Description
Sur une sélection d'extraits de livre faites par Régis Decaix, une lecture réalisée par Clarence Massiani
Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.
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Transcription
Bienvenue dans notre podcast Isadora BC, le podcast où un poète et une comédienne échangent autour d'une tasse de café. La comédienne c'est Clarence Massiani et le poète c'est Régis Dequet. Mais aujourd'hui, Régis est absent. C'est une absence emplie de présence car il a sélectionné pour vous, auditrices, auditeurs, quelques extraits de textes de différents auteurs. et autrice qu'il a puisé dans sa bibliothèque. Il a conçu cette sélection comme une promenade éclectique dans les lieux et les époques, une balade dans les mots et les idées. Et je vais avoir le plaisir de vous lire cette sélection. La première est un extrait du recueil de nouvelles Le cas de Dino Busetti, qui s'intitule Les deux chauffeurs. Quand j'y repense après tant d'années, je me demande ce que pouvaient bien se dire les deux chauffeurs du fourgon tandis qu'ils transportaient le cercueil de ma mère au cimetière lointain. C'était un long voyage, plus de 300 kilomètres, et bien que la route fût libre, le char funeste avançait lentement. Nous, les enfants, nous suivions en voiture à une centaine de mètres, le compteur aussi entre 70 et 75. C'est peut-être parce que ces fourgons sont construits pour aller lentement, mais moi je pense qu'ils traînent ainsi parce que c'est la coutume, comme si la vitesse était une insolence envers les morts. Quelle absurdité ! Moi j'aurais juré que cela aurait fait plaisir au contraire à ma mère de rouler à 120 à l'heure. quand cela n'aurait été qu'à cause de la vitesse. Elle aurait eu l'illusion qu'il s'agissait de l'habituel voyage estival insouciant pour retrouver notre maison de Belluno. Voici maintenant un extrait de Georges Pérec dans Pensée classée. Il y a quelques années, j'ai eu, en l'espace de trois mois, l'occasion de prendre quatre repas dans quatre restaurants chinois respectivement situés à Paris. En France, Sarrebrook en Allemagne, Coventry, Grande-Bretagne, New York, les Etats-Unis d'Amérique. Le décor des restaurants était peu ou prou le même et sa sinoïté s'appuyait chaque fois sur des signifiants quasiment identiques. Dragon, caractère chinois, lampe. lac, tenture rouge, etc. Pour la nourriture, c'était beaucoup moins évident. En l'absence de tout référent, j'avais jusque-lors naïvement pensé que la cuisine chinoise française était de la cuisine chinoise. Mais la cuisine chinoise allemande ressemblait à de la cuisine allemande. La cuisine chinoise anglaise a de la cuisine anglaise, comme le verre des petits pois. La cuisine chinoise américaine à quelque chose d'absolument pas chinois, sinon à quelque chose de vraiment américain. Cette anecdote me semble significative, mais je ne sais pas exactement de quoi. Voici maintenant un extrait de La peste de Albert Camus. Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieu sortit de son cabinet et buta sur un rat mort au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l'escalier, mais arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n'était pas à sa place, et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux monsieur Michel, il sentit mieux que ce que sa découverte avait d'insolite. La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre, tandis que pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier était d'ailleurs catégorique, il n'y avait pas de rat dans la maison. Le docteur Hubot l'assurait qu'il y en avait un sur le palier du premier étage et probablement mort. La conviction de monsieur Michel restait entière, il n'y avait pas de rat dans la maison, il fallait donc qu'on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il s'agissait de... d'une farce. Le soir même, Bernard Rieu, debout devant le couloir de l'immeuble, cherchait ses clés avant de monter chez lui lorsqu'il vit surgir du fond obscur du corridor un gros rat à la démarche incertaine et au pelage mouillé. La bête s'arrêta, sembla chercher un équilibre, prit sa course vers le docteur, s'arrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui. Ce n'était pas Zohra qu'il pensait. Ce sang rejeté le ramenait à sa préoccupation. Sa femme, malade depuis un an, devait partir le lendemain pour une station de montagne. Il la trouva accouchée dans leur chambre, comme il lui avait demandé de le faire. Ainsi se préparait-elle à la fatigue du déplacement. Elle souriait. Je me sens très bien disait-elle. Le docteur regardait le visage tourner vers lui dans la lumière de la lampe de chevet. Pour Rieu, à trente ans et malgré les marques de la maladie, ce visage était toujours celui de la jeunesse, à cause peut-être de ce sourire qui emportait tout le reste. Dors si tu peux, dit-il. La gare deviendra à onze heures et je vous mènerai au train de midi. Il embrassa un front légèrement moite. Le sourire l'accompagna jusqu'à la porte. Yagakure de Joko Yamamoto Il existe ce que l'on appelle l'attitude pendant l'orage. Quand on est pris sous une averse soudaine, on peut soit courir le plus vite possible, soit s'élancer pour s'abriter sous les avancées des toits des maisons qui bordent le chemin. De toute façon, on sera mouillé. Si on se préparait auparavant mentalement à l'idée d'être trempé, on serait en fin de compte fort peu contrarié à l'arrivée de la pluie. On peut appliquer ce principe avec profit dans toutes les situations. Extrait du livre de sable de George Louis Borges. Le fait eut lieu en février 1969 au nord de Boston à Cambridge. Je ne l'ai pas relaté aussitôt car ma première intention avait été de l'oublier pour ne pas perdre la raison. Aujourd'hui, en 1972, je pense que si je le relate, on le prendra pour un conte et qu'avec le temps, peut-être, il le deviendra pour moi. Je sais que ce fut presque atroce tant qu'il durera et plus encore au long des nuits insomnieuses qui suivirent. Cela ne signifie pas que le récit que j'en ferai puisse émouvoir un tiers. Il devait être dix heures du matin. Je me reposais sur un banc face au fleuve Charles, à quelques 500 mètres sur ma droite. Il y avait un édifice élevé dont je ne sus jamais le nom. L'eau grise charriait de gros morceaux de glace. Inévitablement, le fleuve me fit penser au temps. L'image millénaire d'Héraclite. J'avais bien dormi. La veille, mon cours de l'après-midi était parvenu, me semblait-il, à intéresser mes élèves. À l'entour, il n'y avait pas d'âme qui vive. J'eus soudain l'impression, ce qui d'après les psychologues correspond à un état de fatigue, d'avoir vécu ce moment déjà. À l'autre extrémité de mon banc, quelqu'un s'était assis. J'aurais préféré être seule, mais je ne voulais pas me lever tout de suite pour ne pas paraître discourtois. L'autre s'était mis à s'y flotter. C'est alors que m'assaillit la première des anxiétés de cette matinée. Ce qu'il sifflait, ce qu'il essayait de siffler, je n'ai jamais eu beaucoup d'oreilles, était l'air populaire de la tapéra d'Elias Regules. Cet air me ramena à un patio qui a disparu et au souvenir d'Alvaro Méliand, la finure qui est morte depuis si longtemps. Puis vinrent les paroles, celles du premier couplet. La voix n'était pas celle d'Alvaro, mais elle cherchait à ressembler à celle d'Alvaro. Je la reconnus avec horreur. Je m'approchais de lui et lui demandais Monsieur, êtes-vous uruguayen ou argentin ? Argentin, mais depuis 1914, je vis à Genève. Telle fut sa réponse. Il y eut un long silence, je repris. Au numéro 17 de la rue Malanew, en face de l'église russe ? Il me répondit que oui. En ce cas, lui dis-je résolument, vous vous appelez George Louis Borges. Moi aussi je suis George Louis Borges. Nous sommes en 1969 et dans la ville de Cambridge. Voici maintenant un extrait d'un article popopat de Véronique Pitolo. Dans le recueil, toi aussi, tu as des armes. Le jour d'une élection, vous êtes ému. Comme en 1789, vous choisissez un représentant et cet événement suffit à vous rendre heureux. Certains portent une chemise blanche pour l'occasion. Aujourd'hui, on ne sait plus si on doit choisir le responsable syndical ou l'homme qui descend les marches de Matignon. La plupart de ceux qui prônent l'égalité savent qu'une fois sur deux, ils mentent. Même les croyants n'y croient pas. Seuls les électeurs rasés de près croient encore à quelque chose, dociles, faisant la queue devant l'isoloir comme le jardinier dans un film de Tati. Le suffrage universel met tout le monde au même niveau de déception et de victoire. Il suffit de lire un nom sur un bulletin, de rentrer à la maison, changer l'eau des fleurs, attendre 19h55 devant la télévision. Vous êtes persuadé que votre devoir est accompli. Si un mauvais candidat sort de la boîte, vous changerez de chaîne. Extrait d'une comédie humaine de William Saroyan. Ulysse Macaulay, très tôt levé, se dirigea en sautillant dans la jeune lumière du matin vers l'enclos d'un homme qui possédait une vache. Quand il arriva près de cet enclos, Ulysse vit la vache. Le petit garçon s'arrêta et la contempla longuement. Enfin, celui à qui elle appartenait sortit de sa maisonnette. Portant un seau et un tabouret, il alla droit à la vache et commença à le traire. Ulysse se rapprocha jusqu'à se trouver lui immédiatement derrière l'homme. Mais comme il ne voyait pas encore suffisamment, il s'agenouilla presque sous le ventre de la bête. L'homme aperçut le petit garçon et ne dit rien, mais la vache se retourna et regarda Ulysse. Et Ulysse regarda la vache. Il a l'impression que cela ne plaisait guère à la vache d'avoir un petit garçon si près d'elle. Ulysse sortit donc de dessous la vache, s'éloigna légèrement et regarda à proche distance. La vache, à son tour, regarda tant Ulysse que le petit garçon crut en son amitié. En rentrant chez lui, Ulysse s'arrêta encore pour regarder un homme qui construisait une étable. L'homme, irrité, nerveux, impatient, n'aurait jamais dû entreprendre ce travail qu'il accomplissait avec rage, en commettant toutes les fautes possibles. tandis qu'Ulysse le contemplait et ne comprenait pas. Ulysse arriva à l'avenue Santa Clara, juste à temps pour assister au départ de M. Arena qui se rendait à son travail à bicyclette. Du Porsche, Marie Arena le saluait de la main avant de rentrer dans sa maison. Extrait du journal de dehors de Annie Ernaux Nous sommes devant le distributeur de billets du centre commercial les uns derrière les autres. Un confessionnal sans rideau, un guichet s'ouvre. Les mêmes gestes pour tous, attendre, la tête légèrement penchée, appuyer sur des touches, attendre, prendre l'argent, le ranger, s'en aller en évitant de regarder les gens autour de soi. Sur l'écran s'affiche Votre carte est illisible. Je reste interdite sans comprendre. Comme accusée d'un acte répréhensible que je ne connais pas. Je ne sais pas pourquoi ma carte de crédit, justement la mienne, est illisible. Je refais les opérations indiquées par l'ordinateur. À nouveau, votre carte est illisible. Horreur du mot. Illisible. C'est moi qui suis illisible, fautive. Je reprends ma carte et m'en vais sans argent. Je comprends qu'on brise un distributeur de billets. en l'injuriant. Et pour conclure ce podcast sur cette sélection d'extraits choisis par Régis, j'aimerais lire un poème de son dernier ouvrage, 66 routes. Un poème qui s'appelle Tambour. Chantez, tambour, labourez mes rêves, que chaque pas soit un son, chaque rencontre une chanson. Chantez tambour, labourez mes rêves, accordez des trêves à ceux que le canon crève, qui ne verront pas demain, qui n'auront plus de chagrin, qui n'auront plus de matin. Chantez tambour, labourez mes rêves de ces danses sans fin. Chères auditrices, chers auditeurs, merci de m'avoir écouté et vous pourrez... entendre ce podcast sur Isadora Bessi. Très bientôt. Au revoir.
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Sur une sélection d'extraits de livre faites par Régis Decaix, une lecture réalisée par Clarence Massiani
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Bienvenue dans notre podcast Isadora BC, le podcast où un poète et une comédienne échangent autour d'une tasse de café. La comédienne c'est Clarence Massiani et le poète c'est Régis Dequet. Mais aujourd'hui, Régis est absent. C'est une absence emplie de présence car il a sélectionné pour vous, auditrices, auditeurs, quelques extraits de textes de différents auteurs. et autrice qu'il a puisé dans sa bibliothèque. Il a conçu cette sélection comme une promenade éclectique dans les lieux et les époques, une balade dans les mots et les idées. Et je vais avoir le plaisir de vous lire cette sélection. La première est un extrait du recueil de nouvelles Le cas de Dino Busetti, qui s'intitule Les deux chauffeurs. Quand j'y repense après tant d'années, je me demande ce que pouvaient bien se dire les deux chauffeurs du fourgon tandis qu'ils transportaient le cercueil de ma mère au cimetière lointain. C'était un long voyage, plus de 300 kilomètres, et bien que la route fût libre, le char funeste avançait lentement. Nous, les enfants, nous suivions en voiture à une centaine de mètres, le compteur aussi entre 70 et 75. C'est peut-être parce que ces fourgons sont construits pour aller lentement, mais moi je pense qu'ils traînent ainsi parce que c'est la coutume, comme si la vitesse était une insolence envers les morts. Quelle absurdité ! Moi j'aurais juré que cela aurait fait plaisir au contraire à ma mère de rouler à 120 à l'heure. quand cela n'aurait été qu'à cause de la vitesse. Elle aurait eu l'illusion qu'il s'agissait de l'habituel voyage estival insouciant pour retrouver notre maison de Belluno. Voici maintenant un extrait de Georges Pérec dans Pensée classée. Il y a quelques années, j'ai eu, en l'espace de trois mois, l'occasion de prendre quatre repas dans quatre restaurants chinois respectivement situés à Paris. En France, Sarrebrook en Allemagne, Coventry, Grande-Bretagne, New York, les Etats-Unis d'Amérique. Le décor des restaurants était peu ou prou le même et sa sinoïté s'appuyait chaque fois sur des signifiants quasiment identiques. Dragon, caractère chinois, lampe. lac, tenture rouge, etc. Pour la nourriture, c'était beaucoup moins évident. En l'absence de tout référent, j'avais jusque-lors naïvement pensé que la cuisine chinoise française était de la cuisine chinoise. Mais la cuisine chinoise allemande ressemblait à de la cuisine allemande. La cuisine chinoise anglaise a de la cuisine anglaise, comme le verre des petits pois. La cuisine chinoise américaine à quelque chose d'absolument pas chinois, sinon à quelque chose de vraiment américain. Cette anecdote me semble significative, mais je ne sais pas exactement de quoi. Voici maintenant un extrait de La peste de Albert Camus. Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieu sortit de son cabinet et buta sur un rat mort au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l'escalier, mais arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n'était pas à sa place, et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux monsieur Michel, il sentit mieux que ce que sa découverte avait d'insolite. La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre, tandis que pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier était d'ailleurs catégorique, il n'y avait pas de rat dans la maison. Le docteur Hubot l'assurait qu'il y en avait un sur le palier du premier étage et probablement mort. La conviction de monsieur Michel restait entière, il n'y avait pas de rat dans la maison, il fallait donc qu'on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il s'agissait de... d'une farce. Le soir même, Bernard Rieu, debout devant le couloir de l'immeuble, cherchait ses clés avant de monter chez lui lorsqu'il vit surgir du fond obscur du corridor un gros rat à la démarche incertaine et au pelage mouillé. La bête s'arrêta, sembla chercher un équilibre, prit sa course vers le docteur, s'arrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui. Ce n'était pas Zohra qu'il pensait. Ce sang rejeté le ramenait à sa préoccupation. Sa femme, malade depuis un an, devait partir le lendemain pour une station de montagne. Il la trouva accouchée dans leur chambre, comme il lui avait demandé de le faire. Ainsi se préparait-elle à la fatigue du déplacement. Elle souriait. Je me sens très bien disait-elle. Le docteur regardait le visage tourner vers lui dans la lumière de la lampe de chevet. Pour Rieu, à trente ans et malgré les marques de la maladie, ce visage était toujours celui de la jeunesse, à cause peut-être de ce sourire qui emportait tout le reste. Dors si tu peux, dit-il. La gare deviendra à onze heures et je vous mènerai au train de midi. Il embrassa un front légèrement moite. Le sourire l'accompagna jusqu'à la porte. Yagakure de Joko Yamamoto Il existe ce que l'on appelle l'attitude pendant l'orage. Quand on est pris sous une averse soudaine, on peut soit courir le plus vite possible, soit s'élancer pour s'abriter sous les avancées des toits des maisons qui bordent le chemin. De toute façon, on sera mouillé. Si on se préparait auparavant mentalement à l'idée d'être trempé, on serait en fin de compte fort peu contrarié à l'arrivée de la pluie. On peut appliquer ce principe avec profit dans toutes les situations. Extrait du livre de sable de George Louis Borges. Le fait eut lieu en février 1969 au nord de Boston à Cambridge. Je ne l'ai pas relaté aussitôt car ma première intention avait été de l'oublier pour ne pas perdre la raison. Aujourd'hui, en 1972, je pense que si je le relate, on le prendra pour un conte et qu'avec le temps, peut-être, il le deviendra pour moi. Je sais que ce fut presque atroce tant qu'il durera et plus encore au long des nuits insomnieuses qui suivirent. Cela ne signifie pas que le récit que j'en ferai puisse émouvoir un tiers. Il devait être dix heures du matin. Je me reposais sur un banc face au fleuve Charles, à quelques 500 mètres sur ma droite. Il y avait un édifice élevé dont je ne sus jamais le nom. L'eau grise charriait de gros morceaux de glace. Inévitablement, le fleuve me fit penser au temps. L'image millénaire d'Héraclite. J'avais bien dormi. La veille, mon cours de l'après-midi était parvenu, me semblait-il, à intéresser mes élèves. À l'entour, il n'y avait pas d'âme qui vive. J'eus soudain l'impression, ce qui d'après les psychologues correspond à un état de fatigue, d'avoir vécu ce moment déjà. À l'autre extrémité de mon banc, quelqu'un s'était assis. J'aurais préféré être seule, mais je ne voulais pas me lever tout de suite pour ne pas paraître discourtois. L'autre s'était mis à s'y flotter. C'est alors que m'assaillit la première des anxiétés de cette matinée. Ce qu'il sifflait, ce qu'il essayait de siffler, je n'ai jamais eu beaucoup d'oreilles, était l'air populaire de la tapéra d'Elias Regules. Cet air me ramena à un patio qui a disparu et au souvenir d'Alvaro Méliand, la finure qui est morte depuis si longtemps. Puis vinrent les paroles, celles du premier couplet. La voix n'était pas celle d'Alvaro, mais elle cherchait à ressembler à celle d'Alvaro. Je la reconnus avec horreur. Je m'approchais de lui et lui demandais Monsieur, êtes-vous uruguayen ou argentin ? Argentin, mais depuis 1914, je vis à Genève. Telle fut sa réponse. Il y eut un long silence, je repris. Au numéro 17 de la rue Malanew, en face de l'église russe ? Il me répondit que oui. En ce cas, lui dis-je résolument, vous vous appelez George Louis Borges. Moi aussi je suis George Louis Borges. Nous sommes en 1969 et dans la ville de Cambridge. Voici maintenant un extrait d'un article popopat de Véronique Pitolo. Dans le recueil, toi aussi, tu as des armes. Le jour d'une élection, vous êtes ému. Comme en 1789, vous choisissez un représentant et cet événement suffit à vous rendre heureux. Certains portent une chemise blanche pour l'occasion. Aujourd'hui, on ne sait plus si on doit choisir le responsable syndical ou l'homme qui descend les marches de Matignon. La plupart de ceux qui prônent l'égalité savent qu'une fois sur deux, ils mentent. Même les croyants n'y croient pas. Seuls les électeurs rasés de près croient encore à quelque chose, dociles, faisant la queue devant l'isoloir comme le jardinier dans un film de Tati. Le suffrage universel met tout le monde au même niveau de déception et de victoire. Il suffit de lire un nom sur un bulletin, de rentrer à la maison, changer l'eau des fleurs, attendre 19h55 devant la télévision. Vous êtes persuadé que votre devoir est accompli. Si un mauvais candidat sort de la boîte, vous changerez de chaîne. Extrait d'une comédie humaine de William Saroyan. Ulysse Macaulay, très tôt levé, se dirigea en sautillant dans la jeune lumière du matin vers l'enclos d'un homme qui possédait une vache. Quand il arriva près de cet enclos, Ulysse vit la vache. Le petit garçon s'arrêta et la contempla longuement. Enfin, celui à qui elle appartenait sortit de sa maisonnette. Portant un seau et un tabouret, il alla droit à la vache et commença à le traire. Ulysse se rapprocha jusqu'à se trouver lui immédiatement derrière l'homme. Mais comme il ne voyait pas encore suffisamment, il s'agenouilla presque sous le ventre de la bête. L'homme aperçut le petit garçon et ne dit rien, mais la vache se retourna et regarda Ulysse. Et Ulysse regarda la vache. Il a l'impression que cela ne plaisait guère à la vache d'avoir un petit garçon si près d'elle. Ulysse sortit donc de dessous la vache, s'éloigna légèrement et regarda à proche distance. La vache, à son tour, regarda tant Ulysse que le petit garçon crut en son amitié. En rentrant chez lui, Ulysse s'arrêta encore pour regarder un homme qui construisait une étable. L'homme, irrité, nerveux, impatient, n'aurait jamais dû entreprendre ce travail qu'il accomplissait avec rage, en commettant toutes les fautes possibles. tandis qu'Ulysse le contemplait et ne comprenait pas. Ulysse arriva à l'avenue Santa Clara, juste à temps pour assister au départ de M. Arena qui se rendait à son travail à bicyclette. Du Porsche, Marie Arena le saluait de la main avant de rentrer dans sa maison. Extrait du journal de dehors de Annie Ernaux Nous sommes devant le distributeur de billets du centre commercial les uns derrière les autres. Un confessionnal sans rideau, un guichet s'ouvre. Les mêmes gestes pour tous, attendre, la tête légèrement penchée, appuyer sur des touches, attendre, prendre l'argent, le ranger, s'en aller en évitant de regarder les gens autour de soi. Sur l'écran s'affiche Votre carte est illisible. Je reste interdite sans comprendre. Comme accusée d'un acte répréhensible que je ne connais pas. Je ne sais pas pourquoi ma carte de crédit, justement la mienne, est illisible. Je refais les opérations indiquées par l'ordinateur. À nouveau, votre carte est illisible. Horreur du mot. Illisible. C'est moi qui suis illisible, fautive. Je reprends ma carte et m'en vais sans argent. Je comprends qu'on brise un distributeur de billets. en l'injuriant. Et pour conclure ce podcast sur cette sélection d'extraits choisis par Régis, j'aimerais lire un poème de son dernier ouvrage, 66 routes. Un poème qui s'appelle Tambour. Chantez, tambour, labourez mes rêves, que chaque pas soit un son, chaque rencontre une chanson. Chantez tambour, labourez mes rêves, accordez des trêves à ceux que le canon crève, qui ne verront pas demain, qui n'auront plus de chagrin, qui n'auront plus de matin. Chantez tambour, labourez mes rêves de ces danses sans fin. Chères auditrices, chers auditeurs, merci de m'avoir écouté et vous pourrez... entendre ce podcast sur Isadora Bessi. Très bientôt. Au revoir.
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Bienvenue dans notre podcast Isadora BC, le podcast où un poète et une comédienne échangent autour d'une tasse de café. La comédienne c'est Clarence Massiani et le poète c'est Régis Dequet. Mais aujourd'hui, Régis est absent. C'est une absence emplie de présence car il a sélectionné pour vous, auditrices, auditeurs, quelques extraits de textes de différents auteurs. et autrice qu'il a puisé dans sa bibliothèque. Il a conçu cette sélection comme une promenade éclectique dans les lieux et les époques, une balade dans les mots et les idées. Et je vais avoir le plaisir de vous lire cette sélection. La première est un extrait du recueil de nouvelles Le cas de Dino Busetti, qui s'intitule Les deux chauffeurs. Quand j'y repense après tant d'années, je me demande ce que pouvaient bien se dire les deux chauffeurs du fourgon tandis qu'ils transportaient le cercueil de ma mère au cimetière lointain. C'était un long voyage, plus de 300 kilomètres, et bien que la route fût libre, le char funeste avançait lentement. Nous, les enfants, nous suivions en voiture à une centaine de mètres, le compteur aussi entre 70 et 75. C'est peut-être parce que ces fourgons sont construits pour aller lentement, mais moi je pense qu'ils traînent ainsi parce que c'est la coutume, comme si la vitesse était une insolence envers les morts. Quelle absurdité ! Moi j'aurais juré que cela aurait fait plaisir au contraire à ma mère de rouler à 120 à l'heure. quand cela n'aurait été qu'à cause de la vitesse. Elle aurait eu l'illusion qu'il s'agissait de l'habituel voyage estival insouciant pour retrouver notre maison de Belluno. Voici maintenant un extrait de Georges Pérec dans Pensée classée. Il y a quelques années, j'ai eu, en l'espace de trois mois, l'occasion de prendre quatre repas dans quatre restaurants chinois respectivement situés à Paris. En France, Sarrebrook en Allemagne, Coventry, Grande-Bretagne, New York, les Etats-Unis d'Amérique. Le décor des restaurants était peu ou prou le même et sa sinoïté s'appuyait chaque fois sur des signifiants quasiment identiques. Dragon, caractère chinois, lampe. lac, tenture rouge, etc. Pour la nourriture, c'était beaucoup moins évident. En l'absence de tout référent, j'avais jusque-lors naïvement pensé que la cuisine chinoise française était de la cuisine chinoise. Mais la cuisine chinoise allemande ressemblait à de la cuisine allemande. La cuisine chinoise anglaise a de la cuisine anglaise, comme le verre des petits pois. La cuisine chinoise américaine à quelque chose d'absolument pas chinois, sinon à quelque chose de vraiment américain. Cette anecdote me semble significative, mais je ne sais pas exactement de quoi. Voici maintenant un extrait de La peste de Albert Camus. Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieu sortit de son cabinet et buta sur un rat mort au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l'escalier, mais arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n'était pas à sa place, et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux monsieur Michel, il sentit mieux que ce que sa découverte avait d'insolite. La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre, tandis que pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier était d'ailleurs catégorique, il n'y avait pas de rat dans la maison. Le docteur Hubot l'assurait qu'il y en avait un sur le palier du premier étage et probablement mort. La conviction de monsieur Michel restait entière, il n'y avait pas de rat dans la maison, il fallait donc qu'on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il s'agissait de... d'une farce. Le soir même, Bernard Rieu, debout devant le couloir de l'immeuble, cherchait ses clés avant de monter chez lui lorsqu'il vit surgir du fond obscur du corridor un gros rat à la démarche incertaine et au pelage mouillé. La bête s'arrêta, sembla chercher un équilibre, prit sa course vers le docteur, s'arrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui. Ce n'était pas Zohra qu'il pensait. Ce sang rejeté le ramenait à sa préoccupation. Sa femme, malade depuis un an, devait partir le lendemain pour une station de montagne. Il la trouva accouchée dans leur chambre, comme il lui avait demandé de le faire. Ainsi se préparait-elle à la fatigue du déplacement. Elle souriait. Je me sens très bien disait-elle. Le docteur regardait le visage tourner vers lui dans la lumière de la lampe de chevet. Pour Rieu, à trente ans et malgré les marques de la maladie, ce visage était toujours celui de la jeunesse, à cause peut-être de ce sourire qui emportait tout le reste. Dors si tu peux, dit-il. La gare deviendra à onze heures et je vous mènerai au train de midi. Il embrassa un front légèrement moite. Le sourire l'accompagna jusqu'à la porte. Yagakure de Joko Yamamoto Il existe ce que l'on appelle l'attitude pendant l'orage. Quand on est pris sous une averse soudaine, on peut soit courir le plus vite possible, soit s'élancer pour s'abriter sous les avancées des toits des maisons qui bordent le chemin. De toute façon, on sera mouillé. Si on se préparait auparavant mentalement à l'idée d'être trempé, on serait en fin de compte fort peu contrarié à l'arrivée de la pluie. On peut appliquer ce principe avec profit dans toutes les situations. Extrait du livre de sable de George Louis Borges. Le fait eut lieu en février 1969 au nord de Boston à Cambridge. Je ne l'ai pas relaté aussitôt car ma première intention avait été de l'oublier pour ne pas perdre la raison. Aujourd'hui, en 1972, je pense que si je le relate, on le prendra pour un conte et qu'avec le temps, peut-être, il le deviendra pour moi. Je sais que ce fut presque atroce tant qu'il durera et plus encore au long des nuits insomnieuses qui suivirent. Cela ne signifie pas que le récit que j'en ferai puisse émouvoir un tiers. Il devait être dix heures du matin. Je me reposais sur un banc face au fleuve Charles, à quelques 500 mètres sur ma droite. Il y avait un édifice élevé dont je ne sus jamais le nom. L'eau grise charriait de gros morceaux de glace. Inévitablement, le fleuve me fit penser au temps. L'image millénaire d'Héraclite. J'avais bien dormi. La veille, mon cours de l'après-midi était parvenu, me semblait-il, à intéresser mes élèves. À l'entour, il n'y avait pas d'âme qui vive. J'eus soudain l'impression, ce qui d'après les psychologues correspond à un état de fatigue, d'avoir vécu ce moment déjà. À l'autre extrémité de mon banc, quelqu'un s'était assis. J'aurais préféré être seule, mais je ne voulais pas me lever tout de suite pour ne pas paraître discourtois. L'autre s'était mis à s'y flotter. C'est alors que m'assaillit la première des anxiétés de cette matinée. Ce qu'il sifflait, ce qu'il essayait de siffler, je n'ai jamais eu beaucoup d'oreilles, était l'air populaire de la tapéra d'Elias Regules. Cet air me ramena à un patio qui a disparu et au souvenir d'Alvaro Méliand, la finure qui est morte depuis si longtemps. Puis vinrent les paroles, celles du premier couplet. La voix n'était pas celle d'Alvaro, mais elle cherchait à ressembler à celle d'Alvaro. Je la reconnus avec horreur. Je m'approchais de lui et lui demandais Monsieur, êtes-vous uruguayen ou argentin ? Argentin, mais depuis 1914, je vis à Genève. Telle fut sa réponse. Il y eut un long silence, je repris. Au numéro 17 de la rue Malanew, en face de l'église russe ? Il me répondit que oui. En ce cas, lui dis-je résolument, vous vous appelez George Louis Borges. Moi aussi je suis George Louis Borges. Nous sommes en 1969 et dans la ville de Cambridge. Voici maintenant un extrait d'un article popopat de Véronique Pitolo. Dans le recueil, toi aussi, tu as des armes. Le jour d'une élection, vous êtes ému. Comme en 1789, vous choisissez un représentant et cet événement suffit à vous rendre heureux. Certains portent une chemise blanche pour l'occasion. Aujourd'hui, on ne sait plus si on doit choisir le responsable syndical ou l'homme qui descend les marches de Matignon. La plupart de ceux qui prônent l'égalité savent qu'une fois sur deux, ils mentent. Même les croyants n'y croient pas. Seuls les électeurs rasés de près croient encore à quelque chose, dociles, faisant la queue devant l'isoloir comme le jardinier dans un film de Tati. Le suffrage universel met tout le monde au même niveau de déception et de victoire. Il suffit de lire un nom sur un bulletin, de rentrer à la maison, changer l'eau des fleurs, attendre 19h55 devant la télévision. Vous êtes persuadé que votre devoir est accompli. Si un mauvais candidat sort de la boîte, vous changerez de chaîne. Extrait d'une comédie humaine de William Saroyan. Ulysse Macaulay, très tôt levé, se dirigea en sautillant dans la jeune lumière du matin vers l'enclos d'un homme qui possédait une vache. Quand il arriva près de cet enclos, Ulysse vit la vache. Le petit garçon s'arrêta et la contempla longuement. Enfin, celui à qui elle appartenait sortit de sa maisonnette. Portant un seau et un tabouret, il alla droit à la vache et commença à le traire. Ulysse se rapprocha jusqu'à se trouver lui immédiatement derrière l'homme. Mais comme il ne voyait pas encore suffisamment, il s'agenouilla presque sous le ventre de la bête. L'homme aperçut le petit garçon et ne dit rien, mais la vache se retourna et regarda Ulysse. Et Ulysse regarda la vache. Il a l'impression que cela ne plaisait guère à la vache d'avoir un petit garçon si près d'elle. Ulysse sortit donc de dessous la vache, s'éloigna légèrement et regarda à proche distance. La vache, à son tour, regarda tant Ulysse que le petit garçon crut en son amitié. En rentrant chez lui, Ulysse s'arrêta encore pour regarder un homme qui construisait une étable. L'homme, irrité, nerveux, impatient, n'aurait jamais dû entreprendre ce travail qu'il accomplissait avec rage, en commettant toutes les fautes possibles. tandis qu'Ulysse le contemplait et ne comprenait pas. Ulysse arriva à l'avenue Santa Clara, juste à temps pour assister au départ de M. Arena qui se rendait à son travail à bicyclette. Du Porsche, Marie Arena le saluait de la main avant de rentrer dans sa maison. Extrait du journal de dehors de Annie Ernaux Nous sommes devant le distributeur de billets du centre commercial les uns derrière les autres. Un confessionnal sans rideau, un guichet s'ouvre. Les mêmes gestes pour tous, attendre, la tête légèrement penchée, appuyer sur des touches, attendre, prendre l'argent, le ranger, s'en aller en évitant de regarder les gens autour de soi. Sur l'écran s'affiche Votre carte est illisible. Je reste interdite sans comprendre. Comme accusée d'un acte répréhensible que je ne connais pas. Je ne sais pas pourquoi ma carte de crédit, justement la mienne, est illisible. Je refais les opérations indiquées par l'ordinateur. À nouveau, votre carte est illisible. Horreur du mot. Illisible. C'est moi qui suis illisible, fautive. Je reprends ma carte et m'en vais sans argent. Je comprends qu'on brise un distributeur de billets. en l'injuriant. Et pour conclure ce podcast sur cette sélection d'extraits choisis par Régis, j'aimerais lire un poème de son dernier ouvrage, 66 routes. Un poème qui s'appelle Tambour. Chantez, tambour, labourez mes rêves, que chaque pas soit un son, chaque rencontre une chanson. Chantez tambour, labourez mes rêves, accordez des trêves à ceux que le canon crève, qui ne verront pas demain, qui n'auront plus de chagrin, qui n'auront plus de matin. Chantez tambour, labourez mes rêves de ces danses sans fin. Chères auditrices, chers auditeurs, merci de m'avoir écouté et vous pourrez... entendre ce podcast sur Isadora Bessi. Très bientôt. Au revoir.
Description
Sur une sélection d'extraits de livre faites par Régis Decaix, une lecture réalisée par Clarence Massiani
Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.
Transcription
Bienvenue dans notre podcast Isadora BC, le podcast où un poète et une comédienne échangent autour d'une tasse de café. La comédienne c'est Clarence Massiani et le poète c'est Régis Dequet. Mais aujourd'hui, Régis est absent. C'est une absence emplie de présence car il a sélectionné pour vous, auditrices, auditeurs, quelques extraits de textes de différents auteurs. et autrice qu'il a puisé dans sa bibliothèque. Il a conçu cette sélection comme une promenade éclectique dans les lieux et les époques, une balade dans les mots et les idées. Et je vais avoir le plaisir de vous lire cette sélection. La première est un extrait du recueil de nouvelles Le cas de Dino Busetti, qui s'intitule Les deux chauffeurs. Quand j'y repense après tant d'années, je me demande ce que pouvaient bien se dire les deux chauffeurs du fourgon tandis qu'ils transportaient le cercueil de ma mère au cimetière lointain. C'était un long voyage, plus de 300 kilomètres, et bien que la route fût libre, le char funeste avançait lentement. Nous, les enfants, nous suivions en voiture à une centaine de mètres, le compteur aussi entre 70 et 75. C'est peut-être parce que ces fourgons sont construits pour aller lentement, mais moi je pense qu'ils traînent ainsi parce que c'est la coutume, comme si la vitesse était une insolence envers les morts. Quelle absurdité ! Moi j'aurais juré que cela aurait fait plaisir au contraire à ma mère de rouler à 120 à l'heure. quand cela n'aurait été qu'à cause de la vitesse. Elle aurait eu l'illusion qu'il s'agissait de l'habituel voyage estival insouciant pour retrouver notre maison de Belluno. Voici maintenant un extrait de Georges Pérec dans Pensée classée. Il y a quelques années, j'ai eu, en l'espace de trois mois, l'occasion de prendre quatre repas dans quatre restaurants chinois respectivement situés à Paris. En France, Sarrebrook en Allemagne, Coventry, Grande-Bretagne, New York, les Etats-Unis d'Amérique. Le décor des restaurants était peu ou prou le même et sa sinoïté s'appuyait chaque fois sur des signifiants quasiment identiques. Dragon, caractère chinois, lampe. lac, tenture rouge, etc. Pour la nourriture, c'était beaucoup moins évident. En l'absence de tout référent, j'avais jusque-lors naïvement pensé que la cuisine chinoise française était de la cuisine chinoise. Mais la cuisine chinoise allemande ressemblait à de la cuisine allemande. La cuisine chinoise anglaise a de la cuisine anglaise, comme le verre des petits pois. La cuisine chinoise américaine à quelque chose d'absolument pas chinois, sinon à quelque chose de vraiment américain. Cette anecdote me semble significative, mais je ne sais pas exactement de quoi. Voici maintenant un extrait de La peste de Albert Camus. Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieu sortit de son cabinet et buta sur un rat mort au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l'escalier, mais arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n'était pas à sa place, et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux monsieur Michel, il sentit mieux que ce que sa découverte avait d'insolite. La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre, tandis que pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier était d'ailleurs catégorique, il n'y avait pas de rat dans la maison. Le docteur Hubot l'assurait qu'il y en avait un sur le palier du premier étage et probablement mort. La conviction de monsieur Michel restait entière, il n'y avait pas de rat dans la maison, il fallait donc qu'on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il s'agissait de... d'une farce. Le soir même, Bernard Rieu, debout devant le couloir de l'immeuble, cherchait ses clés avant de monter chez lui lorsqu'il vit surgir du fond obscur du corridor un gros rat à la démarche incertaine et au pelage mouillé. La bête s'arrêta, sembla chercher un équilibre, prit sa course vers le docteur, s'arrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui. Ce n'était pas Zohra qu'il pensait. Ce sang rejeté le ramenait à sa préoccupation. Sa femme, malade depuis un an, devait partir le lendemain pour une station de montagne. Il la trouva accouchée dans leur chambre, comme il lui avait demandé de le faire. Ainsi se préparait-elle à la fatigue du déplacement. Elle souriait. Je me sens très bien disait-elle. Le docteur regardait le visage tourner vers lui dans la lumière de la lampe de chevet. Pour Rieu, à trente ans et malgré les marques de la maladie, ce visage était toujours celui de la jeunesse, à cause peut-être de ce sourire qui emportait tout le reste. Dors si tu peux, dit-il. La gare deviendra à onze heures et je vous mènerai au train de midi. Il embrassa un front légèrement moite. Le sourire l'accompagna jusqu'à la porte. Yagakure de Joko Yamamoto Il existe ce que l'on appelle l'attitude pendant l'orage. Quand on est pris sous une averse soudaine, on peut soit courir le plus vite possible, soit s'élancer pour s'abriter sous les avancées des toits des maisons qui bordent le chemin. De toute façon, on sera mouillé. Si on se préparait auparavant mentalement à l'idée d'être trempé, on serait en fin de compte fort peu contrarié à l'arrivée de la pluie. On peut appliquer ce principe avec profit dans toutes les situations. Extrait du livre de sable de George Louis Borges. Le fait eut lieu en février 1969 au nord de Boston à Cambridge. Je ne l'ai pas relaté aussitôt car ma première intention avait été de l'oublier pour ne pas perdre la raison. Aujourd'hui, en 1972, je pense que si je le relate, on le prendra pour un conte et qu'avec le temps, peut-être, il le deviendra pour moi. Je sais que ce fut presque atroce tant qu'il durera et plus encore au long des nuits insomnieuses qui suivirent. Cela ne signifie pas que le récit que j'en ferai puisse émouvoir un tiers. Il devait être dix heures du matin. Je me reposais sur un banc face au fleuve Charles, à quelques 500 mètres sur ma droite. Il y avait un édifice élevé dont je ne sus jamais le nom. L'eau grise charriait de gros morceaux de glace. Inévitablement, le fleuve me fit penser au temps. L'image millénaire d'Héraclite. J'avais bien dormi. La veille, mon cours de l'après-midi était parvenu, me semblait-il, à intéresser mes élèves. À l'entour, il n'y avait pas d'âme qui vive. J'eus soudain l'impression, ce qui d'après les psychologues correspond à un état de fatigue, d'avoir vécu ce moment déjà. À l'autre extrémité de mon banc, quelqu'un s'était assis. J'aurais préféré être seule, mais je ne voulais pas me lever tout de suite pour ne pas paraître discourtois. L'autre s'était mis à s'y flotter. C'est alors que m'assaillit la première des anxiétés de cette matinée. Ce qu'il sifflait, ce qu'il essayait de siffler, je n'ai jamais eu beaucoup d'oreilles, était l'air populaire de la tapéra d'Elias Regules. Cet air me ramena à un patio qui a disparu et au souvenir d'Alvaro Méliand, la finure qui est morte depuis si longtemps. Puis vinrent les paroles, celles du premier couplet. La voix n'était pas celle d'Alvaro, mais elle cherchait à ressembler à celle d'Alvaro. Je la reconnus avec horreur. Je m'approchais de lui et lui demandais Monsieur, êtes-vous uruguayen ou argentin ? Argentin, mais depuis 1914, je vis à Genève. Telle fut sa réponse. Il y eut un long silence, je repris. Au numéro 17 de la rue Malanew, en face de l'église russe ? Il me répondit que oui. En ce cas, lui dis-je résolument, vous vous appelez George Louis Borges. Moi aussi je suis George Louis Borges. Nous sommes en 1969 et dans la ville de Cambridge. Voici maintenant un extrait d'un article popopat de Véronique Pitolo. Dans le recueil, toi aussi, tu as des armes. Le jour d'une élection, vous êtes ému. Comme en 1789, vous choisissez un représentant et cet événement suffit à vous rendre heureux. Certains portent une chemise blanche pour l'occasion. Aujourd'hui, on ne sait plus si on doit choisir le responsable syndical ou l'homme qui descend les marches de Matignon. La plupart de ceux qui prônent l'égalité savent qu'une fois sur deux, ils mentent. Même les croyants n'y croient pas. Seuls les électeurs rasés de près croient encore à quelque chose, dociles, faisant la queue devant l'isoloir comme le jardinier dans un film de Tati. Le suffrage universel met tout le monde au même niveau de déception et de victoire. Il suffit de lire un nom sur un bulletin, de rentrer à la maison, changer l'eau des fleurs, attendre 19h55 devant la télévision. Vous êtes persuadé que votre devoir est accompli. Si un mauvais candidat sort de la boîte, vous changerez de chaîne. Extrait d'une comédie humaine de William Saroyan. Ulysse Macaulay, très tôt levé, se dirigea en sautillant dans la jeune lumière du matin vers l'enclos d'un homme qui possédait une vache. Quand il arriva près de cet enclos, Ulysse vit la vache. Le petit garçon s'arrêta et la contempla longuement. Enfin, celui à qui elle appartenait sortit de sa maisonnette. Portant un seau et un tabouret, il alla droit à la vache et commença à le traire. Ulysse se rapprocha jusqu'à se trouver lui immédiatement derrière l'homme. Mais comme il ne voyait pas encore suffisamment, il s'agenouilla presque sous le ventre de la bête. L'homme aperçut le petit garçon et ne dit rien, mais la vache se retourna et regarda Ulysse. Et Ulysse regarda la vache. Il a l'impression que cela ne plaisait guère à la vache d'avoir un petit garçon si près d'elle. Ulysse sortit donc de dessous la vache, s'éloigna légèrement et regarda à proche distance. La vache, à son tour, regarda tant Ulysse que le petit garçon crut en son amitié. En rentrant chez lui, Ulysse s'arrêta encore pour regarder un homme qui construisait une étable. L'homme, irrité, nerveux, impatient, n'aurait jamais dû entreprendre ce travail qu'il accomplissait avec rage, en commettant toutes les fautes possibles. tandis qu'Ulysse le contemplait et ne comprenait pas. Ulysse arriva à l'avenue Santa Clara, juste à temps pour assister au départ de M. Arena qui se rendait à son travail à bicyclette. Du Porsche, Marie Arena le saluait de la main avant de rentrer dans sa maison. Extrait du journal de dehors de Annie Ernaux Nous sommes devant le distributeur de billets du centre commercial les uns derrière les autres. Un confessionnal sans rideau, un guichet s'ouvre. Les mêmes gestes pour tous, attendre, la tête légèrement penchée, appuyer sur des touches, attendre, prendre l'argent, le ranger, s'en aller en évitant de regarder les gens autour de soi. Sur l'écran s'affiche Votre carte est illisible. Je reste interdite sans comprendre. Comme accusée d'un acte répréhensible que je ne connais pas. Je ne sais pas pourquoi ma carte de crédit, justement la mienne, est illisible. Je refais les opérations indiquées par l'ordinateur. À nouveau, votre carte est illisible. Horreur du mot. Illisible. C'est moi qui suis illisible, fautive. Je reprends ma carte et m'en vais sans argent. Je comprends qu'on brise un distributeur de billets. en l'injuriant. Et pour conclure ce podcast sur cette sélection d'extraits choisis par Régis, j'aimerais lire un poème de son dernier ouvrage, 66 routes. Un poème qui s'appelle Tambour. Chantez, tambour, labourez mes rêves, que chaque pas soit un son, chaque rencontre une chanson. Chantez tambour, labourez mes rêves, accordez des trêves à ceux que le canon crève, qui ne verront pas demain, qui n'auront plus de chagrin, qui n'auront plus de matin. Chantez tambour, labourez mes rêves de ces danses sans fin. Chères auditrices, chers auditeurs, merci de m'avoir écouté et vous pourrez... entendre ce podcast sur Isadora Bessi. Très bientôt. Au revoir.
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