- Speaker #0
Jukebox, l'émission qui fait bavarder la musique. ... de mon art et du rôle de l'écrivain.
- Speaker #1
Jukebox ! ... Demandez-moi la jeunesse, le temps de l'ombre dans ses lignes. Tant du souffle d'un soupir, pourquoi ont-ils tué Jaurès ? Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
- Speaker #0
Oui, pourquoi ont-ils tué Jaurès ? Et d'abord, qui est ce Jaurès à qui Brel rend hommage dans cette chanson ? Il s'agit de Jean Jaurès et vous allez voir comme cette histoire est incroyablement actuelle. C'est Jean Jaurès qui en 1902 participe à la fondation du Parti Socialiste Français et qui en 1905 fonde et dirige le quotidien L'Humanité. Il est aussi l'un des rédacteurs de la loi de séparation de l'Église et de l'État. L'attentat de Sarajevo le 28 juin 1914 tue l'archiduc François Ferdinand et sa femme. Il met le feu aux poudres et entraîne, par le jeu des alliances, les États européens dans une nouvelle crise internationale qui conduit en un mois à la Première Guerre mondiale. La guerre franco-prussienne de 1870 a amputé le territoire français d'une partie de son territoire. L'opinion publique française est favorable à une entrée en guerre contre l'Allemagne afin de récupérer l'Alsace et la Lorraine. Toute opposition à l'entrée en guerre est perçue comme une trahison. La France veut sa revanche. Jaurès va être assassiné le 31 juillet 1914 à Paris. Et tout au long de ce mois de juillet, il sent monter inexorablement la tension internationale. Il tentera pourtant jusqu'à sa mort de s'opposer à l'entrée en guerre. Jaurès sait que les ouvriers en payent toujours le prix et qu'ils le paient le plus souvent de leur vie. Pour tenter d'empêcher cette guerre, il se lie aux autres parties de l'internationale ouvrière et fait planer la menace d'une grève générale au niveau européen. européen. Ce sont ces positions pacifistes qui lui valent d'être assassinées à la veille du conflit. Paradoxalement, cet événement contribue à entraîner le ralliement de la Ausha l'union sacrée, comme on l'appellera le rapprochement politique qui a soudé les Français de toute tendance politique ou religieuse lors du déclenchement de la première guerre mondiale. En fin de journée ce 31 juillet, Jaurès se rend au siège de l'UMA pour préparer un article de mobilisation anti-guerre pour l'édition du lendemain. Il veut l'écrire sur le mode de l'article j'accuse de Zola dans l'affaire Dreyfus et engager la responsabilité des hommes politiques dans le déclenchement de ce conflit qui, il en est sûr, causera des millions de morts. Mais d'abord il sort prendre un verre avec ses collaborateurs du journal. Au Coq d'Or ? Non, trop bruyant. Jaurès a envie de continuer la discussion. Au Café du Croissant alors, rue Montmartre ? Celui qui s'apprête à commettre un crime observe depuis la rue la salle du café où il sait que Jaurès a ses habitudes. La veille déjà, l'assassin le guettait au même endroit. Mais Jaurès, assis face à la fenêtre, le tueur n'avait pas pu. Ce soir, Jaurès est dos à la fenêtre ouverte, séparé de la rue par un simple brise-vue. Jaurès a commandé une pêche au kirsch lorsque, caché par le rideau, l'assassin tire deux coups. Jaurès n'écrira jamais cet article pour la une du lendemain.
- Speaker #1
J'étais peut-être à deux mètres de lui, je vois le rideau s'écarter et une main avec un revolver sur la tombe de Jaurès. Et j'ai entendu deux coups de feu.
- Speaker #0
Le tueur est arrêté sur les lieux du crime. La foule veut le lyncher. Un policier s'interpose et lui sauve la vie. L'assassin refuse de décliner son identité et déclare avoir agi seul pour supprimer un ennemi de son pays. Il est convaincu d'avoir accompli son devoir, d'avoir servi la France en éliminant un sympathisant des Allemands. Il est emmené au quai des Orfèvres et là encore, il refuse de donner son nom. La thèse de l'acte isolé est reprise telle qu'elle dans l'acte d'accusation dressé en octobre 1915. Sans avoir jamais vu Jaurès, l'assassin s'est peu à peu mis en tête de tuer le traître, l'allemand. Il a mûri son acte tout au long du mois de juillet. Acheté un revolver Smith & Wesson, exercé son tir, écrit quelques lettres incohérentes, repéré le domicile du dirigeant socialiste, son journal, le café où il avait ses habitudes. De Guerlas, il dira s'appeler Raoul Villain. Né à Reims, 29 ans. En corpus saut, élève moyen, sa mère est internée quand il a deux ans. Sa grand-mère paternelle a aussi des soucis de santé mentale. Trépieux, il est harcelé pendant son service militaire où il prie dans le dortoir devant ses camarades. Il devient leur tête de turc et lui, le patriote, est humilié et réformé avant la fin de son service. Raoul Villain cherche un sens à sa vie, une famille pour remplacer celle qu'il n'a pas eue, un entourage affectif. il se cherche une place et une appartenance. Alors il intègre le Sillon, un mouvement politique de démocratie chrétienne qui, condamné par le pape, est dissous en 1910. Nouvelle perte de repère pour Villain, il va alors se radicaliser. Il adhère à la Ligue des jeunes amis de l'Alsace-Lorraine, groupement d'étudiants nationalistes d'extrême droite, partisans de la guerre. Son obsession du patriotisme se développe. en même temps que se développe son obsession de Jaurès. Pour Villain, Jaurès incarne la faiblesse de la France. A l'époque, il n'y a pas de service dédié à la protection des personnes menacées. Et depuis de longs mois, la presse nationaliste et patriote se déchaîne contre les déclarations pacifistes de Jaurès. Les journaux le désignent comme l'homme à abattre en raison de son opposition à la guerre dans une France qui veut en découdre avec les Allemands. Les appels au meurtre abondent dans la presse les semaines précédant l'assassinat de Jaurès, créant une situation explosive et faisant de Jaurès une cible politique à abattre. Tout est en place pour le passage à l'acte. Le fait déclencheur est la déclaration de guerre de l'Allemagne à la Serbie du 28 juillet. Ce jour-là, Villain prend le train pour Paris. Mais du 28 au 30 juillet, le député Jaurès est à Bruxelles pour tenter de sauver la paix avec les autres socialistes européens. Villain attendra patiemment son retour. Jean Jaurès disait...
- Speaker #1
Nous aurons la guerre dans six mois. Alors, je ne serai pas étonné d'être la première victime. Mais celui qui me tuera, je lui pardonne. Les coupables... Ce seront ceux qui l'auront armé.
- Speaker #0
Alors, vilain est-il un esprit faible, manipulé ou le bras armé de quelqu'un ? Vilain a-t-il vraiment agi seul ou est-ce un complot international fomenté par les Russes ? Jaurès n'a jamais mâché ses mots contre le régime politique du Tsar, contre l'alliance franco-russe, contre les emprunts russes lancés pour renflouer les caisses du Tsar. Il avait refusé, contrairement à d'autres organes de presse, des subventions russes en faveur de l'UMA. La main de Villain aurait-elle été armée par les Allemands, qui craignaient la grève internationale des ouvriers que fomentait Jaurès et qui risquaient de paralyser son entrée en guerre ? L'expertise balistique des armes saisies sur Raoul Villain ne sera jamais réalisée. On n'en connaîtra jamais la provenance. Le jour de l'assassinat, en début d'après-midi, Raoul Villain reçoit longuement un visiteur sans que l'enquête n'établisse son identité. Ensuite, il achète une arme, des balles, va chez son coiffeur, s'achète des chaussures neuves, s'offre un vrai gueuleton dans un bon restaurant, lui qui est un petit mangeur, sans que jamais on ait pu établir la provenance de cet argent. Vilain sont les verrous et les témoins de l'assassinat partent à la guerre. L'enquête est expédiée et bâclée. En 1918, le fils de Jaurès, Louis... Paul, engagé volontaire à 17 ans, est tué au cours de la bataille de Reims. Il est déclaré mort pour la France. Bien conseillé, Raoul Villain fera habilement repousser la date de son procès pour ne pas être jugé tant que dur cette effroyable guerre. Comme l'avait prophétisé Jaurès, elle tue des millions de gens. Inutile de rappeler à l'opinion publique qu'il est le seul à s'y être opposé. C'est en mars 1919, après 56 mois de détention provisoire et après l'armistice d'une guerre que la France a gagnée cette fois, que s'ouvre le procès de Villain. Grâce à Raoul Villain, l'Alsace-Lorraine est française, puisqu'il a tué l'homme qui voulait empêcher cette victoire. Le procès se transforme en un procès de défense de Jaurès et l'assassin est oublié. Selon le président de la cour d'assises, Raoul Villain a été emporté par une pulsion d'amour pour son pays. C'est un crime passionnel, c'est donc un crime excusable et l'assassin est excusé. Les délibérations durent une demi-heure. Raoul Villain est acquitté par 11 jurés sur 12 d'un crime qu'il a reconnu et revendiqué. A l'époque, la possibilité de faire appel à la décision d'une cour d'assises n'existe pas, le jugement est définitif. Tout naturellement, les frais du procès qui acquittent Raoul Villain sont envoyés à la veuve de Jean Jaurès.
- Speaker #1
Pour continuer, Jaurès, pour continuer. En 1924,
- Speaker #0
la dépouille de Jean Jaurès passe à la postérité. Ce grand homme de gauche, ce grand socialiste est transféré au Panthéon. Raoul Villain, lui, changera de nom, changera de pays, mais ne trouvera jamais ce qu'il cherchait. Doucement, sa santé mentale se dégrade, hérédité sans doute. Au mois de juillet 1936, alors qu'il vit à Ibiza, débute la guerre civile espagnole qui entraînera ce pays dans 40 ans de dictature. Le 14 septembre 1936, Raoul Villain est retrouvé sur la plage, assassiné à son tour de deux coups de feu tirés probablement par des républicains espagnols. Là non plus, on n'a pas beaucoup enquêté.
- Speaker #1
Demandez-vous, les jeunesses, le temps de l'ombre dans ses lignes, le temps du souffle d'un soupir. Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? Pourquoi ont-ils tué ?
- Speaker #0
Bon appétit !