#43 Sophie Orange : enquête sur les femmes qui tiennent la campagne cover
#43 Sophie Orange : enquête sur les femmes qui tiennent la campagne cover
Finta! L'Aveyron par ses voix

#43 Sophie Orange : enquête sur les femmes qui tiennent la campagne

#43 Sophie Orange : enquête sur les femmes qui tiennent la campagne

50min |08/03/2025
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#43 Sophie Orange : enquête sur les femmes qui tiennent la campagne

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Description

Elles sont infirmières, coiffeuses, aides à domicile, cantinières, secrétaires de mairie, institutrices, assistantes maternelles, auxiliaires de vie scolaire, esthéticiennes, aides-soignantes… On les retrouve dans les associations de parents d’élèves, le bureau des clubs sportifs, les bibliothèques municipales. Si l’on vit à la campagne, ce sont autant de visages qui nous viennent à l’esprit.


A travers tous ces rôles qu’elles endossent, parfois bénévolement et quasi-systématiquement sans une reconnaissance digne, qu’elle soit financière ou symbolique, ces femmes tiennent la campagne. Elles œuvrent à raccommoder un lien social fragilisé par la disparition de lieux de sociabilité et l’effritement des services publics en ruralité. Ce sont elles qui sont au cœur de l’enquête menée par les sociologues Sophie Orange et Fanny Renard, et ramassée dans le livre « Des femmes qui tiennent la campagne », paru en 2022 aux éditions La Dispute.


Dans leur spectre : des jeunes femmes, âgées de 20 à 30 ans, longtemps restées dans un angle mort de la sociologie rurale. Loin d’adopter un regard misérabiliste, les sociologues démontrent que les trajectoires locales de « celles qui restent » ne sont pas synonymes d’un manque d’ambition. Bien que ces jeunes femmes puissent être freinées dans leurs aspirations, et que ces mêmes aspirations puissent être minutieusement façonnées pour répondre aux besoins du territoire, notamment en les poussant vers les métiers du soin, les jeunes femmes mobilisent de puissantes ressources pour assoir leur indépendance, et même des formes de résistance.


Mais, à trop tirer sur la corde en mobilisant des compétences prétendument féminines et « naturelles », ce travail enduré par les femmes n’est jamais reconnu, considéré comme « normal », ayant toujours existé. Avec le risque de les user irrémédiablement, et de voir vaciller l’équilibre social qu’elles maintiennent coûte que coûte.


Pour mieux comprendre cette enquête sociologique, je suis allée à la rencontre de Sophie Orange, à l’université de Nantes. C’est l’entretien que je vous propose d’écouter au micro de Finta ! en ce 8 mars 2025, journée internationale pour les droits des femmes. Pour commencer, j’ai demandé à Sophie Orange quel lien la reliait, elle, à la campagne.


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Transcription

  • Speaker #0

    de s'engager, aujourd'hui pour demain. Je suis Lola Cross et j'arpente ce bout de campagne depuis dix ans comme journaliste. Avec Finta, je vous invite à croiser des regards, à Finter de plus près. Et ça commence tout de suite. Elles sont infirmières, coiffeuses, aides à domicile, cantinières, secrétaires de mairie, institutrices, assistantes maternelles, auxiliaires de vie scolaire, esthéticiennes, aides soignantes. On les retrouve dans les associations de parents d'élèves. le bureau des clubs sportifs, les bibliothèques municipales. Si l'on vit à la campagne, ce sont autant de visages qui nous viennent à l'esprit. À travers tous ces rôles qu'elles endossent, parfois bénévolement et quasi systématiquement sans une reconnaissance digne, qu'elle soit financière ou symbolique, ces femmes tiennent la campagne. Elles œuvrent à raccommoder un lien social fragilisé par la disparition de lieux de sociabilité et l'effritement. des services publics en ruralité. Ce sont elles qui sont au cœur de l'enquête menée par les sociologues Sophie Orange et Fanny Renard et ramassée dans le livre « Des femmes qui tiennent la campagne » paru en 2022 aux éditions La Dispute. Dans leur spectre, des jeunes femmes âgées de 20 à 30 ans longtemps restées dans un angle mort de la sociologie rurale, loin d'adopter un regard misérabiliste Les sociologues démontrent que les trajectoires locales de celles qui restent ne sont pas synonymes d'un manque d'ambition. Bien que ces jeunes femmes puissent être freinées dans leurs aspirations et que ces mêmes aspirations puissent être minutieusement façonnées pour répondre aux besoins du territoire, notamment en les poussant vers les métiers du soin, les jeunes femmes mobilisent de puissantes ressources pour asseoir leur indépendance et même une forme de résistance. Mais à trop tirer sur la corde en mobilisant des compétences prétendument féminines et naturelles, ce travail enduré par les femmes n'est jamais reconnu, considéré comme normal, comme ayant toujours existé, avec le risque de les user irrémédiablement et de voir vaciller l'équilibre social qu'elles maintiennent, tout que coûte. Pour mieux comprendre cette enquête sociologique, je suis allée à la rencontre de Sophie Orange, à l'université de Nantes, Et c'est l'entretien que je vous propose d'écouter au micro de Finta en ce 8 mars 2025, journée internationale pour les droits des femmes. Pour commencer, j'ai demandé à Sophie Orange quel lien la relier, elle, à la campagne.

  • Speaker #1

    Moi, ce qui me lie à la campagne, d'abord j'ai un peu grandi à la campagne quand même, dans la Manche, en Normandie, entre mes 3 ans et mes 15 ans. J'ai une expérience un peu de jeunesse à la campagne. Et puis, quand je pense à la campagne, je pense beaucoup à mes grands-parents aussi, qui étaient agriculteurs dans le Massif Central, près de Saint-Étienne. Et ma grand-mère, il vit toujours à Sainte-Croix-en-Jarret, dans la Loire. Et voilà, pour moi, c'est aussi ça, la campagne.

  • Speaker #0

    Ce n'est pas forcément votre premier sujet d'études, pour le coup. Ce n'est pas les ruralités qui sont au cœur de votre travail de sociologue. Alors, ça m'intéresse comment vous y êtes arrivé à ce sujet ? avec Fanny Renard, des femmes qui tiennent la campagne, ce qui est devenu le livre à l'issue de votre travail sociologique. Il est où le point de départ ?

  • Speaker #1

    Le point de départ, il est dans nos travaux précédents. Moi, j'avais travaillé sur les étudiants de BTS pendant ma thèse et un certain nombre d'entre eux, alors mon enquête, elle se situait dans la région Poitou-Charentes, qui est une région qui est assez rurale. Donc, un certain nombre d'entre eux résidaient dans des petites communes, dans des petits villages. Et puis Fanny Renard, elle était aussi à Poitiers à cette époque-là, et elle avait travaillé notamment sur les salons de coiffure, sur la formation professionnelle, et là aussi elle s'est trouvée avec des enquêtés qui résidaient dans les territoires ruraux. Donc voilà, c'est parti de là un petit peu cette idée de travail sur la campagne. En discussion aussi avec d'autres chercheurs, notamment Benoît Cocard, qui était présent aussi à Poitiers, à l'époque a fait sa thèse à Poitiers, et qui lui travaillait sur les jeunes hommes. C'est vrai qu'on avait ce constat qui était de dire que finalement les femmes, on ne les voyait pas beaucoup dans les travaux sur la ruralité, ce qui pouvait parfois conduire à ce qu'on considère que les femmes étaient invisibles ou inactives, qu'elles s'ennuyaient dans les campagnes. Et nous, ça ne nous satisfaisait pas trop avec Fanny, donc on avait envie de montrer en fait cette activité féminine et montrer un petit peu comment elle contribuait à la vie locale par d'autres moyens, d'autres manières en fait que les hommes. Donc voilà, c'est parti de là en fait cette envie de travailler ensemble sur la campagne, à la fois une affinité de recherche et puis un manque qui nous semblait présent dans la littérature scientifique.

  • Speaker #0

    Donc Benoît Cocard, lui, qui a écrit « Ceux qui restent » , avec plutôt un terrain d'enquête dans l'Est, le Nord-Est, mais je ne sais plus précisément...

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça, dans la Marne, la Haute-Marne, je crois, oui, dans l'Est. Effectivement, on n'est pas sur les mêmes campagnes du tout. Et puis, son travail, il fait suite aussi au travail de Nicolas Reinaï, qui était aussi dans ces campagnes-là. Voilà, mais indépendamment de la situation économique ou industrielle des campagnes, il nous semblait quand même que... Voilà, il manquait un regard direct focalisé sur les femmes.

  • Speaker #0

    Et donc, avec quelle hypothèse de départ est-ce que vous partez toutes les deux ?

  • Speaker #1

    Au tout début, qu'est-ce qu'on veut montrer ? Déjà, on veut montrer effectivement que ces jeunes femmes, on ne peut pas les regarder en négatif. Parce que c'est vrai que dans les travaux qui existaient jusqu'alors, elles étaient en négatif parce qu'elles étaient racontées par les hommes, ou elles étaient dans l'ombre des hommes, ou elles étaient vues par le prisme de lieux plutôt masculins. Donc forcément, elles étaient toujours... dans une forme de second rôle, on pourrait dire. Et nous, ça ne nous semblait pas correspondre à ce qu'on avait pu entrevoir dans les travaux qu'on avait menés, où il nous semblait que c'était des jeunes femmes qui avaient leur indépendance, qui avaient leur autonomie, qui avaient des aspirations scolaires, qui avaient des aspirations professionnelles, que ça se traduisait effectivement par le fait qu'elles pouvaient rester à proximité de chez leurs parents, mais ça ne voulait pas dire qu'elles n'avaient pas d'ambition. particulières ou qu'elles n'avaient pas des trajectoires d'ascension sociale aussi. Donc voilà, vraiment essayer de, vraiment au tout départ, les regarder en positif. C'est-à-dire vraiment, on enlève les filtres, on enlève les prismes déformants et on essaie de documenter très précisément ce qu'elles font à la campagne.

  • Speaker #0

    Donc ce sont celles qui ont choisi d'y rester, pour le coup. Et ce qui vous intéressait, c'était de voir à la fois leur parcours scolaire, puis leur insertion professionnelle. Et aussi toute la sphère privée, ou est-ce que ce sont des briques que vous avez ajoutées petit à petit ?

  • Speaker #1

    Alors en fait, l'enquête au départ, on était assez dépendante des financements qu'on a eus pour faire cette recherche, puisque c'était une post-enquête liée à l'enquête sur les ressources des jeunes de la DRESS et de l'INSEE. Et donc nous, on avait répondu à cet appel pour avoir justement un peu les moyens de faire ce qu'on avait envie de faire. Donc on avait dit qu'on allait travailler sur les jeunes femmes dans les territoires ruraux et sur ce qu'était être jeune, le passage à l'âge adulte dans les territoires ruraux pour les femmes. Et donc on avait des jeunes femmes qui étaient déjà sélectionnées, elles avaient déjà participé à cette enquête, donc on ne pouvait pas les prendre comme on voulait. Donc on a été un peu dépendante de ça. Et en les sélectionnant, mais en tout cas en retrouvant celles qui voulaient... bien encore participé à l'enquête, il s'est avéré que c'était des jeunes femmes qui, pour une grande majorité, n'avaient pas déménagé très loin de chez leurs parents. C'est-à-dire qu'elles vivaient à la campagne, mais elles vivaient surtout dans la campagne d'où elles venaient au départ. Donc ça, c'est plutôt un résultat d'enquête. C'est pas nous qui avons absolument voulu travailler sur ces jeunes femmes qui restent, mais on a eu, par construction, en tout cas, un des résultats. était qu'une grande partie reste à proximité. Et c'est des choses que j'avais déjà pu voir dans mon enquête sur les étudiants de BTS, parce que je les avais suivis pendant leur formation. Donc les BTS, c'est quand même des formations de l'enseignement supérieur qui sont présentes assez largement dans tout le territoire. Ça fait partie de l'enseignement supérieur un peu de proximité, parce qu'on n'est pas obligé d'aller dans les grandes villes universitaires pour pouvoir suivre ces formations. Et j'avais constaté qu'un certain nombre de jeunes filles, de jeunes femmes, faisait un BTS après le bac, et puis après, trouvait à s'insérer localement. Donc, elle venait du lycée du coin, allait dans le BTS qui était dans le même lycée, et puis ensuite, elle allait s'insérer à côté. Donc, il y avait vraiment ce que j'avais appelé des circuits courts de formation-emploi, en fait, et qu'on a retrouvé aussi avec Fanny Renard, en interrogeant ces jeunes femmes qui avaient déjà été interrogées par l'enquête précédente.

  • Speaker #0

    C'est ce que vous disiez... de Benoît Cocard qui était dans une autre ruralité. Ça sous-entend que le terrain que vous choisissez vient avec des réalités différentes. On ne peut pas résumer la ruralité française comme si c'était un tout homogène. Comment vous définiriez telle sur laquelle vous avez travaillé ? Qu'est-ce qui la caractérise ?

  • Speaker #1

    Alors ça, c'est une question qu'on s'est posée notamment dans l'écriture du livre parce qu'on s'est demandé comment les qualifier, comment les caractériser. Je crois qu'on les a appelées les campagnes actives ou dynamiques peut-être, je ne sais plus. Mais c'était effectivement pour montrer qu'on était dans une situation contrastée par rapport aux campagnes un peu sinistrées du Grand Est. Nous, on a des campagnes, tendanciellement, là aussi, on est obligé un petit peu de faire un gros trait, parce qu'il y a aussi forcément, plus on affine la granulométrie, plus il va y avoir des différences internes. Mais en gros, on peut caractériser ces campagnes sur lesquelles on a travaillé de dynamique à la fois démographiquement, ce sont plutôt des communes qui gagnent en population. Et puis dynamique aussi économiquement, il y a de l'emploi, il y a un taux de chômage qui est plutôt inférieur à la moyenne nationale. On a pour le Grand Ouest un tissu de PME, PMI qui est plutôt aussi assez actif. On a aussi comme spécificité... Le fait qu'on a un tissu associatif qui est très développé dans l'Ouest, et puis aussi une configuration scolaire qui est particulière. On a beaucoup d'établissements, en fait, alors là aussi, ça va un peu à contre-courant avec les représentations qu'on peut avoir de la ruralité, où on a l'impression qu'il n'y a rien. Là, il y a plutôt beaucoup d'établissements scolaires, notamment avec la part du privé qui est importante. Dans l'Ouest, en Pays de la Loire, on est à peu près à 50%, 50%, donc moitié privé, moitié public. Et ça, dès l'enseignement primaire. Et puis, on a aussi des maisons familiales rurales qui sont assez développées aussi dans les territoires qu'on a enquêtés. Et le poids de l'apprentissage aussi est également assez important. Donc, voilà un petit peu ce qui caractérise nos territoires.

  • Speaker #0

    Ça fait partie de ce qui m'intéressait aussi pour vous rencontrer, parce qu'en fait, on se rend compte que l'Aveyron se retrouve dans beaucoup de ces caractéristiques-là. Peut-être avant d'entrer dans le détail, qu'est-ce qui vous a le plus surprise, vous, peut-être, dans votre enquête ? Quelque chose que vous ne vous attendiez pas à découvrir, à documenter ?

  • Speaker #1

    La surprise, peut-être, c'est l'activité et la suractivité, j'ai envie de dire, de ces jeunes femmes. C'est vrai que, je l'ai dit tout à l'heure, on n'était pas tout à fait satisfaites des analyses qui les montraient un peu repliées au foyer, un peu isolées. un peu prise forcément dans les groupes de sociabilité masculin, et n'ayant pas d'activité à elles. Et en fait, on s'est rendu compte que ces jeunes femmes, même en les cherchant, donc, à cause de la méthode de sélection qui fait qu'elles étaient assez séparées, qu'elles n'avaient rien à voir les unes avec les autres, on retrouvait des choses assez communes entre elles, c'est qu'elles sont impliquées à la fois professionnellement, elles sont impliquées également au sein de la famille, enfin, domestiquement, on pourrait dire. très investies dans la scolarité des enfants, très en lien avec leur famille, la fratrie, les grands-parents aussi, où elles vont rendre des services à leurs grands-parents depuis leur plus jeune âge, et puis aussi dans les loisirs et dans les activités associatives de la commune. Donc voilà, vraiment une superposition d'engagement qu'on n'avait pas forcément prévu au départ. On pensait effectivement qu'elles ne faisaient pas rien, mais on ne pensait pas qu'elles faisaient... autant dans leur commune et dans leur territoire d'origine.

  • Speaker #0

    Et pas forcément, pour le coup, dans l'intimité du foyer. C'est aussi des activités tournées vers l'extérieur, c'est ce que vous dites ?

  • Speaker #1

    Oui, aussi. C'est-à-dire, effectivement, que quand on va chercher ces jeunes femmes sur les stades de foot ou dans les cafés, effectivement, on ne les trouve pas forcément. Mais parce qu'elles ne sont pas forcément là. Mais on va les trouver notamment dans des lieux, alors qu'on a appelé les institutions féminines. notamment tous les salons de coiffure, les salons de beauté aussi, les salons d'esthétique qui sont très dynamiques dans les territoires ruraux, même si là aussi on n'y pense pas forcément. Également dans les EHPAD, également dans les écoles, les assistantes maternelles qui vont être présentes aussi dans les associations qui tiennent les bibliothèques municipales, les secrétaires de mairie, etc. Tout ça en fait c'est des petits pôles où on va avoir beaucoup de... Beaucoup de femmes qui vont participer à entretenir le lien social, à diffuser les informations, à assurer des activités qui devraient parfois être de l'ordre du service public mais qui ne sont plus forcément prises en charge par le service public. Tout ça, en fait, elle gravite et effectivement, il y a un certain nombre de lieux, y compris à l'extérieur, où elles vont se trouver.

  • Speaker #0

    Je me permets de… de lire une partie de la quatrième de couverture de votre livre pour être fidèle à vos mots. Donc vous écrivez, dans les campagnes face au retrait de l'état social, une bande de femmes participe à tenir les services essentiels, petite enfance avec les assistantes maternelles, les ATSEM, enfance avec les auxiliaires de vie scolaire, les enseignantes, mais aussi grand âge avec les aides à domicile, les aides soignantes. Face à la disparition des cafés et des lieux de sociabilité traditionnels, une armée de réserves de bénévoles aux féminins, s'engage dans l'animation des associations et des institutions locales, bibliothèques municipales, associations de parents d'élèves, clubs sportifs, casernes de pompiers, etc. Face à la fermeture des commerces de proximité, quelques professions résistent malgré tout dans les communes, comme les coiffeuses et les esthéticiennes. Et si elles tiennent la campagne autant qu'elles tiennent à la campagne, c'est que des institutions locales comme l'école, les missions locales, les entreprises ou encore les collectivités territoriales n'ont pas intérêt à ce qu'elles la quittent. Et moi, ça a été évidemment la plus grosse surprise en vous lisant, c'est de réaliser qu'elles sont retenues, ces jeunes femmes, et qu'il y a une institutionnalisation de ce lien, de ce fait de retenir les jeunes femmes. Comment ça se passe concrètement ? Est-ce que vous pouvez incarner ? cette conclusion de votre enquête ?

  • Speaker #1

    Oui, tout à fait. Alors, il faut bien comprendre quand on dit qu'elles sont retenues, elles ne sont pas retenues de manière consciente et forcément programmée par les institutions. En fait, ce qu'on voulait montrer, c'était peut-être un discours un peu différent de ce qu'on entend parfois quand on dit, voilà, ce sont des jeunes femmes qui n'ont pas réussi à partir. Elles n'ont pas réussi à partir. Elles n'avaient pas les ressources, elles n'avaient pas les compétences pour partir. Donc, c'est un peu celle qui reste en retrait, celle qui reste, en fait. Et là, c'est un prisme un peu négatif, parce que ça considère effectivement qu'elles, elles sont encore une fois en déficit par rapport à celles qui ont pu accéder à la ville, ont pu accéder aux études longues, etc. Donc, on voulait vraiment s'extraire d'une vision très normative, très morale, moralisante peut-être un peu de... de l'entrée dans l'âge adulte et dire on essaie de considérer qu'est-ce qui fait qu'elles restent. Et on ne voulait pas non plus dire qu'elles restent parce qu'elles sont attachées à leur territoire. Parce que là aussi, c'est un peu psychologisant pour le coup. C'est-à-dire, elles ne peuvent pas quitter leur conjoint, elles ne peuvent pas quitter leurs parents, etc. Et montrer qu'en fait, ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. C'est effectivement, quand on regarde un petit peu quel est leur rôle et comment elles participent à la vie locale, à la fois dans les écoles, puis après dans le marché du travail, puis... dans les associations, dans les collectivités territoriales, on voit qu'elles ont eu un rôle à jouer et qu'elles vont pouvoir mettre des compétences au service de ces différentes institutions. Donc on a vraiment voulu retourner le questionnement, pas se demander pourquoi est-ce qu'elles ne partent pas, mais qu'est-ce qui les fait rester en fait, et qu'est-ce qui les fait rester sans forcément leur demander à elles ce qui les fait rester. Parce qu'on considère aussi en sociologie que... finalement, les individus, ils ne savent pas toujours pourquoi ils font ce qu'ils font, ils sont pris dans des contraintes, ils sont pris dans des impératifs, et ils essaient de mettre tout ça en cohérence, et généralement, si on demande aux gens pourquoi ils font le métier qu'ils font, ils vont dire, parce que je voulais le faire. En tout cas, on essaie de se mettre un peu en lien, de s'aligner un petit peu, c'est comme ça qu'on vit bien les choses. Et là, donc, on s'est dit, finalement, on va leur demander, bien sûr, mais c'est pas notre question, en fait. On va essayer de comprendre dans quoi elles sont prises, dans quelle configuration elles sont prises. et qui a contribué finalement à les attacher progressivement au territoire. C'est pour ça que d'abord, on travaille sur l'école, on montre que l'école et toutes ces formations que j'ai évoquées tout à l'heure, notamment des formations professionnelles, elles ont intérêt à être pleines. Donc, il va falloir recruter des jeunes femmes qui vont venir dans ces formations du soin et du service à la personne qui sont très développées dans les campagnes. Une fois que c'est fait, après, il se trouve que c'est ajusté au marché du travail. Donc là, le marché du travail, il a intérêt à retenir ses diplômés pour... pour pouvoir avoir des personnes qui vont être dans les EHPAD, qui vont pouvoir être aide à domicile, qui vont pouvoir être assistante maternelle, aide soignante. Donc là aussi, il va y avoir un travail des institutions qui vont proposer, par exemple, les entreprises vont proposer des CDI assez rapidement, ou vont proposer des titularisations assez rapidement, vont aider les jeunes femmes à passer des concours aussi pour rester en poste plus longtemps, etc. Donc ça va les attacher. Pendant ce temps, elles sont prises aussi dans leur réseau familial. dans lesquelles elles vont puiser des ressources et aussi transférer des ressources. Donc là aussi, ça contribue à tisser des liens qui vont être difficiles ensuite à rompre. Et puis, elles vont aussi construire leur engagement familial propre et puis leurs engagements associatifs. Et tout ça, en fait, va les tenir effectivement dans une configuration où elles vont être attachées au sens figuré au territoire.

  • Speaker #0

    Est-ce que justement vous avez eu des contacts avec des employeurs, avec des élus ou des agents de collectivités territoriales qui conscientisent ce besoin de garder les jeunes filles ou pas ?

  • Speaker #1

    Non, on n'a pas fait ce choix-là parce qu'effectivement, à nous, c'est notre analyse qui est arrivée par la suite. Nous, on a travaillé essentiellement sur ces jeunes femmes et sur la manière dont elles documentaient leur trajectoire. Et c'est à partir des indicateurs qu'elles nous donnaient, des éléments qu'elles nous donnaient qu'on a... considéré effectivement que voilà, il y avait des choses qui allaient un peu dans le même sens et qui nous permettaient en fait d'interpréter ça dans ce sens-là. Mais non, on n'a pas travaillé directement sur, là non plus, sur les employeurs qui peut-être ne le formuleraient pas comme ça non plus et peut-être ne le conscientiseraient pas comme ça non plus. On se rend bien compte qu'il y a des régularités dans ces trajectoires-là qui ne peuvent pas être liées uniquement à des intentions personnelles. Donc on voit bien qu'il se joue autre chose au niveau de l'espace local et qui fait que tous ces micro-engagements, ces formes de redevabilité aussi, c'est-à-dire que vous ouvrez un salon de coiffure, vous avez des clients qui vous font confiance, qui vous confient leur intimité, alors vous ne pouvez pas les abandonner, vous ne pouvez pas fermer le salon de coiffure, etc. Tout ça, ça vous attache en fait par une série de dons contre dons finalement progressifs.

  • Speaker #0

    Et avec la puissance aussi des interconnexions qui font que la coiffeuse ou l'esthéticienne, potentiellement, elle va croiser ses clients, ses clientes dans l'association des parents d'élèves, au club de foot le dimanche et qu'en fait, on est d'autant plus redevable qu'on est liés les uns aux autres et qu'on n'est pas liés que d'une seule manière.

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça. Oui, c'est vraiment la spécificité des territoires. Ruraux, c'est cette superposition des sphères sociales où le voisin va être aussi notre collègue, mais va être effectivement aussi la personne avec qui on va être engagé associativement ou parent d'élève, etc. Donc effectivement, on ne peut pas s'extraire. En tout cas, si on peut s'extraire d'une sphère, on est pris par une autre. Donc voilà, ça rend effectivement compliqués les formes de désengagement dans l'espace local.

  • Speaker #0

    Et avec... C'est marrant parce qu'on dirait presque un oignon, on rajoute des couches, mais il y a aussi l'importance de la réputation, de la notoriété d'une famille qui fait qu'on engage sa famille avec soi. En tout cas, on n'est pas considéré que dans sa part individuelle, mais on porte avec nous l'honneur presque d'une famille. On peut rajouter aussi le fait que les femmes travaillent aujourd'hui beaucoup plus qu'hier. ça va avec la tertiarisation du marché du travail et sa féminisation. On rajoute aussi, et ce qui est intéressant dans votre livre, vous le reprenez à plusieurs endroits, c'est que ces jeunes filles-là sont plus diplômées aussi que leurs parents et parfois même que leurs conjoints. Donc il y a aussi cette incitation des parents à continuer les études. Tout ça, ça participe de même chez NON, qui entoure ces jeunes filles.

  • Speaker #1

    Oui, en tout cas, ça participe au fait qu'elles vont apporter des choses dans les territoires ruraux. Et là aussi, c'est vraiment ce qu'on voulait montrer avec Fanny, c'est vraiment de dire que ces jeunes femmes, elles ne sont pas sans ressources, elles ne sont pas sans compétences. Elles sont effectivement dans des situations professionnelles qui peuvent être comparables à celles de leur mère, parce qu'elles ont effectivement accès à des emplois qui sont plutôt... subalternes, un peu comme leur mère lorsqu'elle travaillait. Elles habitent à proximité, donc elles n'ont pas fait ni un déplacement social important, ni un déplacement géographique important. Néanmoins, effectivement, elles ont fait des études plus longues. Et ça a des effets, parce qu'on voit que ce sont des jeunes femmes qui ont des savoirs, des savoir-faire qui sont plus importants que leur mère. Donc elles ont des connaissances en termes de tout ce qui va être les normes sanitaires, les normes éducatives. Et tout ça, c'est extrêmement important parce qu'elles vont les investir soit dans leur métier, si elles deviennent assistantes maternelles, soit aide-soignante, ça va aussi leur servir, aide à domicile, ça va également leur servir, mais dans leur engagement associatif aussi, quand il faut accompagner une sortie scolaire. Voilà, donc tout ça, effectivement, elles ont un profil et des ressources qu'elles font valoir et qu'elles peuvent faire valoir auprès de... auprès du territoire. Donc ça, c'était vraiment important pour nous de montrer ça, c'est-à-dire, encore une fois, arrêter de considérer que ces jeunes femmes, c'est un peu celles qui n'ont pas pu partir, celles qui ont moins que les autres, celles qui sont moins diplômées, etc. Non, elles sont plus. Elles sont plus que leurs mères et elles apportent des choses vraiment qui ne sont pas reconnues à leur juste valeur dans les emplois ou dans les engagements bénévoles qu'elles font ou même dans la maison, c'est-à-dire quand elles sont... Quand elles parlent de l'éducation qu'elles font avec leurs enfants, elles apportent des éléments aussi. Elles sont hyper stimulantes auprès des enfants. Elles vont essayer d'utiliser ce qu'elles ont appris à l'école. Mais tout ça, c'est des choses qui ne sont pas reconnues.

  • Speaker #0

    Et c'est particulièrement ces compétences sociales-là qui sont aussi recherchées par les employeurs. C'est ce que vous montrez. Ce n'est pas simplement leurs compétences professionnelles, c'est ce tout-là qu'elles représentent qui est précieux. pour des employeurs localement et qui n'est pas reconnu il y a une filée.

  • Speaker #1

    En tout cas, je ne sais pas s'ils ont conscience effectivement de ces ressources-là auxquelles ils ont accès, ces employeurs, mais de fait, ils ont affaire à des jeunes femmes qui sont à proximité, qui ont des compétences scolaires parfois supérieures à ce qui est attendu dans les métiers et qui... qu'elles vont mettre au service de ces emplois. Donc voilà, je pense au cas d'une jeune femme qui est aide-soignante dans un EHPAD, qui a donc son diplôme d'aide-soignante, qui va être la seule au sein de l'EHPAD à pouvoir suppléer à l'infirmière quand l'infirmière n'est pas là parce qu'elle a ses compétences en matière de soins. Donc sa présence, elle est requise. Quand elle n'est pas là... parfois son employeur l'appelle parce qu'il sait qu'elle n'est pas loin, donc est-ce que tu ne peux pas venir, etc., pour faire les sorties ? Voilà, donc ça. Et puis, elle est extrêmement fatiguée, c'est difficile pour elle, c'est pénible comme emploi, c'est très peu rémunéré. Mais malgré tout, elle a des dispositions à l'organisation, elle propose un nouveau planning à son supérieur pour dire, peut-être que là, si on organise les plannings des filles autrement. je peux être là chaque jour un petit peu, comme ça, ça permet de faciliter les transitions, etc. Donc voilà, on voit comment ça apporte des choses, elles apportent des choses qui effectivement sont extrêmement appréciables pour les employeurs qui potentiellement ne s'en rendent même pas compte et qui n'est absolument pas dans leur fiche de poste et pas du tout valorisée par un statut ou par une rémunération ajustée.

  • Speaker #0

    Vous rappelez systématiquement que le regard que vous avez choisi de porter sur ces jeunes femmes, c'est un regard qui est volontairement complexe, parce qu'il n'y a pas ce regard misérabiliste à poser sur ces jeunes femmes, dans le sens où, même si elles paraissent freiner dans leurs aspirations, elles sont sélectionnées pour leurs compétences, et que ces trajectoires-là, locales, ce sont des voies d'émancipation et aussi de résistance. Qu'est-ce que ça veut dire ?

  • Speaker #1

    En fait, assez paradoxalement, le fait... qu'elles ne soient pas parties dans une grande ville, qu'elles ne se soient pas détachées de leur famille d'origine, ça va leur rendre possible l'accès à un certain nombre de ressources. Par exemple, ça va leur rendre possible l'accès à des formations, c'est-à-dire que les parents, la famille élargie va pouvoir venir prêter main forte s'il faut garder des enfants en bas âge, ou s'il y a besoin d'un complément de revenu pendant un temps, il peut y avoir des ressources matérielles qui peuvent être données. Donc ça peut aider à la reprise d'une formation, ça peut aider à l'entrée dans l'emploi ou à l'installation à son compte, par exemple, pour les esthéticiennes ou les coiffeuses. Ça peut aider également pour garder les enfants et pour faire des sorties, pour prendre soin de soi, avoir du temps pour soi aussi. Donc voilà, ça rend possible l'accès à l'indépendance, alors même si ça peut paraître assez paradoxal, mais à l'indépendance financière. Et puis au fait d'accéder... Aux normes de la jeunesse qu'on va pouvoir retrouver chez les étudiants ou chez celles et ceux qui font des études plus longues. Parce qu'on peut prétendre avoir des activités de loisirs, avoir du temps pour soi, avoir du temps avec les copines, du temps pour le couple aussi. Parce qu'il y a cet appui familial à côté.

  • Speaker #0

    Et en quoi ce seraient des voies de résistance alors ? Parce que ce que vous écrivez, si je me souviens bien, c'est que ces jeunes filles, c'est ce que vous disiez aussi dans l'éducation, elles ne sont pas à reproduire le climat traditionnel, en tout cas elles ne sont pas passéistes dans leur manière de vivre. Oui, oui,

  • Speaker #1

    peut-être. Alors oui, leur trajectoire va montrer plusieurs choses. Elle va montrer effectivement le fait qu'elles vont avoir... leurs propres normes et leurs propres valeurs qui va effectivement pouvoir être en décalage avec leurs parents et les normes d'éducation, par exemple, qu'elles vont pouvoir opposer à ce que leur mère va dire. Donc là, il va y avoir ces types de résistances-là. Elles sont aussi porteuses d'un discours d'égalité entre les sexes qui ne va pas toujours se matérialiser. Effectivement, mais en tout cas, elles sont pour le partage des tâches au sein du couple. même si après, c'est plutôt elles quand même qui font les tâches domestiques. Mais c'est important quand même pour elles de porter ce discours-là. Elles sont impliquées dans l'action citoyenne, on va dire, à la fois par leur engagement associatif, mais aussi par le fait qu'elles sont attachées au vote et elles participent aux élections de manière très sérieuse. Et puis aussi, elles vont avoir des possibilités de résistance dans le sens où... Si ça ne marche pas avec leur conjoint, elles s'autorisent à le quitter aussi parce que justement elles ont aussi ces ressources familiales à proximité qui rend possible le fait de quitter son conjoint et de considérer qu'on n'est pas enfermé dans un couple si ça ne fonctionne pas. De même dans l'emploi, si un employeur... est tout à fait insatisfaisant, même si on le dit, il y a quand même des mécanismes qui retiennent malgré tout. Mais quand ça ne fonctionne pas vraiment, elles s'autorisent aussi à se mettre à leur compte, à se mettre en chèque emploi-service. On a vu aussi ce type de trajectoire-là.

  • Speaker #0

    Parmi toutes les jeunes filles que vous avez enquêtées, 50% d'entre elles sont dans les métiers du soin et du service à la personne. Et vous dites que... C'est loin d'être une vocation naturelle, en fait, le soin pour les jeunes filles. On pourrait le penser, parce que ça revient tellement massivement, et votre étude en est la preuve. Vous, vous dites qu'il y a une imposition de cette vocation du care, du soin. C'est un cadrage institutionnel des aspirations. En fait, ça veut dire quoi ? Qu'on met une petite graine dans la tête des filles en disant qu'elles seront d'excellentes professionnelles dans ce milieu-là ?

  • Speaker #1

    En tout cas, disons que dans leur trajectoire sociale, beaucoup de choses sont faites pour les canaliser, les orienter, les aiguiller vers ces métiers-là, vers ces secteurs-là. Alors c'est vrai que nous, ce qu'on a constaté chez ces jeunes femmes, c'est que très jeunes, elles étaient habituées à s'occuper de leurs grands-parents, soit leur rendre visite, soit passer du temps avec eux, faire des activités de loisirs avec eux. ou même parfois leur prodiguer des petits soins, par exemple, changer un pansement, etc. Donc ça, ils ont été habitués très jeunes. Donc ça, c'est vraiment lié à la socialisation de genre, où effectivement, on demandait plutôt aux jeunes filles qu'aux jeunes hommes de le faire. Et puis, ça va venir en fait se renforcer, parce qu'au moment de la formation à l'école, je l'ai dit un peu tout à l'heure, mais il y a une importance des formations professionnelles, des métiers du soin et du service à la personne dans les territoires ruraux. Donc, ces classes-là, elles existent et il faut les remplir. Donc, elles vont être incitées, principalement les jeunes femmes, à s'orienter vers ces filières-là. Donc, là aussi, ça va renforcer leur disposition. Donc, c'est extrêmement difficile après de savoir qu'est-ce qu'étaient leurs intentions initiales ou pas. Mais en tout cas, elles ont été accompagnées à adhérer à ce milieu-là et à développer des compétences qui sont ajustées à ce milieu-là, l'écoute, l'empathie. la patience, etc. Et puis ensuite, au moment de l'entrée sur le marché du travail, là aussi, comme dans les territoires ruraux, il y a une surreprésentation de ces métiers-là, eh bien, soit elles y sont ajustées dès le départ par leur formation, soit, si ce n'est pas le cas, les dispositifs d'insertion professionnelle vont les aiguiller, vont leur proposer ces emplois et potentiellement de reprendre des formations pour être ajustées à ces emplois. Donc voilà, il va y avoir des forces de rappel, en fait. qui vont les aiguiller progressivement vers ces secteurs-là. Mais en fait, effectivement, il n'y a rien de naturel là-dedans, mais il y a plutôt un accompagnement qui va se faire dès le départ, et qui va les faire s'ajuster progressivement à ces métiers-là, où elles se sentent bien, de fait, parce qu'elles ont été préparées à l'être. Et l'idée, ce n'est pas du tout de dire que ce sont des métiers qui ne sont pas... qui sont dégradants, qui ne sont pas satisfaisants, etc. C'est plutôt de dire que ce sont des métiers, en fait, qui appellent des compétences spécifiques. Ces compétences spécifiques, elles ne sont pas reconnues comme telles, en fait, parce qu'on fait cette association entre le féminin et les métiers du soin et du service à la personne. En gros, on considère que parce qu'on est une femme, on sait s'occuper des enfants, des personnes âgées, etc. C'est des qualités qui sont naturelles. La femme, elle est naturellement douce, elle écoute, etc. Et quand on fait ce raccourci-là, qui est complètement faux, qu'on oublie effectivement qu'elles ont appris des choses qui les ont progressivement ajustées, on ne va pas les reconnaître comme des compétences qu'il faut rémunérer, qu'il faut associer à des statuts spécifiques. Donc voilà, c'est ça la problématique qu'on veut souligner avec Fanny. Ce n'est pas de dire qu'il ne faut pas qu'elle fasse ces métiers-là, qu'elle devrait faire autre chose. Ce n'est pas la question. La question est de dire, d'abord, attention, effectivement, il y a une tendance qui fait qu'on les pousse massivement vers ces métiers-là. Mais ensuite, une fois cela dit, on ne dit pas qu'il ne faut pas qu'elle le fasse, mais il faut que... les compétences qu'elles investissent dedans soient reconnues. Donc, il faut arriver à expliciter ces compétences et faire en sorte que ça fasse l'objet d'une rémunération en conséquence, ce qui n'est pas le cas.

  • Speaker #0

    Oui, on est quand même sur des emplois écaires, difficiles, avec le poids, mais aussi ce sont des femmes qui sont beaucoup sur la route, les temps de trajet ne sont pas forcément comptabilisés comme du temps de travail. Il y a tout ça, des emplois du temps un peu morcelés, pour les aides à domicile notamment. Ça va ensemble. On ne peut pas s'empêcher, en lisant votre livre, alors je fais une généralité, moi en tout cas, je n'ai pas pu m'empêcher, de chercher la différence avec les garçons. Où est-ce qu'elle se situe, la différence ? Qu'est-ce qui est vraiment différent dans l'éducation ? Est-ce que vous avez eu l'exemple d'une fratrie dans laquelle la fille exprimait, en tout cas, que sa trajectoire avait été différente de celle d'un frère, par exemple, ou pas ?

  • Speaker #1

    Non, on n'a pas de cas comme ça parce qu'on ne les a pas du tout cherchés ces cas-là. Et c'est vrai que nous, étant donné qu'on voulait vraiment se centrer sur les femmes, on s'est centré sur les femmes pour ne pas avoir les cueils qu'on pouvait reprocher parfois à certains travaux qui disaient « on travaille sur les hommes et puis on va dire des choses sur les femmes, mais en passant par les hommes » . Donc nous, on n'a pas du tout la prétention de dire « c'est très différent pour les femmes par rapport aux hommes » parce qu'on n'a pas les moyens de le dire. Ceci étant, quand même... On remarque des choses qui sont quand même propres aux trajectoires féminines, notamment le fait que les couples dans lesquels elles sont, les conjoints sont moins diplômés qu'elles. Donc ça, ça a des effets quand même en termes d'aspiration culturelle. Elles ont quand même des aspirations culturelles qui sont plus importantes. Elles ont des ressources scolaires qui sont plus importantes que leurs conjoints. Et ce n'est pas anodin de dire ça. Donc elles aiment beaucoup la lecture, par exemple. Ça, on a été assez étonnés, en fait. de découvrir qu'un certain nombre d'entre elles adoraient lire. C'était vraiment un moment pour elles qui était très important. Il y a des spécificités aussi liées au secteur d'activité. On l'a dit, les métiers du soin et du service à la personne, il n'y a pas d'équivalent pour les hommes en tout cas. Et c'est effectivement des types de métiers où le temps partiel est important, où les contrats sont souvent à durée déterminée, où il y a une pénibilité physique. et psychiques importants. Donc, voilà. Là aussi, c'est quelque chose qui va un peu différer par rapport aux hommes. Et puis, ces jeunes femmes, elles sont quand même attendues aussi au niveau de l'éducation des enfants, même si elles sont pour la participation des hommes et que les hommes participent de plus en plus en tant que pères à l'éducation. C'est quand même sur elles que repose majoritairement cette charge-là. Donc, voilà. On va les retrouver aussi là-dessus. Elles cumulent quand même un certain nombre d'engagements qui ne sont pas comparables, je pense, qu'on ne va pas retrouver, ou du moins pas de la même manière chez les hommes.

  • Speaker #0

    Et peut-être le fil rouge de votre enquête, c'est de dire qu'on retrouve les femmes dans les défaillances de l'État social. Et en fait, ces rôles-là qu'endossent les femmes, ce sont des rôles que les services publics ont petit à petit... Petit à petit, désertées. En tout cas, là où il y a des failles, ce sont les femmes qui pensent et qui compensent, qui raccommodent. Tandis que les hommes, peut-être, on va les trouver spontanément, moi je pense à l'artisanat, des métiers d'ouvriers, dans l'agriculture. Ces domaines-là qui sont des domaines économiques privés, finalement. Alors que les femmes compensent le public.

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça, c'est que les femmes, on va les retrouver dans les services publics, quand même, les morceaux de services publics qui restent, où elles vont accepter effectivement des emplois du temps assez morcelés, avec s'occuper soit de la cantine pour des contrats de 6 heures par semaine, voilà, 6 heures par semaine, s'occuper de la cantine, ou de la garderie, ou du secrétariat de mairie qui n'est pas à temps plein. ou du bureau de poste qui ouvre trois demi-journées par semaine, etc. Donc voilà, ça va être des petits morceaux, où là, ça va être des jeunes femmes qui vont tenir ces emplois-là, qui vont aussi déborder un peu du travail salarié, ou en tout cas rémunéré, en faisant de l'activité bénévole, quand elles accompagnent les sorties scolaires, quand elles sont à l'animation, soit d'un club de Zumba, par exemple. ou de la bibliothèque municipale, où elles jouent de la clarinette lors des cérémonies du 8 mai. Donc voilà, ça aussi, c'est des éléments, c'est des moments où elles ne sont pas rémunérées, mais ça fait aussi une forme de service public quand elles vont s'occuper des personnes âgées en dehors du temps de travail aussi. Enfin voilà, elles font le lien et elles sont à la manœuvre pour ce lien social dans les campagnes. qui est en fait et qui devrait être portée effectivement par des institutions et par des activités rémunérées, sauf que ce n'est pas le cas. Et même quand on pense peut-être de manière plus ancienne aussi aux femmes dans les campagnes, on a souvent cette image des femmes qui font du comérage, qui sont toujours à parler les unes et les autres, qui font passer des informations, tout se sait dans les campagnes. Mais en même temps, c'est aussi une forme de service public dans le sens où les informations, elles sont transmises. Et ça... Et ça a son importance aussi de savoir qui s'est passé ça, qui s'est passé ça ou qui va se passer ça. Tout ça, ça participe à faire de l'animation au sein des territoires ruraux et à faire que les gens soient informés, soient reliés un peu à la centralité. Si elles ne font pas ce travail-là, personne d'autre le fait.

  • Speaker #0

    Votre étude, vous l'avez menée avant le Covid. Est-ce que depuis le Covid et depuis que le livre est sorti et qu'il a vécu ? est-ce qu'il y a des nouvelles réalités qui sont venues à vous ? En tout cas, est-ce que vous avez des nouveaux questionnements ? Est-ce que vous avez connaissance d'une évolution particulière post-Covid, par exemple ?

  • Speaker #1

    Alors, on n'a pas investigué encore, mais c'est vraiment quelque chose qu'on aimerait faire. On aimerait retourner voir ces jeunes femmes et voir ce qu'elles sont devenues. On a eu quelques petits échos au moment où le livre est paru. On a essayé de leur envoyer des petits messages et c'est vrai que certaines ont changé d'activité, certaines n'ont pas réussi à maintenir le salon de coiffure, le salon d'esthétique. Donc voilà, on aimerait bien un peu creuser sur justement la manière dont elles ont pu rencontrer des difficultés aussi dans l'accès à l'indépendance en termes statutaires, tenir un salon de coiffure, tenir un salon d'esthétique et comment... Ça tient ou non sur le long terme. D'autres nous avaient fait part du fait que c'était des métiers difficiles dans lesquels ils étaient, que ça n'allait pas durer longtemps. Donc voilà, je pense qu'on aimerait bien avoir un peu cette continuité, retourner un peu voir ce qui se passe et comment ça se matérialise un peu dans la durée.

  • Speaker #0

    Vous utilisez beaucoup le verbe « tenir » . C'est le titre du livre « Des femmes qui tiennent la campagne » . Et je me permets peut-être de lire les toutes dernières phrases vraiment de votre conclusion. Vous écrivez que l'absence de rétribution réelle comme symbolique de ces engagements au quotidien, l'invisibilisation des compétences pourtant nécessaires à ces emplois du CAIR et la négation de la valeur économique bien réelle des pratiques bénévoles et de l'organisation domestique peuvent aboutir tôt ou tard à une crise de confiance à l'égard de l'État et venir remettre en cause les équilibres sociaux que ces jeunes femmes contribuent quotidiennement à préserver dans les campagnes. Donc on entend dans cette tout dernière phrase du livre Un peu la menace de « et si elle venait à lâcher ? » et se poser collectivement la question de « est-ce que ça tient à un fil ? » et si oui... Quelle est l'étape d'après ? Politiquement, qu'est-ce qu'il faudrait faire d'après vous ?

  • Speaker #1

    Est-ce qu'elles vont lâcher ? En tout cas, collectivement, ce qui est compliqué, c'est qu'en fait, elles sont quand même isolées ou séparées. Donc, elles ne sont pas dans des organisations de travail qui vont favoriser le collectif et la prise de conscience collective et l'action collective. Donc, ça, c'est quelque chose qui fait qu'on peut être assez... Enfin, penser que ça va être difficile qu'elles résistent de manière collective. Généralement, ce qui arrive, en fait, c'est qu'elles vont d'abord craquer individuellement. En fait, c'est souvent ça, quoi. C'est-à-dire que, ben, soit elles n'en peuvent plus psychiquement, soit physiquement, en fait, elles craquent. Certaines sont blessées très jeunes, en fait, et ne peuvent plus travailler. Donc ça, c'est vraiment des formes de rupture, mais qui est, pour le coup, invisible. Mais ça fait partie quand même des risques à noter, c'est-à-dire que ces jeunes femmes, on ne peut pas les user, les épuiser à l'infini. Et puis après, politiquement, ça se traduit aussi dans les votes qu'elles font, c'est-à-dire qu'une partie d'entre elles va voter pour le Rassemblement national. Pas pour des raisons idéologiques, forcément, mais plutôt parce qu'elles se sentent abandonnées, en fait. par les autres parties qui ont pu exercer des responsabilités. Et c'est vraiment ça qu'elles nous disent, en fait. C'est-à-dire qu'elles ne trouvent pas de soutien dans les politiques qui sont développées à l'heure actuelle et qui leur semblent très très éloignées d'elles, à la fois en termes spatials, c'est-à-dire qu'elles ont vraiment le sentiment que la politique se fait depuis Paris et qu'elles ne considèrent pas du tout les espaces ruraux. Et puis par ailleurs que... Ça ne leur apporte pas du positif dans leur vie de tous les jours. Elles ont l'impression de s'investir et elles le font pour le coup, effectivement. Et voilà, il y a un sentiment d'abandon en fait. À la fois on les abandonne et puis en plus on les moralise un peu parce qu'on leur dit il ne faut pas trop prendre la route, il ne faut pas trop prendre la voiture, etc. Qui fait qu'elles se tournent vers des votes extrêmes par dépit en fait, plus que par conviction.

  • Speaker #0

    Oui, elle résonne un peu comme ça, votre conclusion aussi, de dire aux politiques, attention, vous jouez peut-être un peu avec le feu, en fragilisant ces jeunes femmes qui endossent tous ces rôles-là, mais par quoi passerait un début de solution d'après vous ? Est-ce que c'est dans la revalorisation d'abord financière de ces métiers-là, ou est-ce que ça ne suffirait pas finalement ? Quelles sont les pistes auxquelles vous avez pensé,

  • Speaker #1

    vous ? Alors ce qui est bien quand on est sociologue, c'est que nous on trouve les problèmes mais on n'a pas à chercher les solutions. Mais effectivement, un des problèmes importants à mon sens, et parfois c'est vrai quand on discute du livre, les gens nous disent « Ah mais il faudrait qu'elle quitte ces métiers-là, il faudrait qu'elle fasse autre chose, etc. » Mais bon non, c'est peut-être pas ça le problème. Peut-être qu'il faudrait effectivement déjà reconnaître ces métiers-là à leur juste valeur. Et peut-être que dans les EHPAD, il y ait plus de personnel. Donc voilà, les risques seraient moins importants, que les compétences qu'elles engagent dans leur métier fassent l'objet d'une réelle reconnaissance, mais ça c'est toujours la problématique de la voie professionnelle, des métiers du service à la personne ou des métiers administratifs aussi. On a vraiment une très faible reconnaissance des qualifications et des compétences qui sont associées, encore une fois, à des qualités naturelles, féminines. Donc là, il y a vraiment un gros chantier aussi. à avoir à ce niveau-là. Et puis, réinvestir aussi dans les services publics. Alors, ça peut paraître un peu illusoire à l'époque dans laquelle on vit actuellement, mais effectivement, redonner aussi de la valeur aux services publics en faisant en sorte qu'il y ait des bureaux de poste, qu'il y ait des agents municipaux qui soient payés pour tenir. Les bibliothèques municipales, tout ça effectivement montrer que ce qu'elles font, ce n'est pas gratuit, mais que ça a une valeur financière et pas seulement symbolique. Tout ça, je pense que ça apporterait aussi beaucoup et ça éviterait qu'elles se multiplient, qu'elles soient obligées d'être à la fois au travail, dans l'association, dans leur maison, à se démultiplier en permanence.

  • Speaker #0

    Peut-être Sophie, pour conclure, je vous propose de répondre à la question que je pose à tous les invités du podcast. C'est en quoi est-ce que vous croyez ?

  • Speaker #1

    En quoi est-ce que je crois ? Alors en ce moment... C'est difficile comme question. Ah là, vous me coincez. Je crois en la jeunesse, je pense. Peut-être quand même. Et puis, je crois que tout n'est pas écrit. Je ne sais pas si ça répond vraiment à la question, mais j'ai trouvé par exemple que... La révolte des Gilets jaunes, elle était assez inattendue en fait. Il peut se passer des choses inattendues et je trouve que c'est bien dans ce monde qui paraît assez déterminé et qui a l'air d'avoir une seule issue possible. Je crois en ces ruptures peut-être de trajectoire et j'espère qu'il y aura des ruptures de trajectoire. Donc voilà, je pense que la jeunesse, elle va participer et j'espère qu'elle va participer à... à cette rupture de trajectoire. Donc voilà.

  • Speaker #0

    Merci beaucoup Sophie. Merci de m'avoir reçue dans votre bureau de l'Université de Nantes où vous êtes enseignante chercheuse en sociologie, sociologue. Merci.

  • Speaker #1

    Merci à vous.

  • Speaker #0

    Merci d'avoir écouté ce nouvel épisode de Finta jusqu'au bout. J'espère qu'il vous a plu, inspiré, questionné et fait voyager peut-être. Si tu fais partie de ceux qui apprécient le podcast et qui veulent continuer. à cheminer avec moi dans les contrées à Véronèse, tu peux désormais soutenir financièrement le podcast. En donnant quelques euros par mois ou en faisant un don ponctuel, tu participes à renforcer l'indépendance éditoriale de Finta et tu valorises, par la même occasion, le temps que j'y consacre chaque semaine. Figure-toi que si chaque auditeur donne un euro par mois, Finta peut vivre sans publicité dès aujourd'hui. Le lien de la cagnotte est disponible en description de cet épisode. Et d'avance, moi, je vous dis merci. Si vous souhaitez continuer la discussion, je suis toujours curieuse de vous lire et d'échanger. Je vous propose que l'on se retrouve sur Facebook, sur Instagram ou sur le site fintapodcast.fr. Vous pouvez retrouver tous les précédents épisodes de Finta gratuitement sur les applications de podcast. Et pour recevoir chaque nouvel épisode directement dans votre boîte mail, vous pouvez aussi vous abonner. à la newsletter. Et pour que Finta vive, si vous appréciez le podcast et que vous souhaitez soutenir ce travail indépendant, partagez-le autour de vous. Consphérez-le à vos amis, parlez-en, c'est le meilleur soutien que vous puissiez nous apporter. A très bientôt.

Description

Elles sont infirmières, coiffeuses, aides à domicile, cantinières, secrétaires de mairie, institutrices, assistantes maternelles, auxiliaires de vie scolaire, esthéticiennes, aides-soignantes… On les retrouve dans les associations de parents d’élèves, le bureau des clubs sportifs, les bibliothèques municipales. Si l’on vit à la campagne, ce sont autant de visages qui nous viennent à l’esprit.


A travers tous ces rôles qu’elles endossent, parfois bénévolement et quasi-systématiquement sans une reconnaissance digne, qu’elle soit financière ou symbolique, ces femmes tiennent la campagne. Elles œuvrent à raccommoder un lien social fragilisé par la disparition de lieux de sociabilité et l’effritement des services publics en ruralité. Ce sont elles qui sont au cœur de l’enquête menée par les sociologues Sophie Orange et Fanny Renard, et ramassée dans le livre « Des femmes qui tiennent la campagne », paru en 2022 aux éditions La Dispute.


Dans leur spectre : des jeunes femmes, âgées de 20 à 30 ans, longtemps restées dans un angle mort de la sociologie rurale. Loin d’adopter un regard misérabiliste, les sociologues démontrent que les trajectoires locales de « celles qui restent » ne sont pas synonymes d’un manque d’ambition. Bien que ces jeunes femmes puissent être freinées dans leurs aspirations, et que ces mêmes aspirations puissent être minutieusement façonnées pour répondre aux besoins du territoire, notamment en les poussant vers les métiers du soin, les jeunes femmes mobilisent de puissantes ressources pour assoir leur indépendance, et même des formes de résistance.


Mais, à trop tirer sur la corde en mobilisant des compétences prétendument féminines et « naturelles », ce travail enduré par les femmes n’est jamais reconnu, considéré comme « normal », ayant toujours existé. Avec le risque de les user irrémédiablement, et de voir vaciller l’équilibre social qu’elles maintiennent coûte que coûte.


Pour mieux comprendre cette enquête sociologique, je suis allée à la rencontre de Sophie Orange, à l’université de Nantes. C’est l’entretien que je vous propose d’écouter au micro de Finta ! en ce 8 mars 2025, journée internationale pour les droits des femmes. Pour commencer, j’ai demandé à Sophie Orange quel lien la reliait, elle, à la campagne.


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Transcription

  • Speaker #0

    de s'engager, aujourd'hui pour demain. Je suis Lola Cross et j'arpente ce bout de campagne depuis dix ans comme journaliste. Avec Finta, je vous invite à croiser des regards, à Finter de plus près. Et ça commence tout de suite. Elles sont infirmières, coiffeuses, aides à domicile, cantinières, secrétaires de mairie, institutrices, assistantes maternelles, auxiliaires de vie scolaire, esthéticiennes, aides soignantes. On les retrouve dans les associations de parents d'élèves. le bureau des clubs sportifs, les bibliothèques municipales. Si l'on vit à la campagne, ce sont autant de visages qui nous viennent à l'esprit. À travers tous ces rôles qu'elles endossent, parfois bénévolement et quasi systématiquement sans une reconnaissance digne, qu'elle soit financière ou symbolique, ces femmes tiennent la campagne. Elles œuvrent à raccommoder un lien social fragilisé par la disparition de lieux de sociabilité et l'effritement. des services publics en ruralité. Ce sont elles qui sont au cœur de l'enquête menée par les sociologues Sophie Orange et Fanny Renard et ramassée dans le livre « Des femmes qui tiennent la campagne » paru en 2022 aux éditions La Dispute. Dans leur spectre, des jeunes femmes âgées de 20 à 30 ans longtemps restées dans un angle mort de la sociologie rurale, loin d'adopter un regard misérabiliste Les sociologues démontrent que les trajectoires locales de celles qui restent ne sont pas synonymes d'un manque d'ambition. Bien que ces jeunes femmes puissent être freinées dans leurs aspirations et que ces mêmes aspirations puissent être minutieusement façonnées pour répondre aux besoins du territoire, notamment en les poussant vers les métiers du soin, les jeunes femmes mobilisent de puissantes ressources pour asseoir leur indépendance et même une forme de résistance. Mais à trop tirer sur la corde en mobilisant des compétences prétendument féminines et naturelles, ce travail enduré par les femmes n'est jamais reconnu, considéré comme normal, comme ayant toujours existé, avec le risque de les user irrémédiablement et de voir vaciller l'équilibre social qu'elles maintiennent, tout que coûte. Pour mieux comprendre cette enquête sociologique, je suis allée à la rencontre de Sophie Orange, à l'université de Nantes, Et c'est l'entretien que je vous propose d'écouter au micro de Finta en ce 8 mars 2025, journée internationale pour les droits des femmes. Pour commencer, j'ai demandé à Sophie Orange quel lien la relier, elle, à la campagne.

  • Speaker #1

    Moi, ce qui me lie à la campagne, d'abord j'ai un peu grandi à la campagne quand même, dans la Manche, en Normandie, entre mes 3 ans et mes 15 ans. J'ai une expérience un peu de jeunesse à la campagne. Et puis, quand je pense à la campagne, je pense beaucoup à mes grands-parents aussi, qui étaient agriculteurs dans le Massif Central, près de Saint-Étienne. Et ma grand-mère, il vit toujours à Sainte-Croix-en-Jarret, dans la Loire. Et voilà, pour moi, c'est aussi ça, la campagne.

  • Speaker #0

    Ce n'est pas forcément votre premier sujet d'études, pour le coup. Ce n'est pas les ruralités qui sont au cœur de votre travail de sociologue. Alors, ça m'intéresse comment vous y êtes arrivé à ce sujet ? avec Fanny Renard, des femmes qui tiennent la campagne, ce qui est devenu le livre à l'issue de votre travail sociologique. Il est où le point de départ ?

  • Speaker #1

    Le point de départ, il est dans nos travaux précédents. Moi, j'avais travaillé sur les étudiants de BTS pendant ma thèse et un certain nombre d'entre eux, alors mon enquête, elle se situait dans la région Poitou-Charentes, qui est une région qui est assez rurale. Donc, un certain nombre d'entre eux résidaient dans des petites communes, dans des petits villages. Et puis Fanny Renard, elle était aussi à Poitiers à cette époque-là, et elle avait travaillé notamment sur les salons de coiffure, sur la formation professionnelle, et là aussi elle s'est trouvée avec des enquêtés qui résidaient dans les territoires ruraux. Donc voilà, c'est parti de là un petit peu cette idée de travail sur la campagne. En discussion aussi avec d'autres chercheurs, notamment Benoît Cocard, qui était présent aussi à Poitiers, à l'époque a fait sa thèse à Poitiers, et qui lui travaillait sur les jeunes hommes. C'est vrai qu'on avait ce constat qui était de dire que finalement les femmes, on ne les voyait pas beaucoup dans les travaux sur la ruralité, ce qui pouvait parfois conduire à ce qu'on considère que les femmes étaient invisibles ou inactives, qu'elles s'ennuyaient dans les campagnes. Et nous, ça ne nous satisfaisait pas trop avec Fanny, donc on avait envie de montrer en fait cette activité féminine et montrer un petit peu comment elle contribuait à la vie locale par d'autres moyens, d'autres manières en fait que les hommes. Donc voilà, c'est parti de là en fait cette envie de travailler ensemble sur la campagne, à la fois une affinité de recherche et puis un manque qui nous semblait présent dans la littérature scientifique.

  • Speaker #0

    Donc Benoît Cocard, lui, qui a écrit « Ceux qui restent » , avec plutôt un terrain d'enquête dans l'Est, le Nord-Est, mais je ne sais plus précisément...

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça, dans la Marne, la Haute-Marne, je crois, oui, dans l'Est. Effectivement, on n'est pas sur les mêmes campagnes du tout. Et puis, son travail, il fait suite aussi au travail de Nicolas Reinaï, qui était aussi dans ces campagnes-là. Voilà, mais indépendamment de la situation économique ou industrielle des campagnes, il nous semblait quand même que... Voilà, il manquait un regard direct focalisé sur les femmes.

  • Speaker #0

    Et donc, avec quelle hypothèse de départ est-ce que vous partez toutes les deux ?

  • Speaker #1

    Au tout début, qu'est-ce qu'on veut montrer ? Déjà, on veut montrer effectivement que ces jeunes femmes, on ne peut pas les regarder en négatif. Parce que c'est vrai que dans les travaux qui existaient jusqu'alors, elles étaient en négatif parce qu'elles étaient racontées par les hommes, ou elles étaient dans l'ombre des hommes, ou elles étaient vues par le prisme de lieux plutôt masculins. Donc forcément, elles étaient toujours... dans une forme de second rôle, on pourrait dire. Et nous, ça ne nous semblait pas correspondre à ce qu'on avait pu entrevoir dans les travaux qu'on avait menés, où il nous semblait que c'était des jeunes femmes qui avaient leur indépendance, qui avaient leur autonomie, qui avaient des aspirations scolaires, qui avaient des aspirations professionnelles, que ça se traduisait effectivement par le fait qu'elles pouvaient rester à proximité de chez leurs parents, mais ça ne voulait pas dire qu'elles n'avaient pas d'ambition. particulières ou qu'elles n'avaient pas des trajectoires d'ascension sociale aussi. Donc voilà, vraiment essayer de, vraiment au tout départ, les regarder en positif. C'est-à-dire vraiment, on enlève les filtres, on enlève les prismes déformants et on essaie de documenter très précisément ce qu'elles font à la campagne.

  • Speaker #0

    Donc ce sont celles qui ont choisi d'y rester, pour le coup. Et ce qui vous intéressait, c'était de voir à la fois leur parcours scolaire, puis leur insertion professionnelle. Et aussi toute la sphère privée, ou est-ce que ce sont des briques que vous avez ajoutées petit à petit ?

  • Speaker #1

    Alors en fait, l'enquête au départ, on était assez dépendante des financements qu'on a eus pour faire cette recherche, puisque c'était une post-enquête liée à l'enquête sur les ressources des jeunes de la DRESS et de l'INSEE. Et donc nous, on avait répondu à cet appel pour avoir justement un peu les moyens de faire ce qu'on avait envie de faire. Donc on avait dit qu'on allait travailler sur les jeunes femmes dans les territoires ruraux et sur ce qu'était être jeune, le passage à l'âge adulte dans les territoires ruraux pour les femmes. Et donc on avait des jeunes femmes qui étaient déjà sélectionnées, elles avaient déjà participé à cette enquête, donc on ne pouvait pas les prendre comme on voulait. Donc on a été un peu dépendante de ça. Et en les sélectionnant, mais en tout cas en retrouvant celles qui voulaient... bien encore participé à l'enquête, il s'est avéré que c'était des jeunes femmes qui, pour une grande majorité, n'avaient pas déménagé très loin de chez leurs parents. C'est-à-dire qu'elles vivaient à la campagne, mais elles vivaient surtout dans la campagne d'où elles venaient au départ. Donc ça, c'est plutôt un résultat d'enquête. C'est pas nous qui avons absolument voulu travailler sur ces jeunes femmes qui restent, mais on a eu, par construction, en tout cas, un des résultats. était qu'une grande partie reste à proximité. Et c'est des choses que j'avais déjà pu voir dans mon enquête sur les étudiants de BTS, parce que je les avais suivis pendant leur formation. Donc les BTS, c'est quand même des formations de l'enseignement supérieur qui sont présentes assez largement dans tout le territoire. Ça fait partie de l'enseignement supérieur un peu de proximité, parce qu'on n'est pas obligé d'aller dans les grandes villes universitaires pour pouvoir suivre ces formations. Et j'avais constaté qu'un certain nombre de jeunes filles, de jeunes femmes, faisait un BTS après le bac, et puis après, trouvait à s'insérer localement. Donc, elle venait du lycée du coin, allait dans le BTS qui était dans le même lycée, et puis ensuite, elle allait s'insérer à côté. Donc, il y avait vraiment ce que j'avais appelé des circuits courts de formation-emploi, en fait, et qu'on a retrouvé aussi avec Fanny Renard, en interrogeant ces jeunes femmes qui avaient déjà été interrogées par l'enquête précédente.

  • Speaker #0

    C'est ce que vous disiez... de Benoît Cocard qui était dans une autre ruralité. Ça sous-entend que le terrain que vous choisissez vient avec des réalités différentes. On ne peut pas résumer la ruralité française comme si c'était un tout homogène. Comment vous définiriez telle sur laquelle vous avez travaillé ? Qu'est-ce qui la caractérise ?

  • Speaker #1

    Alors ça, c'est une question qu'on s'est posée notamment dans l'écriture du livre parce qu'on s'est demandé comment les qualifier, comment les caractériser. Je crois qu'on les a appelées les campagnes actives ou dynamiques peut-être, je ne sais plus. Mais c'était effectivement pour montrer qu'on était dans une situation contrastée par rapport aux campagnes un peu sinistrées du Grand Est. Nous, on a des campagnes, tendanciellement, là aussi, on est obligé un petit peu de faire un gros trait, parce qu'il y a aussi forcément, plus on affine la granulométrie, plus il va y avoir des différences internes. Mais en gros, on peut caractériser ces campagnes sur lesquelles on a travaillé de dynamique à la fois démographiquement, ce sont plutôt des communes qui gagnent en population. Et puis dynamique aussi économiquement, il y a de l'emploi, il y a un taux de chômage qui est plutôt inférieur à la moyenne nationale. On a pour le Grand Ouest un tissu de PME, PMI qui est plutôt aussi assez actif. On a aussi comme spécificité... Le fait qu'on a un tissu associatif qui est très développé dans l'Ouest, et puis aussi une configuration scolaire qui est particulière. On a beaucoup d'établissements, en fait, alors là aussi, ça va un peu à contre-courant avec les représentations qu'on peut avoir de la ruralité, où on a l'impression qu'il n'y a rien. Là, il y a plutôt beaucoup d'établissements scolaires, notamment avec la part du privé qui est importante. Dans l'Ouest, en Pays de la Loire, on est à peu près à 50%, 50%, donc moitié privé, moitié public. Et ça, dès l'enseignement primaire. Et puis, on a aussi des maisons familiales rurales qui sont assez développées aussi dans les territoires qu'on a enquêtés. Et le poids de l'apprentissage aussi est également assez important. Donc, voilà un petit peu ce qui caractérise nos territoires.

  • Speaker #0

    Ça fait partie de ce qui m'intéressait aussi pour vous rencontrer, parce qu'en fait, on se rend compte que l'Aveyron se retrouve dans beaucoup de ces caractéristiques-là. Peut-être avant d'entrer dans le détail, qu'est-ce qui vous a le plus surprise, vous, peut-être, dans votre enquête ? Quelque chose que vous ne vous attendiez pas à découvrir, à documenter ?

  • Speaker #1

    La surprise, peut-être, c'est l'activité et la suractivité, j'ai envie de dire, de ces jeunes femmes. C'est vrai que, je l'ai dit tout à l'heure, on n'était pas tout à fait satisfaites des analyses qui les montraient un peu repliées au foyer, un peu isolées. un peu prise forcément dans les groupes de sociabilité masculin, et n'ayant pas d'activité à elles. Et en fait, on s'est rendu compte que ces jeunes femmes, même en les cherchant, donc, à cause de la méthode de sélection qui fait qu'elles étaient assez séparées, qu'elles n'avaient rien à voir les unes avec les autres, on retrouvait des choses assez communes entre elles, c'est qu'elles sont impliquées à la fois professionnellement, elles sont impliquées également au sein de la famille, enfin, domestiquement, on pourrait dire. très investies dans la scolarité des enfants, très en lien avec leur famille, la fratrie, les grands-parents aussi, où elles vont rendre des services à leurs grands-parents depuis leur plus jeune âge, et puis aussi dans les loisirs et dans les activités associatives de la commune. Donc voilà, vraiment une superposition d'engagement qu'on n'avait pas forcément prévu au départ. On pensait effectivement qu'elles ne faisaient pas rien, mais on ne pensait pas qu'elles faisaient... autant dans leur commune et dans leur territoire d'origine.

  • Speaker #0

    Et pas forcément, pour le coup, dans l'intimité du foyer. C'est aussi des activités tournées vers l'extérieur, c'est ce que vous dites ?

  • Speaker #1

    Oui, aussi. C'est-à-dire, effectivement, que quand on va chercher ces jeunes femmes sur les stades de foot ou dans les cafés, effectivement, on ne les trouve pas forcément. Mais parce qu'elles ne sont pas forcément là. Mais on va les trouver notamment dans des lieux, alors qu'on a appelé les institutions féminines. notamment tous les salons de coiffure, les salons de beauté aussi, les salons d'esthétique qui sont très dynamiques dans les territoires ruraux, même si là aussi on n'y pense pas forcément. Également dans les EHPAD, également dans les écoles, les assistantes maternelles qui vont être présentes aussi dans les associations qui tiennent les bibliothèques municipales, les secrétaires de mairie, etc. Tout ça en fait c'est des petits pôles où on va avoir beaucoup de... Beaucoup de femmes qui vont participer à entretenir le lien social, à diffuser les informations, à assurer des activités qui devraient parfois être de l'ordre du service public mais qui ne sont plus forcément prises en charge par le service public. Tout ça, en fait, elle gravite et effectivement, il y a un certain nombre de lieux, y compris à l'extérieur, où elles vont se trouver.

  • Speaker #0

    Je me permets de… de lire une partie de la quatrième de couverture de votre livre pour être fidèle à vos mots. Donc vous écrivez, dans les campagnes face au retrait de l'état social, une bande de femmes participe à tenir les services essentiels, petite enfance avec les assistantes maternelles, les ATSEM, enfance avec les auxiliaires de vie scolaire, les enseignantes, mais aussi grand âge avec les aides à domicile, les aides soignantes. Face à la disparition des cafés et des lieux de sociabilité traditionnels, une armée de réserves de bénévoles aux féminins, s'engage dans l'animation des associations et des institutions locales, bibliothèques municipales, associations de parents d'élèves, clubs sportifs, casernes de pompiers, etc. Face à la fermeture des commerces de proximité, quelques professions résistent malgré tout dans les communes, comme les coiffeuses et les esthéticiennes. Et si elles tiennent la campagne autant qu'elles tiennent à la campagne, c'est que des institutions locales comme l'école, les missions locales, les entreprises ou encore les collectivités territoriales n'ont pas intérêt à ce qu'elles la quittent. Et moi, ça a été évidemment la plus grosse surprise en vous lisant, c'est de réaliser qu'elles sont retenues, ces jeunes femmes, et qu'il y a une institutionnalisation de ce lien, de ce fait de retenir les jeunes femmes. Comment ça se passe concrètement ? Est-ce que vous pouvez incarner ? cette conclusion de votre enquête ?

  • Speaker #1

    Oui, tout à fait. Alors, il faut bien comprendre quand on dit qu'elles sont retenues, elles ne sont pas retenues de manière consciente et forcément programmée par les institutions. En fait, ce qu'on voulait montrer, c'était peut-être un discours un peu différent de ce qu'on entend parfois quand on dit, voilà, ce sont des jeunes femmes qui n'ont pas réussi à partir. Elles n'ont pas réussi à partir. Elles n'avaient pas les ressources, elles n'avaient pas les compétences pour partir. Donc, c'est un peu celle qui reste en retrait, celle qui reste, en fait. Et là, c'est un prisme un peu négatif, parce que ça considère effectivement qu'elles, elles sont encore une fois en déficit par rapport à celles qui ont pu accéder à la ville, ont pu accéder aux études longues, etc. Donc, on voulait vraiment s'extraire d'une vision très normative, très morale, moralisante peut-être un peu de... de l'entrée dans l'âge adulte et dire on essaie de considérer qu'est-ce qui fait qu'elles restent. Et on ne voulait pas non plus dire qu'elles restent parce qu'elles sont attachées à leur territoire. Parce que là aussi, c'est un peu psychologisant pour le coup. C'est-à-dire, elles ne peuvent pas quitter leur conjoint, elles ne peuvent pas quitter leurs parents, etc. Et montrer qu'en fait, ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. C'est effectivement, quand on regarde un petit peu quel est leur rôle et comment elles participent à la vie locale, à la fois dans les écoles, puis après dans le marché du travail, puis... dans les associations, dans les collectivités territoriales, on voit qu'elles ont eu un rôle à jouer et qu'elles vont pouvoir mettre des compétences au service de ces différentes institutions. Donc on a vraiment voulu retourner le questionnement, pas se demander pourquoi est-ce qu'elles ne partent pas, mais qu'est-ce qui les fait rester en fait, et qu'est-ce qui les fait rester sans forcément leur demander à elles ce qui les fait rester. Parce qu'on considère aussi en sociologie que... finalement, les individus, ils ne savent pas toujours pourquoi ils font ce qu'ils font, ils sont pris dans des contraintes, ils sont pris dans des impératifs, et ils essaient de mettre tout ça en cohérence, et généralement, si on demande aux gens pourquoi ils font le métier qu'ils font, ils vont dire, parce que je voulais le faire. En tout cas, on essaie de se mettre un peu en lien, de s'aligner un petit peu, c'est comme ça qu'on vit bien les choses. Et là, donc, on s'est dit, finalement, on va leur demander, bien sûr, mais c'est pas notre question, en fait. On va essayer de comprendre dans quoi elles sont prises, dans quelle configuration elles sont prises. et qui a contribué finalement à les attacher progressivement au territoire. C'est pour ça que d'abord, on travaille sur l'école, on montre que l'école et toutes ces formations que j'ai évoquées tout à l'heure, notamment des formations professionnelles, elles ont intérêt à être pleines. Donc, il va falloir recruter des jeunes femmes qui vont venir dans ces formations du soin et du service à la personne qui sont très développées dans les campagnes. Une fois que c'est fait, après, il se trouve que c'est ajusté au marché du travail. Donc là, le marché du travail, il a intérêt à retenir ses diplômés pour... pour pouvoir avoir des personnes qui vont être dans les EHPAD, qui vont pouvoir être aide à domicile, qui vont pouvoir être assistante maternelle, aide soignante. Donc là aussi, il va y avoir un travail des institutions qui vont proposer, par exemple, les entreprises vont proposer des CDI assez rapidement, ou vont proposer des titularisations assez rapidement, vont aider les jeunes femmes à passer des concours aussi pour rester en poste plus longtemps, etc. Donc ça va les attacher. Pendant ce temps, elles sont prises aussi dans leur réseau familial. dans lesquelles elles vont puiser des ressources et aussi transférer des ressources. Donc là aussi, ça contribue à tisser des liens qui vont être difficiles ensuite à rompre. Et puis, elles vont aussi construire leur engagement familial propre et puis leurs engagements associatifs. Et tout ça, en fait, va les tenir effectivement dans une configuration où elles vont être attachées au sens figuré au territoire.

  • Speaker #0

    Est-ce que justement vous avez eu des contacts avec des employeurs, avec des élus ou des agents de collectivités territoriales qui conscientisent ce besoin de garder les jeunes filles ou pas ?

  • Speaker #1

    Non, on n'a pas fait ce choix-là parce qu'effectivement, à nous, c'est notre analyse qui est arrivée par la suite. Nous, on a travaillé essentiellement sur ces jeunes femmes et sur la manière dont elles documentaient leur trajectoire. Et c'est à partir des indicateurs qu'elles nous donnaient, des éléments qu'elles nous donnaient qu'on a... considéré effectivement que voilà, il y avait des choses qui allaient un peu dans le même sens et qui nous permettaient en fait d'interpréter ça dans ce sens-là. Mais non, on n'a pas travaillé directement sur, là non plus, sur les employeurs qui peut-être ne le formuleraient pas comme ça non plus et peut-être ne le conscientiseraient pas comme ça non plus. On se rend bien compte qu'il y a des régularités dans ces trajectoires-là qui ne peuvent pas être liées uniquement à des intentions personnelles. Donc on voit bien qu'il se joue autre chose au niveau de l'espace local et qui fait que tous ces micro-engagements, ces formes de redevabilité aussi, c'est-à-dire que vous ouvrez un salon de coiffure, vous avez des clients qui vous font confiance, qui vous confient leur intimité, alors vous ne pouvez pas les abandonner, vous ne pouvez pas fermer le salon de coiffure, etc. Tout ça, ça vous attache en fait par une série de dons contre dons finalement progressifs.

  • Speaker #0

    Et avec la puissance aussi des interconnexions qui font que la coiffeuse ou l'esthéticienne, potentiellement, elle va croiser ses clients, ses clientes dans l'association des parents d'élèves, au club de foot le dimanche et qu'en fait, on est d'autant plus redevable qu'on est liés les uns aux autres et qu'on n'est pas liés que d'une seule manière.

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça. Oui, c'est vraiment la spécificité des territoires. Ruraux, c'est cette superposition des sphères sociales où le voisin va être aussi notre collègue, mais va être effectivement aussi la personne avec qui on va être engagé associativement ou parent d'élève, etc. Donc effectivement, on ne peut pas s'extraire. En tout cas, si on peut s'extraire d'une sphère, on est pris par une autre. Donc voilà, ça rend effectivement compliqués les formes de désengagement dans l'espace local.

  • Speaker #0

    Et avec... C'est marrant parce qu'on dirait presque un oignon, on rajoute des couches, mais il y a aussi l'importance de la réputation, de la notoriété d'une famille qui fait qu'on engage sa famille avec soi. En tout cas, on n'est pas considéré que dans sa part individuelle, mais on porte avec nous l'honneur presque d'une famille. On peut rajouter aussi le fait que les femmes travaillent aujourd'hui beaucoup plus qu'hier. ça va avec la tertiarisation du marché du travail et sa féminisation. On rajoute aussi, et ce qui est intéressant dans votre livre, vous le reprenez à plusieurs endroits, c'est que ces jeunes filles-là sont plus diplômées aussi que leurs parents et parfois même que leurs conjoints. Donc il y a aussi cette incitation des parents à continuer les études. Tout ça, ça participe de même chez NON, qui entoure ces jeunes filles.

  • Speaker #1

    Oui, en tout cas, ça participe au fait qu'elles vont apporter des choses dans les territoires ruraux. Et là aussi, c'est vraiment ce qu'on voulait montrer avec Fanny, c'est vraiment de dire que ces jeunes femmes, elles ne sont pas sans ressources, elles ne sont pas sans compétences. Elles sont effectivement dans des situations professionnelles qui peuvent être comparables à celles de leur mère, parce qu'elles ont effectivement accès à des emplois qui sont plutôt... subalternes, un peu comme leur mère lorsqu'elle travaillait. Elles habitent à proximité, donc elles n'ont pas fait ni un déplacement social important, ni un déplacement géographique important. Néanmoins, effectivement, elles ont fait des études plus longues. Et ça a des effets, parce qu'on voit que ce sont des jeunes femmes qui ont des savoirs, des savoir-faire qui sont plus importants que leur mère. Donc elles ont des connaissances en termes de tout ce qui va être les normes sanitaires, les normes éducatives. Et tout ça, c'est extrêmement important parce qu'elles vont les investir soit dans leur métier, si elles deviennent assistantes maternelles, soit aide-soignante, ça va aussi leur servir, aide à domicile, ça va également leur servir, mais dans leur engagement associatif aussi, quand il faut accompagner une sortie scolaire. Voilà, donc tout ça, effectivement, elles ont un profil et des ressources qu'elles font valoir et qu'elles peuvent faire valoir auprès de... auprès du territoire. Donc ça, c'était vraiment important pour nous de montrer ça, c'est-à-dire, encore une fois, arrêter de considérer que ces jeunes femmes, c'est un peu celles qui n'ont pas pu partir, celles qui ont moins que les autres, celles qui sont moins diplômées, etc. Non, elles sont plus. Elles sont plus que leurs mères et elles apportent des choses vraiment qui ne sont pas reconnues à leur juste valeur dans les emplois ou dans les engagements bénévoles qu'elles font ou même dans la maison, c'est-à-dire quand elles sont... Quand elles parlent de l'éducation qu'elles font avec leurs enfants, elles apportent des éléments aussi. Elles sont hyper stimulantes auprès des enfants. Elles vont essayer d'utiliser ce qu'elles ont appris à l'école. Mais tout ça, c'est des choses qui ne sont pas reconnues.

  • Speaker #0

    Et c'est particulièrement ces compétences sociales-là qui sont aussi recherchées par les employeurs. C'est ce que vous montrez. Ce n'est pas simplement leurs compétences professionnelles, c'est ce tout-là qu'elles représentent qui est précieux. pour des employeurs localement et qui n'est pas reconnu il y a une filée.

  • Speaker #1

    En tout cas, je ne sais pas s'ils ont conscience effectivement de ces ressources-là auxquelles ils ont accès, ces employeurs, mais de fait, ils ont affaire à des jeunes femmes qui sont à proximité, qui ont des compétences scolaires parfois supérieures à ce qui est attendu dans les métiers et qui... qu'elles vont mettre au service de ces emplois. Donc voilà, je pense au cas d'une jeune femme qui est aide-soignante dans un EHPAD, qui a donc son diplôme d'aide-soignante, qui va être la seule au sein de l'EHPAD à pouvoir suppléer à l'infirmière quand l'infirmière n'est pas là parce qu'elle a ses compétences en matière de soins. Donc sa présence, elle est requise. Quand elle n'est pas là... parfois son employeur l'appelle parce qu'il sait qu'elle n'est pas loin, donc est-ce que tu ne peux pas venir, etc., pour faire les sorties ? Voilà, donc ça. Et puis, elle est extrêmement fatiguée, c'est difficile pour elle, c'est pénible comme emploi, c'est très peu rémunéré. Mais malgré tout, elle a des dispositions à l'organisation, elle propose un nouveau planning à son supérieur pour dire, peut-être que là, si on organise les plannings des filles autrement. je peux être là chaque jour un petit peu, comme ça, ça permet de faciliter les transitions, etc. Donc voilà, on voit comment ça apporte des choses, elles apportent des choses qui effectivement sont extrêmement appréciables pour les employeurs qui potentiellement ne s'en rendent même pas compte et qui n'est absolument pas dans leur fiche de poste et pas du tout valorisée par un statut ou par une rémunération ajustée.

  • Speaker #0

    Vous rappelez systématiquement que le regard que vous avez choisi de porter sur ces jeunes femmes, c'est un regard qui est volontairement complexe, parce qu'il n'y a pas ce regard misérabiliste à poser sur ces jeunes femmes, dans le sens où, même si elles paraissent freiner dans leurs aspirations, elles sont sélectionnées pour leurs compétences, et que ces trajectoires-là, locales, ce sont des voies d'émancipation et aussi de résistance. Qu'est-ce que ça veut dire ?

  • Speaker #1

    En fait, assez paradoxalement, le fait... qu'elles ne soient pas parties dans une grande ville, qu'elles ne se soient pas détachées de leur famille d'origine, ça va leur rendre possible l'accès à un certain nombre de ressources. Par exemple, ça va leur rendre possible l'accès à des formations, c'est-à-dire que les parents, la famille élargie va pouvoir venir prêter main forte s'il faut garder des enfants en bas âge, ou s'il y a besoin d'un complément de revenu pendant un temps, il peut y avoir des ressources matérielles qui peuvent être données. Donc ça peut aider à la reprise d'une formation, ça peut aider à l'entrée dans l'emploi ou à l'installation à son compte, par exemple, pour les esthéticiennes ou les coiffeuses. Ça peut aider également pour garder les enfants et pour faire des sorties, pour prendre soin de soi, avoir du temps pour soi aussi. Donc voilà, ça rend possible l'accès à l'indépendance, alors même si ça peut paraître assez paradoxal, mais à l'indépendance financière. Et puis au fait d'accéder... Aux normes de la jeunesse qu'on va pouvoir retrouver chez les étudiants ou chez celles et ceux qui font des études plus longues. Parce qu'on peut prétendre avoir des activités de loisirs, avoir du temps pour soi, avoir du temps avec les copines, du temps pour le couple aussi. Parce qu'il y a cet appui familial à côté.

  • Speaker #0

    Et en quoi ce seraient des voies de résistance alors ? Parce que ce que vous écrivez, si je me souviens bien, c'est que ces jeunes filles, c'est ce que vous disiez aussi dans l'éducation, elles ne sont pas à reproduire le climat traditionnel, en tout cas elles ne sont pas passéistes dans leur manière de vivre. Oui, oui,

  • Speaker #1

    peut-être. Alors oui, leur trajectoire va montrer plusieurs choses. Elle va montrer effectivement le fait qu'elles vont avoir... leurs propres normes et leurs propres valeurs qui va effectivement pouvoir être en décalage avec leurs parents et les normes d'éducation, par exemple, qu'elles vont pouvoir opposer à ce que leur mère va dire. Donc là, il va y avoir ces types de résistances-là. Elles sont aussi porteuses d'un discours d'égalité entre les sexes qui ne va pas toujours se matérialiser. Effectivement, mais en tout cas, elles sont pour le partage des tâches au sein du couple. même si après, c'est plutôt elles quand même qui font les tâches domestiques. Mais c'est important quand même pour elles de porter ce discours-là. Elles sont impliquées dans l'action citoyenne, on va dire, à la fois par leur engagement associatif, mais aussi par le fait qu'elles sont attachées au vote et elles participent aux élections de manière très sérieuse. Et puis aussi, elles vont avoir des possibilités de résistance dans le sens où... Si ça ne marche pas avec leur conjoint, elles s'autorisent à le quitter aussi parce que justement elles ont aussi ces ressources familiales à proximité qui rend possible le fait de quitter son conjoint et de considérer qu'on n'est pas enfermé dans un couple si ça ne fonctionne pas. De même dans l'emploi, si un employeur... est tout à fait insatisfaisant, même si on le dit, il y a quand même des mécanismes qui retiennent malgré tout. Mais quand ça ne fonctionne pas vraiment, elles s'autorisent aussi à se mettre à leur compte, à se mettre en chèque emploi-service. On a vu aussi ce type de trajectoire-là.

  • Speaker #0

    Parmi toutes les jeunes filles que vous avez enquêtées, 50% d'entre elles sont dans les métiers du soin et du service à la personne. Et vous dites que... C'est loin d'être une vocation naturelle, en fait, le soin pour les jeunes filles. On pourrait le penser, parce que ça revient tellement massivement, et votre étude en est la preuve. Vous, vous dites qu'il y a une imposition de cette vocation du care, du soin. C'est un cadrage institutionnel des aspirations. En fait, ça veut dire quoi ? Qu'on met une petite graine dans la tête des filles en disant qu'elles seront d'excellentes professionnelles dans ce milieu-là ?

  • Speaker #1

    En tout cas, disons que dans leur trajectoire sociale, beaucoup de choses sont faites pour les canaliser, les orienter, les aiguiller vers ces métiers-là, vers ces secteurs-là. Alors c'est vrai que nous, ce qu'on a constaté chez ces jeunes femmes, c'est que très jeunes, elles étaient habituées à s'occuper de leurs grands-parents, soit leur rendre visite, soit passer du temps avec eux, faire des activités de loisirs avec eux. ou même parfois leur prodiguer des petits soins, par exemple, changer un pansement, etc. Donc ça, ils ont été habitués très jeunes. Donc ça, c'est vraiment lié à la socialisation de genre, où effectivement, on demandait plutôt aux jeunes filles qu'aux jeunes hommes de le faire. Et puis, ça va venir en fait se renforcer, parce qu'au moment de la formation à l'école, je l'ai dit un peu tout à l'heure, mais il y a une importance des formations professionnelles, des métiers du soin et du service à la personne dans les territoires ruraux. Donc, ces classes-là, elles existent et il faut les remplir. Donc, elles vont être incitées, principalement les jeunes femmes, à s'orienter vers ces filières-là. Donc, là aussi, ça va renforcer leur disposition. Donc, c'est extrêmement difficile après de savoir qu'est-ce qu'étaient leurs intentions initiales ou pas. Mais en tout cas, elles ont été accompagnées à adhérer à ce milieu-là et à développer des compétences qui sont ajustées à ce milieu-là, l'écoute, l'empathie. la patience, etc. Et puis ensuite, au moment de l'entrée sur le marché du travail, là aussi, comme dans les territoires ruraux, il y a une surreprésentation de ces métiers-là, eh bien, soit elles y sont ajustées dès le départ par leur formation, soit, si ce n'est pas le cas, les dispositifs d'insertion professionnelle vont les aiguiller, vont leur proposer ces emplois et potentiellement de reprendre des formations pour être ajustées à ces emplois. Donc voilà, il va y avoir des forces de rappel, en fait. qui vont les aiguiller progressivement vers ces secteurs-là. Mais en fait, effectivement, il n'y a rien de naturel là-dedans, mais il y a plutôt un accompagnement qui va se faire dès le départ, et qui va les faire s'ajuster progressivement à ces métiers-là, où elles se sentent bien, de fait, parce qu'elles ont été préparées à l'être. Et l'idée, ce n'est pas du tout de dire que ce sont des métiers qui ne sont pas... qui sont dégradants, qui ne sont pas satisfaisants, etc. C'est plutôt de dire que ce sont des métiers, en fait, qui appellent des compétences spécifiques. Ces compétences spécifiques, elles ne sont pas reconnues comme telles, en fait, parce qu'on fait cette association entre le féminin et les métiers du soin et du service à la personne. En gros, on considère que parce qu'on est une femme, on sait s'occuper des enfants, des personnes âgées, etc. C'est des qualités qui sont naturelles. La femme, elle est naturellement douce, elle écoute, etc. Et quand on fait ce raccourci-là, qui est complètement faux, qu'on oublie effectivement qu'elles ont appris des choses qui les ont progressivement ajustées, on ne va pas les reconnaître comme des compétences qu'il faut rémunérer, qu'il faut associer à des statuts spécifiques. Donc voilà, c'est ça la problématique qu'on veut souligner avec Fanny. Ce n'est pas de dire qu'il ne faut pas qu'elle fasse ces métiers-là, qu'elle devrait faire autre chose. Ce n'est pas la question. La question est de dire, d'abord, attention, effectivement, il y a une tendance qui fait qu'on les pousse massivement vers ces métiers-là. Mais ensuite, une fois cela dit, on ne dit pas qu'il ne faut pas qu'elle le fasse, mais il faut que... les compétences qu'elles investissent dedans soient reconnues. Donc, il faut arriver à expliciter ces compétences et faire en sorte que ça fasse l'objet d'une rémunération en conséquence, ce qui n'est pas le cas.

  • Speaker #0

    Oui, on est quand même sur des emplois écaires, difficiles, avec le poids, mais aussi ce sont des femmes qui sont beaucoup sur la route, les temps de trajet ne sont pas forcément comptabilisés comme du temps de travail. Il y a tout ça, des emplois du temps un peu morcelés, pour les aides à domicile notamment. Ça va ensemble. On ne peut pas s'empêcher, en lisant votre livre, alors je fais une généralité, moi en tout cas, je n'ai pas pu m'empêcher, de chercher la différence avec les garçons. Où est-ce qu'elle se situe, la différence ? Qu'est-ce qui est vraiment différent dans l'éducation ? Est-ce que vous avez eu l'exemple d'une fratrie dans laquelle la fille exprimait, en tout cas, que sa trajectoire avait été différente de celle d'un frère, par exemple, ou pas ?

  • Speaker #1

    Non, on n'a pas de cas comme ça parce qu'on ne les a pas du tout cherchés ces cas-là. Et c'est vrai que nous, étant donné qu'on voulait vraiment se centrer sur les femmes, on s'est centré sur les femmes pour ne pas avoir les cueils qu'on pouvait reprocher parfois à certains travaux qui disaient « on travaille sur les hommes et puis on va dire des choses sur les femmes, mais en passant par les hommes » . Donc nous, on n'a pas du tout la prétention de dire « c'est très différent pour les femmes par rapport aux hommes » parce qu'on n'a pas les moyens de le dire. Ceci étant, quand même... On remarque des choses qui sont quand même propres aux trajectoires féminines, notamment le fait que les couples dans lesquels elles sont, les conjoints sont moins diplômés qu'elles. Donc ça, ça a des effets quand même en termes d'aspiration culturelle. Elles ont quand même des aspirations culturelles qui sont plus importantes. Elles ont des ressources scolaires qui sont plus importantes que leurs conjoints. Et ce n'est pas anodin de dire ça. Donc elles aiment beaucoup la lecture, par exemple. Ça, on a été assez étonnés, en fait. de découvrir qu'un certain nombre d'entre elles adoraient lire. C'était vraiment un moment pour elles qui était très important. Il y a des spécificités aussi liées au secteur d'activité. On l'a dit, les métiers du soin et du service à la personne, il n'y a pas d'équivalent pour les hommes en tout cas. Et c'est effectivement des types de métiers où le temps partiel est important, où les contrats sont souvent à durée déterminée, où il y a une pénibilité physique. et psychiques importants. Donc, voilà. Là aussi, c'est quelque chose qui va un peu différer par rapport aux hommes. Et puis, ces jeunes femmes, elles sont quand même attendues aussi au niveau de l'éducation des enfants, même si elles sont pour la participation des hommes et que les hommes participent de plus en plus en tant que pères à l'éducation. C'est quand même sur elles que repose majoritairement cette charge-là. Donc, voilà. On va les retrouver aussi là-dessus. Elles cumulent quand même un certain nombre d'engagements qui ne sont pas comparables, je pense, qu'on ne va pas retrouver, ou du moins pas de la même manière chez les hommes.

  • Speaker #0

    Et peut-être le fil rouge de votre enquête, c'est de dire qu'on retrouve les femmes dans les défaillances de l'État social. Et en fait, ces rôles-là qu'endossent les femmes, ce sont des rôles que les services publics ont petit à petit... Petit à petit, désertées. En tout cas, là où il y a des failles, ce sont les femmes qui pensent et qui compensent, qui raccommodent. Tandis que les hommes, peut-être, on va les trouver spontanément, moi je pense à l'artisanat, des métiers d'ouvriers, dans l'agriculture. Ces domaines-là qui sont des domaines économiques privés, finalement. Alors que les femmes compensent le public.

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça, c'est que les femmes, on va les retrouver dans les services publics, quand même, les morceaux de services publics qui restent, où elles vont accepter effectivement des emplois du temps assez morcelés, avec s'occuper soit de la cantine pour des contrats de 6 heures par semaine, voilà, 6 heures par semaine, s'occuper de la cantine, ou de la garderie, ou du secrétariat de mairie qui n'est pas à temps plein. ou du bureau de poste qui ouvre trois demi-journées par semaine, etc. Donc voilà, ça va être des petits morceaux, où là, ça va être des jeunes femmes qui vont tenir ces emplois-là, qui vont aussi déborder un peu du travail salarié, ou en tout cas rémunéré, en faisant de l'activité bénévole, quand elles accompagnent les sorties scolaires, quand elles sont à l'animation, soit d'un club de Zumba, par exemple. ou de la bibliothèque municipale, où elles jouent de la clarinette lors des cérémonies du 8 mai. Donc voilà, ça aussi, c'est des éléments, c'est des moments où elles ne sont pas rémunérées, mais ça fait aussi une forme de service public quand elles vont s'occuper des personnes âgées en dehors du temps de travail aussi. Enfin voilà, elles font le lien et elles sont à la manœuvre pour ce lien social dans les campagnes. qui est en fait et qui devrait être portée effectivement par des institutions et par des activités rémunérées, sauf que ce n'est pas le cas. Et même quand on pense peut-être de manière plus ancienne aussi aux femmes dans les campagnes, on a souvent cette image des femmes qui font du comérage, qui sont toujours à parler les unes et les autres, qui font passer des informations, tout se sait dans les campagnes. Mais en même temps, c'est aussi une forme de service public dans le sens où les informations, elles sont transmises. Et ça... Et ça a son importance aussi de savoir qui s'est passé ça, qui s'est passé ça ou qui va se passer ça. Tout ça, ça participe à faire de l'animation au sein des territoires ruraux et à faire que les gens soient informés, soient reliés un peu à la centralité. Si elles ne font pas ce travail-là, personne d'autre le fait.

  • Speaker #0

    Votre étude, vous l'avez menée avant le Covid. Est-ce que depuis le Covid et depuis que le livre est sorti et qu'il a vécu ? est-ce qu'il y a des nouvelles réalités qui sont venues à vous ? En tout cas, est-ce que vous avez des nouveaux questionnements ? Est-ce que vous avez connaissance d'une évolution particulière post-Covid, par exemple ?

  • Speaker #1

    Alors, on n'a pas investigué encore, mais c'est vraiment quelque chose qu'on aimerait faire. On aimerait retourner voir ces jeunes femmes et voir ce qu'elles sont devenues. On a eu quelques petits échos au moment où le livre est paru. On a essayé de leur envoyer des petits messages et c'est vrai que certaines ont changé d'activité, certaines n'ont pas réussi à maintenir le salon de coiffure, le salon d'esthétique. Donc voilà, on aimerait bien un peu creuser sur justement la manière dont elles ont pu rencontrer des difficultés aussi dans l'accès à l'indépendance en termes statutaires, tenir un salon de coiffure, tenir un salon d'esthétique et comment... Ça tient ou non sur le long terme. D'autres nous avaient fait part du fait que c'était des métiers difficiles dans lesquels ils étaient, que ça n'allait pas durer longtemps. Donc voilà, je pense qu'on aimerait bien avoir un peu cette continuité, retourner un peu voir ce qui se passe et comment ça se matérialise un peu dans la durée.

  • Speaker #0

    Vous utilisez beaucoup le verbe « tenir » . C'est le titre du livre « Des femmes qui tiennent la campagne » . Et je me permets peut-être de lire les toutes dernières phrases vraiment de votre conclusion. Vous écrivez que l'absence de rétribution réelle comme symbolique de ces engagements au quotidien, l'invisibilisation des compétences pourtant nécessaires à ces emplois du CAIR et la négation de la valeur économique bien réelle des pratiques bénévoles et de l'organisation domestique peuvent aboutir tôt ou tard à une crise de confiance à l'égard de l'État et venir remettre en cause les équilibres sociaux que ces jeunes femmes contribuent quotidiennement à préserver dans les campagnes. Donc on entend dans cette tout dernière phrase du livre Un peu la menace de « et si elle venait à lâcher ? » et se poser collectivement la question de « est-ce que ça tient à un fil ? » et si oui... Quelle est l'étape d'après ? Politiquement, qu'est-ce qu'il faudrait faire d'après vous ?

  • Speaker #1

    Est-ce qu'elles vont lâcher ? En tout cas, collectivement, ce qui est compliqué, c'est qu'en fait, elles sont quand même isolées ou séparées. Donc, elles ne sont pas dans des organisations de travail qui vont favoriser le collectif et la prise de conscience collective et l'action collective. Donc, ça, c'est quelque chose qui fait qu'on peut être assez... Enfin, penser que ça va être difficile qu'elles résistent de manière collective. Généralement, ce qui arrive, en fait, c'est qu'elles vont d'abord craquer individuellement. En fait, c'est souvent ça, quoi. C'est-à-dire que, ben, soit elles n'en peuvent plus psychiquement, soit physiquement, en fait, elles craquent. Certaines sont blessées très jeunes, en fait, et ne peuvent plus travailler. Donc ça, c'est vraiment des formes de rupture, mais qui est, pour le coup, invisible. Mais ça fait partie quand même des risques à noter, c'est-à-dire que ces jeunes femmes, on ne peut pas les user, les épuiser à l'infini. Et puis après, politiquement, ça se traduit aussi dans les votes qu'elles font, c'est-à-dire qu'une partie d'entre elles va voter pour le Rassemblement national. Pas pour des raisons idéologiques, forcément, mais plutôt parce qu'elles se sentent abandonnées, en fait. par les autres parties qui ont pu exercer des responsabilités. Et c'est vraiment ça qu'elles nous disent, en fait. C'est-à-dire qu'elles ne trouvent pas de soutien dans les politiques qui sont développées à l'heure actuelle et qui leur semblent très très éloignées d'elles, à la fois en termes spatials, c'est-à-dire qu'elles ont vraiment le sentiment que la politique se fait depuis Paris et qu'elles ne considèrent pas du tout les espaces ruraux. Et puis par ailleurs que... Ça ne leur apporte pas du positif dans leur vie de tous les jours. Elles ont l'impression de s'investir et elles le font pour le coup, effectivement. Et voilà, il y a un sentiment d'abandon en fait. À la fois on les abandonne et puis en plus on les moralise un peu parce qu'on leur dit il ne faut pas trop prendre la route, il ne faut pas trop prendre la voiture, etc. Qui fait qu'elles se tournent vers des votes extrêmes par dépit en fait, plus que par conviction.

  • Speaker #0

    Oui, elle résonne un peu comme ça, votre conclusion aussi, de dire aux politiques, attention, vous jouez peut-être un peu avec le feu, en fragilisant ces jeunes femmes qui endossent tous ces rôles-là, mais par quoi passerait un début de solution d'après vous ? Est-ce que c'est dans la revalorisation d'abord financière de ces métiers-là, ou est-ce que ça ne suffirait pas finalement ? Quelles sont les pistes auxquelles vous avez pensé,

  • Speaker #1

    vous ? Alors ce qui est bien quand on est sociologue, c'est que nous on trouve les problèmes mais on n'a pas à chercher les solutions. Mais effectivement, un des problèmes importants à mon sens, et parfois c'est vrai quand on discute du livre, les gens nous disent « Ah mais il faudrait qu'elle quitte ces métiers-là, il faudrait qu'elle fasse autre chose, etc. » Mais bon non, c'est peut-être pas ça le problème. Peut-être qu'il faudrait effectivement déjà reconnaître ces métiers-là à leur juste valeur. Et peut-être que dans les EHPAD, il y ait plus de personnel. Donc voilà, les risques seraient moins importants, que les compétences qu'elles engagent dans leur métier fassent l'objet d'une réelle reconnaissance, mais ça c'est toujours la problématique de la voie professionnelle, des métiers du service à la personne ou des métiers administratifs aussi. On a vraiment une très faible reconnaissance des qualifications et des compétences qui sont associées, encore une fois, à des qualités naturelles, féminines. Donc là, il y a vraiment un gros chantier aussi. à avoir à ce niveau-là. Et puis, réinvestir aussi dans les services publics. Alors, ça peut paraître un peu illusoire à l'époque dans laquelle on vit actuellement, mais effectivement, redonner aussi de la valeur aux services publics en faisant en sorte qu'il y ait des bureaux de poste, qu'il y ait des agents municipaux qui soient payés pour tenir. Les bibliothèques municipales, tout ça effectivement montrer que ce qu'elles font, ce n'est pas gratuit, mais que ça a une valeur financière et pas seulement symbolique. Tout ça, je pense que ça apporterait aussi beaucoup et ça éviterait qu'elles se multiplient, qu'elles soient obligées d'être à la fois au travail, dans l'association, dans leur maison, à se démultiplier en permanence.

  • Speaker #0

    Peut-être Sophie, pour conclure, je vous propose de répondre à la question que je pose à tous les invités du podcast. C'est en quoi est-ce que vous croyez ?

  • Speaker #1

    En quoi est-ce que je crois ? Alors en ce moment... C'est difficile comme question. Ah là, vous me coincez. Je crois en la jeunesse, je pense. Peut-être quand même. Et puis, je crois que tout n'est pas écrit. Je ne sais pas si ça répond vraiment à la question, mais j'ai trouvé par exemple que... La révolte des Gilets jaunes, elle était assez inattendue en fait. Il peut se passer des choses inattendues et je trouve que c'est bien dans ce monde qui paraît assez déterminé et qui a l'air d'avoir une seule issue possible. Je crois en ces ruptures peut-être de trajectoire et j'espère qu'il y aura des ruptures de trajectoire. Donc voilà, je pense que la jeunesse, elle va participer et j'espère qu'elle va participer à... à cette rupture de trajectoire. Donc voilà.

  • Speaker #0

    Merci beaucoup Sophie. Merci de m'avoir reçue dans votre bureau de l'Université de Nantes où vous êtes enseignante chercheuse en sociologie, sociologue. Merci.

  • Speaker #1

    Merci à vous.

  • Speaker #0

    Merci d'avoir écouté ce nouvel épisode de Finta jusqu'au bout. J'espère qu'il vous a plu, inspiré, questionné et fait voyager peut-être. Si tu fais partie de ceux qui apprécient le podcast et qui veulent continuer. à cheminer avec moi dans les contrées à Véronèse, tu peux désormais soutenir financièrement le podcast. En donnant quelques euros par mois ou en faisant un don ponctuel, tu participes à renforcer l'indépendance éditoriale de Finta et tu valorises, par la même occasion, le temps que j'y consacre chaque semaine. Figure-toi que si chaque auditeur donne un euro par mois, Finta peut vivre sans publicité dès aujourd'hui. Le lien de la cagnotte est disponible en description de cet épisode. Et d'avance, moi, je vous dis merci. Si vous souhaitez continuer la discussion, je suis toujours curieuse de vous lire et d'échanger. Je vous propose que l'on se retrouve sur Facebook, sur Instagram ou sur le site fintapodcast.fr. Vous pouvez retrouver tous les précédents épisodes de Finta gratuitement sur les applications de podcast. Et pour recevoir chaque nouvel épisode directement dans votre boîte mail, vous pouvez aussi vous abonner. à la newsletter. Et pour que Finta vive, si vous appréciez le podcast et que vous souhaitez soutenir ce travail indépendant, partagez-le autour de vous. Consphérez-le à vos amis, parlez-en, c'est le meilleur soutien que vous puissiez nous apporter. A très bientôt.

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Elles sont infirmières, coiffeuses, aides à domicile, cantinières, secrétaires de mairie, institutrices, assistantes maternelles, auxiliaires de vie scolaire, esthéticiennes, aides-soignantes… On les retrouve dans les associations de parents d’élèves, le bureau des clubs sportifs, les bibliothèques municipales. Si l’on vit à la campagne, ce sont autant de visages qui nous viennent à l’esprit.


A travers tous ces rôles qu’elles endossent, parfois bénévolement et quasi-systématiquement sans une reconnaissance digne, qu’elle soit financière ou symbolique, ces femmes tiennent la campagne. Elles œuvrent à raccommoder un lien social fragilisé par la disparition de lieux de sociabilité et l’effritement des services publics en ruralité. Ce sont elles qui sont au cœur de l’enquête menée par les sociologues Sophie Orange et Fanny Renard, et ramassée dans le livre « Des femmes qui tiennent la campagne », paru en 2022 aux éditions La Dispute.


Dans leur spectre : des jeunes femmes, âgées de 20 à 30 ans, longtemps restées dans un angle mort de la sociologie rurale. Loin d’adopter un regard misérabiliste, les sociologues démontrent que les trajectoires locales de « celles qui restent » ne sont pas synonymes d’un manque d’ambition. Bien que ces jeunes femmes puissent être freinées dans leurs aspirations, et que ces mêmes aspirations puissent être minutieusement façonnées pour répondre aux besoins du territoire, notamment en les poussant vers les métiers du soin, les jeunes femmes mobilisent de puissantes ressources pour assoir leur indépendance, et même des formes de résistance.


Mais, à trop tirer sur la corde en mobilisant des compétences prétendument féminines et « naturelles », ce travail enduré par les femmes n’est jamais reconnu, considéré comme « normal », ayant toujours existé. Avec le risque de les user irrémédiablement, et de voir vaciller l’équilibre social qu’elles maintiennent coûte que coûte.


Pour mieux comprendre cette enquête sociologique, je suis allée à la rencontre de Sophie Orange, à l’université de Nantes. C’est l’entretien que je vous propose d’écouter au micro de Finta ! en ce 8 mars 2025, journée internationale pour les droits des femmes. Pour commencer, j’ai demandé à Sophie Orange quel lien la reliait, elle, à la campagne.


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Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    de s'engager, aujourd'hui pour demain. Je suis Lola Cross et j'arpente ce bout de campagne depuis dix ans comme journaliste. Avec Finta, je vous invite à croiser des regards, à Finter de plus près. Et ça commence tout de suite. Elles sont infirmières, coiffeuses, aides à domicile, cantinières, secrétaires de mairie, institutrices, assistantes maternelles, auxiliaires de vie scolaire, esthéticiennes, aides soignantes. On les retrouve dans les associations de parents d'élèves. le bureau des clubs sportifs, les bibliothèques municipales. Si l'on vit à la campagne, ce sont autant de visages qui nous viennent à l'esprit. À travers tous ces rôles qu'elles endossent, parfois bénévolement et quasi systématiquement sans une reconnaissance digne, qu'elle soit financière ou symbolique, ces femmes tiennent la campagne. Elles œuvrent à raccommoder un lien social fragilisé par la disparition de lieux de sociabilité et l'effritement. des services publics en ruralité. Ce sont elles qui sont au cœur de l'enquête menée par les sociologues Sophie Orange et Fanny Renard et ramassée dans le livre « Des femmes qui tiennent la campagne » paru en 2022 aux éditions La Dispute. Dans leur spectre, des jeunes femmes âgées de 20 à 30 ans longtemps restées dans un angle mort de la sociologie rurale, loin d'adopter un regard misérabiliste Les sociologues démontrent que les trajectoires locales de celles qui restent ne sont pas synonymes d'un manque d'ambition. Bien que ces jeunes femmes puissent être freinées dans leurs aspirations et que ces mêmes aspirations puissent être minutieusement façonnées pour répondre aux besoins du territoire, notamment en les poussant vers les métiers du soin, les jeunes femmes mobilisent de puissantes ressources pour asseoir leur indépendance et même une forme de résistance. Mais à trop tirer sur la corde en mobilisant des compétences prétendument féminines et naturelles, ce travail enduré par les femmes n'est jamais reconnu, considéré comme normal, comme ayant toujours existé, avec le risque de les user irrémédiablement et de voir vaciller l'équilibre social qu'elles maintiennent, tout que coûte. Pour mieux comprendre cette enquête sociologique, je suis allée à la rencontre de Sophie Orange, à l'université de Nantes, Et c'est l'entretien que je vous propose d'écouter au micro de Finta en ce 8 mars 2025, journée internationale pour les droits des femmes. Pour commencer, j'ai demandé à Sophie Orange quel lien la relier, elle, à la campagne.

  • Speaker #1

    Moi, ce qui me lie à la campagne, d'abord j'ai un peu grandi à la campagne quand même, dans la Manche, en Normandie, entre mes 3 ans et mes 15 ans. J'ai une expérience un peu de jeunesse à la campagne. Et puis, quand je pense à la campagne, je pense beaucoup à mes grands-parents aussi, qui étaient agriculteurs dans le Massif Central, près de Saint-Étienne. Et ma grand-mère, il vit toujours à Sainte-Croix-en-Jarret, dans la Loire. Et voilà, pour moi, c'est aussi ça, la campagne.

  • Speaker #0

    Ce n'est pas forcément votre premier sujet d'études, pour le coup. Ce n'est pas les ruralités qui sont au cœur de votre travail de sociologue. Alors, ça m'intéresse comment vous y êtes arrivé à ce sujet ? avec Fanny Renard, des femmes qui tiennent la campagne, ce qui est devenu le livre à l'issue de votre travail sociologique. Il est où le point de départ ?

  • Speaker #1

    Le point de départ, il est dans nos travaux précédents. Moi, j'avais travaillé sur les étudiants de BTS pendant ma thèse et un certain nombre d'entre eux, alors mon enquête, elle se situait dans la région Poitou-Charentes, qui est une région qui est assez rurale. Donc, un certain nombre d'entre eux résidaient dans des petites communes, dans des petits villages. Et puis Fanny Renard, elle était aussi à Poitiers à cette époque-là, et elle avait travaillé notamment sur les salons de coiffure, sur la formation professionnelle, et là aussi elle s'est trouvée avec des enquêtés qui résidaient dans les territoires ruraux. Donc voilà, c'est parti de là un petit peu cette idée de travail sur la campagne. En discussion aussi avec d'autres chercheurs, notamment Benoît Cocard, qui était présent aussi à Poitiers, à l'époque a fait sa thèse à Poitiers, et qui lui travaillait sur les jeunes hommes. C'est vrai qu'on avait ce constat qui était de dire que finalement les femmes, on ne les voyait pas beaucoup dans les travaux sur la ruralité, ce qui pouvait parfois conduire à ce qu'on considère que les femmes étaient invisibles ou inactives, qu'elles s'ennuyaient dans les campagnes. Et nous, ça ne nous satisfaisait pas trop avec Fanny, donc on avait envie de montrer en fait cette activité féminine et montrer un petit peu comment elle contribuait à la vie locale par d'autres moyens, d'autres manières en fait que les hommes. Donc voilà, c'est parti de là en fait cette envie de travailler ensemble sur la campagne, à la fois une affinité de recherche et puis un manque qui nous semblait présent dans la littérature scientifique.

  • Speaker #0

    Donc Benoît Cocard, lui, qui a écrit « Ceux qui restent » , avec plutôt un terrain d'enquête dans l'Est, le Nord-Est, mais je ne sais plus précisément...

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça, dans la Marne, la Haute-Marne, je crois, oui, dans l'Est. Effectivement, on n'est pas sur les mêmes campagnes du tout. Et puis, son travail, il fait suite aussi au travail de Nicolas Reinaï, qui était aussi dans ces campagnes-là. Voilà, mais indépendamment de la situation économique ou industrielle des campagnes, il nous semblait quand même que... Voilà, il manquait un regard direct focalisé sur les femmes.

  • Speaker #0

    Et donc, avec quelle hypothèse de départ est-ce que vous partez toutes les deux ?

  • Speaker #1

    Au tout début, qu'est-ce qu'on veut montrer ? Déjà, on veut montrer effectivement que ces jeunes femmes, on ne peut pas les regarder en négatif. Parce que c'est vrai que dans les travaux qui existaient jusqu'alors, elles étaient en négatif parce qu'elles étaient racontées par les hommes, ou elles étaient dans l'ombre des hommes, ou elles étaient vues par le prisme de lieux plutôt masculins. Donc forcément, elles étaient toujours... dans une forme de second rôle, on pourrait dire. Et nous, ça ne nous semblait pas correspondre à ce qu'on avait pu entrevoir dans les travaux qu'on avait menés, où il nous semblait que c'était des jeunes femmes qui avaient leur indépendance, qui avaient leur autonomie, qui avaient des aspirations scolaires, qui avaient des aspirations professionnelles, que ça se traduisait effectivement par le fait qu'elles pouvaient rester à proximité de chez leurs parents, mais ça ne voulait pas dire qu'elles n'avaient pas d'ambition. particulières ou qu'elles n'avaient pas des trajectoires d'ascension sociale aussi. Donc voilà, vraiment essayer de, vraiment au tout départ, les regarder en positif. C'est-à-dire vraiment, on enlève les filtres, on enlève les prismes déformants et on essaie de documenter très précisément ce qu'elles font à la campagne.

  • Speaker #0

    Donc ce sont celles qui ont choisi d'y rester, pour le coup. Et ce qui vous intéressait, c'était de voir à la fois leur parcours scolaire, puis leur insertion professionnelle. Et aussi toute la sphère privée, ou est-ce que ce sont des briques que vous avez ajoutées petit à petit ?

  • Speaker #1

    Alors en fait, l'enquête au départ, on était assez dépendante des financements qu'on a eus pour faire cette recherche, puisque c'était une post-enquête liée à l'enquête sur les ressources des jeunes de la DRESS et de l'INSEE. Et donc nous, on avait répondu à cet appel pour avoir justement un peu les moyens de faire ce qu'on avait envie de faire. Donc on avait dit qu'on allait travailler sur les jeunes femmes dans les territoires ruraux et sur ce qu'était être jeune, le passage à l'âge adulte dans les territoires ruraux pour les femmes. Et donc on avait des jeunes femmes qui étaient déjà sélectionnées, elles avaient déjà participé à cette enquête, donc on ne pouvait pas les prendre comme on voulait. Donc on a été un peu dépendante de ça. Et en les sélectionnant, mais en tout cas en retrouvant celles qui voulaient... bien encore participé à l'enquête, il s'est avéré que c'était des jeunes femmes qui, pour une grande majorité, n'avaient pas déménagé très loin de chez leurs parents. C'est-à-dire qu'elles vivaient à la campagne, mais elles vivaient surtout dans la campagne d'où elles venaient au départ. Donc ça, c'est plutôt un résultat d'enquête. C'est pas nous qui avons absolument voulu travailler sur ces jeunes femmes qui restent, mais on a eu, par construction, en tout cas, un des résultats. était qu'une grande partie reste à proximité. Et c'est des choses que j'avais déjà pu voir dans mon enquête sur les étudiants de BTS, parce que je les avais suivis pendant leur formation. Donc les BTS, c'est quand même des formations de l'enseignement supérieur qui sont présentes assez largement dans tout le territoire. Ça fait partie de l'enseignement supérieur un peu de proximité, parce qu'on n'est pas obligé d'aller dans les grandes villes universitaires pour pouvoir suivre ces formations. Et j'avais constaté qu'un certain nombre de jeunes filles, de jeunes femmes, faisait un BTS après le bac, et puis après, trouvait à s'insérer localement. Donc, elle venait du lycée du coin, allait dans le BTS qui était dans le même lycée, et puis ensuite, elle allait s'insérer à côté. Donc, il y avait vraiment ce que j'avais appelé des circuits courts de formation-emploi, en fait, et qu'on a retrouvé aussi avec Fanny Renard, en interrogeant ces jeunes femmes qui avaient déjà été interrogées par l'enquête précédente.

  • Speaker #0

    C'est ce que vous disiez... de Benoît Cocard qui était dans une autre ruralité. Ça sous-entend que le terrain que vous choisissez vient avec des réalités différentes. On ne peut pas résumer la ruralité française comme si c'était un tout homogène. Comment vous définiriez telle sur laquelle vous avez travaillé ? Qu'est-ce qui la caractérise ?

  • Speaker #1

    Alors ça, c'est une question qu'on s'est posée notamment dans l'écriture du livre parce qu'on s'est demandé comment les qualifier, comment les caractériser. Je crois qu'on les a appelées les campagnes actives ou dynamiques peut-être, je ne sais plus. Mais c'était effectivement pour montrer qu'on était dans une situation contrastée par rapport aux campagnes un peu sinistrées du Grand Est. Nous, on a des campagnes, tendanciellement, là aussi, on est obligé un petit peu de faire un gros trait, parce qu'il y a aussi forcément, plus on affine la granulométrie, plus il va y avoir des différences internes. Mais en gros, on peut caractériser ces campagnes sur lesquelles on a travaillé de dynamique à la fois démographiquement, ce sont plutôt des communes qui gagnent en population. Et puis dynamique aussi économiquement, il y a de l'emploi, il y a un taux de chômage qui est plutôt inférieur à la moyenne nationale. On a pour le Grand Ouest un tissu de PME, PMI qui est plutôt aussi assez actif. On a aussi comme spécificité... Le fait qu'on a un tissu associatif qui est très développé dans l'Ouest, et puis aussi une configuration scolaire qui est particulière. On a beaucoup d'établissements, en fait, alors là aussi, ça va un peu à contre-courant avec les représentations qu'on peut avoir de la ruralité, où on a l'impression qu'il n'y a rien. Là, il y a plutôt beaucoup d'établissements scolaires, notamment avec la part du privé qui est importante. Dans l'Ouest, en Pays de la Loire, on est à peu près à 50%, 50%, donc moitié privé, moitié public. Et ça, dès l'enseignement primaire. Et puis, on a aussi des maisons familiales rurales qui sont assez développées aussi dans les territoires qu'on a enquêtés. Et le poids de l'apprentissage aussi est également assez important. Donc, voilà un petit peu ce qui caractérise nos territoires.

  • Speaker #0

    Ça fait partie de ce qui m'intéressait aussi pour vous rencontrer, parce qu'en fait, on se rend compte que l'Aveyron se retrouve dans beaucoup de ces caractéristiques-là. Peut-être avant d'entrer dans le détail, qu'est-ce qui vous a le plus surprise, vous, peut-être, dans votre enquête ? Quelque chose que vous ne vous attendiez pas à découvrir, à documenter ?

  • Speaker #1

    La surprise, peut-être, c'est l'activité et la suractivité, j'ai envie de dire, de ces jeunes femmes. C'est vrai que, je l'ai dit tout à l'heure, on n'était pas tout à fait satisfaites des analyses qui les montraient un peu repliées au foyer, un peu isolées. un peu prise forcément dans les groupes de sociabilité masculin, et n'ayant pas d'activité à elles. Et en fait, on s'est rendu compte que ces jeunes femmes, même en les cherchant, donc, à cause de la méthode de sélection qui fait qu'elles étaient assez séparées, qu'elles n'avaient rien à voir les unes avec les autres, on retrouvait des choses assez communes entre elles, c'est qu'elles sont impliquées à la fois professionnellement, elles sont impliquées également au sein de la famille, enfin, domestiquement, on pourrait dire. très investies dans la scolarité des enfants, très en lien avec leur famille, la fratrie, les grands-parents aussi, où elles vont rendre des services à leurs grands-parents depuis leur plus jeune âge, et puis aussi dans les loisirs et dans les activités associatives de la commune. Donc voilà, vraiment une superposition d'engagement qu'on n'avait pas forcément prévu au départ. On pensait effectivement qu'elles ne faisaient pas rien, mais on ne pensait pas qu'elles faisaient... autant dans leur commune et dans leur territoire d'origine.

  • Speaker #0

    Et pas forcément, pour le coup, dans l'intimité du foyer. C'est aussi des activités tournées vers l'extérieur, c'est ce que vous dites ?

  • Speaker #1

    Oui, aussi. C'est-à-dire, effectivement, que quand on va chercher ces jeunes femmes sur les stades de foot ou dans les cafés, effectivement, on ne les trouve pas forcément. Mais parce qu'elles ne sont pas forcément là. Mais on va les trouver notamment dans des lieux, alors qu'on a appelé les institutions féminines. notamment tous les salons de coiffure, les salons de beauté aussi, les salons d'esthétique qui sont très dynamiques dans les territoires ruraux, même si là aussi on n'y pense pas forcément. Également dans les EHPAD, également dans les écoles, les assistantes maternelles qui vont être présentes aussi dans les associations qui tiennent les bibliothèques municipales, les secrétaires de mairie, etc. Tout ça en fait c'est des petits pôles où on va avoir beaucoup de... Beaucoup de femmes qui vont participer à entretenir le lien social, à diffuser les informations, à assurer des activités qui devraient parfois être de l'ordre du service public mais qui ne sont plus forcément prises en charge par le service public. Tout ça, en fait, elle gravite et effectivement, il y a un certain nombre de lieux, y compris à l'extérieur, où elles vont se trouver.

  • Speaker #0

    Je me permets de… de lire une partie de la quatrième de couverture de votre livre pour être fidèle à vos mots. Donc vous écrivez, dans les campagnes face au retrait de l'état social, une bande de femmes participe à tenir les services essentiels, petite enfance avec les assistantes maternelles, les ATSEM, enfance avec les auxiliaires de vie scolaire, les enseignantes, mais aussi grand âge avec les aides à domicile, les aides soignantes. Face à la disparition des cafés et des lieux de sociabilité traditionnels, une armée de réserves de bénévoles aux féminins, s'engage dans l'animation des associations et des institutions locales, bibliothèques municipales, associations de parents d'élèves, clubs sportifs, casernes de pompiers, etc. Face à la fermeture des commerces de proximité, quelques professions résistent malgré tout dans les communes, comme les coiffeuses et les esthéticiennes. Et si elles tiennent la campagne autant qu'elles tiennent à la campagne, c'est que des institutions locales comme l'école, les missions locales, les entreprises ou encore les collectivités territoriales n'ont pas intérêt à ce qu'elles la quittent. Et moi, ça a été évidemment la plus grosse surprise en vous lisant, c'est de réaliser qu'elles sont retenues, ces jeunes femmes, et qu'il y a une institutionnalisation de ce lien, de ce fait de retenir les jeunes femmes. Comment ça se passe concrètement ? Est-ce que vous pouvez incarner ? cette conclusion de votre enquête ?

  • Speaker #1

    Oui, tout à fait. Alors, il faut bien comprendre quand on dit qu'elles sont retenues, elles ne sont pas retenues de manière consciente et forcément programmée par les institutions. En fait, ce qu'on voulait montrer, c'était peut-être un discours un peu différent de ce qu'on entend parfois quand on dit, voilà, ce sont des jeunes femmes qui n'ont pas réussi à partir. Elles n'ont pas réussi à partir. Elles n'avaient pas les ressources, elles n'avaient pas les compétences pour partir. Donc, c'est un peu celle qui reste en retrait, celle qui reste, en fait. Et là, c'est un prisme un peu négatif, parce que ça considère effectivement qu'elles, elles sont encore une fois en déficit par rapport à celles qui ont pu accéder à la ville, ont pu accéder aux études longues, etc. Donc, on voulait vraiment s'extraire d'une vision très normative, très morale, moralisante peut-être un peu de... de l'entrée dans l'âge adulte et dire on essaie de considérer qu'est-ce qui fait qu'elles restent. Et on ne voulait pas non plus dire qu'elles restent parce qu'elles sont attachées à leur territoire. Parce que là aussi, c'est un peu psychologisant pour le coup. C'est-à-dire, elles ne peuvent pas quitter leur conjoint, elles ne peuvent pas quitter leurs parents, etc. Et montrer qu'en fait, ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. C'est effectivement, quand on regarde un petit peu quel est leur rôle et comment elles participent à la vie locale, à la fois dans les écoles, puis après dans le marché du travail, puis... dans les associations, dans les collectivités territoriales, on voit qu'elles ont eu un rôle à jouer et qu'elles vont pouvoir mettre des compétences au service de ces différentes institutions. Donc on a vraiment voulu retourner le questionnement, pas se demander pourquoi est-ce qu'elles ne partent pas, mais qu'est-ce qui les fait rester en fait, et qu'est-ce qui les fait rester sans forcément leur demander à elles ce qui les fait rester. Parce qu'on considère aussi en sociologie que... finalement, les individus, ils ne savent pas toujours pourquoi ils font ce qu'ils font, ils sont pris dans des contraintes, ils sont pris dans des impératifs, et ils essaient de mettre tout ça en cohérence, et généralement, si on demande aux gens pourquoi ils font le métier qu'ils font, ils vont dire, parce que je voulais le faire. En tout cas, on essaie de se mettre un peu en lien, de s'aligner un petit peu, c'est comme ça qu'on vit bien les choses. Et là, donc, on s'est dit, finalement, on va leur demander, bien sûr, mais c'est pas notre question, en fait. On va essayer de comprendre dans quoi elles sont prises, dans quelle configuration elles sont prises. et qui a contribué finalement à les attacher progressivement au territoire. C'est pour ça que d'abord, on travaille sur l'école, on montre que l'école et toutes ces formations que j'ai évoquées tout à l'heure, notamment des formations professionnelles, elles ont intérêt à être pleines. Donc, il va falloir recruter des jeunes femmes qui vont venir dans ces formations du soin et du service à la personne qui sont très développées dans les campagnes. Une fois que c'est fait, après, il se trouve que c'est ajusté au marché du travail. Donc là, le marché du travail, il a intérêt à retenir ses diplômés pour... pour pouvoir avoir des personnes qui vont être dans les EHPAD, qui vont pouvoir être aide à domicile, qui vont pouvoir être assistante maternelle, aide soignante. Donc là aussi, il va y avoir un travail des institutions qui vont proposer, par exemple, les entreprises vont proposer des CDI assez rapidement, ou vont proposer des titularisations assez rapidement, vont aider les jeunes femmes à passer des concours aussi pour rester en poste plus longtemps, etc. Donc ça va les attacher. Pendant ce temps, elles sont prises aussi dans leur réseau familial. dans lesquelles elles vont puiser des ressources et aussi transférer des ressources. Donc là aussi, ça contribue à tisser des liens qui vont être difficiles ensuite à rompre. Et puis, elles vont aussi construire leur engagement familial propre et puis leurs engagements associatifs. Et tout ça, en fait, va les tenir effectivement dans une configuration où elles vont être attachées au sens figuré au territoire.

  • Speaker #0

    Est-ce que justement vous avez eu des contacts avec des employeurs, avec des élus ou des agents de collectivités territoriales qui conscientisent ce besoin de garder les jeunes filles ou pas ?

  • Speaker #1

    Non, on n'a pas fait ce choix-là parce qu'effectivement, à nous, c'est notre analyse qui est arrivée par la suite. Nous, on a travaillé essentiellement sur ces jeunes femmes et sur la manière dont elles documentaient leur trajectoire. Et c'est à partir des indicateurs qu'elles nous donnaient, des éléments qu'elles nous donnaient qu'on a... considéré effectivement que voilà, il y avait des choses qui allaient un peu dans le même sens et qui nous permettaient en fait d'interpréter ça dans ce sens-là. Mais non, on n'a pas travaillé directement sur, là non plus, sur les employeurs qui peut-être ne le formuleraient pas comme ça non plus et peut-être ne le conscientiseraient pas comme ça non plus. On se rend bien compte qu'il y a des régularités dans ces trajectoires-là qui ne peuvent pas être liées uniquement à des intentions personnelles. Donc on voit bien qu'il se joue autre chose au niveau de l'espace local et qui fait que tous ces micro-engagements, ces formes de redevabilité aussi, c'est-à-dire que vous ouvrez un salon de coiffure, vous avez des clients qui vous font confiance, qui vous confient leur intimité, alors vous ne pouvez pas les abandonner, vous ne pouvez pas fermer le salon de coiffure, etc. Tout ça, ça vous attache en fait par une série de dons contre dons finalement progressifs.

  • Speaker #0

    Et avec la puissance aussi des interconnexions qui font que la coiffeuse ou l'esthéticienne, potentiellement, elle va croiser ses clients, ses clientes dans l'association des parents d'élèves, au club de foot le dimanche et qu'en fait, on est d'autant plus redevable qu'on est liés les uns aux autres et qu'on n'est pas liés que d'une seule manière.

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça. Oui, c'est vraiment la spécificité des territoires. Ruraux, c'est cette superposition des sphères sociales où le voisin va être aussi notre collègue, mais va être effectivement aussi la personne avec qui on va être engagé associativement ou parent d'élève, etc. Donc effectivement, on ne peut pas s'extraire. En tout cas, si on peut s'extraire d'une sphère, on est pris par une autre. Donc voilà, ça rend effectivement compliqués les formes de désengagement dans l'espace local.

  • Speaker #0

    Et avec... C'est marrant parce qu'on dirait presque un oignon, on rajoute des couches, mais il y a aussi l'importance de la réputation, de la notoriété d'une famille qui fait qu'on engage sa famille avec soi. En tout cas, on n'est pas considéré que dans sa part individuelle, mais on porte avec nous l'honneur presque d'une famille. On peut rajouter aussi le fait que les femmes travaillent aujourd'hui beaucoup plus qu'hier. ça va avec la tertiarisation du marché du travail et sa féminisation. On rajoute aussi, et ce qui est intéressant dans votre livre, vous le reprenez à plusieurs endroits, c'est que ces jeunes filles-là sont plus diplômées aussi que leurs parents et parfois même que leurs conjoints. Donc il y a aussi cette incitation des parents à continuer les études. Tout ça, ça participe de même chez NON, qui entoure ces jeunes filles.

  • Speaker #1

    Oui, en tout cas, ça participe au fait qu'elles vont apporter des choses dans les territoires ruraux. Et là aussi, c'est vraiment ce qu'on voulait montrer avec Fanny, c'est vraiment de dire que ces jeunes femmes, elles ne sont pas sans ressources, elles ne sont pas sans compétences. Elles sont effectivement dans des situations professionnelles qui peuvent être comparables à celles de leur mère, parce qu'elles ont effectivement accès à des emplois qui sont plutôt... subalternes, un peu comme leur mère lorsqu'elle travaillait. Elles habitent à proximité, donc elles n'ont pas fait ni un déplacement social important, ni un déplacement géographique important. Néanmoins, effectivement, elles ont fait des études plus longues. Et ça a des effets, parce qu'on voit que ce sont des jeunes femmes qui ont des savoirs, des savoir-faire qui sont plus importants que leur mère. Donc elles ont des connaissances en termes de tout ce qui va être les normes sanitaires, les normes éducatives. Et tout ça, c'est extrêmement important parce qu'elles vont les investir soit dans leur métier, si elles deviennent assistantes maternelles, soit aide-soignante, ça va aussi leur servir, aide à domicile, ça va également leur servir, mais dans leur engagement associatif aussi, quand il faut accompagner une sortie scolaire. Voilà, donc tout ça, effectivement, elles ont un profil et des ressources qu'elles font valoir et qu'elles peuvent faire valoir auprès de... auprès du territoire. Donc ça, c'était vraiment important pour nous de montrer ça, c'est-à-dire, encore une fois, arrêter de considérer que ces jeunes femmes, c'est un peu celles qui n'ont pas pu partir, celles qui ont moins que les autres, celles qui sont moins diplômées, etc. Non, elles sont plus. Elles sont plus que leurs mères et elles apportent des choses vraiment qui ne sont pas reconnues à leur juste valeur dans les emplois ou dans les engagements bénévoles qu'elles font ou même dans la maison, c'est-à-dire quand elles sont... Quand elles parlent de l'éducation qu'elles font avec leurs enfants, elles apportent des éléments aussi. Elles sont hyper stimulantes auprès des enfants. Elles vont essayer d'utiliser ce qu'elles ont appris à l'école. Mais tout ça, c'est des choses qui ne sont pas reconnues.

  • Speaker #0

    Et c'est particulièrement ces compétences sociales-là qui sont aussi recherchées par les employeurs. C'est ce que vous montrez. Ce n'est pas simplement leurs compétences professionnelles, c'est ce tout-là qu'elles représentent qui est précieux. pour des employeurs localement et qui n'est pas reconnu il y a une filée.

  • Speaker #1

    En tout cas, je ne sais pas s'ils ont conscience effectivement de ces ressources-là auxquelles ils ont accès, ces employeurs, mais de fait, ils ont affaire à des jeunes femmes qui sont à proximité, qui ont des compétences scolaires parfois supérieures à ce qui est attendu dans les métiers et qui... qu'elles vont mettre au service de ces emplois. Donc voilà, je pense au cas d'une jeune femme qui est aide-soignante dans un EHPAD, qui a donc son diplôme d'aide-soignante, qui va être la seule au sein de l'EHPAD à pouvoir suppléer à l'infirmière quand l'infirmière n'est pas là parce qu'elle a ses compétences en matière de soins. Donc sa présence, elle est requise. Quand elle n'est pas là... parfois son employeur l'appelle parce qu'il sait qu'elle n'est pas loin, donc est-ce que tu ne peux pas venir, etc., pour faire les sorties ? Voilà, donc ça. Et puis, elle est extrêmement fatiguée, c'est difficile pour elle, c'est pénible comme emploi, c'est très peu rémunéré. Mais malgré tout, elle a des dispositions à l'organisation, elle propose un nouveau planning à son supérieur pour dire, peut-être que là, si on organise les plannings des filles autrement. je peux être là chaque jour un petit peu, comme ça, ça permet de faciliter les transitions, etc. Donc voilà, on voit comment ça apporte des choses, elles apportent des choses qui effectivement sont extrêmement appréciables pour les employeurs qui potentiellement ne s'en rendent même pas compte et qui n'est absolument pas dans leur fiche de poste et pas du tout valorisée par un statut ou par une rémunération ajustée.

  • Speaker #0

    Vous rappelez systématiquement que le regard que vous avez choisi de porter sur ces jeunes femmes, c'est un regard qui est volontairement complexe, parce qu'il n'y a pas ce regard misérabiliste à poser sur ces jeunes femmes, dans le sens où, même si elles paraissent freiner dans leurs aspirations, elles sont sélectionnées pour leurs compétences, et que ces trajectoires-là, locales, ce sont des voies d'émancipation et aussi de résistance. Qu'est-ce que ça veut dire ?

  • Speaker #1

    En fait, assez paradoxalement, le fait... qu'elles ne soient pas parties dans une grande ville, qu'elles ne se soient pas détachées de leur famille d'origine, ça va leur rendre possible l'accès à un certain nombre de ressources. Par exemple, ça va leur rendre possible l'accès à des formations, c'est-à-dire que les parents, la famille élargie va pouvoir venir prêter main forte s'il faut garder des enfants en bas âge, ou s'il y a besoin d'un complément de revenu pendant un temps, il peut y avoir des ressources matérielles qui peuvent être données. Donc ça peut aider à la reprise d'une formation, ça peut aider à l'entrée dans l'emploi ou à l'installation à son compte, par exemple, pour les esthéticiennes ou les coiffeuses. Ça peut aider également pour garder les enfants et pour faire des sorties, pour prendre soin de soi, avoir du temps pour soi aussi. Donc voilà, ça rend possible l'accès à l'indépendance, alors même si ça peut paraître assez paradoxal, mais à l'indépendance financière. Et puis au fait d'accéder... Aux normes de la jeunesse qu'on va pouvoir retrouver chez les étudiants ou chez celles et ceux qui font des études plus longues. Parce qu'on peut prétendre avoir des activités de loisirs, avoir du temps pour soi, avoir du temps avec les copines, du temps pour le couple aussi. Parce qu'il y a cet appui familial à côté.

  • Speaker #0

    Et en quoi ce seraient des voies de résistance alors ? Parce que ce que vous écrivez, si je me souviens bien, c'est que ces jeunes filles, c'est ce que vous disiez aussi dans l'éducation, elles ne sont pas à reproduire le climat traditionnel, en tout cas elles ne sont pas passéistes dans leur manière de vivre. Oui, oui,

  • Speaker #1

    peut-être. Alors oui, leur trajectoire va montrer plusieurs choses. Elle va montrer effectivement le fait qu'elles vont avoir... leurs propres normes et leurs propres valeurs qui va effectivement pouvoir être en décalage avec leurs parents et les normes d'éducation, par exemple, qu'elles vont pouvoir opposer à ce que leur mère va dire. Donc là, il va y avoir ces types de résistances-là. Elles sont aussi porteuses d'un discours d'égalité entre les sexes qui ne va pas toujours se matérialiser. Effectivement, mais en tout cas, elles sont pour le partage des tâches au sein du couple. même si après, c'est plutôt elles quand même qui font les tâches domestiques. Mais c'est important quand même pour elles de porter ce discours-là. Elles sont impliquées dans l'action citoyenne, on va dire, à la fois par leur engagement associatif, mais aussi par le fait qu'elles sont attachées au vote et elles participent aux élections de manière très sérieuse. Et puis aussi, elles vont avoir des possibilités de résistance dans le sens où... Si ça ne marche pas avec leur conjoint, elles s'autorisent à le quitter aussi parce que justement elles ont aussi ces ressources familiales à proximité qui rend possible le fait de quitter son conjoint et de considérer qu'on n'est pas enfermé dans un couple si ça ne fonctionne pas. De même dans l'emploi, si un employeur... est tout à fait insatisfaisant, même si on le dit, il y a quand même des mécanismes qui retiennent malgré tout. Mais quand ça ne fonctionne pas vraiment, elles s'autorisent aussi à se mettre à leur compte, à se mettre en chèque emploi-service. On a vu aussi ce type de trajectoire-là.

  • Speaker #0

    Parmi toutes les jeunes filles que vous avez enquêtées, 50% d'entre elles sont dans les métiers du soin et du service à la personne. Et vous dites que... C'est loin d'être une vocation naturelle, en fait, le soin pour les jeunes filles. On pourrait le penser, parce que ça revient tellement massivement, et votre étude en est la preuve. Vous, vous dites qu'il y a une imposition de cette vocation du care, du soin. C'est un cadrage institutionnel des aspirations. En fait, ça veut dire quoi ? Qu'on met une petite graine dans la tête des filles en disant qu'elles seront d'excellentes professionnelles dans ce milieu-là ?

  • Speaker #1

    En tout cas, disons que dans leur trajectoire sociale, beaucoup de choses sont faites pour les canaliser, les orienter, les aiguiller vers ces métiers-là, vers ces secteurs-là. Alors c'est vrai que nous, ce qu'on a constaté chez ces jeunes femmes, c'est que très jeunes, elles étaient habituées à s'occuper de leurs grands-parents, soit leur rendre visite, soit passer du temps avec eux, faire des activités de loisirs avec eux. ou même parfois leur prodiguer des petits soins, par exemple, changer un pansement, etc. Donc ça, ils ont été habitués très jeunes. Donc ça, c'est vraiment lié à la socialisation de genre, où effectivement, on demandait plutôt aux jeunes filles qu'aux jeunes hommes de le faire. Et puis, ça va venir en fait se renforcer, parce qu'au moment de la formation à l'école, je l'ai dit un peu tout à l'heure, mais il y a une importance des formations professionnelles, des métiers du soin et du service à la personne dans les territoires ruraux. Donc, ces classes-là, elles existent et il faut les remplir. Donc, elles vont être incitées, principalement les jeunes femmes, à s'orienter vers ces filières-là. Donc, là aussi, ça va renforcer leur disposition. Donc, c'est extrêmement difficile après de savoir qu'est-ce qu'étaient leurs intentions initiales ou pas. Mais en tout cas, elles ont été accompagnées à adhérer à ce milieu-là et à développer des compétences qui sont ajustées à ce milieu-là, l'écoute, l'empathie. la patience, etc. Et puis ensuite, au moment de l'entrée sur le marché du travail, là aussi, comme dans les territoires ruraux, il y a une surreprésentation de ces métiers-là, eh bien, soit elles y sont ajustées dès le départ par leur formation, soit, si ce n'est pas le cas, les dispositifs d'insertion professionnelle vont les aiguiller, vont leur proposer ces emplois et potentiellement de reprendre des formations pour être ajustées à ces emplois. Donc voilà, il va y avoir des forces de rappel, en fait. qui vont les aiguiller progressivement vers ces secteurs-là. Mais en fait, effectivement, il n'y a rien de naturel là-dedans, mais il y a plutôt un accompagnement qui va se faire dès le départ, et qui va les faire s'ajuster progressivement à ces métiers-là, où elles se sentent bien, de fait, parce qu'elles ont été préparées à l'être. Et l'idée, ce n'est pas du tout de dire que ce sont des métiers qui ne sont pas... qui sont dégradants, qui ne sont pas satisfaisants, etc. C'est plutôt de dire que ce sont des métiers, en fait, qui appellent des compétences spécifiques. Ces compétences spécifiques, elles ne sont pas reconnues comme telles, en fait, parce qu'on fait cette association entre le féminin et les métiers du soin et du service à la personne. En gros, on considère que parce qu'on est une femme, on sait s'occuper des enfants, des personnes âgées, etc. C'est des qualités qui sont naturelles. La femme, elle est naturellement douce, elle écoute, etc. Et quand on fait ce raccourci-là, qui est complètement faux, qu'on oublie effectivement qu'elles ont appris des choses qui les ont progressivement ajustées, on ne va pas les reconnaître comme des compétences qu'il faut rémunérer, qu'il faut associer à des statuts spécifiques. Donc voilà, c'est ça la problématique qu'on veut souligner avec Fanny. Ce n'est pas de dire qu'il ne faut pas qu'elle fasse ces métiers-là, qu'elle devrait faire autre chose. Ce n'est pas la question. La question est de dire, d'abord, attention, effectivement, il y a une tendance qui fait qu'on les pousse massivement vers ces métiers-là. Mais ensuite, une fois cela dit, on ne dit pas qu'il ne faut pas qu'elle le fasse, mais il faut que... les compétences qu'elles investissent dedans soient reconnues. Donc, il faut arriver à expliciter ces compétences et faire en sorte que ça fasse l'objet d'une rémunération en conséquence, ce qui n'est pas le cas.

  • Speaker #0

    Oui, on est quand même sur des emplois écaires, difficiles, avec le poids, mais aussi ce sont des femmes qui sont beaucoup sur la route, les temps de trajet ne sont pas forcément comptabilisés comme du temps de travail. Il y a tout ça, des emplois du temps un peu morcelés, pour les aides à domicile notamment. Ça va ensemble. On ne peut pas s'empêcher, en lisant votre livre, alors je fais une généralité, moi en tout cas, je n'ai pas pu m'empêcher, de chercher la différence avec les garçons. Où est-ce qu'elle se situe, la différence ? Qu'est-ce qui est vraiment différent dans l'éducation ? Est-ce que vous avez eu l'exemple d'une fratrie dans laquelle la fille exprimait, en tout cas, que sa trajectoire avait été différente de celle d'un frère, par exemple, ou pas ?

  • Speaker #1

    Non, on n'a pas de cas comme ça parce qu'on ne les a pas du tout cherchés ces cas-là. Et c'est vrai que nous, étant donné qu'on voulait vraiment se centrer sur les femmes, on s'est centré sur les femmes pour ne pas avoir les cueils qu'on pouvait reprocher parfois à certains travaux qui disaient « on travaille sur les hommes et puis on va dire des choses sur les femmes, mais en passant par les hommes » . Donc nous, on n'a pas du tout la prétention de dire « c'est très différent pour les femmes par rapport aux hommes » parce qu'on n'a pas les moyens de le dire. Ceci étant, quand même... On remarque des choses qui sont quand même propres aux trajectoires féminines, notamment le fait que les couples dans lesquels elles sont, les conjoints sont moins diplômés qu'elles. Donc ça, ça a des effets quand même en termes d'aspiration culturelle. Elles ont quand même des aspirations culturelles qui sont plus importantes. Elles ont des ressources scolaires qui sont plus importantes que leurs conjoints. Et ce n'est pas anodin de dire ça. Donc elles aiment beaucoup la lecture, par exemple. Ça, on a été assez étonnés, en fait. de découvrir qu'un certain nombre d'entre elles adoraient lire. C'était vraiment un moment pour elles qui était très important. Il y a des spécificités aussi liées au secteur d'activité. On l'a dit, les métiers du soin et du service à la personne, il n'y a pas d'équivalent pour les hommes en tout cas. Et c'est effectivement des types de métiers où le temps partiel est important, où les contrats sont souvent à durée déterminée, où il y a une pénibilité physique. et psychiques importants. Donc, voilà. Là aussi, c'est quelque chose qui va un peu différer par rapport aux hommes. Et puis, ces jeunes femmes, elles sont quand même attendues aussi au niveau de l'éducation des enfants, même si elles sont pour la participation des hommes et que les hommes participent de plus en plus en tant que pères à l'éducation. C'est quand même sur elles que repose majoritairement cette charge-là. Donc, voilà. On va les retrouver aussi là-dessus. Elles cumulent quand même un certain nombre d'engagements qui ne sont pas comparables, je pense, qu'on ne va pas retrouver, ou du moins pas de la même manière chez les hommes.

  • Speaker #0

    Et peut-être le fil rouge de votre enquête, c'est de dire qu'on retrouve les femmes dans les défaillances de l'État social. Et en fait, ces rôles-là qu'endossent les femmes, ce sont des rôles que les services publics ont petit à petit... Petit à petit, désertées. En tout cas, là où il y a des failles, ce sont les femmes qui pensent et qui compensent, qui raccommodent. Tandis que les hommes, peut-être, on va les trouver spontanément, moi je pense à l'artisanat, des métiers d'ouvriers, dans l'agriculture. Ces domaines-là qui sont des domaines économiques privés, finalement. Alors que les femmes compensent le public.

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça, c'est que les femmes, on va les retrouver dans les services publics, quand même, les morceaux de services publics qui restent, où elles vont accepter effectivement des emplois du temps assez morcelés, avec s'occuper soit de la cantine pour des contrats de 6 heures par semaine, voilà, 6 heures par semaine, s'occuper de la cantine, ou de la garderie, ou du secrétariat de mairie qui n'est pas à temps plein. ou du bureau de poste qui ouvre trois demi-journées par semaine, etc. Donc voilà, ça va être des petits morceaux, où là, ça va être des jeunes femmes qui vont tenir ces emplois-là, qui vont aussi déborder un peu du travail salarié, ou en tout cas rémunéré, en faisant de l'activité bénévole, quand elles accompagnent les sorties scolaires, quand elles sont à l'animation, soit d'un club de Zumba, par exemple. ou de la bibliothèque municipale, où elles jouent de la clarinette lors des cérémonies du 8 mai. Donc voilà, ça aussi, c'est des éléments, c'est des moments où elles ne sont pas rémunérées, mais ça fait aussi une forme de service public quand elles vont s'occuper des personnes âgées en dehors du temps de travail aussi. Enfin voilà, elles font le lien et elles sont à la manœuvre pour ce lien social dans les campagnes. qui est en fait et qui devrait être portée effectivement par des institutions et par des activités rémunérées, sauf que ce n'est pas le cas. Et même quand on pense peut-être de manière plus ancienne aussi aux femmes dans les campagnes, on a souvent cette image des femmes qui font du comérage, qui sont toujours à parler les unes et les autres, qui font passer des informations, tout se sait dans les campagnes. Mais en même temps, c'est aussi une forme de service public dans le sens où les informations, elles sont transmises. Et ça... Et ça a son importance aussi de savoir qui s'est passé ça, qui s'est passé ça ou qui va se passer ça. Tout ça, ça participe à faire de l'animation au sein des territoires ruraux et à faire que les gens soient informés, soient reliés un peu à la centralité. Si elles ne font pas ce travail-là, personne d'autre le fait.

  • Speaker #0

    Votre étude, vous l'avez menée avant le Covid. Est-ce que depuis le Covid et depuis que le livre est sorti et qu'il a vécu ? est-ce qu'il y a des nouvelles réalités qui sont venues à vous ? En tout cas, est-ce que vous avez des nouveaux questionnements ? Est-ce que vous avez connaissance d'une évolution particulière post-Covid, par exemple ?

  • Speaker #1

    Alors, on n'a pas investigué encore, mais c'est vraiment quelque chose qu'on aimerait faire. On aimerait retourner voir ces jeunes femmes et voir ce qu'elles sont devenues. On a eu quelques petits échos au moment où le livre est paru. On a essayé de leur envoyer des petits messages et c'est vrai que certaines ont changé d'activité, certaines n'ont pas réussi à maintenir le salon de coiffure, le salon d'esthétique. Donc voilà, on aimerait bien un peu creuser sur justement la manière dont elles ont pu rencontrer des difficultés aussi dans l'accès à l'indépendance en termes statutaires, tenir un salon de coiffure, tenir un salon d'esthétique et comment... Ça tient ou non sur le long terme. D'autres nous avaient fait part du fait que c'était des métiers difficiles dans lesquels ils étaient, que ça n'allait pas durer longtemps. Donc voilà, je pense qu'on aimerait bien avoir un peu cette continuité, retourner un peu voir ce qui se passe et comment ça se matérialise un peu dans la durée.

  • Speaker #0

    Vous utilisez beaucoup le verbe « tenir » . C'est le titre du livre « Des femmes qui tiennent la campagne » . Et je me permets peut-être de lire les toutes dernières phrases vraiment de votre conclusion. Vous écrivez que l'absence de rétribution réelle comme symbolique de ces engagements au quotidien, l'invisibilisation des compétences pourtant nécessaires à ces emplois du CAIR et la négation de la valeur économique bien réelle des pratiques bénévoles et de l'organisation domestique peuvent aboutir tôt ou tard à une crise de confiance à l'égard de l'État et venir remettre en cause les équilibres sociaux que ces jeunes femmes contribuent quotidiennement à préserver dans les campagnes. Donc on entend dans cette tout dernière phrase du livre Un peu la menace de « et si elle venait à lâcher ? » et se poser collectivement la question de « est-ce que ça tient à un fil ? » et si oui... Quelle est l'étape d'après ? Politiquement, qu'est-ce qu'il faudrait faire d'après vous ?

  • Speaker #1

    Est-ce qu'elles vont lâcher ? En tout cas, collectivement, ce qui est compliqué, c'est qu'en fait, elles sont quand même isolées ou séparées. Donc, elles ne sont pas dans des organisations de travail qui vont favoriser le collectif et la prise de conscience collective et l'action collective. Donc, ça, c'est quelque chose qui fait qu'on peut être assez... Enfin, penser que ça va être difficile qu'elles résistent de manière collective. Généralement, ce qui arrive, en fait, c'est qu'elles vont d'abord craquer individuellement. En fait, c'est souvent ça, quoi. C'est-à-dire que, ben, soit elles n'en peuvent plus psychiquement, soit physiquement, en fait, elles craquent. Certaines sont blessées très jeunes, en fait, et ne peuvent plus travailler. Donc ça, c'est vraiment des formes de rupture, mais qui est, pour le coup, invisible. Mais ça fait partie quand même des risques à noter, c'est-à-dire que ces jeunes femmes, on ne peut pas les user, les épuiser à l'infini. Et puis après, politiquement, ça se traduit aussi dans les votes qu'elles font, c'est-à-dire qu'une partie d'entre elles va voter pour le Rassemblement national. Pas pour des raisons idéologiques, forcément, mais plutôt parce qu'elles se sentent abandonnées, en fait. par les autres parties qui ont pu exercer des responsabilités. Et c'est vraiment ça qu'elles nous disent, en fait. C'est-à-dire qu'elles ne trouvent pas de soutien dans les politiques qui sont développées à l'heure actuelle et qui leur semblent très très éloignées d'elles, à la fois en termes spatials, c'est-à-dire qu'elles ont vraiment le sentiment que la politique se fait depuis Paris et qu'elles ne considèrent pas du tout les espaces ruraux. Et puis par ailleurs que... Ça ne leur apporte pas du positif dans leur vie de tous les jours. Elles ont l'impression de s'investir et elles le font pour le coup, effectivement. Et voilà, il y a un sentiment d'abandon en fait. À la fois on les abandonne et puis en plus on les moralise un peu parce qu'on leur dit il ne faut pas trop prendre la route, il ne faut pas trop prendre la voiture, etc. Qui fait qu'elles se tournent vers des votes extrêmes par dépit en fait, plus que par conviction.

  • Speaker #0

    Oui, elle résonne un peu comme ça, votre conclusion aussi, de dire aux politiques, attention, vous jouez peut-être un peu avec le feu, en fragilisant ces jeunes femmes qui endossent tous ces rôles-là, mais par quoi passerait un début de solution d'après vous ? Est-ce que c'est dans la revalorisation d'abord financière de ces métiers-là, ou est-ce que ça ne suffirait pas finalement ? Quelles sont les pistes auxquelles vous avez pensé,

  • Speaker #1

    vous ? Alors ce qui est bien quand on est sociologue, c'est que nous on trouve les problèmes mais on n'a pas à chercher les solutions. Mais effectivement, un des problèmes importants à mon sens, et parfois c'est vrai quand on discute du livre, les gens nous disent « Ah mais il faudrait qu'elle quitte ces métiers-là, il faudrait qu'elle fasse autre chose, etc. » Mais bon non, c'est peut-être pas ça le problème. Peut-être qu'il faudrait effectivement déjà reconnaître ces métiers-là à leur juste valeur. Et peut-être que dans les EHPAD, il y ait plus de personnel. Donc voilà, les risques seraient moins importants, que les compétences qu'elles engagent dans leur métier fassent l'objet d'une réelle reconnaissance, mais ça c'est toujours la problématique de la voie professionnelle, des métiers du service à la personne ou des métiers administratifs aussi. On a vraiment une très faible reconnaissance des qualifications et des compétences qui sont associées, encore une fois, à des qualités naturelles, féminines. Donc là, il y a vraiment un gros chantier aussi. à avoir à ce niveau-là. Et puis, réinvestir aussi dans les services publics. Alors, ça peut paraître un peu illusoire à l'époque dans laquelle on vit actuellement, mais effectivement, redonner aussi de la valeur aux services publics en faisant en sorte qu'il y ait des bureaux de poste, qu'il y ait des agents municipaux qui soient payés pour tenir. Les bibliothèques municipales, tout ça effectivement montrer que ce qu'elles font, ce n'est pas gratuit, mais que ça a une valeur financière et pas seulement symbolique. Tout ça, je pense que ça apporterait aussi beaucoup et ça éviterait qu'elles se multiplient, qu'elles soient obligées d'être à la fois au travail, dans l'association, dans leur maison, à se démultiplier en permanence.

  • Speaker #0

    Peut-être Sophie, pour conclure, je vous propose de répondre à la question que je pose à tous les invités du podcast. C'est en quoi est-ce que vous croyez ?

  • Speaker #1

    En quoi est-ce que je crois ? Alors en ce moment... C'est difficile comme question. Ah là, vous me coincez. Je crois en la jeunesse, je pense. Peut-être quand même. Et puis, je crois que tout n'est pas écrit. Je ne sais pas si ça répond vraiment à la question, mais j'ai trouvé par exemple que... La révolte des Gilets jaunes, elle était assez inattendue en fait. Il peut se passer des choses inattendues et je trouve que c'est bien dans ce monde qui paraît assez déterminé et qui a l'air d'avoir une seule issue possible. Je crois en ces ruptures peut-être de trajectoire et j'espère qu'il y aura des ruptures de trajectoire. Donc voilà, je pense que la jeunesse, elle va participer et j'espère qu'elle va participer à... à cette rupture de trajectoire. Donc voilà.

  • Speaker #0

    Merci beaucoup Sophie. Merci de m'avoir reçue dans votre bureau de l'Université de Nantes où vous êtes enseignante chercheuse en sociologie, sociologue. Merci.

  • Speaker #1

    Merci à vous.

  • Speaker #0

    Merci d'avoir écouté ce nouvel épisode de Finta jusqu'au bout. J'espère qu'il vous a plu, inspiré, questionné et fait voyager peut-être. Si tu fais partie de ceux qui apprécient le podcast et qui veulent continuer. à cheminer avec moi dans les contrées à Véronèse, tu peux désormais soutenir financièrement le podcast. En donnant quelques euros par mois ou en faisant un don ponctuel, tu participes à renforcer l'indépendance éditoriale de Finta et tu valorises, par la même occasion, le temps que j'y consacre chaque semaine. Figure-toi que si chaque auditeur donne un euro par mois, Finta peut vivre sans publicité dès aujourd'hui. Le lien de la cagnotte est disponible en description de cet épisode. Et d'avance, moi, je vous dis merci. Si vous souhaitez continuer la discussion, je suis toujours curieuse de vous lire et d'échanger. Je vous propose que l'on se retrouve sur Facebook, sur Instagram ou sur le site fintapodcast.fr. Vous pouvez retrouver tous les précédents épisodes de Finta gratuitement sur les applications de podcast. Et pour recevoir chaque nouvel épisode directement dans votre boîte mail, vous pouvez aussi vous abonner. à la newsletter. Et pour que Finta vive, si vous appréciez le podcast et que vous souhaitez soutenir ce travail indépendant, partagez-le autour de vous. Consphérez-le à vos amis, parlez-en, c'est le meilleur soutien que vous puissiez nous apporter. A très bientôt.

Description

Elles sont infirmières, coiffeuses, aides à domicile, cantinières, secrétaires de mairie, institutrices, assistantes maternelles, auxiliaires de vie scolaire, esthéticiennes, aides-soignantes… On les retrouve dans les associations de parents d’élèves, le bureau des clubs sportifs, les bibliothèques municipales. Si l’on vit à la campagne, ce sont autant de visages qui nous viennent à l’esprit.


A travers tous ces rôles qu’elles endossent, parfois bénévolement et quasi-systématiquement sans une reconnaissance digne, qu’elle soit financière ou symbolique, ces femmes tiennent la campagne. Elles œuvrent à raccommoder un lien social fragilisé par la disparition de lieux de sociabilité et l’effritement des services publics en ruralité. Ce sont elles qui sont au cœur de l’enquête menée par les sociologues Sophie Orange et Fanny Renard, et ramassée dans le livre « Des femmes qui tiennent la campagne », paru en 2022 aux éditions La Dispute.


Dans leur spectre : des jeunes femmes, âgées de 20 à 30 ans, longtemps restées dans un angle mort de la sociologie rurale. Loin d’adopter un regard misérabiliste, les sociologues démontrent que les trajectoires locales de « celles qui restent » ne sont pas synonymes d’un manque d’ambition. Bien que ces jeunes femmes puissent être freinées dans leurs aspirations, et que ces mêmes aspirations puissent être minutieusement façonnées pour répondre aux besoins du territoire, notamment en les poussant vers les métiers du soin, les jeunes femmes mobilisent de puissantes ressources pour assoir leur indépendance, et même des formes de résistance.


Mais, à trop tirer sur la corde en mobilisant des compétences prétendument féminines et « naturelles », ce travail enduré par les femmes n’est jamais reconnu, considéré comme « normal », ayant toujours existé. Avec le risque de les user irrémédiablement, et de voir vaciller l’équilibre social qu’elles maintiennent coûte que coûte.


Pour mieux comprendre cette enquête sociologique, je suis allée à la rencontre de Sophie Orange, à l’université de Nantes. C’est l’entretien que je vous propose d’écouter au micro de Finta ! en ce 8 mars 2025, journée internationale pour les droits des femmes. Pour commencer, j’ai demandé à Sophie Orange quel lien la reliait, elle, à la campagne.


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Transcription

  • Speaker #0

    de s'engager, aujourd'hui pour demain. Je suis Lola Cross et j'arpente ce bout de campagne depuis dix ans comme journaliste. Avec Finta, je vous invite à croiser des regards, à Finter de plus près. Et ça commence tout de suite. Elles sont infirmières, coiffeuses, aides à domicile, cantinières, secrétaires de mairie, institutrices, assistantes maternelles, auxiliaires de vie scolaire, esthéticiennes, aides soignantes. On les retrouve dans les associations de parents d'élèves. le bureau des clubs sportifs, les bibliothèques municipales. Si l'on vit à la campagne, ce sont autant de visages qui nous viennent à l'esprit. À travers tous ces rôles qu'elles endossent, parfois bénévolement et quasi systématiquement sans une reconnaissance digne, qu'elle soit financière ou symbolique, ces femmes tiennent la campagne. Elles œuvrent à raccommoder un lien social fragilisé par la disparition de lieux de sociabilité et l'effritement. des services publics en ruralité. Ce sont elles qui sont au cœur de l'enquête menée par les sociologues Sophie Orange et Fanny Renard et ramassée dans le livre « Des femmes qui tiennent la campagne » paru en 2022 aux éditions La Dispute. Dans leur spectre, des jeunes femmes âgées de 20 à 30 ans longtemps restées dans un angle mort de la sociologie rurale, loin d'adopter un regard misérabiliste Les sociologues démontrent que les trajectoires locales de celles qui restent ne sont pas synonymes d'un manque d'ambition. Bien que ces jeunes femmes puissent être freinées dans leurs aspirations et que ces mêmes aspirations puissent être minutieusement façonnées pour répondre aux besoins du territoire, notamment en les poussant vers les métiers du soin, les jeunes femmes mobilisent de puissantes ressources pour asseoir leur indépendance et même une forme de résistance. Mais à trop tirer sur la corde en mobilisant des compétences prétendument féminines et naturelles, ce travail enduré par les femmes n'est jamais reconnu, considéré comme normal, comme ayant toujours existé, avec le risque de les user irrémédiablement et de voir vaciller l'équilibre social qu'elles maintiennent, tout que coûte. Pour mieux comprendre cette enquête sociologique, je suis allée à la rencontre de Sophie Orange, à l'université de Nantes, Et c'est l'entretien que je vous propose d'écouter au micro de Finta en ce 8 mars 2025, journée internationale pour les droits des femmes. Pour commencer, j'ai demandé à Sophie Orange quel lien la relier, elle, à la campagne.

  • Speaker #1

    Moi, ce qui me lie à la campagne, d'abord j'ai un peu grandi à la campagne quand même, dans la Manche, en Normandie, entre mes 3 ans et mes 15 ans. J'ai une expérience un peu de jeunesse à la campagne. Et puis, quand je pense à la campagne, je pense beaucoup à mes grands-parents aussi, qui étaient agriculteurs dans le Massif Central, près de Saint-Étienne. Et ma grand-mère, il vit toujours à Sainte-Croix-en-Jarret, dans la Loire. Et voilà, pour moi, c'est aussi ça, la campagne.

  • Speaker #0

    Ce n'est pas forcément votre premier sujet d'études, pour le coup. Ce n'est pas les ruralités qui sont au cœur de votre travail de sociologue. Alors, ça m'intéresse comment vous y êtes arrivé à ce sujet ? avec Fanny Renard, des femmes qui tiennent la campagne, ce qui est devenu le livre à l'issue de votre travail sociologique. Il est où le point de départ ?

  • Speaker #1

    Le point de départ, il est dans nos travaux précédents. Moi, j'avais travaillé sur les étudiants de BTS pendant ma thèse et un certain nombre d'entre eux, alors mon enquête, elle se situait dans la région Poitou-Charentes, qui est une région qui est assez rurale. Donc, un certain nombre d'entre eux résidaient dans des petites communes, dans des petits villages. Et puis Fanny Renard, elle était aussi à Poitiers à cette époque-là, et elle avait travaillé notamment sur les salons de coiffure, sur la formation professionnelle, et là aussi elle s'est trouvée avec des enquêtés qui résidaient dans les territoires ruraux. Donc voilà, c'est parti de là un petit peu cette idée de travail sur la campagne. En discussion aussi avec d'autres chercheurs, notamment Benoît Cocard, qui était présent aussi à Poitiers, à l'époque a fait sa thèse à Poitiers, et qui lui travaillait sur les jeunes hommes. C'est vrai qu'on avait ce constat qui était de dire que finalement les femmes, on ne les voyait pas beaucoup dans les travaux sur la ruralité, ce qui pouvait parfois conduire à ce qu'on considère que les femmes étaient invisibles ou inactives, qu'elles s'ennuyaient dans les campagnes. Et nous, ça ne nous satisfaisait pas trop avec Fanny, donc on avait envie de montrer en fait cette activité féminine et montrer un petit peu comment elle contribuait à la vie locale par d'autres moyens, d'autres manières en fait que les hommes. Donc voilà, c'est parti de là en fait cette envie de travailler ensemble sur la campagne, à la fois une affinité de recherche et puis un manque qui nous semblait présent dans la littérature scientifique.

  • Speaker #0

    Donc Benoît Cocard, lui, qui a écrit « Ceux qui restent » , avec plutôt un terrain d'enquête dans l'Est, le Nord-Est, mais je ne sais plus précisément...

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça, dans la Marne, la Haute-Marne, je crois, oui, dans l'Est. Effectivement, on n'est pas sur les mêmes campagnes du tout. Et puis, son travail, il fait suite aussi au travail de Nicolas Reinaï, qui était aussi dans ces campagnes-là. Voilà, mais indépendamment de la situation économique ou industrielle des campagnes, il nous semblait quand même que... Voilà, il manquait un regard direct focalisé sur les femmes.

  • Speaker #0

    Et donc, avec quelle hypothèse de départ est-ce que vous partez toutes les deux ?

  • Speaker #1

    Au tout début, qu'est-ce qu'on veut montrer ? Déjà, on veut montrer effectivement que ces jeunes femmes, on ne peut pas les regarder en négatif. Parce que c'est vrai que dans les travaux qui existaient jusqu'alors, elles étaient en négatif parce qu'elles étaient racontées par les hommes, ou elles étaient dans l'ombre des hommes, ou elles étaient vues par le prisme de lieux plutôt masculins. Donc forcément, elles étaient toujours... dans une forme de second rôle, on pourrait dire. Et nous, ça ne nous semblait pas correspondre à ce qu'on avait pu entrevoir dans les travaux qu'on avait menés, où il nous semblait que c'était des jeunes femmes qui avaient leur indépendance, qui avaient leur autonomie, qui avaient des aspirations scolaires, qui avaient des aspirations professionnelles, que ça se traduisait effectivement par le fait qu'elles pouvaient rester à proximité de chez leurs parents, mais ça ne voulait pas dire qu'elles n'avaient pas d'ambition. particulières ou qu'elles n'avaient pas des trajectoires d'ascension sociale aussi. Donc voilà, vraiment essayer de, vraiment au tout départ, les regarder en positif. C'est-à-dire vraiment, on enlève les filtres, on enlève les prismes déformants et on essaie de documenter très précisément ce qu'elles font à la campagne.

  • Speaker #0

    Donc ce sont celles qui ont choisi d'y rester, pour le coup. Et ce qui vous intéressait, c'était de voir à la fois leur parcours scolaire, puis leur insertion professionnelle. Et aussi toute la sphère privée, ou est-ce que ce sont des briques que vous avez ajoutées petit à petit ?

  • Speaker #1

    Alors en fait, l'enquête au départ, on était assez dépendante des financements qu'on a eus pour faire cette recherche, puisque c'était une post-enquête liée à l'enquête sur les ressources des jeunes de la DRESS et de l'INSEE. Et donc nous, on avait répondu à cet appel pour avoir justement un peu les moyens de faire ce qu'on avait envie de faire. Donc on avait dit qu'on allait travailler sur les jeunes femmes dans les territoires ruraux et sur ce qu'était être jeune, le passage à l'âge adulte dans les territoires ruraux pour les femmes. Et donc on avait des jeunes femmes qui étaient déjà sélectionnées, elles avaient déjà participé à cette enquête, donc on ne pouvait pas les prendre comme on voulait. Donc on a été un peu dépendante de ça. Et en les sélectionnant, mais en tout cas en retrouvant celles qui voulaient... bien encore participé à l'enquête, il s'est avéré que c'était des jeunes femmes qui, pour une grande majorité, n'avaient pas déménagé très loin de chez leurs parents. C'est-à-dire qu'elles vivaient à la campagne, mais elles vivaient surtout dans la campagne d'où elles venaient au départ. Donc ça, c'est plutôt un résultat d'enquête. C'est pas nous qui avons absolument voulu travailler sur ces jeunes femmes qui restent, mais on a eu, par construction, en tout cas, un des résultats. était qu'une grande partie reste à proximité. Et c'est des choses que j'avais déjà pu voir dans mon enquête sur les étudiants de BTS, parce que je les avais suivis pendant leur formation. Donc les BTS, c'est quand même des formations de l'enseignement supérieur qui sont présentes assez largement dans tout le territoire. Ça fait partie de l'enseignement supérieur un peu de proximité, parce qu'on n'est pas obligé d'aller dans les grandes villes universitaires pour pouvoir suivre ces formations. Et j'avais constaté qu'un certain nombre de jeunes filles, de jeunes femmes, faisait un BTS après le bac, et puis après, trouvait à s'insérer localement. Donc, elle venait du lycée du coin, allait dans le BTS qui était dans le même lycée, et puis ensuite, elle allait s'insérer à côté. Donc, il y avait vraiment ce que j'avais appelé des circuits courts de formation-emploi, en fait, et qu'on a retrouvé aussi avec Fanny Renard, en interrogeant ces jeunes femmes qui avaient déjà été interrogées par l'enquête précédente.

  • Speaker #0

    C'est ce que vous disiez... de Benoît Cocard qui était dans une autre ruralité. Ça sous-entend que le terrain que vous choisissez vient avec des réalités différentes. On ne peut pas résumer la ruralité française comme si c'était un tout homogène. Comment vous définiriez telle sur laquelle vous avez travaillé ? Qu'est-ce qui la caractérise ?

  • Speaker #1

    Alors ça, c'est une question qu'on s'est posée notamment dans l'écriture du livre parce qu'on s'est demandé comment les qualifier, comment les caractériser. Je crois qu'on les a appelées les campagnes actives ou dynamiques peut-être, je ne sais plus. Mais c'était effectivement pour montrer qu'on était dans une situation contrastée par rapport aux campagnes un peu sinistrées du Grand Est. Nous, on a des campagnes, tendanciellement, là aussi, on est obligé un petit peu de faire un gros trait, parce qu'il y a aussi forcément, plus on affine la granulométrie, plus il va y avoir des différences internes. Mais en gros, on peut caractériser ces campagnes sur lesquelles on a travaillé de dynamique à la fois démographiquement, ce sont plutôt des communes qui gagnent en population. Et puis dynamique aussi économiquement, il y a de l'emploi, il y a un taux de chômage qui est plutôt inférieur à la moyenne nationale. On a pour le Grand Ouest un tissu de PME, PMI qui est plutôt aussi assez actif. On a aussi comme spécificité... Le fait qu'on a un tissu associatif qui est très développé dans l'Ouest, et puis aussi une configuration scolaire qui est particulière. On a beaucoup d'établissements, en fait, alors là aussi, ça va un peu à contre-courant avec les représentations qu'on peut avoir de la ruralité, où on a l'impression qu'il n'y a rien. Là, il y a plutôt beaucoup d'établissements scolaires, notamment avec la part du privé qui est importante. Dans l'Ouest, en Pays de la Loire, on est à peu près à 50%, 50%, donc moitié privé, moitié public. Et ça, dès l'enseignement primaire. Et puis, on a aussi des maisons familiales rurales qui sont assez développées aussi dans les territoires qu'on a enquêtés. Et le poids de l'apprentissage aussi est également assez important. Donc, voilà un petit peu ce qui caractérise nos territoires.

  • Speaker #0

    Ça fait partie de ce qui m'intéressait aussi pour vous rencontrer, parce qu'en fait, on se rend compte que l'Aveyron se retrouve dans beaucoup de ces caractéristiques-là. Peut-être avant d'entrer dans le détail, qu'est-ce qui vous a le plus surprise, vous, peut-être, dans votre enquête ? Quelque chose que vous ne vous attendiez pas à découvrir, à documenter ?

  • Speaker #1

    La surprise, peut-être, c'est l'activité et la suractivité, j'ai envie de dire, de ces jeunes femmes. C'est vrai que, je l'ai dit tout à l'heure, on n'était pas tout à fait satisfaites des analyses qui les montraient un peu repliées au foyer, un peu isolées. un peu prise forcément dans les groupes de sociabilité masculin, et n'ayant pas d'activité à elles. Et en fait, on s'est rendu compte que ces jeunes femmes, même en les cherchant, donc, à cause de la méthode de sélection qui fait qu'elles étaient assez séparées, qu'elles n'avaient rien à voir les unes avec les autres, on retrouvait des choses assez communes entre elles, c'est qu'elles sont impliquées à la fois professionnellement, elles sont impliquées également au sein de la famille, enfin, domestiquement, on pourrait dire. très investies dans la scolarité des enfants, très en lien avec leur famille, la fratrie, les grands-parents aussi, où elles vont rendre des services à leurs grands-parents depuis leur plus jeune âge, et puis aussi dans les loisirs et dans les activités associatives de la commune. Donc voilà, vraiment une superposition d'engagement qu'on n'avait pas forcément prévu au départ. On pensait effectivement qu'elles ne faisaient pas rien, mais on ne pensait pas qu'elles faisaient... autant dans leur commune et dans leur territoire d'origine.

  • Speaker #0

    Et pas forcément, pour le coup, dans l'intimité du foyer. C'est aussi des activités tournées vers l'extérieur, c'est ce que vous dites ?

  • Speaker #1

    Oui, aussi. C'est-à-dire, effectivement, que quand on va chercher ces jeunes femmes sur les stades de foot ou dans les cafés, effectivement, on ne les trouve pas forcément. Mais parce qu'elles ne sont pas forcément là. Mais on va les trouver notamment dans des lieux, alors qu'on a appelé les institutions féminines. notamment tous les salons de coiffure, les salons de beauté aussi, les salons d'esthétique qui sont très dynamiques dans les territoires ruraux, même si là aussi on n'y pense pas forcément. Également dans les EHPAD, également dans les écoles, les assistantes maternelles qui vont être présentes aussi dans les associations qui tiennent les bibliothèques municipales, les secrétaires de mairie, etc. Tout ça en fait c'est des petits pôles où on va avoir beaucoup de... Beaucoup de femmes qui vont participer à entretenir le lien social, à diffuser les informations, à assurer des activités qui devraient parfois être de l'ordre du service public mais qui ne sont plus forcément prises en charge par le service public. Tout ça, en fait, elle gravite et effectivement, il y a un certain nombre de lieux, y compris à l'extérieur, où elles vont se trouver.

  • Speaker #0

    Je me permets de… de lire une partie de la quatrième de couverture de votre livre pour être fidèle à vos mots. Donc vous écrivez, dans les campagnes face au retrait de l'état social, une bande de femmes participe à tenir les services essentiels, petite enfance avec les assistantes maternelles, les ATSEM, enfance avec les auxiliaires de vie scolaire, les enseignantes, mais aussi grand âge avec les aides à domicile, les aides soignantes. Face à la disparition des cafés et des lieux de sociabilité traditionnels, une armée de réserves de bénévoles aux féminins, s'engage dans l'animation des associations et des institutions locales, bibliothèques municipales, associations de parents d'élèves, clubs sportifs, casernes de pompiers, etc. Face à la fermeture des commerces de proximité, quelques professions résistent malgré tout dans les communes, comme les coiffeuses et les esthéticiennes. Et si elles tiennent la campagne autant qu'elles tiennent à la campagne, c'est que des institutions locales comme l'école, les missions locales, les entreprises ou encore les collectivités territoriales n'ont pas intérêt à ce qu'elles la quittent. Et moi, ça a été évidemment la plus grosse surprise en vous lisant, c'est de réaliser qu'elles sont retenues, ces jeunes femmes, et qu'il y a une institutionnalisation de ce lien, de ce fait de retenir les jeunes femmes. Comment ça se passe concrètement ? Est-ce que vous pouvez incarner ? cette conclusion de votre enquête ?

  • Speaker #1

    Oui, tout à fait. Alors, il faut bien comprendre quand on dit qu'elles sont retenues, elles ne sont pas retenues de manière consciente et forcément programmée par les institutions. En fait, ce qu'on voulait montrer, c'était peut-être un discours un peu différent de ce qu'on entend parfois quand on dit, voilà, ce sont des jeunes femmes qui n'ont pas réussi à partir. Elles n'ont pas réussi à partir. Elles n'avaient pas les ressources, elles n'avaient pas les compétences pour partir. Donc, c'est un peu celle qui reste en retrait, celle qui reste, en fait. Et là, c'est un prisme un peu négatif, parce que ça considère effectivement qu'elles, elles sont encore une fois en déficit par rapport à celles qui ont pu accéder à la ville, ont pu accéder aux études longues, etc. Donc, on voulait vraiment s'extraire d'une vision très normative, très morale, moralisante peut-être un peu de... de l'entrée dans l'âge adulte et dire on essaie de considérer qu'est-ce qui fait qu'elles restent. Et on ne voulait pas non plus dire qu'elles restent parce qu'elles sont attachées à leur territoire. Parce que là aussi, c'est un peu psychologisant pour le coup. C'est-à-dire, elles ne peuvent pas quitter leur conjoint, elles ne peuvent pas quitter leurs parents, etc. Et montrer qu'en fait, ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. C'est effectivement, quand on regarde un petit peu quel est leur rôle et comment elles participent à la vie locale, à la fois dans les écoles, puis après dans le marché du travail, puis... dans les associations, dans les collectivités territoriales, on voit qu'elles ont eu un rôle à jouer et qu'elles vont pouvoir mettre des compétences au service de ces différentes institutions. Donc on a vraiment voulu retourner le questionnement, pas se demander pourquoi est-ce qu'elles ne partent pas, mais qu'est-ce qui les fait rester en fait, et qu'est-ce qui les fait rester sans forcément leur demander à elles ce qui les fait rester. Parce qu'on considère aussi en sociologie que... finalement, les individus, ils ne savent pas toujours pourquoi ils font ce qu'ils font, ils sont pris dans des contraintes, ils sont pris dans des impératifs, et ils essaient de mettre tout ça en cohérence, et généralement, si on demande aux gens pourquoi ils font le métier qu'ils font, ils vont dire, parce que je voulais le faire. En tout cas, on essaie de se mettre un peu en lien, de s'aligner un petit peu, c'est comme ça qu'on vit bien les choses. Et là, donc, on s'est dit, finalement, on va leur demander, bien sûr, mais c'est pas notre question, en fait. On va essayer de comprendre dans quoi elles sont prises, dans quelle configuration elles sont prises. et qui a contribué finalement à les attacher progressivement au territoire. C'est pour ça que d'abord, on travaille sur l'école, on montre que l'école et toutes ces formations que j'ai évoquées tout à l'heure, notamment des formations professionnelles, elles ont intérêt à être pleines. Donc, il va falloir recruter des jeunes femmes qui vont venir dans ces formations du soin et du service à la personne qui sont très développées dans les campagnes. Une fois que c'est fait, après, il se trouve que c'est ajusté au marché du travail. Donc là, le marché du travail, il a intérêt à retenir ses diplômés pour... pour pouvoir avoir des personnes qui vont être dans les EHPAD, qui vont pouvoir être aide à domicile, qui vont pouvoir être assistante maternelle, aide soignante. Donc là aussi, il va y avoir un travail des institutions qui vont proposer, par exemple, les entreprises vont proposer des CDI assez rapidement, ou vont proposer des titularisations assez rapidement, vont aider les jeunes femmes à passer des concours aussi pour rester en poste plus longtemps, etc. Donc ça va les attacher. Pendant ce temps, elles sont prises aussi dans leur réseau familial. dans lesquelles elles vont puiser des ressources et aussi transférer des ressources. Donc là aussi, ça contribue à tisser des liens qui vont être difficiles ensuite à rompre. Et puis, elles vont aussi construire leur engagement familial propre et puis leurs engagements associatifs. Et tout ça, en fait, va les tenir effectivement dans une configuration où elles vont être attachées au sens figuré au territoire.

  • Speaker #0

    Est-ce que justement vous avez eu des contacts avec des employeurs, avec des élus ou des agents de collectivités territoriales qui conscientisent ce besoin de garder les jeunes filles ou pas ?

  • Speaker #1

    Non, on n'a pas fait ce choix-là parce qu'effectivement, à nous, c'est notre analyse qui est arrivée par la suite. Nous, on a travaillé essentiellement sur ces jeunes femmes et sur la manière dont elles documentaient leur trajectoire. Et c'est à partir des indicateurs qu'elles nous donnaient, des éléments qu'elles nous donnaient qu'on a... considéré effectivement que voilà, il y avait des choses qui allaient un peu dans le même sens et qui nous permettaient en fait d'interpréter ça dans ce sens-là. Mais non, on n'a pas travaillé directement sur, là non plus, sur les employeurs qui peut-être ne le formuleraient pas comme ça non plus et peut-être ne le conscientiseraient pas comme ça non plus. On se rend bien compte qu'il y a des régularités dans ces trajectoires-là qui ne peuvent pas être liées uniquement à des intentions personnelles. Donc on voit bien qu'il se joue autre chose au niveau de l'espace local et qui fait que tous ces micro-engagements, ces formes de redevabilité aussi, c'est-à-dire que vous ouvrez un salon de coiffure, vous avez des clients qui vous font confiance, qui vous confient leur intimité, alors vous ne pouvez pas les abandonner, vous ne pouvez pas fermer le salon de coiffure, etc. Tout ça, ça vous attache en fait par une série de dons contre dons finalement progressifs.

  • Speaker #0

    Et avec la puissance aussi des interconnexions qui font que la coiffeuse ou l'esthéticienne, potentiellement, elle va croiser ses clients, ses clientes dans l'association des parents d'élèves, au club de foot le dimanche et qu'en fait, on est d'autant plus redevable qu'on est liés les uns aux autres et qu'on n'est pas liés que d'une seule manière.

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça. Oui, c'est vraiment la spécificité des territoires. Ruraux, c'est cette superposition des sphères sociales où le voisin va être aussi notre collègue, mais va être effectivement aussi la personne avec qui on va être engagé associativement ou parent d'élève, etc. Donc effectivement, on ne peut pas s'extraire. En tout cas, si on peut s'extraire d'une sphère, on est pris par une autre. Donc voilà, ça rend effectivement compliqués les formes de désengagement dans l'espace local.

  • Speaker #0

    Et avec... C'est marrant parce qu'on dirait presque un oignon, on rajoute des couches, mais il y a aussi l'importance de la réputation, de la notoriété d'une famille qui fait qu'on engage sa famille avec soi. En tout cas, on n'est pas considéré que dans sa part individuelle, mais on porte avec nous l'honneur presque d'une famille. On peut rajouter aussi le fait que les femmes travaillent aujourd'hui beaucoup plus qu'hier. ça va avec la tertiarisation du marché du travail et sa féminisation. On rajoute aussi, et ce qui est intéressant dans votre livre, vous le reprenez à plusieurs endroits, c'est que ces jeunes filles-là sont plus diplômées aussi que leurs parents et parfois même que leurs conjoints. Donc il y a aussi cette incitation des parents à continuer les études. Tout ça, ça participe de même chez NON, qui entoure ces jeunes filles.

  • Speaker #1

    Oui, en tout cas, ça participe au fait qu'elles vont apporter des choses dans les territoires ruraux. Et là aussi, c'est vraiment ce qu'on voulait montrer avec Fanny, c'est vraiment de dire que ces jeunes femmes, elles ne sont pas sans ressources, elles ne sont pas sans compétences. Elles sont effectivement dans des situations professionnelles qui peuvent être comparables à celles de leur mère, parce qu'elles ont effectivement accès à des emplois qui sont plutôt... subalternes, un peu comme leur mère lorsqu'elle travaillait. Elles habitent à proximité, donc elles n'ont pas fait ni un déplacement social important, ni un déplacement géographique important. Néanmoins, effectivement, elles ont fait des études plus longues. Et ça a des effets, parce qu'on voit que ce sont des jeunes femmes qui ont des savoirs, des savoir-faire qui sont plus importants que leur mère. Donc elles ont des connaissances en termes de tout ce qui va être les normes sanitaires, les normes éducatives. Et tout ça, c'est extrêmement important parce qu'elles vont les investir soit dans leur métier, si elles deviennent assistantes maternelles, soit aide-soignante, ça va aussi leur servir, aide à domicile, ça va également leur servir, mais dans leur engagement associatif aussi, quand il faut accompagner une sortie scolaire. Voilà, donc tout ça, effectivement, elles ont un profil et des ressources qu'elles font valoir et qu'elles peuvent faire valoir auprès de... auprès du territoire. Donc ça, c'était vraiment important pour nous de montrer ça, c'est-à-dire, encore une fois, arrêter de considérer que ces jeunes femmes, c'est un peu celles qui n'ont pas pu partir, celles qui ont moins que les autres, celles qui sont moins diplômées, etc. Non, elles sont plus. Elles sont plus que leurs mères et elles apportent des choses vraiment qui ne sont pas reconnues à leur juste valeur dans les emplois ou dans les engagements bénévoles qu'elles font ou même dans la maison, c'est-à-dire quand elles sont... Quand elles parlent de l'éducation qu'elles font avec leurs enfants, elles apportent des éléments aussi. Elles sont hyper stimulantes auprès des enfants. Elles vont essayer d'utiliser ce qu'elles ont appris à l'école. Mais tout ça, c'est des choses qui ne sont pas reconnues.

  • Speaker #0

    Et c'est particulièrement ces compétences sociales-là qui sont aussi recherchées par les employeurs. C'est ce que vous montrez. Ce n'est pas simplement leurs compétences professionnelles, c'est ce tout-là qu'elles représentent qui est précieux. pour des employeurs localement et qui n'est pas reconnu il y a une filée.

  • Speaker #1

    En tout cas, je ne sais pas s'ils ont conscience effectivement de ces ressources-là auxquelles ils ont accès, ces employeurs, mais de fait, ils ont affaire à des jeunes femmes qui sont à proximité, qui ont des compétences scolaires parfois supérieures à ce qui est attendu dans les métiers et qui... qu'elles vont mettre au service de ces emplois. Donc voilà, je pense au cas d'une jeune femme qui est aide-soignante dans un EHPAD, qui a donc son diplôme d'aide-soignante, qui va être la seule au sein de l'EHPAD à pouvoir suppléer à l'infirmière quand l'infirmière n'est pas là parce qu'elle a ses compétences en matière de soins. Donc sa présence, elle est requise. Quand elle n'est pas là... parfois son employeur l'appelle parce qu'il sait qu'elle n'est pas loin, donc est-ce que tu ne peux pas venir, etc., pour faire les sorties ? Voilà, donc ça. Et puis, elle est extrêmement fatiguée, c'est difficile pour elle, c'est pénible comme emploi, c'est très peu rémunéré. Mais malgré tout, elle a des dispositions à l'organisation, elle propose un nouveau planning à son supérieur pour dire, peut-être que là, si on organise les plannings des filles autrement. je peux être là chaque jour un petit peu, comme ça, ça permet de faciliter les transitions, etc. Donc voilà, on voit comment ça apporte des choses, elles apportent des choses qui effectivement sont extrêmement appréciables pour les employeurs qui potentiellement ne s'en rendent même pas compte et qui n'est absolument pas dans leur fiche de poste et pas du tout valorisée par un statut ou par une rémunération ajustée.

  • Speaker #0

    Vous rappelez systématiquement que le regard que vous avez choisi de porter sur ces jeunes femmes, c'est un regard qui est volontairement complexe, parce qu'il n'y a pas ce regard misérabiliste à poser sur ces jeunes femmes, dans le sens où, même si elles paraissent freiner dans leurs aspirations, elles sont sélectionnées pour leurs compétences, et que ces trajectoires-là, locales, ce sont des voies d'émancipation et aussi de résistance. Qu'est-ce que ça veut dire ?

  • Speaker #1

    En fait, assez paradoxalement, le fait... qu'elles ne soient pas parties dans une grande ville, qu'elles ne se soient pas détachées de leur famille d'origine, ça va leur rendre possible l'accès à un certain nombre de ressources. Par exemple, ça va leur rendre possible l'accès à des formations, c'est-à-dire que les parents, la famille élargie va pouvoir venir prêter main forte s'il faut garder des enfants en bas âge, ou s'il y a besoin d'un complément de revenu pendant un temps, il peut y avoir des ressources matérielles qui peuvent être données. Donc ça peut aider à la reprise d'une formation, ça peut aider à l'entrée dans l'emploi ou à l'installation à son compte, par exemple, pour les esthéticiennes ou les coiffeuses. Ça peut aider également pour garder les enfants et pour faire des sorties, pour prendre soin de soi, avoir du temps pour soi aussi. Donc voilà, ça rend possible l'accès à l'indépendance, alors même si ça peut paraître assez paradoxal, mais à l'indépendance financière. Et puis au fait d'accéder... Aux normes de la jeunesse qu'on va pouvoir retrouver chez les étudiants ou chez celles et ceux qui font des études plus longues. Parce qu'on peut prétendre avoir des activités de loisirs, avoir du temps pour soi, avoir du temps avec les copines, du temps pour le couple aussi. Parce qu'il y a cet appui familial à côté.

  • Speaker #0

    Et en quoi ce seraient des voies de résistance alors ? Parce que ce que vous écrivez, si je me souviens bien, c'est que ces jeunes filles, c'est ce que vous disiez aussi dans l'éducation, elles ne sont pas à reproduire le climat traditionnel, en tout cas elles ne sont pas passéistes dans leur manière de vivre. Oui, oui,

  • Speaker #1

    peut-être. Alors oui, leur trajectoire va montrer plusieurs choses. Elle va montrer effectivement le fait qu'elles vont avoir... leurs propres normes et leurs propres valeurs qui va effectivement pouvoir être en décalage avec leurs parents et les normes d'éducation, par exemple, qu'elles vont pouvoir opposer à ce que leur mère va dire. Donc là, il va y avoir ces types de résistances-là. Elles sont aussi porteuses d'un discours d'égalité entre les sexes qui ne va pas toujours se matérialiser. Effectivement, mais en tout cas, elles sont pour le partage des tâches au sein du couple. même si après, c'est plutôt elles quand même qui font les tâches domestiques. Mais c'est important quand même pour elles de porter ce discours-là. Elles sont impliquées dans l'action citoyenne, on va dire, à la fois par leur engagement associatif, mais aussi par le fait qu'elles sont attachées au vote et elles participent aux élections de manière très sérieuse. Et puis aussi, elles vont avoir des possibilités de résistance dans le sens où... Si ça ne marche pas avec leur conjoint, elles s'autorisent à le quitter aussi parce que justement elles ont aussi ces ressources familiales à proximité qui rend possible le fait de quitter son conjoint et de considérer qu'on n'est pas enfermé dans un couple si ça ne fonctionne pas. De même dans l'emploi, si un employeur... est tout à fait insatisfaisant, même si on le dit, il y a quand même des mécanismes qui retiennent malgré tout. Mais quand ça ne fonctionne pas vraiment, elles s'autorisent aussi à se mettre à leur compte, à se mettre en chèque emploi-service. On a vu aussi ce type de trajectoire-là.

  • Speaker #0

    Parmi toutes les jeunes filles que vous avez enquêtées, 50% d'entre elles sont dans les métiers du soin et du service à la personne. Et vous dites que... C'est loin d'être une vocation naturelle, en fait, le soin pour les jeunes filles. On pourrait le penser, parce que ça revient tellement massivement, et votre étude en est la preuve. Vous, vous dites qu'il y a une imposition de cette vocation du care, du soin. C'est un cadrage institutionnel des aspirations. En fait, ça veut dire quoi ? Qu'on met une petite graine dans la tête des filles en disant qu'elles seront d'excellentes professionnelles dans ce milieu-là ?

  • Speaker #1

    En tout cas, disons que dans leur trajectoire sociale, beaucoup de choses sont faites pour les canaliser, les orienter, les aiguiller vers ces métiers-là, vers ces secteurs-là. Alors c'est vrai que nous, ce qu'on a constaté chez ces jeunes femmes, c'est que très jeunes, elles étaient habituées à s'occuper de leurs grands-parents, soit leur rendre visite, soit passer du temps avec eux, faire des activités de loisirs avec eux. ou même parfois leur prodiguer des petits soins, par exemple, changer un pansement, etc. Donc ça, ils ont été habitués très jeunes. Donc ça, c'est vraiment lié à la socialisation de genre, où effectivement, on demandait plutôt aux jeunes filles qu'aux jeunes hommes de le faire. Et puis, ça va venir en fait se renforcer, parce qu'au moment de la formation à l'école, je l'ai dit un peu tout à l'heure, mais il y a une importance des formations professionnelles, des métiers du soin et du service à la personne dans les territoires ruraux. Donc, ces classes-là, elles existent et il faut les remplir. Donc, elles vont être incitées, principalement les jeunes femmes, à s'orienter vers ces filières-là. Donc, là aussi, ça va renforcer leur disposition. Donc, c'est extrêmement difficile après de savoir qu'est-ce qu'étaient leurs intentions initiales ou pas. Mais en tout cas, elles ont été accompagnées à adhérer à ce milieu-là et à développer des compétences qui sont ajustées à ce milieu-là, l'écoute, l'empathie. la patience, etc. Et puis ensuite, au moment de l'entrée sur le marché du travail, là aussi, comme dans les territoires ruraux, il y a une surreprésentation de ces métiers-là, eh bien, soit elles y sont ajustées dès le départ par leur formation, soit, si ce n'est pas le cas, les dispositifs d'insertion professionnelle vont les aiguiller, vont leur proposer ces emplois et potentiellement de reprendre des formations pour être ajustées à ces emplois. Donc voilà, il va y avoir des forces de rappel, en fait. qui vont les aiguiller progressivement vers ces secteurs-là. Mais en fait, effectivement, il n'y a rien de naturel là-dedans, mais il y a plutôt un accompagnement qui va se faire dès le départ, et qui va les faire s'ajuster progressivement à ces métiers-là, où elles se sentent bien, de fait, parce qu'elles ont été préparées à l'être. Et l'idée, ce n'est pas du tout de dire que ce sont des métiers qui ne sont pas... qui sont dégradants, qui ne sont pas satisfaisants, etc. C'est plutôt de dire que ce sont des métiers, en fait, qui appellent des compétences spécifiques. Ces compétences spécifiques, elles ne sont pas reconnues comme telles, en fait, parce qu'on fait cette association entre le féminin et les métiers du soin et du service à la personne. En gros, on considère que parce qu'on est une femme, on sait s'occuper des enfants, des personnes âgées, etc. C'est des qualités qui sont naturelles. La femme, elle est naturellement douce, elle écoute, etc. Et quand on fait ce raccourci-là, qui est complètement faux, qu'on oublie effectivement qu'elles ont appris des choses qui les ont progressivement ajustées, on ne va pas les reconnaître comme des compétences qu'il faut rémunérer, qu'il faut associer à des statuts spécifiques. Donc voilà, c'est ça la problématique qu'on veut souligner avec Fanny. Ce n'est pas de dire qu'il ne faut pas qu'elle fasse ces métiers-là, qu'elle devrait faire autre chose. Ce n'est pas la question. La question est de dire, d'abord, attention, effectivement, il y a une tendance qui fait qu'on les pousse massivement vers ces métiers-là. Mais ensuite, une fois cela dit, on ne dit pas qu'il ne faut pas qu'elle le fasse, mais il faut que... les compétences qu'elles investissent dedans soient reconnues. Donc, il faut arriver à expliciter ces compétences et faire en sorte que ça fasse l'objet d'une rémunération en conséquence, ce qui n'est pas le cas.

  • Speaker #0

    Oui, on est quand même sur des emplois écaires, difficiles, avec le poids, mais aussi ce sont des femmes qui sont beaucoup sur la route, les temps de trajet ne sont pas forcément comptabilisés comme du temps de travail. Il y a tout ça, des emplois du temps un peu morcelés, pour les aides à domicile notamment. Ça va ensemble. On ne peut pas s'empêcher, en lisant votre livre, alors je fais une généralité, moi en tout cas, je n'ai pas pu m'empêcher, de chercher la différence avec les garçons. Où est-ce qu'elle se situe, la différence ? Qu'est-ce qui est vraiment différent dans l'éducation ? Est-ce que vous avez eu l'exemple d'une fratrie dans laquelle la fille exprimait, en tout cas, que sa trajectoire avait été différente de celle d'un frère, par exemple, ou pas ?

  • Speaker #1

    Non, on n'a pas de cas comme ça parce qu'on ne les a pas du tout cherchés ces cas-là. Et c'est vrai que nous, étant donné qu'on voulait vraiment se centrer sur les femmes, on s'est centré sur les femmes pour ne pas avoir les cueils qu'on pouvait reprocher parfois à certains travaux qui disaient « on travaille sur les hommes et puis on va dire des choses sur les femmes, mais en passant par les hommes » . Donc nous, on n'a pas du tout la prétention de dire « c'est très différent pour les femmes par rapport aux hommes » parce qu'on n'a pas les moyens de le dire. Ceci étant, quand même... On remarque des choses qui sont quand même propres aux trajectoires féminines, notamment le fait que les couples dans lesquels elles sont, les conjoints sont moins diplômés qu'elles. Donc ça, ça a des effets quand même en termes d'aspiration culturelle. Elles ont quand même des aspirations culturelles qui sont plus importantes. Elles ont des ressources scolaires qui sont plus importantes que leurs conjoints. Et ce n'est pas anodin de dire ça. Donc elles aiment beaucoup la lecture, par exemple. Ça, on a été assez étonnés, en fait. de découvrir qu'un certain nombre d'entre elles adoraient lire. C'était vraiment un moment pour elles qui était très important. Il y a des spécificités aussi liées au secteur d'activité. On l'a dit, les métiers du soin et du service à la personne, il n'y a pas d'équivalent pour les hommes en tout cas. Et c'est effectivement des types de métiers où le temps partiel est important, où les contrats sont souvent à durée déterminée, où il y a une pénibilité physique. et psychiques importants. Donc, voilà. Là aussi, c'est quelque chose qui va un peu différer par rapport aux hommes. Et puis, ces jeunes femmes, elles sont quand même attendues aussi au niveau de l'éducation des enfants, même si elles sont pour la participation des hommes et que les hommes participent de plus en plus en tant que pères à l'éducation. C'est quand même sur elles que repose majoritairement cette charge-là. Donc, voilà. On va les retrouver aussi là-dessus. Elles cumulent quand même un certain nombre d'engagements qui ne sont pas comparables, je pense, qu'on ne va pas retrouver, ou du moins pas de la même manière chez les hommes.

  • Speaker #0

    Et peut-être le fil rouge de votre enquête, c'est de dire qu'on retrouve les femmes dans les défaillances de l'État social. Et en fait, ces rôles-là qu'endossent les femmes, ce sont des rôles que les services publics ont petit à petit... Petit à petit, désertées. En tout cas, là où il y a des failles, ce sont les femmes qui pensent et qui compensent, qui raccommodent. Tandis que les hommes, peut-être, on va les trouver spontanément, moi je pense à l'artisanat, des métiers d'ouvriers, dans l'agriculture. Ces domaines-là qui sont des domaines économiques privés, finalement. Alors que les femmes compensent le public.

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça, c'est que les femmes, on va les retrouver dans les services publics, quand même, les morceaux de services publics qui restent, où elles vont accepter effectivement des emplois du temps assez morcelés, avec s'occuper soit de la cantine pour des contrats de 6 heures par semaine, voilà, 6 heures par semaine, s'occuper de la cantine, ou de la garderie, ou du secrétariat de mairie qui n'est pas à temps plein. ou du bureau de poste qui ouvre trois demi-journées par semaine, etc. Donc voilà, ça va être des petits morceaux, où là, ça va être des jeunes femmes qui vont tenir ces emplois-là, qui vont aussi déborder un peu du travail salarié, ou en tout cas rémunéré, en faisant de l'activité bénévole, quand elles accompagnent les sorties scolaires, quand elles sont à l'animation, soit d'un club de Zumba, par exemple. ou de la bibliothèque municipale, où elles jouent de la clarinette lors des cérémonies du 8 mai. Donc voilà, ça aussi, c'est des éléments, c'est des moments où elles ne sont pas rémunérées, mais ça fait aussi une forme de service public quand elles vont s'occuper des personnes âgées en dehors du temps de travail aussi. Enfin voilà, elles font le lien et elles sont à la manœuvre pour ce lien social dans les campagnes. qui est en fait et qui devrait être portée effectivement par des institutions et par des activités rémunérées, sauf que ce n'est pas le cas. Et même quand on pense peut-être de manière plus ancienne aussi aux femmes dans les campagnes, on a souvent cette image des femmes qui font du comérage, qui sont toujours à parler les unes et les autres, qui font passer des informations, tout se sait dans les campagnes. Mais en même temps, c'est aussi une forme de service public dans le sens où les informations, elles sont transmises. Et ça... Et ça a son importance aussi de savoir qui s'est passé ça, qui s'est passé ça ou qui va se passer ça. Tout ça, ça participe à faire de l'animation au sein des territoires ruraux et à faire que les gens soient informés, soient reliés un peu à la centralité. Si elles ne font pas ce travail-là, personne d'autre le fait.

  • Speaker #0

    Votre étude, vous l'avez menée avant le Covid. Est-ce que depuis le Covid et depuis que le livre est sorti et qu'il a vécu ? est-ce qu'il y a des nouvelles réalités qui sont venues à vous ? En tout cas, est-ce que vous avez des nouveaux questionnements ? Est-ce que vous avez connaissance d'une évolution particulière post-Covid, par exemple ?

  • Speaker #1

    Alors, on n'a pas investigué encore, mais c'est vraiment quelque chose qu'on aimerait faire. On aimerait retourner voir ces jeunes femmes et voir ce qu'elles sont devenues. On a eu quelques petits échos au moment où le livre est paru. On a essayé de leur envoyer des petits messages et c'est vrai que certaines ont changé d'activité, certaines n'ont pas réussi à maintenir le salon de coiffure, le salon d'esthétique. Donc voilà, on aimerait bien un peu creuser sur justement la manière dont elles ont pu rencontrer des difficultés aussi dans l'accès à l'indépendance en termes statutaires, tenir un salon de coiffure, tenir un salon d'esthétique et comment... Ça tient ou non sur le long terme. D'autres nous avaient fait part du fait que c'était des métiers difficiles dans lesquels ils étaient, que ça n'allait pas durer longtemps. Donc voilà, je pense qu'on aimerait bien avoir un peu cette continuité, retourner un peu voir ce qui se passe et comment ça se matérialise un peu dans la durée.

  • Speaker #0

    Vous utilisez beaucoup le verbe « tenir » . C'est le titre du livre « Des femmes qui tiennent la campagne » . Et je me permets peut-être de lire les toutes dernières phrases vraiment de votre conclusion. Vous écrivez que l'absence de rétribution réelle comme symbolique de ces engagements au quotidien, l'invisibilisation des compétences pourtant nécessaires à ces emplois du CAIR et la négation de la valeur économique bien réelle des pratiques bénévoles et de l'organisation domestique peuvent aboutir tôt ou tard à une crise de confiance à l'égard de l'État et venir remettre en cause les équilibres sociaux que ces jeunes femmes contribuent quotidiennement à préserver dans les campagnes. Donc on entend dans cette tout dernière phrase du livre Un peu la menace de « et si elle venait à lâcher ? » et se poser collectivement la question de « est-ce que ça tient à un fil ? » et si oui... Quelle est l'étape d'après ? Politiquement, qu'est-ce qu'il faudrait faire d'après vous ?

  • Speaker #1

    Est-ce qu'elles vont lâcher ? En tout cas, collectivement, ce qui est compliqué, c'est qu'en fait, elles sont quand même isolées ou séparées. Donc, elles ne sont pas dans des organisations de travail qui vont favoriser le collectif et la prise de conscience collective et l'action collective. Donc, ça, c'est quelque chose qui fait qu'on peut être assez... Enfin, penser que ça va être difficile qu'elles résistent de manière collective. Généralement, ce qui arrive, en fait, c'est qu'elles vont d'abord craquer individuellement. En fait, c'est souvent ça, quoi. C'est-à-dire que, ben, soit elles n'en peuvent plus psychiquement, soit physiquement, en fait, elles craquent. Certaines sont blessées très jeunes, en fait, et ne peuvent plus travailler. Donc ça, c'est vraiment des formes de rupture, mais qui est, pour le coup, invisible. Mais ça fait partie quand même des risques à noter, c'est-à-dire que ces jeunes femmes, on ne peut pas les user, les épuiser à l'infini. Et puis après, politiquement, ça se traduit aussi dans les votes qu'elles font, c'est-à-dire qu'une partie d'entre elles va voter pour le Rassemblement national. Pas pour des raisons idéologiques, forcément, mais plutôt parce qu'elles se sentent abandonnées, en fait. par les autres parties qui ont pu exercer des responsabilités. Et c'est vraiment ça qu'elles nous disent, en fait. C'est-à-dire qu'elles ne trouvent pas de soutien dans les politiques qui sont développées à l'heure actuelle et qui leur semblent très très éloignées d'elles, à la fois en termes spatials, c'est-à-dire qu'elles ont vraiment le sentiment que la politique se fait depuis Paris et qu'elles ne considèrent pas du tout les espaces ruraux. Et puis par ailleurs que... Ça ne leur apporte pas du positif dans leur vie de tous les jours. Elles ont l'impression de s'investir et elles le font pour le coup, effectivement. Et voilà, il y a un sentiment d'abandon en fait. À la fois on les abandonne et puis en plus on les moralise un peu parce qu'on leur dit il ne faut pas trop prendre la route, il ne faut pas trop prendre la voiture, etc. Qui fait qu'elles se tournent vers des votes extrêmes par dépit en fait, plus que par conviction.

  • Speaker #0

    Oui, elle résonne un peu comme ça, votre conclusion aussi, de dire aux politiques, attention, vous jouez peut-être un peu avec le feu, en fragilisant ces jeunes femmes qui endossent tous ces rôles-là, mais par quoi passerait un début de solution d'après vous ? Est-ce que c'est dans la revalorisation d'abord financière de ces métiers-là, ou est-ce que ça ne suffirait pas finalement ? Quelles sont les pistes auxquelles vous avez pensé,

  • Speaker #1

    vous ? Alors ce qui est bien quand on est sociologue, c'est que nous on trouve les problèmes mais on n'a pas à chercher les solutions. Mais effectivement, un des problèmes importants à mon sens, et parfois c'est vrai quand on discute du livre, les gens nous disent « Ah mais il faudrait qu'elle quitte ces métiers-là, il faudrait qu'elle fasse autre chose, etc. » Mais bon non, c'est peut-être pas ça le problème. Peut-être qu'il faudrait effectivement déjà reconnaître ces métiers-là à leur juste valeur. Et peut-être que dans les EHPAD, il y ait plus de personnel. Donc voilà, les risques seraient moins importants, que les compétences qu'elles engagent dans leur métier fassent l'objet d'une réelle reconnaissance, mais ça c'est toujours la problématique de la voie professionnelle, des métiers du service à la personne ou des métiers administratifs aussi. On a vraiment une très faible reconnaissance des qualifications et des compétences qui sont associées, encore une fois, à des qualités naturelles, féminines. Donc là, il y a vraiment un gros chantier aussi. à avoir à ce niveau-là. Et puis, réinvestir aussi dans les services publics. Alors, ça peut paraître un peu illusoire à l'époque dans laquelle on vit actuellement, mais effectivement, redonner aussi de la valeur aux services publics en faisant en sorte qu'il y ait des bureaux de poste, qu'il y ait des agents municipaux qui soient payés pour tenir. Les bibliothèques municipales, tout ça effectivement montrer que ce qu'elles font, ce n'est pas gratuit, mais que ça a une valeur financière et pas seulement symbolique. Tout ça, je pense que ça apporterait aussi beaucoup et ça éviterait qu'elles se multiplient, qu'elles soient obligées d'être à la fois au travail, dans l'association, dans leur maison, à se démultiplier en permanence.

  • Speaker #0

    Peut-être Sophie, pour conclure, je vous propose de répondre à la question que je pose à tous les invités du podcast. C'est en quoi est-ce que vous croyez ?

  • Speaker #1

    En quoi est-ce que je crois ? Alors en ce moment... C'est difficile comme question. Ah là, vous me coincez. Je crois en la jeunesse, je pense. Peut-être quand même. Et puis, je crois que tout n'est pas écrit. Je ne sais pas si ça répond vraiment à la question, mais j'ai trouvé par exemple que... La révolte des Gilets jaunes, elle était assez inattendue en fait. Il peut se passer des choses inattendues et je trouve que c'est bien dans ce monde qui paraît assez déterminé et qui a l'air d'avoir une seule issue possible. Je crois en ces ruptures peut-être de trajectoire et j'espère qu'il y aura des ruptures de trajectoire. Donc voilà, je pense que la jeunesse, elle va participer et j'espère qu'elle va participer à... à cette rupture de trajectoire. Donc voilà.

  • Speaker #0

    Merci beaucoup Sophie. Merci de m'avoir reçue dans votre bureau de l'Université de Nantes où vous êtes enseignante chercheuse en sociologie, sociologue. Merci.

  • Speaker #1

    Merci à vous.

  • Speaker #0

    Merci d'avoir écouté ce nouvel épisode de Finta jusqu'au bout. J'espère qu'il vous a plu, inspiré, questionné et fait voyager peut-être. Si tu fais partie de ceux qui apprécient le podcast et qui veulent continuer. à cheminer avec moi dans les contrées à Véronèse, tu peux désormais soutenir financièrement le podcast. En donnant quelques euros par mois ou en faisant un don ponctuel, tu participes à renforcer l'indépendance éditoriale de Finta et tu valorises, par la même occasion, le temps que j'y consacre chaque semaine. Figure-toi que si chaque auditeur donne un euro par mois, Finta peut vivre sans publicité dès aujourd'hui. Le lien de la cagnotte est disponible en description de cet épisode. Et d'avance, moi, je vous dis merci. Si vous souhaitez continuer la discussion, je suis toujours curieuse de vous lire et d'échanger. Je vous propose que l'on se retrouve sur Facebook, sur Instagram ou sur le site fintapodcast.fr. Vous pouvez retrouver tous les précédents épisodes de Finta gratuitement sur les applications de podcast. Et pour recevoir chaque nouvel épisode directement dans votre boîte mail, vous pouvez aussi vous abonner. à la newsletter. Et pour que Finta vive, si vous appréciez le podcast et que vous souhaitez soutenir ce travail indépendant, partagez-le autour de vous. Consphérez-le à vos amis, parlez-en, c'est le meilleur soutien que vous puissiez nous apporter. A très bientôt.

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