pardon, et voilà, c'est dit, j'aime beaucoup tout ce que vous faites et ça m'a beaucoup nourri, et j'avais besoin de vous le dire, maintenant c'est fini, je ne vous embêterai plus avec ça. Et il se tourne avec un grand sourire et m'a dit « Qu'est-ce que tu bois ? » Et tu vois, il a compris que c'était très sincère et qu'il m'avait nourri énormément. Et que des années, des années, depuis l'âge de 18 ans, tu vois, et là je devais en avoir 32, 33, 34. Et depuis, je n'ai jamais oublié ça, quand un jeune homme vient me voir, je le laisse parler. Et puis à un moment donné, je lui dis « Qu'est-ce que tu fais ? » Je m'intéresse à lui, mais je n'ai jamais oublié que... qui m'avait nourri, comme Léo Ferré m'avait nourri, comme Barbara m'avait nourri, comme tous ces gens-là, je les ai rencontrés.
- Speaker #1
Parmi les douze chansons de l'album Beau Repère, il en est une, intitulée « Être là, être en vie » , inspirée par celle qui fut à la fois muse, amie et quasi sœur jumelle, Barbara. Une façon pour Jacques... de rendre hommage à celle que Georges Moustaki surnommait « la dame brune » .
- Speaker #0
C'était marrant parce que la musique, ce n'était pas pour Barbara. Ce n'était pas spécialement, mais c'était pour quelqu'un qui chante. Et c'était pour une femme. Et au début, le premier couplet, c'était « elle » . « Elle » , elle traînait dans les faubourgs de Soho. Je me dis « mais qui peut être là ? » Pas Barbara. Et puis petit à petit, je pensais à celle qui venait de mourir, Amy Weinerhaus. Elle pourrait se trimballer de barre en barre. Puis à un moment donné, j'ai dit, oui, mais la musique, c'est autre chose. Et là, ils ont sorti dans un numéro spécial de Télérama, avec la photo de Barbara qui me regardait. Pour moi, c'était personnel. Elle m'a regardé et j'ai retrouvé son sourire intérieur dans ses yeux, qui me regardait en me disant, alors, ça va ? Tu n'y arrives pas ? Et pourquoi ? Je peux t'aider ? C'était drôle quoi. Et tous les jours quand je me réveillais, pendant qu'on enregistrait l'album, je tombais sur son regard et je me disais je vais y arriver, je vais y arriver quoi. Et tu es là, et elle était vraiment là quoi. La photo était extraordinaire, elle te regarde vraiment. Et là j'ai retrouvé ce regard que j'avais déjà croisé quand on s'était rencontrés. Plus que croisé parce qu'on avait passé des nuits à discuter, à se marrer, à parler au téléphone puis après venir chez elle. C'était vraiment... très très proches. Elle venait me voir aussi. Elle venait et elle disait à mon frère tu diras à ton frère que je l'embrasse très fort mais je vais pas rester parce que j'aime pas déranger quelqu'un après. Elle aimait pas non plus qu'on la dérange. Après un show, parce que c'était épuisant, elle se donnait entièrement et elle comprenait que quelqu'un se donnait entièrement. Mais elle est venue me voir plusieurs fois, me voir et c'est Paul qui me disait, Barbara était là elle dit ouais. Et moi j'étais là aussi, il faut la voir. Et puis Barbara, quand je suis au piano, des fois je la sens être dans mes doigts, dans mon corps. Parce que je trouve qu'il y a un point commun dans le lyrisme et dans l'amour des gens. On en a parlé tous les deux. Elle m'a dit, tu te rends compte de tout ce qu'on leur doit ? Et quand elle me parlait des gens, du public, c'était comme si je parlais quoi ? Je pensais exactement la même chose. C'était un magicien quoi, un magicien, putain de magicien. J'ai vu des trucs, elle m'envoûtait quoi. J'étais dans la salle, j'oubliais tout.
- Speaker #1
En septembre 2005, Jacques Higelin publiait un nouvel album, enregistré en public, mais cette fois différent des autres. Il y interprétait douze chansons signées de celui qu'il avait toujours salué comme son maître, et à qui on l'avait souvent comparé, le créateur du jardin extraordinaire, le magicien qui voulait se faire croiser le soleil et la lune, l'apôtre du « y'a de la joie » , bref, l'authentique fou chantant Charles Trenet. Car, pour le grand Charles, le cœur du petit Jacques avait toujours fait boum.
- Speaker #0
J'ai toujours voulu transmettre aux plus jeunes, même les plus jeunes de maintenant, ce n'est pas pour moi une question de génération. Ils ne peuvent pas avoir connu, mais ils peuvent entendre pourquoi Charles Pétanet est le premier. Parce que Gainsbourg, Léo Ferré... Brassens, Nougaro, l'ont écouté et on dit c'est notre père. Et que moi, je peux dire avec eux, c'est mon père spirituel. C'est mon initiateur d'envol, c'est mon déclencheur. Et il a plu à toute la jeunesse, pendant la guerre et l'après-guerre, les azous, parce qu'ils ont dit, oui, voilà, un jeune mec arrive et dit, oui, et swing, swing, tu vois. Et ça collait parfaitement, quoi. Il y a de la joie. Et c'est du jazz. Et c'est formidable, parce que c'est du jazz joyeux, chanté, et qu'il n'y en avait eu aucun comme lui capable de faire ça. Traîner, il m'a chopé, enfant. Je ne demandais rien du tout à personne. Et le premier morceau, je m'en suis rappelé l'autre jour, je crois que c'était Il y a de la joie. Et en fait, c'était La Romance de Paris. C'est La Romance de Paris. « Le sourire, ça met au cœur des amoureux, un peu de rêve et le ciel bleu. » « Je ne peux pas dire plus beau, quoi ! »
- Speaker #1
Longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues. Cette strophe de Charles Trenet, on a évidemment envie de la transposer à Jacques Higelin. Car nul doute que ces chansons, champagne pour les uns, caviar pour tout le monde, résonneront encore longtemps, longtemps, et pas que dans les rues.
- Speaker #0
Il y a des choses qui sont étranges dans la vie. c'est ça l'inspiration toujours pareil quoi tu vois les musiciens les chanteurs les peintres et sculpteurs les danseurs les tous et tous ces êtres là les danseuses bien sûr féminin masculin mélangé les romanciers les tout à quand tu sens que les gens comme marguerite duras qui voit loin des choses pas n'importe quoi toi et puis elles sont des êtres qui jalonnent l'existence de millions de gens et qui laissent une trace dont qu'allège qui montrent un chemin. C'est comme des gens, c'est des baladins, ça se balade. Le temps n'existe pas à ce moment-là, tu vois. Que tu partes à Victor Hugo, tu remontes bien plus loin. Les grecs, les philosophes, ils disent des choses et ça traverse les siècles, la parole. Parce que tout parle du verbe. Tout parle du verbe. Chanter ou parler. Mais parler, c'est pareil. Quand tu fais un discours, t'as des gens qui parlent. Et alors ? Dans ce moment, t'as-tu dit ? Mais oui, mais c'est chanter. C'est chanter. Nous devons nous grouper. Alors, des fois, c'est pathos et ça vaut ce que ça vaut. Mais... Ça peut être aussi un langage très doux et très murmuré. Ça peut être très intime et porté vraiment très loin.
- Speaker #1
Merci d'avoir écouté cet épisode consacré à Jacques Higelin. Et à la prochaine fois.