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L'envers du récit

Guerre Israël-Hamas : à Haïfa, les doutes des Arabes israéliens

Guerre Israël-Hamas : à Haïfa, les doutes des Arabes israéliens

16min |06/12/2023
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16min |06/12/2023
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Description

L’envers du récit, saison 6, épisode 15.


Julie Connan est journaliste au service international du quotidien La Croix. En octobre 2023, quelques jours après l’attaque meurtrière du Hamas contre Israël, elle est allée à Haïfa, une ville au nord du pays où cohabitent juifs, musulmans et chrétiens. Cette cité portuaire compte environ 15% d’"Arabes israéliens", un terme qui désigne les descendants des 160 000 Palestiniens restés sur leurs terres lors de la création d’Israël, en 1948.


Julie Connan a recueilli la parole d’Arabes israéliens aux alentours du marché de Talpiot, un quartier très mélangé de Haïfa. Au fil des échanges, elle a saisi à quel point cette population était prise entre deux feux depuis l’attaque du Hamas et les bombardements d’Israël sur la bande de Gaza. 


► Retrouvez le reportage de Julie Connan : 

https://www.la-croix.com/international/A-Haifa-crise-didentite-Palestiniens-dIsrael-2023-10-25-1201288233


► Vous avez une question ou une remarque ? Écrivez-nous à cette adresse : podcast.lacroix@groupebayard.com


CRÉDITS :


Rédaction en chef : Fabienne Lemahieu. Réalisation : Clémence Maret, Célestine Albert-Steward et Flavien Edenne. Entretien et texte : Clémence Maret. Captation, montage et mixage : Flavien Edenne. Chargée de production : Célestine Albert-Steward. Création musicale : Emmanuel Viau. Responsable marketing et voix : Laurence Szabason. Illustration : Mathieu Ughetti. 


L'envers du récit est un podcast original de LA CROIX – Décembre 2023     


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #0

    Je suis allée à Haïfa, ville mixte où coexistent juifs et arabes, pour voir justement si c'était, comme elle se prétend être, une capitale de la coexistence ou si ces deux peuples menaient des vies parallèles.

  • #1

    Julie Conant est journaliste au service international du quotidien Le Croix. En octobre 2023, deux semaines après l'attaque du Hamas contre Israël, elle s'est rendue dans la ville d'Haïfa, une cité portuaire au nord d'Israël, où juifs et arabes cohabitent. Elle a parcouru la ville pour recueillir la parole des habitants et rendre compte de la tension ravivée entre les communautés. Dans ce podcast, un journaliste de La Croix raconte les coulisses d'un reportage, d'une enquête ou d'une rencontre, ce qui s'est passé avant et comment il l'a vécu. Vous écoutez l'envers du récit.

  • #0

    Je m'appelle Julie Conant, je suis journaliste au service international du quotidien La Croix et je me suis rendue en Israël et dans les territoires occupés dans les jours qui ont suivi l'attaque meurtrière du 7 octobre 2023. Ce samedi matin-là, des combattants du mouvement islamiste palestinien qui contrôlent la bande de Gaza ont pénétré sur le sol israélien, ont tué plus de 1400 personnes et ont fait plus de 240 otages. C'est un cataclysme et un changement de paradigme dans une région qui était pourtant très habituée à la violence et aux guerres. Et notamment, il y avait déjà eu quatre guerres à Gaza et deux intifadas dans les années 90 et 2000. Et après avoir été à Tel Aviv et dans les territoires occupés, j'ai décidé de me rendre à Haïfa pour mesurer cette onde de choc très très forte. Pourquoi Haïfa ? Parce que c'est un grand port du nord d'Israël, c'est la troisième ville du pays. Et en fait, cette ville a une particularité, c'est qu'elle est souvent présentée comme la capitale de la coexistence. entre juifs et arabes, musulmans ou chrétiens. Et c'est ce qu'on appelle en fait une ville mixte, comme il y en a plusieurs en Israël. C'est un terreau très complexe, mais intéressant. Sur les 300 000 habitants que compte la ville, il y a environ 15% d'arabes, moitié musulmans et moitié chrétiens. Et ces citoyens sont appelés tantôt arabes israéliens, palestiniens d'Israël ou encore palestiniens de 48, selon la personne à qui on parle. Et en fait, ce sont des Palestiniens, des descendants des 160 000 Palestiniens qui sont restés à l'issue de la première guerre israélo-arabe et de la création de l'État d'Israël en 1948. En fait, c'est la même proportion à l'échelle d'Israël. Et c'est donc un microcosme qui me semblait intéressant d'aller voir pour comprendre le cataclysme du 7 octobre, pour comprendre comment il avait été reçu, et puis pour voir comment il travaillait les mentalités et les dynamiques sociales. Parce qu'en fait, ces Arabes israéliens sont face à un dilemme, c'est-à-dire, est-ce qu'ils soutiennent les Palestiniens, leur peuple ? Ça c'est évident, mais évidemment, combien sont-ils et supportent-ils le Hamas ? Beaucoup moins, mais arrivent-ils seulement à le dire ? C'était toute la complexité de la question. Haïfa est une très belle ville perchée sur le mont Carmel, où en fait les habitants de Tel Aviv viennent en week-end, comme nous on irait à Saint-Malo. Ils disent que c'est moins cher, c'est plus calme et qu'ils arrivent à se garer. Et du haut de ce mont Carmel, on aperçoit bien la Méditerranée, puisque c'est un immense port. Mais on voit aussi très bien Saint-Jean-d'Acre, qui est une autre ville mixte. Et plus loin encore, on voit la côte libanaise. Et d'ailleurs, on voit les endroits, disons qu'on les devine, les endroits d'où les roquettes sont tirées par le Hezbollah libanais qui est soutien du Hamas. Et dans cette ville, comme dans toutes les villes israéliennes, mais là particulièrement, il y a des abris partout. Et comme ailleurs en Israël, les habitants ont l'habitude de se ruer dans ces abris ou dans les cages à escaliers quand il n'y a pas d'abri, quand les tirs de roquettes sont détectés par le système de défense antiaérienne ou quand la sirène retentit. Je me suis rendue à Haïfa un vendredi, deux semaines après l'attaque du Hamas. Alors y aller un vendredi, ça veut dire que c'est Shabbat, et que pour les musulmans c'est aussi une journée de repos, de prière, ce qui veut dire qu'il y a du monde dans les rues le matin, mais que l'après-midi c'est beaucoup plus difficile de trouver des gens à même de nous répondre. Et pour prendre l'ambiance de la rue, je commence à aller sur le marché de Talpiot, qui est un quartier très mixte où on trouve à la fois des citoyens arabes et juifs. Et là, en fait, en quelques minutes, on perçoit un malaise saisissant, les mines sont fermées, dures. Alors évidemment, le pays est encore en deuil, mais il y a très peu d'échanges, comme si un fil était cassé dans la population. Et la question étant de savoir est-ce qu'il est cassé de façon pérenne ou pas, en fait. Et je compare à ce moment-là avec Ramla, qui est une autre ville mixte où j'avais été en janvier 2023, pour voir comment cette coexistence perdurait après les violences de mai 2021. Au cours desquels plusieurs villes mixtes étaient embrasées, il y avait eu des morts côté arabe et côté juif. Et à Ramla, j'ai vu un vrai dialogue, une volonté de surpasser les clivages et malgré tout un vivre ensemble que là, dans l'immédiat, je ne vois pas sous mes yeux. Les Palestiniens d'Israël ont souvent l'impression d'être un peuple de seconde zone. Alors ils ont des députés, sur le papier ils ont les mêmes droits que les Israéliens, mais ils se disent victimes de discrimination malgré tout. Ce matin-là, à IFA, les échanges sont très cliniques entre les marchands et les clients. Et je vois que j'ai fait une erreur stratégique, évidemment, que je n'avais pas anticipée. C'est que je viens sur ce marché et cette journée de reportage avec un traducteur israélien, hébréophone, qui parle hébreu, qui parle français par ailleurs et anglais. Mais sans le vouloir, il braque mes premiers interlocuteurs arabes que je croise. Et très vite, je me rends compte qu'il faut passer à l'anglais, qu'il voit que je suis une journaliste, en tout cas une étrangère, et qu'il ne se braque pas. Parce qu'à ce moment-là, on peut imaginer qu'ils ont l'impression qu'on... non pas des espions, mais des personnes hostiles, en tout cas, dans la démarche tellement la situation est antagoniste. Et la photographe qui m'accompagne m'aide avec quelques mots d'arabe pour briser la glace et établir un lien, et en fait c'est déterminant dans le reste de la discussion. Et ce que je perçois là, se confirme par la suite, c'est que les interlocuteurs palestiniens arabes ont comme peur de s'exprimer. Il faut bien avoir en tête qu'ils sont pris entre deux feux à ce moment-là et potentiellement perçus par certains comme des ennemis de l'intérieur. Et ça, c'est un terme qui est utilisé par des membres du gouvernement d'extrême droite. Donc c'est très très fort. J'ai quelques échanges brefs avec des commerçants arabes, comme Mahdi. qui avait un regard très très dur et une gêne évidente, a été interrogé sur des événements qu'il n'a probablement pas encore digérés et dont il redoute peut-être les conséquences, et d'être pris éventuellement comme arabe et palestinien, comme un avocat du Hamas, puisque on est encore dans cette séquence-là. Et alors il me dit, sans paraître convaincu du tout, tout va bien, je ne me mêle pas de politique, Haïfa est la meilleure ville du monde. Ce que je veux bien croire, mais disons qu'il ne met pas beaucoup de conviction à le dire et on sent que c'est un propos tout fait qu'il balance pour occuper la discussion. Juste en face de son commerce, je m'attable avec une jeune femme, Yaël, que je découvre israélienne, ce qui ne se voyait pas forcément. Et elle, elle est serveuse dans un petit resto de taille. Et au cours de nos échanges, elle fume cigarette sur cigarette. On la sent également très nerveuse. Alors après, elle m'explique qu'une de ses collègues est une rescapée de la rave où il y a eu tant de morts et d'otages. Elle connaît ces marchands arabes qui sont de l'autre côté de la rue, elle les voit tous les jours, mais elle, elle me raconte que ses proches et sa mère qui habite à Tel Aviv a peur pour elle parce qu'elle vit dans une ville où il y a ce mélange entre juifs et arabes et que donc elle sent sa fille en insécurité. Et elle me dit, je sais très bien que ces hommes-là ne vont pas devenir terroristes du jour au lendemain, même si je pense que parmi eux, il y a des gens qui sont pro-hamaçins, ce qui est effectivement probable. Elle est très articulée dans son propos, très mature politiquement, et on la sent ébranlée par les conséquences de ses attaques sur le vivre ensemble. Et en fait, elle était venue chercher ça à Yves Fart, ce qui n'est pas forcément une démarche très répandue, de vouloir aller dans une ville mixte. Plus loin dans la ville, je rencontre cette fois un jeune palestinien d'Israël, Omri. Donc c'est Omar en arabe, mais lui insiste bien sur le fait que son prénom c'est Omri. Et lui, il a le crâne rasé, il a un très beau sourire, mais il est très dur aussi. Il a 22 ans, il travaille dans un petit commerce. Et ce qui me surprend chez lui, c'est qu'il a un tatouage très particulier sur la main, au-dessus du pouce. qui représente un revolver très finement dessiné, très bien réalisé. Et forcément, ça m'intrigue, ça renvoie à un imaginaire de mafia latino-américaine quasiment. Ça paraît étonnant. mais je n'en saurais pas beaucoup plus. Il dit qu'il est très fier d'être un arabe israélien et qu'il est bien mieux ici que là-bas, sous-entendu à Gaza. Il embraye sur un discours très tenu, légaliste, presque plus royaliste que le roi sur la nécessité d'éradiquer le Hamas, sur le fait que ce sont des ennemis, etc. En fait, assez vite, je me demande si sa parole est libre, si ce n'est pas une espèce de parole contrainte, parce qu'autour de lui... Tous ces clients sont des juifs israéliens. Alors il y a des éléments d'explication aussi au fait qu'il peut prendre de la distance avec les palestiniens. C'est que Haïfa, ce sont des palestiniens qui sont éloignés de Cisjordanie et de Gaza, qui sont là depuis longtemps, ils n'ont pas forcément de famille à Gaza ou en Cisjordanie. Mais le fait qu'il soit entouré de clients juifs me laisse penser que sa parole n'est pas forcément très libre et que donc il a un propos presque caricatural. Et d'ailleurs, l'un des clients, Nathanael, lui coupe la parole pendant qu'il me répond et monopolise ensuite la parole pour laisser entendre que les employeurs israéliens sont meilleurs que les Palestiniens, qu'il les paye mieux, que d'ailleurs ses employés lui disent qu'il est formidable, etc. Et d'où ce cas de conscience. Et tous deux me disent, un peu comme sur le mode d'un slogan, Regardez, moi je suis juif, lui il est arabe, on est potes. Enfin, c'était étonnant. Et je repars avec la conviction que dans un autre cadre, Omri et Omar n'auraient pas forcément tenu ces propos-là. Et c'est une question que je me pose encore et qu'on s'est posée avec la photographe et le traducteur bien longtemps après, dans la suite du reportage. Dans la dernière séquence du reportage, j'ai rendez-vous avec une restauratrice sur le port d'Haïfa, Rula, qui elle est bouleversée par les événements, et le traducteur qui m'accompagne me dit je ne suis pas sûre qu'elle accepte de parler en donnant son nom, d'être photographiée, etc. Donc sur le coup, je me dis que ce n'est pas grave, que je peux très bien soit changer son prénom si elle ne veut pas être identifiée, évidemment ne pas la prendre en photo. Et finalement, on sent que de parler avec moi... Ça lui sert un peu à élaborer sa pensée, à formuler quelque chose qu'elle n'avait peut-être pas encore dit à voix haute. Elle a une cinquantaine d'années et elle a une beauté grave. Elle campe très bien la particularité de Haïfa, c'est que la population arabe dont la présence est ancienne a un niveau socio-économique bien plus élevé que dans d'autres villes mixtes. On trouve des médecins, des professeurs d'université et la moitié du personnel de la mairie est arabe, ce qui veut dire... explique-t-elle et d'autres aussi que la population arabe a beaucoup moins intérêt qu'ailleurs à se rebeller, à être contre le vivre-ensemble. Mais ce vivre-ensemble à Haïfa est aussi quelque chose d'un peu factice, dans la mesure où ce sont aussi des vies parallèles, c'est-à-dire que les quartiers ne se mélangent pas forcément. Il y a des quartiers plutôt arabes, des quartiers plutôt israéliens, juifs israéliens. Donc, c'est aussi une espèce d'image de marque de la ville qui ne se retrouve pas forcément dans les faits au quotidien. Et elle parle beaucoup du silence qui prévaut depuis l'attaque. C'est quelque chose qui est revenu beaucoup dans nos discussions. Et aussi des deux camps. Elle utilise cette expression-là du fossé qui se creuse et du fait d'adapter son discours à la personne avec laquelle elle parle, qu'elle soit juive ou arabe. Et elle me dit, on s'habitue, mais là, cette notion des deux camps est revenue, ce qui est intéressant. Alors elle condamne l'attaque du Hamas et elle dit que toute la population arabe est sous le choc, digère, mais elle dit aussi quelque chose qui va me turlupiner par la suite. Elle me dit quelque chose comme le Hamas est aussi pire, entre guillemets, que l'occupation israélienne dans les territoires, etc. Elle met en lien les deux. Et du coup, ça me pose un nouveau cas de conscience. C'est ce que je dois la citer dans mon papier que je vais écrire, sachant qu'elle m'explique que 95% de ses clients sont juifs israéliens. Et est-ce que ça peut lui porter préjudice ? Parce qu'au final, elle est d'accord d'être prise en photo et de donner son nom. Je ne pense pas à cette question sur le moment, mais la question se pose au moment de l'écriture. D'abord à Jérusalem, de retour d'Haïfa, où je commence à écrire, et puis après dix jours de reportage, je sens qu'il faut que je mette moi-même un peu sur pause et que je digère tout ce que j'ai entendu. Et cet article, je l'ai terminé en France, avant un tunnel qui continue encore lié à la guerre. Mais la question c'était, est-ce que c'est de l'autocensure ou pas de la cité, de cité roula là-dessus, sur ce parallèle et les éléments de contexte entre l'attaque du Hamas et la colonisation et l'occupation ? Parce que dans ce débat, dans cette question, pour beaucoup, donner des éléments de contexte à cette attaque barbare, éléments de contexte comme l'occupation des territoires palestiniens ou le blocus israélien imposé à la bande de Gaza, Je reviendrai à excuser la barbarie du Hamas, ce que je ne crois pas personnellement. Mais je ne pense pas que comprendre soit forcément excusé. Mais c'est une discussion qu'on a eue en interne, au journal, sur l'équilibre à trouver aussi dans le choix des unes, dans nos interlocuteurs, dans notre empathie pour les Israéliens, pour les Palestiniens, et puis dans notre condamnation des faits de violence, de haine de part et d'autre aussi. Et en repartant à Haïfa, je me dis que j'ai pris une photo de l'instant. Et depuis, de fait, plusieurs figures arabes israéliennes ont été arrêtées parce qu'identifiées à des ennemis de l'intérieur, justement. Mais cette question des Palestiniens d'Israël est en apparence moins centrale que parler de Cisjordanie, de Gaza ou de la société israélienne. Mais elle révèle des fractures et des tiraillements qui, malheureusement, ne sont pas prêtes de se combler dans les années à venir. Et je me dis que j'y reviendrai forcément.

  • #1

    L'Envers du récit est un podcast original du Quotidien Lacroix.

Description

L’envers du récit, saison 6, épisode 15.


Julie Connan est journaliste au service international du quotidien La Croix. En octobre 2023, quelques jours après l’attaque meurtrière du Hamas contre Israël, elle est allée à Haïfa, une ville au nord du pays où cohabitent juifs, musulmans et chrétiens. Cette cité portuaire compte environ 15% d’"Arabes israéliens", un terme qui désigne les descendants des 160 000 Palestiniens restés sur leurs terres lors de la création d’Israël, en 1948.


Julie Connan a recueilli la parole d’Arabes israéliens aux alentours du marché de Talpiot, un quartier très mélangé de Haïfa. Au fil des échanges, elle a saisi à quel point cette population était prise entre deux feux depuis l’attaque du Hamas et les bombardements d’Israël sur la bande de Gaza. 


► Retrouvez le reportage de Julie Connan : 

https://www.la-croix.com/international/A-Haifa-crise-didentite-Palestiniens-dIsrael-2023-10-25-1201288233


► Vous avez une question ou une remarque ? Écrivez-nous à cette adresse : podcast.lacroix@groupebayard.com


CRÉDITS :


Rédaction en chef : Fabienne Lemahieu. Réalisation : Clémence Maret, Célestine Albert-Steward et Flavien Edenne. Entretien et texte : Clémence Maret. Captation, montage et mixage : Flavien Edenne. Chargée de production : Célestine Albert-Steward. Création musicale : Emmanuel Viau. Responsable marketing et voix : Laurence Szabason. Illustration : Mathieu Ughetti. 


L'envers du récit est un podcast original de LA CROIX – Décembre 2023     


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #0

    Je suis allée à Haïfa, ville mixte où coexistent juifs et arabes, pour voir justement si c'était, comme elle se prétend être, une capitale de la coexistence ou si ces deux peuples menaient des vies parallèles.

  • #1

    Julie Conant est journaliste au service international du quotidien Le Croix. En octobre 2023, deux semaines après l'attaque du Hamas contre Israël, elle s'est rendue dans la ville d'Haïfa, une cité portuaire au nord d'Israël, où juifs et arabes cohabitent. Elle a parcouru la ville pour recueillir la parole des habitants et rendre compte de la tension ravivée entre les communautés. Dans ce podcast, un journaliste de La Croix raconte les coulisses d'un reportage, d'une enquête ou d'une rencontre, ce qui s'est passé avant et comment il l'a vécu. Vous écoutez l'envers du récit.

  • #0

    Je m'appelle Julie Conant, je suis journaliste au service international du quotidien La Croix et je me suis rendue en Israël et dans les territoires occupés dans les jours qui ont suivi l'attaque meurtrière du 7 octobre 2023. Ce samedi matin-là, des combattants du mouvement islamiste palestinien qui contrôlent la bande de Gaza ont pénétré sur le sol israélien, ont tué plus de 1400 personnes et ont fait plus de 240 otages. C'est un cataclysme et un changement de paradigme dans une région qui était pourtant très habituée à la violence et aux guerres. Et notamment, il y avait déjà eu quatre guerres à Gaza et deux intifadas dans les années 90 et 2000. Et après avoir été à Tel Aviv et dans les territoires occupés, j'ai décidé de me rendre à Haïfa pour mesurer cette onde de choc très très forte. Pourquoi Haïfa ? Parce que c'est un grand port du nord d'Israël, c'est la troisième ville du pays. Et en fait, cette ville a une particularité, c'est qu'elle est souvent présentée comme la capitale de la coexistence. entre juifs et arabes, musulmans ou chrétiens. Et c'est ce qu'on appelle en fait une ville mixte, comme il y en a plusieurs en Israël. C'est un terreau très complexe, mais intéressant. Sur les 300 000 habitants que compte la ville, il y a environ 15% d'arabes, moitié musulmans et moitié chrétiens. Et ces citoyens sont appelés tantôt arabes israéliens, palestiniens d'Israël ou encore palestiniens de 48, selon la personne à qui on parle. Et en fait, ce sont des Palestiniens, des descendants des 160 000 Palestiniens qui sont restés à l'issue de la première guerre israélo-arabe et de la création de l'État d'Israël en 1948. En fait, c'est la même proportion à l'échelle d'Israël. Et c'est donc un microcosme qui me semblait intéressant d'aller voir pour comprendre le cataclysme du 7 octobre, pour comprendre comment il avait été reçu, et puis pour voir comment il travaillait les mentalités et les dynamiques sociales. Parce qu'en fait, ces Arabes israéliens sont face à un dilemme, c'est-à-dire, est-ce qu'ils soutiennent les Palestiniens, leur peuple ? Ça c'est évident, mais évidemment, combien sont-ils et supportent-ils le Hamas ? Beaucoup moins, mais arrivent-ils seulement à le dire ? C'était toute la complexité de la question. Haïfa est une très belle ville perchée sur le mont Carmel, où en fait les habitants de Tel Aviv viennent en week-end, comme nous on irait à Saint-Malo. Ils disent que c'est moins cher, c'est plus calme et qu'ils arrivent à se garer. Et du haut de ce mont Carmel, on aperçoit bien la Méditerranée, puisque c'est un immense port. Mais on voit aussi très bien Saint-Jean-d'Acre, qui est une autre ville mixte. Et plus loin encore, on voit la côte libanaise. Et d'ailleurs, on voit les endroits, disons qu'on les devine, les endroits d'où les roquettes sont tirées par le Hezbollah libanais qui est soutien du Hamas. Et dans cette ville, comme dans toutes les villes israéliennes, mais là particulièrement, il y a des abris partout. Et comme ailleurs en Israël, les habitants ont l'habitude de se ruer dans ces abris ou dans les cages à escaliers quand il n'y a pas d'abri, quand les tirs de roquettes sont détectés par le système de défense antiaérienne ou quand la sirène retentit. Je me suis rendue à Haïfa un vendredi, deux semaines après l'attaque du Hamas. Alors y aller un vendredi, ça veut dire que c'est Shabbat, et que pour les musulmans c'est aussi une journée de repos, de prière, ce qui veut dire qu'il y a du monde dans les rues le matin, mais que l'après-midi c'est beaucoup plus difficile de trouver des gens à même de nous répondre. Et pour prendre l'ambiance de la rue, je commence à aller sur le marché de Talpiot, qui est un quartier très mixte où on trouve à la fois des citoyens arabes et juifs. Et là, en fait, en quelques minutes, on perçoit un malaise saisissant, les mines sont fermées, dures. Alors évidemment, le pays est encore en deuil, mais il y a très peu d'échanges, comme si un fil était cassé dans la population. Et la question étant de savoir est-ce qu'il est cassé de façon pérenne ou pas, en fait. Et je compare à ce moment-là avec Ramla, qui est une autre ville mixte où j'avais été en janvier 2023, pour voir comment cette coexistence perdurait après les violences de mai 2021. Au cours desquels plusieurs villes mixtes étaient embrasées, il y avait eu des morts côté arabe et côté juif. Et à Ramla, j'ai vu un vrai dialogue, une volonté de surpasser les clivages et malgré tout un vivre ensemble que là, dans l'immédiat, je ne vois pas sous mes yeux. Les Palestiniens d'Israël ont souvent l'impression d'être un peuple de seconde zone. Alors ils ont des députés, sur le papier ils ont les mêmes droits que les Israéliens, mais ils se disent victimes de discrimination malgré tout. Ce matin-là, à IFA, les échanges sont très cliniques entre les marchands et les clients. Et je vois que j'ai fait une erreur stratégique, évidemment, que je n'avais pas anticipée. C'est que je viens sur ce marché et cette journée de reportage avec un traducteur israélien, hébréophone, qui parle hébreu, qui parle français par ailleurs et anglais. Mais sans le vouloir, il braque mes premiers interlocuteurs arabes que je croise. Et très vite, je me rends compte qu'il faut passer à l'anglais, qu'il voit que je suis une journaliste, en tout cas une étrangère, et qu'il ne se braque pas. Parce qu'à ce moment-là, on peut imaginer qu'ils ont l'impression qu'on... non pas des espions, mais des personnes hostiles, en tout cas, dans la démarche tellement la situation est antagoniste. Et la photographe qui m'accompagne m'aide avec quelques mots d'arabe pour briser la glace et établir un lien, et en fait c'est déterminant dans le reste de la discussion. Et ce que je perçois là, se confirme par la suite, c'est que les interlocuteurs palestiniens arabes ont comme peur de s'exprimer. Il faut bien avoir en tête qu'ils sont pris entre deux feux à ce moment-là et potentiellement perçus par certains comme des ennemis de l'intérieur. Et ça, c'est un terme qui est utilisé par des membres du gouvernement d'extrême droite. Donc c'est très très fort. J'ai quelques échanges brefs avec des commerçants arabes, comme Mahdi. qui avait un regard très très dur et une gêne évidente, a été interrogé sur des événements qu'il n'a probablement pas encore digérés et dont il redoute peut-être les conséquences, et d'être pris éventuellement comme arabe et palestinien, comme un avocat du Hamas, puisque on est encore dans cette séquence-là. Et alors il me dit, sans paraître convaincu du tout, tout va bien, je ne me mêle pas de politique, Haïfa est la meilleure ville du monde. Ce que je veux bien croire, mais disons qu'il ne met pas beaucoup de conviction à le dire et on sent que c'est un propos tout fait qu'il balance pour occuper la discussion. Juste en face de son commerce, je m'attable avec une jeune femme, Yaël, que je découvre israélienne, ce qui ne se voyait pas forcément. Et elle, elle est serveuse dans un petit resto de taille. Et au cours de nos échanges, elle fume cigarette sur cigarette. On la sent également très nerveuse. Alors après, elle m'explique qu'une de ses collègues est une rescapée de la rave où il y a eu tant de morts et d'otages. Elle connaît ces marchands arabes qui sont de l'autre côté de la rue, elle les voit tous les jours, mais elle, elle me raconte que ses proches et sa mère qui habite à Tel Aviv a peur pour elle parce qu'elle vit dans une ville où il y a ce mélange entre juifs et arabes et que donc elle sent sa fille en insécurité. Et elle me dit, je sais très bien que ces hommes-là ne vont pas devenir terroristes du jour au lendemain, même si je pense que parmi eux, il y a des gens qui sont pro-hamaçins, ce qui est effectivement probable. Elle est très articulée dans son propos, très mature politiquement, et on la sent ébranlée par les conséquences de ses attaques sur le vivre ensemble. Et en fait, elle était venue chercher ça à Yves Fart, ce qui n'est pas forcément une démarche très répandue, de vouloir aller dans une ville mixte. Plus loin dans la ville, je rencontre cette fois un jeune palestinien d'Israël, Omri. Donc c'est Omar en arabe, mais lui insiste bien sur le fait que son prénom c'est Omri. Et lui, il a le crâne rasé, il a un très beau sourire, mais il est très dur aussi. Il a 22 ans, il travaille dans un petit commerce. Et ce qui me surprend chez lui, c'est qu'il a un tatouage très particulier sur la main, au-dessus du pouce. qui représente un revolver très finement dessiné, très bien réalisé. Et forcément, ça m'intrigue, ça renvoie à un imaginaire de mafia latino-américaine quasiment. Ça paraît étonnant. mais je n'en saurais pas beaucoup plus. Il dit qu'il est très fier d'être un arabe israélien et qu'il est bien mieux ici que là-bas, sous-entendu à Gaza. Il embraye sur un discours très tenu, légaliste, presque plus royaliste que le roi sur la nécessité d'éradiquer le Hamas, sur le fait que ce sont des ennemis, etc. En fait, assez vite, je me demande si sa parole est libre, si ce n'est pas une espèce de parole contrainte, parce qu'autour de lui... Tous ces clients sont des juifs israéliens. Alors il y a des éléments d'explication aussi au fait qu'il peut prendre de la distance avec les palestiniens. C'est que Haïfa, ce sont des palestiniens qui sont éloignés de Cisjordanie et de Gaza, qui sont là depuis longtemps, ils n'ont pas forcément de famille à Gaza ou en Cisjordanie. Mais le fait qu'il soit entouré de clients juifs me laisse penser que sa parole n'est pas forcément très libre et que donc il a un propos presque caricatural. Et d'ailleurs, l'un des clients, Nathanael, lui coupe la parole pendant qu'il me répond et monopolise ensuite la parole pour laisser entendre que les employeurs israéliens sont meilleurs que les Palestiniens, qu'il les paye mieux, que d'ailleurs ses employés lui disent qu'il est formidable, etc. Et d'où ce cas de conscience. Et tous deux me disent, un peu comme sur le mode d'un slogan, Regardez, moi je suis juif, lui il est arabe, on est potes. Enfin, c'était étonnant. Et je repars avec la conviction que dans un autre cadre, Omri et Omar n'auraient pas forcément tenu ces propos-là. Et c'est une question que je me pose encore et qu'on s'est posée avec la photographe et le traducteur bien longtemps après, dans la suite du reportage. Dans la dernière séquence du reportage, j'ai rendez-vous avec une restauratrice sur le port d'Haïfa, Rula, qui elle est bouleversée par les événements, et le traducteur qui m'accompagne me dit je ne suis pas sûre qu'elle accepte de parler en donnant son nom, d'être photographiée, etc. Donc sur le coup, je me dis que ce n'est pas grave, que je peux très bien soit changer son prénom si elle ne veut pas être identifiée, évidemment ne pas la prendre en photo. Et finalement, on sent que de parler avec moi... Ça lui sert un peu à élaborer sa pensée, à formuler quelque chose qu'elle n'avait peut-être pas encore dit à voix haute. Elle a une cinquantaine d'années et elle a une beauté grave. Elle campe très bien la particularité de Haïfa, c'est que la population arabe dont la présence est ancienne a un niveau socio-économique bien plus élevé que dans d'autres villes mixtes. On trouve des médecins, des professeurs d'université et la moitié du personnel de la mairie est arabe, ce qui veut dire... explique-t-elle et d'autres aussi que la population arabe a beaucoup moins intérêt qu'ailleurs à se rebeller, à être contre le vivre-ensemble. Mais ce vivre-ensemble à Haïfa est aussi quelque chose d'un peu factice, dans la mesure où ce sont aussi des vies parallèles, c'est-à-dire que les quartiers ne se mélangent pas forcément. Il y a des quartiers plutôt arabes, des quartiers plutôt israéliens, juifs israéliens. Donc, c'est aussi une espèce d'image de marque de la ville qui ne se retrouve pas forcément dans les faits au quotidien. Et elle parle beaucoup du silence qui prévaut depuis l'attaque. C'est quelque chose qui est revenu beaucoup dans nos discussions. Et aussi des deux camps. Elle utilise cette expression-là du fossé qui se creuse et du fait d'adapter son discours à la personne avec laquelle elle parle, qu'elle soit juive ou arabe. Et elle me dit, on s'habitue, mais là, cette notion des deux camps est revenue, ce qui est intéressant. Alors elle condamne l'attaque du Hamas et elle dit que toute la population arabe est sous le choc, digère, mais elle dit aussi quelque chose qui va me turlupiner par la suite. Elle me dit quelque chose comme le Hamas est aussi pire, entre guillemets, que l'occupation israélienne dans les territoires, etc. Elle met en lien les deux. Et du coup, ça me pose un nouveau cas de conscience. C'est ce que je dois la citer dans mon papier que je vais écrire, sachant qu'elle m'explique que 95% de ses clients sont juifs israéliens. Et est-ce que ça peut lui porter préjudice ? Parce qu'au final, elle est d'accord d'être prise en photo et de donner son nom. Je ne pense pas à cette question sur le moment, mais la question se pose au moment de l'écriture. D'abord à Jérusalem, de retour d'Haïfa, où je commence à écrire, et puis après dix jours de reportage, je sens qu'il faut que je mette moi-même un peu sur pause et que je digère tout ce que j'ai entendu. Et cet article, je l'ai terminé en France, avant un tunnel qui continue encore lié à la guerre. Mais la question c'était, est-ce que c'est de l'autocensure ou pas de la cité, de cité roula là-dessus, sur ce parallèle et les éléments de contexte entre l'attaque du Hamas et la colonisation et l'occupation ? Parce que dans ce débat, dans cette question, pour beaucoup, donner des éléments de contexte à cette attaque barbare, éléments de contexte comme l'occupation des territoires palestiniens ou le blocus israélien imposé à la bande de Gaza, Je reviendrai à excuser la barbarie du Hamas, ce que je ne crois pas personnellement. Mais je ne pense pas que comprendre soit forcément excusé. Mais c'est une discussion qu'on a eue en interne, au journal, sur l'équilibre à trouver aussi dans le choix des unes, dans nos interlocuteurs, dans notre empathie pour les Israéliens, pour les Palestiniens, et puis dans notre condamnation des faits de violence, de haine de part et d'autre aussi. Et en repartant à Haïfa, je me dis que j'ai pris une photo de l'instant. Et depuis, de fait, plusieurs figures arabes israéliennes ont été arrêtées parce qu'identifiées à des ennemis de l'intérieur, justement. Mais cette question des Palestiniens d'Israël est en apparence moins centrale que parler de Cisjordanie, de Gaza ou de la société israélienne. Mais elle révèle des fractures et des tiraillements qui, malheureusement, ne sont pas prêtes de se combler dans les années à venir. Et je me dis que j'y reviendrai forcément.

  • #1

    L'Envers du récit est un podcast original du Quotidien Lacroix.

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Description

L’envers du récit, saison 6, épisode 15.


Julie Connan est journaliste au service international du quotidien La Croix. En octobre 2023, quelques jours après l’attaque meurtrière du Hamas contre Israël, elle est allée à Haïfa, une ville au nord du pays où cohabitent juifs, musulmans et chrétiens. Cette cité portuaire compte environ 15% d’"Arabes israéliens", un terme qui désigne les descendants des 160 000 Palestiniens restés sur leurs terres lors de la création d’Israël, en 1948.


Julie Connan a recueilli la parole d’Arabes israéliens aux alentours du marché de Talpiot, un quartier très mélangé de Haïfa. Au fil des échanges, elle a saisi à quel point cette population était prise entre deux feux depuis l’attaque du Hamas et les bombardements d’Israël sur la bande de Gaza. 


► Retrouvez le reportage de Julie Connan : 

https://www.la-croix.com/international/A-Haifa-crise-didentite-Palestiniens-dIsrael-2023-10-25-1201288233


► Vous avez une question ou une remarque ? Écrivez-nous à cette adresse : podcast.lacroix@groupebayard.com


CRÉDITS :


Rédaction en chef : Fabienne Lemahieu. Réalisation : Clémence Maret, Célestine Albert-Steward et Flavien Edenne. Entretien et texte : Clémence Maret. Captation, montage et mixage : Flavien Edenne. Chargée de production : Célestine Albert-Steward. Création musicale : Emmanuel Viau. Responsable marketing et voix : Laurence Szabason. Illustration : Mathieu Ughetti. 


L'envers du récit est un podcast original de LA CROIX – Décembre 2023     


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #0

    Je suis allée à Haïfa, ville mixte où coexistent juifs et arabes, pour voir justement si c'était, comme elle se prétend être, une capitale de la coexistence ou si ces deux peuples menaient des vies parallèles.

  • #1

    Julie Conant est journaliste au service international du quotidien Le Croix. En octobre 2023, deux semaines après l'attaque du Hamas contre Israël, elle s'est rendue dans la ville d'Haïfa, une cité portuaire au nord d'Israël, où juifs et arabes cohabitent. Elle a parcouru la ville pour recueillir la parole des habitants et rendre compte de la tension ravivée entre les communautés. Dans ce podcast, un journaliste de La Croix raconte les coulisses d'un reportage, d'une enquête ou d'une rencontre, ce qui s'est passé avant et comment il l'a vécu. Vous écoutez l'envers du récit.

  • #0

    Je m'appelle Julie Conant, je suis journaliste au service international du quotidien La Croix et je me suis rendue en Israël et dans les territoires occupés dans les jours qui ont suivi l'attaque meurtrière du 7 octobre 2023. Ce samedi matin-là, des combattants du mouvement islamiste palestinien qui contrôlent la bande de Gaza ont pénétré sur le sol israélien, ont tué plus de 1400 personnes et ont fait plus de 240 otages. C'est un cataclysme et un changement de paradigme dans une région qui était pourtant très habituée à la violence et aux guerres. Et notamment, il y avait déjà eu quatre guerres à Gaza et deux intifadas dans les années 90 et 2000. Et après avoir été à Tel Aviv et dans les territoires occupés, j'ai décidé de me rendre à Haïfa pour mesurer cette onde de choc très très forte. Pourquoi Haïfa ? Parce que c'est un grand port du nord d'Israël, c'est la troisième ville du pays. Et en fait, cette ville a une particularité, c'est qu'elle est souvent présentée comme la capitale de la coexistence. entre juifs et arabes, musulmans ou chrétiens. Et c'est ce qu'on appelle en fait une ville mixte, comme il y en a plusieurs en Israël. C'est un terreau très complexe, mais intéressant. Sur les 300 000 habitants que compte la ville, il y a environ 15% d'arabes, moitié musulmans et moitié chrétiens. Et ces citoyens sont appelés tantôt arabes israéliens, palestiniens d'Israël ou encore palestiniens de 48, selon la personne à qui on parle. Et en fait, ce sont des Palestiniens, des descendants des 160 000 Palestiniens qui sont restés à l'issue de la première guerre israélo-arabe et de la création de l'État d'Israël en 1948. En fait, c'est la même proportion à l'échelle d'Israël. Et c'est donc un microcosme qui me semblait intéressant d'aller voir pour comprendre le cataclysme du 7 octobre, pour comprendre comment il avait été reçu, et puis pour voir comment il travaillait les mentalités et les dynamiques sociales. Parce qu'en fait, ces Arabes israéliens sont face à un dilemme, c'est-à-dire, est-ce qu'ils soutiennent les Palestiniens, leur peuple ? Ça c'est évident, mais évidemment, combien sont-ils et supportent-ils le Hamas ? Beaucoup moins, mais arrivent-ils seulement à le dire ? C'était toute la complexité de la question. Haïfa est une très belle ville perchée sur le mont Carmel, où en fait les habitants de Tel Aviv viennent en week-end, comme nous on irait à Saint-Malo. Ils disent que c'est moins cher, c'est plus calme et qu'ils arrivent à se garer. Et du haut de ce mont Carmel, on aperçoit bien la Méditerranée, puisque c'est un immense port. Mais on voit aussi très bien Saint-Jean-d'Acre, qui est une autre ville mixte. Et plus loin encore, on voit la côte libanaise. Et d'ailleurs, on voit les endroits, disons qu'on les devine, les endroits d'où les roquettes sont tirées par le Hezbollah libanais qui est soutien du Hamas. Et dans cette ville, comme dans toutes les villes israéliennes, mais là particulièrement, il y a des abris partout. Et comme ailleurs en Israël, les habitants ont l'habitude de se ruer dans ces abris ou dans les cages à escaliers quand il n'y a pas d'abri, quand les tirs de roquettes sont détectés par le système de défense antiaérienne ou quand la sirène retentit. Je me suis rendue à Haïfa un vendredi, deux semaines après l'attaque du Hamas. Alors y aller un vendredi, ça veut dire que c'est Shabbat, et que pour les musulmans c'est aussi une journée de repos, de prière, ce qui veut dire qu'il y a du monde dans les rues le matin, mais que l'après-midi c'est beaucoup plus difficile de trouver des gens à même de nous répondre. Et pour prendre l'ambiance de la rue, je commence à aller sur le marché de Talpiot, qui est un quartier très mixte où on trouve à la fois des citoyens arabes et juifs. Et là, en fait, en quelques minutes, on perçoit un malaise saisissant, les mines sont fermées, dures. Alors évidemment, le pays est encore en deuil, mais il y a très peu d'échanges, comme si un fil était cassé dans la population. Et la question étant de savoir est-ce qu'il est cassé de façon pérenne ou pas, en fait. Et je compare à ce moment-là avec Ramla, qui est une autre ville mixte où j'avais été en janvier 2023, pour voir comment cette coexistence perdurait après les violences de mai 2021. Au cours desquels plusieurs villes mixtes étaient embrasées, il y avait eu des morts côté arabe et côté juif. Et à Ramla, j'ai vu un vrai dialogue, une volonté de surpasser les clivages et malgré tout un vivre ensemble que là, dans l'immédiat, je ne vois pas sous mes yeux. Les Palestiniens d'Israël ont souvent l'impression d'être un peuple de seconde zone. Alors ils ont des députés, sur le papier ils ont les mêmes droits que les Israéliens, mais ils se disent victimes de discrimination malgré tout. Ce matin-là, à IFA, les échanges sont très cliniques entre les marchands et les clients. Et je vois que j'ai fait une erreur stratégique, évidemment, que je n'avais pas anticipée. C'est que je viens sur ce marché et cette journée de reportage avec un traducteur israélien, hébréophone, qui parle hébreu, qui parle français par ailleurs et anglais. Mais sans le vouloir, il braque mes premiers interlocuteurs arabes que je croise. Et très vite, je me rends compte qu'il faut passer à l'anglais, qu'il voit que je suis une journaliste, en tout cas une étrangère, et qu'il ne se braque pas. Parce qu'à ce moment-là, on peut imaginer qu'ils ont l'impression qu'on... non pas des espions, mais des personnes hostiles, en tout cas, dans la démarche tellement la situation est antagoniste. Et la photographe qui m'accompagne m'aide avec quelques mots d'arabe pour briser la glace et établir un lien, et en fait c'est déterminant dans le reste de la discussion. Et ce que je perçois là, se confirme par la suite, c'est que les interlocuteurs palestiniens arabes ont comme peur de s'exprimer. Il faut bien avoir en tête qu'ils sont pris entre deux feux à ce moment-là et potentiellement perçus par certains comme des ennemis de l'intérieur. Et ça, c'est un terme qui est utilisé par des membres du gouvernement d'extrême droite. Donc c'est très très fort. J'ai quelques échanges brefs avec des commerçants arabes, comme Mahdi. qui avait un regard très très dur et une gêne évidente, a été interrogé sur des événements qu'il n'a probablement pas encore digérés et dont il redoute peut-être les conséquences, et d'être pris éventuellement comme arabe et palestinien, comme un avocat du Hamas, puisque on est encore dans cette séquence-là. Et alors il me dit, sans paraître convaincu du tout, tout va bien, je ne me mêle pas de politique, Haïfa est la meilleure ville du monde. Ce que je veux bien croire, mais disons qu'il ne met pas beaucoup de conviction à le dire et on sent que c'est un propos tout fait qu'il balance pour occuper la discussion. Juste en face de son commerce, je m'attable avec une jeune femme, Yaël, que je découvre israélienne, ce qui ne se voyait pas forcément. Et elle, elle est serveuse dans un petit resto de taille. Et au cours de nos échanges, elle fume cigarette sur cigarette. On la sent également très nerveuse. Alors après, elle m'explique qu'une de ses collègues est une rescapée de la rave où il y a eu tant de morts et d'otages. Elle connaît ces marchands arabes qui sont de l'autre côté de la rue, elle les voit tous les jours, mais elle, elle me raconte que ses proches et sa mère qui habite à Tel Aviv a peur pour elle parce qu'elle vit dans une ville où il y a ce mélange entre juifs et arabes et que donc elle sent sa fille en insécurité. Et elle me dit, je sais très bien que ces hommes-là ne vont pas devenir terroristes du jour au lendemain, même si je pense que parmi eux, il y a des gens qui sont pro-hamaçins, ce qui est effectivement probable. Elle est très articulée dans son propos, très mature politiquement, et on la sent ébranlée par les conséquences de ses attaques sur le vivre ensemble. Et en fait, elle était venue chercher ça à Yves Fart, ce qui n'est pas forcément une démarche très répandue, de vouloir aller dans une ville mixte. Plus loin dans la ville, je rencontre cette fois un jeune palestinien d'Israël, Omri. Donc c'est Omar en arabe, mais lui insiste bien sur le fait que son prénom c'est Omri. Et lui, il a le crâne rasé, il a un très beau sourire, mais il est très dur aussi. Il a 22 ans, il travaille dans un petit commerce. Et ce qui me surprend chez lui, c'est qu'il a un tatouage très particulier sur la main, au-dessus du pouce. qui représente un revolver très finement dessiné, très bien réalisé. Et forcément, ça m'intrigue, ça renvoie à un imaginaire de mafia latino-américaine quasiment. Ça paraît étonnant. mais je n'en saurais pas beaucoup plus. Il dit qu'il est très fier d'être un arabe israélien et qu'il est bien mieux ici que là-bas, sous-entendu à Gaza. Il embraye sur un discours très tenu, légaliste, presque plus royaliste que le roi sur la nécessité d'éradiquer le Hamas, sur le fait que ce sont des ennemis, etc. En fait, assez vite, je me demande si sa parole est libre, si ce n'est pas une espèce de parole contrainte, parce qu'autour de lui... Tous ces clients sont des juifs israéliens. Alors il y a des éléments d'explication aussi au fait qu'il peut prendre de la distance avec les palestiniens. C'est que Haïfa, ce sont des palestiniens qui sont éloignés de Cisjordanie et de Gaza, qui sont là depuis longtemps, ils n'ont pas forcément de famille à Gaza ou en Cisjordanie. Mais le fait qu'il soit entouré de clients juifs me laisse penser que sa parole n'est pas forcément très libre et que donc il a un propos presque caricatural. Et d'ailleurs, l'un des clients, Nathanael, lui coupe la parole pendant qu'il me répond et monopolise ensuite la parole pour laisser entendre que les employeurs israéliens sont meilleurs que les Palestiniens, qu'il les paye mieux, que d'ailleurs ses employés lui disent qu'il est formidable, etc. Et d'où ce cas de conscience. Et tous deux me disent, un peu comme sur le mode d'un slogan, Regardez, moi je suis juif, lui il est arabe, on est potes. Enfin, c'était étonnant. Et je repars avec la conviction que dans un autre cadre, Omri et Omar n'auraient pas forcément tenu ces propos-là. Et c'est une question que je me pose encore et qu'on s'est posée avec la photographe et le traducteur bien longtemps après, dans la suite du reportage. Dans la dernière séquence du reportage, j'ai rendez-vous avec une restauratrice sur le port d'Haïfa, Rula, qui elle est bouleversée par les événements, et le traducteur qui m'accompagne me dit je ne suis pas sûre qu'elle accepte de parler en donnant son nom, d'être photographiée, etc. Donc sur le coup, je me dis que ce n'est pas grave, que je peux très bien soit changer son prénom si elle ne veut pas être identifiée, évidemment ne pas la prendre en photo. Et finalement, on sent que de parler avec moi... Ça lui sert un peu à élaborer sa pensée, à formuler quelque chose qu'elle n'avait peut-être pas encore dit à voix haute. Elle a une cinquantaine d'années et elle a une beauté grave. Elle campe très bien la particularité de Haïfa, c'est que la population arabe dont la présence est ancienne a un niveau socio-économique bien plus élevé que dans d'autres villes mixtes. On trouve des médecins, des professeurs d'université et la moitié du personnel de la mairie est arabe, ce qui veut dire... explique-t-elle et d'autres aussi que la population arabe a beaucoup moins intérêt qu'ailleurs à se rebeller, à être contre le vivre-ensemble. Mais ce vivre-ensemble à Haïfa est aussi quelque chose d'un peu factice, dans la mesure où ce sont aussi des vies parallèles, c'est-à-dire que les quartiers ne se mélangent pas forcément. Il y a des quartiers plutôt arabes, des quartiers plutôt israéliens, juifs israéliens. Donc, c'est aussi une espèce d'image de marque de la ville qui ne se retrouve pas forcément dans les faits au quotidien. Et elle parle beaucoup du silence qui prévaut depuis l'attaque. C'est quelque chose qui est revenu beaucoup dans nos discussions. Et aussi des deux camps. Elle utilise cette expression-là du fossé qui se creuse et du fait d'adapter son discours à la personne avec laquelle elle parle, qu'elle soit juive ou arabe. Et elle me dit, on s'habitue, mais là, cette notion des deux camps est revenue, ce qui est intéressant. Alors elle condamne l'attaque du Hamas et elle dit que toute la population arabe est sous le choc, digère, mais elle dit aussi quelque chose qui va me turlupiner par la suite. Elle me dit quelque chose comme le Hamas est aussi pire, entre guillemets, que l'occupation israélienne dans les territoires, etc. Elle met en lien les deux. Et du coup, ça me pose un nouveau cas de conscience. C'est ce que je dois la citer dans mon papier que je vais écrire, sachant qu'elle m'explique que 95% de ses clients sont juifs israéliens. Et est-ce que ça peut lui porter préjudice ? Parce qu'au final, elle est d'accord d'être prise en photo et de donner son nom. Je ne pense pas à cette question sur le moment, mais la question se pose au moment de l'écriture. D'abord à Jérusalem, de retour d'Haïfa, où je commence à écrire, et puis après dix jours de reportage, je sens qu'il faut que je mette moi-même un peu sur pause et que je digère tout ce que j'ai entendu. Et cet article, je l'ai terminé en France, avant un tunnel qui continue encore lié à la guerre. Mais la question c'était, est-ce que c'est de l'autocensure ou pas de la cité, de cité roula là-dessus, sur ce parallèle et les éléments de contexte entre l'attaque du Hamas et la colonisation et l'occupation ? Parce que dans ce débat, dans cette question, pour beaucoup, donner des éléments de contexte à cette attaque barbare, éléments de contexte comme l'occupation des territoires palestiniens ou le blocus israélien imposé à la bande de Gaza, Je reviendrai à excuser la barbarie du Hamas, ce que je ne crois pas personnellement. Mais je ne pense pas que comprendre soit forcément excusé. Mais c'est une discussion qu'on a eue en interne, au journal, sur l'équilibre à trouver aussi dans le choix des unes, dans nos interlocuteurs, dans notre empathie pour les Israéliens, pour les Palestiniens, et puis dans notre condamnation des faits de violence, de haine de part et d'autre aussi. Et en repartant à Haïfa, je me dis que j'ai pris une photo de l'instant. Et depuis, de fait, plusieurs figures arabes israéliennes ont été arrêtées parce qu'identifiées à des ennemis de l'intérieur, justement. Mais cette question des Palestiniens d'Israël est en apparence moins centrale que parler de Cisjordanie, de Gaza ou de la société israélienne. Mais elle révèle des fractures et des tiraillements qui, malheureusement, ne sont pas prêtes de se combler dans les années à venir. Et je me dis que j'y reviendrai forcément.

  • #1

    L'Envers du récit est un podcast original du Quotidien Lacroix.

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L’envers du récit, saison 6, épisode 15.


Julie Connan est journaliste au service international du quotidien La Croix. En octobre 2023, quelques jours après l’attaque meurtrière du Hamas contre Israël, elle est allée à Haïfa, une ville au nord du pays où cohabitent juifs, musulmans et chrétiens. Cette cité portuaire compte environ 15% d’"Arabes israéliens", un terme qui désigne les descendants des 160 000 Palestiniens restés sur leurs terres lors de la création d’Israël, en 1948.


Julie Connan a recueilli la parole d’Arabes israéliens aux alentours du marché de Talpiot, un quartier très mélangé de Haïfa. Au fil des échanges, elle a saisi à quel point cette population était prise entre deux feux depuis l’attaque du Hamas et les bombardements d’Israël sur la bande de Gaza. 


► Retrouvez le reportage de Julie Connan : 

https://www.la-croix.com/international/A-Haifa-crise-didentite-Palestiniens-dIsrael-2023-10-25-1201288233


► Vous avez une question ou une remarque ? Écrivez-nous à cette adresse : podcast.lacroix@groupebayard.com


CRÉDITS :


Rédaction en chef : Fabienne Lemahieu. Réalisation : Clémence Maret, Célestine Albert-Steward et Flavien Edenne. Entretien et texte : Clémence Maret. Captation, montage et mixage : Flavien Edenne. Chargée de production : Célestine Albert-Steward. Création musicale : Emmanuel Viau. Responsable marketing et voix : Laurence Szabason. Illustration : Mathieu Ughetti. 


L'envers du récit est un podcast original de LA CROIX – Décembre 2023     


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #0

    Je suis allée à Haïfa, ville mixte où coexistent juifs et arabes, pour voir justement si c'était, comme elle se prétend être, une capitale de la coexistence ou si ces deux peuples menaient des vies parallèles.

  • #1

    Julie Conant est journaliste au service international du quotidien Le Croix. En octobre 2023, deux semaines après l'attaque du Hamas contre Israël, elle s'est rendue dans la ville d'Haïfa, une cité portuaire au nord d'Israël, où juifs et arabes cohabitent. Elle a parcouru la ville pour recueillir la parole des habitants et rendre compte de la tension ravivée entre les communautés. Dans ce podcast, un journaliste de La Croix raconte les coulisses d'un reportage, d'une enquête ou d'une rencontre, ce qui s'est passé avant et comment il l'a vécu. Vous écoutez l'envers du récit.

  • #0

    Je m'appelle Julie Conant, je suis journaliste au service international du quotidien La Croix et je me suis rendue en Israël et dans les territoires occupés dans les jours qui ont suivi l'attaque meurtrière du 7 octobre 2023. Ce samedi matin-là, des combattants du mouvement islamiste palestinien qui contrôlent la bande de Gaza ont pénétré sur le sol israélien, ont tué plus de 1400 personnes et ont fait plus de 240 otages. C'est un cataclysme et un changement de paradigme dans une région qui était pourtant très habituée à la violence et aux guerres. Et notamment, il y avait déjà eu quatre guerres à Gaza et deux intifadas dans les années 90 et 2000. Et après avoir été à Tel Aviv et dans les territoires occupés, j'ai décidé de me rendre à Haïfa pour mesurer cette onde de choc très très forte. Pourquoi Haïfa ? Parce que c'est un grand port du nord d'Israël, c'est la troisième ville du pays. Et en fait, cette ville a une particularité, c'est qu'elle est souvent présentée comme la capitale de la coexistence. entre juifs et arabes, musulmans ou chrétiens. Et c'est ce qu'on appelle en fait une ville mixte, comme il y en a plusieurs en Israël. C'est un terreau très complexe, mais intéressant. Sur les 300 000 habitants que compte la ville, il y a environ 15% d'arabes, moitié musulmans et moitié chrétiens. Et ces citoyens sont appelés tantôt arabes israéliens, palestiniens d'Israël ou encore palestiniens de 48, selon la personne à qui on parle. Et en fait, ce sont des Palestiniens, des descendants des 160 000 Palestiniens qui sont restés à l'issue de la première guerre israélo-arabe et de la création de l'État d'Israël en 1948. En fait, c'est la même proportion à l'échelle d'Israël. Et c'est donc un microcosme qui me semblait intéressant d'aller voir pour comprendre le cataclysme du 7 octobre, pour comprendre comment il avait été reçu, et puis pour voir comment il travaillait les mentalités et les dynamiques sociales. Parce qu'en fait, ces Arabes israéliens sont face à un dilemme, c'est-à-dire, est-ce qu'ils soutiennent les Palestiniens, leur peuple ? Ça c'est évident, mais évidemment, combien sont-ils et supportent-ils le Hamas ? Beaucoup moins, mais arrivent-ils seulement à le dire ? C'était toute la complexité de la question. Haïfa est une très belle ville perchée sur le mont Carmel, où en fait les habitants de Tel Aviv viennent en week-end, comme nous on irait à Saint-Malo. Ils disent que c'est moins cher, c'est plus calme et qu'ils arrivent à se garer. Et du haut de ce mont Carmel, on aperçoit bien la Méditerranée, puisque c'est un immense port. Mais on voit aussi très bien Saint-Jean-d'Acre, qui est une autre ville mixte. Et plus loin encore, on voit la côte libanaise. Et d'ailleurs, on voit les endroits, disons qu'on les devine, les endroits d'où les roquettes sont tirées par le Hezbollah libanais qui est soutien du Hamas. Et dans cette ville, comme dans toutes les villes israéliennes, mais là particulièrement, il y a des abris partout. Et comme ailleurs en Israël, les habitants ont l'habitude de se ruer dans ces abris ou dans les cages à escaliers quand il n'y a pas d'abri, quand les tirs de roquettes sont détectés par le système de défense antiaérienne ou quand la sirène retentit. Je me suis rendue à Haïfa un vendredi, deux semaines après l'attaque du Hamas. Alors y aller un vendredi, ça veut dire que c'est Shabbat, et que pour les musulmans c'est aussi une journée de repos, de prière, ce qui veut dire qu'il y a du monde dans les rues le matin, mais que l'après-midi c'est beaucoup plus difficile de trouver des gens à même de nous répondre. Et pour prendre l'ambiance de la rue, je commence à aller sur le marché de Talpiot, qui est un quartier très mixte où on trouve à la fois des citoyens arabes et juifs. Et là, en fait, en quelques minutes, on perçoit un malaise saisissant, les mines sont fermées, dures. Alors évidemment, le pays est encore en deuil, mais il y a très peu d'échanges, comme si un fil était cassé dans la population. Et la question étant de savoir est-ce qu'il est cassé de façon pérenne ou pas, en fait. Et je compare à ce moment-là avec Ramla, qui est une autre ville mixte où j'avais été en janvier 2023, pour voir comment cette coexistence perdurait après les violences de mai 2021. Au cours desquels plusieurs villes mixtes étaient embrasées, il y avait eu des morts côté arabe et côté juif. Et à Ramla, j'ai vu un vrai dialogue, une volonté de surpasser les clivages et malgré tout un vivre ensemble que là, dans l'immédiat, je ne vois pas sous mes yeux. Les Palestiniens d'Israël ont souvent l'impression d'être un peuple de seconde zone. Alors ils ont des députés, sur le papier ils ont les mêmes droits que les Israéliens, mais ils se disent victimes de discrimination malgré tout. Ce matin-là, à IFA, les échanges sont très cliniques entre les marchands et les clients. Et je vois que j'ai fait une erreur stratégique, évidemment, que je n'avais pas anticipée. C'est que je viens sur ce marché et cette journée de reportage avec un traducteur israélien, hébréophone, qui parle hébreu, qui parle français par ailleurs et anglais. Mais sans le vouloir, il braque mes premiers interlocuteurs arabes que je croise. Et très vite, je me rends compte qu'il faut passer à l'anglais, qu'il voit que je suis une journaliste, en tout cas une étrangère, et qu'il ne se braque pas. Parce qu'à ce moment-là, on peut imaginer qu'ils ont l'impression qu'on... non pas des espions, mais des personnes hostiles, en tout cas, dans la démarche tellement la situation est antagoniste. Et la photographe qui m'accompagne m'aide avec quelques mots d'arabe pour briser la glace et établir un lien, et en fait c'est déterminant dans le reste de la discussion. Et ce que je perçois là, se confirme par la suite, c'est que les interlocuteurs palestiniens arabes ont comme peur de s'exprimer. Il faut bien avoir en tête qu'ils sont pris entre deux feux à ce moment-là et potentiellement perçus par certains comme des ennemis de l'intérieur. Et ça, c'est un terme qui est utilisé par des membres du gouvernement d'extrême droite. Donc c'est très très fort. J'ai quelques échanges brefs avec des commerçants arabes, comme Mahdi. qui avait un regard très très dur et une gêne évidente, a été interrogé sur des événements qu'il n'a probablement pas encore digérés et dont il redoute peut-être les conséquences, et d'être pris éventuellement comme arabe et palestinien, comme un avocat du Hamas, puisque on est encore dans cette séquence-là. Et alors il me dit, sans paraître convaincu du tout, tout va bien, je ne me mêle pas de politique, Haïfa est la meilleure ville du monde. Ce que je veux bien croire, mais disons qu'il ne met pas beaucoup de conviction à le dire et on sent que c'est un propos tout fait qu'il balance pour occuper la discussion. Juste en face de son commerce, je m'attable avec une jeune femme, Yaël, que je découvre israélienne, ce qui ne se voyait pas forcément. Et elle, elle est serveuse dans un petit resto de taille. Et au cours de nos échanges, elle fume cigarette sur cigarette. On la sent également très nerveuse. Alors après, elle m'explique qu'une de ses collègues est une rescapée de la rave où il y a eu tant de morts et d'otages. Elle connaît ces marchands arabes qui sont de l'autre côté de la rue, elle les voit tous les jours, mais elle, elle me raconte que ses proches et sa mère qui habite à Tel Aviv a peur pour elle parce qu'elle vit dans une ville où il y a ce mélange entre juifs et arabes et que donc elle sent sa fille en insécurité. Et elle me dit, je sais très bien que ces hommes-là ne vont pas devenir terroristes du jour au lendemain, même si je pense que parmi eux, il y a des gens qui sont pro-hamaçins, ce qui est effectivement probable. Elle est très articulée dans son propos, très mature politiquement, et on la sent ébranlée par les conséquences de ses attaques sur le vivre ensemble. Et en fait, elle était venue chercher ça à Yves Fart, ce qui n'est pas forcément une démarche très répandue, de vouloir aller dans une ville mixte. Plus loin dans la ville, je rencontre cette fois un jeune palestinien d'Israël, Omri. Donc c'est Omar en arabe, mais lui insiste bien sur le fait que son prénom c'est Omri. Et lui, il a le crâne rasé, il a un très beau sourire, mais il est très dur aussi. Il a 22 ans, il travaille dans un petit commerce. Et ce qui me surprend chez lui, c'est qu'il a un tatouage très particulier sur la main, au-dessus du pouce. qui représente un revolver très finement dessiné, très bien réalisé. Et forcément, ça m'intrigue, ça renvoie à un imaginaire de mafia latino-américaine quasiment. Ça paraît étonnant. mais je n'en saurais pas beaucoup plus. Il dit qu'il est très fier d'être un arabe israélien et qu'il est bien mieux ici que là-bas, sous-entendu à Gaza. Il embraye sur un discours très tenu, légaliste, presque plus royaliste que le roi sur la nécessité d'éradiquer le Hamas, sur le fait que ce sont des ennemis, etc. En fait, assez vite, je me demande si sa parole est libre, si ce n'est pas une espèce de parole contrainte, parce qu'autour de lui... Tous ces clients sont des juifs israéliens. Alors il y a des éléments d'explication aussi au fait qu'il peut prendre de la distance avec les palestiniens. C'est que Haïfa, ce sont des palestiniens qui sont éloignés de Cisjordanie et de Gaza, qui sont là depuis longtemps, ils n'ont pas forcément de famille à Gaza ou en Cisjordanie. Mais le fait qu'il soit entouré de clients juifs me laisse penser que sa parole n'est pas forcément très libre et que donc il a un propos presque caricatural. Et d'ailleurs, l'un des clients, Nathanael, lui coupe la parole pendant qu'il me répond et monopolise ensuite la parole pour laisser entendre que les employeurs israéliens sont meilleurs que les Palestiniens, qu'il les paye mieux, que d'ailleurs ses employés lui disent qu'il est formidable, etc. Et d'où ce cas de conscience. Et tous deux me disent, un peu comme sur le mode d'un slogan, Regardez, moi je suis juif, lui il est arabe, on est potes. Enfin, c'était étonnant. Et je repars avec la conviction que dans un autre cadre, Omri et Omar n'auraient pas forcément tenu ces propos-là. Et c'est une question que je me pose encore et qu'on s'est posée avec la photographe et le traducteur bien longtemps après, dans la suite du reportage. Dans la dernière séquence du reportage, j'ai rendez-vous avec une restauratrice sur le port d'Haïfa, Rula, qui elle est bouleversée par les événements, et le traducteur qui m'accompagne me dit je ne suis pas sûre qu'elle accepte de parler en donnant son nom, d'être photographiée, etc. Donc sur le coup, je me dis que ce n'est pas grave, que je peux très bien soit changer son prénom si elle ne veut pas être identifiée, évidemment ne pas la prendre en photo. Et finalement, on sent que de parler avec moi... Ça lui sert un peu à élaborer sa pensée, à formuler quelque chose qu'elle n'avait peut-être pas encore dit à voix haute. Elle a une cinquantaine d'années et elle a une beauté grave. Elle campe très bien la particularité de Haïfa, c'est que la population arabe dont la présence est ancienne a un niveau socio-économique bien plus élevé que dans d'autres villes mixtes. On trouve des médecins, des professeurs d'université et la moitié du personnel de la mairie est arabe, ce qui veut dire... explique-t-elle et d'autres aussi que la population arabe a beaucoup moins intérêt qu'ailleurs à se rebeller, à être contre le vivre-ensemble. Mais ce vivre-ensemble à Haïfa est aussi quelque chose d'un peu factice, dans la mesure où ce sont aussi des vies parallèles, c'est-à-dire que les quartiers ne se mélangent pas forcément. Il y a des quartiers plutôt arabes, des quartiers plutôt israéliens, juifs israéliens. Donc, c'est aussi une espèce d'image de marque de la ville qui ne se retrouve pas forcément dans les faits au quotidien. Et elle parle beaucoup du silence qui prévaut depuis l'attaque. C'est quelque chose qui est revenu beaucoup dans nos discussions. Et aussi des deux camps. Elle utilise cette expression-là du fossé qui se creuse et du fait d'adapter son discours à la personne avec laquelle elle parle, qu'elle soit juive ou arabe. Et elle me dit, on s'habitue, mais là, cette notion des deux camps est revenue, ce qui est intéressant. Alors elle condamne l'attaque du Hamas et elle dit que toute la population arabe est sous le choc, digère, mais elle dit aussi quelque chose qui va me turlupiner par la suite. Elle me dit quelque chose comme le Hamas est aussi pire, entre guillemets, que l'occupation israélienne dans les territoires, etc. Elle met en lien les deux. Et du coup, ça me pose un nouveau cas de conscience. C'est ce que je dois la citer dans mon papier que je vais écrire, sachant qu'elle m'explique que 95% de ses clients sont juifs israéliens. Et est-ce que ça peut lui porter préjudice ? Parce qu'au final, elle est d'accord d'être prise en photo et de donner son nom. Je ne pense pas à cette question sur le moment, mais la question se pose au moment de l'écriture. D'abord à Jérusalem, de retour d'Haïfa, où je commence à écrire, et puis après dix jours de reportage, je sens qu'il faut que je mette moi-même un peu sur pause et que je digère tout ce que j'ai entendu. Et cet article, je l'ai terminé en France, avant un tunnel qui continue encore lié à la guerre. Mais la question c'était, est-ce que c'est de l'autocensure ou pas de la cité, de cité roula là-dessus, sur ce parallèle et les éléments de contexte entre l'attaque du Hamas et la colonisation et l'occupation ? Parce que dans ce débat, dans cette question, pour beaucoup, donner des éléments de contexte à cette attaque barbare, éléments de contexte comme l'occupation des territoires palestiniens ou le blocus israélien imposé à la bande de Gaza, Je reviendrai à excuser la barbarie du Hamas, ce que je ne crois pas personnellement. Mais je ne pense pas que comprendre soit forcément excusé. Mais c'est une discussion qu'on a eue en interne, au journal, sur l'équilibre à trouver aussi dans le choix des unes, dans nos interlocuteurs, dans notre empathie pour les Israéliens, pour les Palestiniens, et puis dans notre condamnation des faits de violence, de haine de part et d'autre aussi. Et en repartant à Haïfa, je me dis que j'ai pris une photo de l'instant. Et depuis, de fait, plusieurs figures arabes israéliennes ont été arrêtées parce qu'identifiées à des ennemis de l'intérieur, justement. Mais cette question des Palestiniens d'Israël est en apparence moins centrale que parler de Cisjordanie, de Gaza ou de la société israélienne. Mais elle révèle des fractures et des tiraillements qui, malheureusement, ne sont pas prêtes de se combler dans les années à venir. Et je me dis que j'y reviendrai forcément.

  • #1

    L'Envers du récit est un podcast original du Quotidien Lacroix.

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