- Speaker #0
À travers l'histoire d'Ahmad, on peut voir la réalité, le quotidien vécu par tous les civils palestiniens pris au piège dans la bande de Gaza et qui essayent de se démener pour survivre.
- Speaker #1
Vinciane Jolie est journaliste au service international de La Croix. En octobre 2023, quelques jours après l'attaque du Hamas contre Israël et le début des bombardements de Gaza par l'État hébreu, elle a contacté Ahmad, un jeune palestinien. Pendant plusieurs mois, Ahmad lui a décrit son quotidien à Gaza par message WhatsApp. Vinciane Jolie a choisi de publier cette correspondance, témoignage rare que se qu'endurent les civils depuis le début du conflit. Dans ce podcast, un journaliste de La Croix raconte les coulisses d'un reportage, d'une enquête, ou d'une rencontre, ce qui s'est passé avant et comment il l'a vécu. Vous écoutez l'envers du récit.
- Speaker #0
Je m'appelle Vinciane, je suis journaliste au service international. J'ai rejoint le quotidien Lacroix il y a bientôt deux ans. Et avant d'être à Lacroix, j'avais passé plusieurs années au Proche-Orient, notamment dans le cadre de mes études d'arabe. D'abord... en Jordanie et j'ai fait à l'été 2018 un stage en Palestine. Je travaillais au patriarcat latin de Jérusalem, donc à Jérusalem-Est, et j'habitais à Bethléem chez une famille palestinienne. Il y a un an, deux jours après les attaques du 7 octobre en Israël, qui ont fait plus de 1140 morts et qui ont été... suivi de représailles lancées par l'armée israélienne sur la bande de Gaza qui dure jusqu'à aujourd'hui. Le ministre israélien de la Défense, Yoav Galan, décrète un siège complet contre les 2,3 millions de Palestiniens qu'il qualifie alors d'animaux humains. Pas d'eau, pas de gaz, pas d'électricité. Donc nous, à la Croix, faute de pouvoir aller sur place, alors qu'il y avait un ordre d'évacuation donné par... par Israël de tous les habitants qui habitaient dans le nord de l'enclave de se rendre dans le sud, donc environ un million de Palestiniens. On a commencé à rechercher des témoignages pour raconter ce qui se passait. Et c'est là que j'ai commencé à parler avec Ahmad. J'ai eu son contact par un de mes amis qui est palestinien et qui vit à Bethléem. Ahmad, il vit à Gaza où il travaille pour une ONG. Il a une trentaine d'années. Et sur sa photo WhatsApp, il porte un polo blanc avec des rayures vertes et rouges. Il a établi un restaurant au bord de mer. Il a les cheveux coiffés à la palestinienne, rasés sur le côté. La peau mate, il reflète un mélange de douceur comme il pouvait exister avant la guerre. Quant à la Croix, on a cherché des témoignages justement sur cette évacuation. Moi, j'ai directement essayé de l'appeler. Je crois que c'était le 13 octobre 2023. Et je l'ai directement eu au téléphone. et on voulait juste à ce moment-là poser quelques questions pour savoir si les habitants allaient suivre ou non l'ordre d'évacuation donné par Israël, sachant que le matin même, le Hamas avait demandé aux habitants de rester. Et il y avait un déluge de bombes qui s'abattait sur la ville de Gaza, donc la situation était vraiment apocalyptique. On ne savait pas ce que les personnes allaient faire. Quand je l'ai eu au téléphone, on entendait les bombes tomber derrière lui. C'était vraiment très violent. Ça a juste duré quelques minutes, ça a coupé plusieurs fois. mais il m'avait renvoyé ensuite quelques messages assez durs, assez désespérés et je m'étais un peu laissée touchée aussi par son histoire.
- Speaker #1
Il m'a dit qu'il allait essayer. Et je suis là pour essayer, je vais essayer de lui envoyer toutes les photos que je connais.
- Speaker #0
Et donc nous, on a échangé tous ces messages par WhatsApp. Et quelques semaines plus tard, l'armée israélienne donne un ultimatum pour que les habitants qui étaient toujours dans le nord passe dans le sud et donc là je lui ai réécrit pour savoir si il était en sécurité, s'il était allé dans le sud ou non. Et là il m'a répondu en disant que oui, il avait quitté la ville de Gaza, qu'il était réfugié à Khan Younes, une ville qui est située dans le sud de la bande de Gaza, peut-être à 8-10 kilomètres de la frontière avec l'Egypte. Et c'est à partir de ce moment-là qu'on a commencé à échanger de manière presque quotidienne. Donc là, on est mi-novembre, il y a eu une trêve fin novembre jusqu'au 1er décembre. Et le 1er décembre, l'armée israélienne, juste après la trêve, envahit aussi le sud de la bande de Gaza, qui jusque-là était bombardée, mais il n'y avait pas eu d'invasion terrestre. Et donc là, la conversation s'accélère. C'était un témoignage quotidien d'un palestinien lambda dans le sud, donc il me raconte comment il... Cherche à trouver de la farine, comment il emmène son ami à l'hôpital pour effectuer une dialyse. Enfin, un peu tous les défis du quotidien, de transporter les blessés. Le principal défi, c'était quand même trouver à manger et trouver de l'eau potable. Ça, ça l'occupait une partie de la journée. Se préparer pour l'hiver qui approche, comme les personnes avaient dû fuir avec très peu d'affaires. Ils n'avaient pas forcément de vêtements chauds pour l'hiver, donc il fallait essayer d'en trouver. C'était vraiment la survie quotidienne. Et c'était à ce moment-là des voix qu'on entendait très peu, en tout cas dans le paysage médiatique français, qui étaient essentiellement centrées soit autour des attaques du 7 octobre en Israël, soit autour des discours du Hamas, mais qui ne laissaient pas du tout de voix juste aux civils palestiniens qui représentent la majorité de la population de la bande de Gaza. Donc le temps passe et il se trouve que le 12 décembre, il était avec sa famille dans une maison, un peu un abri à Ragnones, que cette maison est bombardée la nuit et que lui est blessé, enfin il reçoit des éclats d'obus dans le corps, mais son père et son frère, eux, sont beaucoup plus grièvement blessés. Son frère est envoyé en soins intensifs à l'hôpital européen de Ragnones. Son père aussi, son frère est amputé. Et donc là commence toute une période de convalescence pour son frère et de stress où lui va essayer de tout faire pour le faire sortir de la bande de Gaza et pour essayer qu'il ait les meilleurs soins possibles. Et en même temps, comme lui c'est l'aîné de sa famille, il essaye de mettre sa famille à l'abri à Rafah. C'est la ville qui est tout au sud de la bande de Gaza, vraiment à la frontière avec l'Egypte. Et qui au moment où... L'armée israélienne a envahi le sud de Gaza, c'est la dernière ville où il n'y a pas de présence des forces israéliennes, de présence terrestre. Donc il y a beaucoup de personnes qui se sont réfugiées là-bas, parce que les derniers ordres d'évacuation d'Israël disent aux gens d'aller à Arafat. Donc il a trouvé un refuge pour sa famille à Arafat. Mais son frère est à l'hôpital européen à Rannionnes. Donc lui, il va faire des allers-retours entre les deux villes pendant plusieurs semaines parce qu'il dort aux côtés de son frère qui est alité, qui ne peut rien faire tout seul et qui souffre beaucoup. Et la journée, il va chercher de quoi manger pour sa famille, des vêtements, enfin essayer de les aider. À ce moment-là, il y a donc son père, sa mère, son petit frère et sa petite sœur qui sont à Rafa. et son frère Majd qui est à Araniones. Il va aussi essayer de le faire sortir de la bande de Gaza parce qu'il y a quelques blessés les plus graves qui peuvent être soignés soit en Égypte, soit au Qatar, sauf que parmi les dizaines de milliers de personnes blessées qu'il y a déjà dans la bande de Gaza à ce moment-là, il n'y en a que 25 à 30 par jour qui peuvent sortir. Et ceux qui sortent, en gros, ils réussissent à sortir par un système de Ouastaf qui est un mélange de népotisme, corruption, contact. Assez en vogue dans les pays arabes et même au plus dur de la guerre, il faut avoir un bon contact dans une ONG ou dans l'armée égyptienne pour avoir son nom inscrit sur la liste des personnes qui peuvent sortir. Pendant tout ce temps-là, moi j'ai essayé de l'aider. J'essaye d'appeler les ambassades de France en Égypte, à Jérusalem, de parler à Médecins sans frontières pour voir si son frère peut être inscrit sur les listes de blessés. Lui va essayer de mettre en place des contacts pour faire sortir son frère, mais il n'y arrive pas sur le coup. Et donc, moi je continue à parler avec lui.
- Speaker #1
Il raconte à la fois les défaillances du système de soins à Gaza,
- Speaker #0
mais aussi le froid de l'hiver qui arrive, la faim, les maladies, les épidémies, dans un contexte de... de promiscuité énorme, où il y a beaucoup de personnes qui ont trouvé refuge à l'hôpital, qui est considéré comme un lieu sûr. Les écoles sont bombardées, les mosquées, les églises. Donc l'hôpital, c'est un des derniers lieux qui est un peu protégé. Et toutes les familles s'y sont agglutinées, ce qui fait qu'avec le froid, le corps qui a perdu ses défenses immunitaires, faute d'avoir assez à manger, il y a beaucoup d'épidémies. Donc ils racontent un peu ce quotidien dans la guerre. et aussi un peu son sentiment d'abandon des autorités de Gaza qui est tenu par le Hamas. Et moi, vers la fin du mois de décembre, je me rends compte que cette correspondance quotidienne prend beaucoup de place, qu'il y a une charge émotionnelle forte qui y est associée, et en même temps que c'est un témoignage qui a une grande valeur, parce qu'on n'entend pas vraiment ces voix-là, on n'entend pas vraiment le quotidien de la guerre, on n'entend que les différents communiqués, soit du Hamas, soit de l'armée israélienne, qui ne sont pas du tout concrets. Il faut savoir que dès le début de la guerre, mais c'est encore le cas aujourd'hui, c'est une guerre menée par Israël à huis clos dans la bande de Gaza, parce que les journalistes étrangers sont interdits d'accès, et les journalistes palestiniens présents sur place ont été pour nombreux d'entre eux tués par l'armée israélienne ou blessés. Donc il y a un accès à l'information qui est extrêmement limité, et on n'a pas moyen aussi de vérifier. Ce qui est dit dans les communiqués, que ce soit du Hamas ou de l'armée israélienne. Et pour raconter ce qui se passe à la croix, on a décidé de passer beaucoup par les témoignages. Et c'est donc vers la fin du mois de décembre que je décide de mettre ce témoignage par écrit. D'abord pour le mettre un peu à distance de moi-même, et ensuite pour garder une trace aussi de cette conversation. Donc je la traduis de l'arabe vers le français, et c'est en janvier. En relisant cette conversation début janvier, je me rends compte que c'est un témoignage fort et direct sur le conflit et que ça vaudrait le coup que ce soit publié. J'en parle avec des collègues qui sont journalistes à la Croix, et notamment à Bruno Bouvert, rédacteur en chef de l'Hebdo. On décide de publier les messages en ajoutant un peu de contexte pour comprendre le déroulé et de faire de cette correspondance une sorte de... document sur la réalité de la guerre. Je demande à Ahmad sa permission, s'il est d'accord pour que la correspondance soit publiée. Et il accepte tout de suite. Tout de suite, il dit que oui, en fait, lui, il ne sait pas ce que les personnes à l'extérieur de la bande de Gaza savent ou ne savent pas, comme Internet est très fréquemment coupé, qu'ils ont eux aussi un accès à l'information très limité. Et donc, il voudrait justement faire en sorte que cette parole soit publiée, puisse atteindre le... plus de demandes possibles, en tout cas que ça permette aux personnes à l'extérieur de Gaza de comprendre un peu ce qui s'y passe. On décide qu'on publie la conversation avec les messages bruts, parce que c'est aussi finalement ce qu'il y a de plus fort, enfin c'est plus fort que de la paraphrase, c'est plus direct et aussi plus fidèle à ces messages. Et donc on publie le dossier début février 2024. Dans tout le flot de messages, on en a publié la majorité en enlevant juste peut-être les messages les plus intimes et en gardant ce qui apportait vraiment du contexte sur la vie quotidienne à Gaza et en gardant l'esprit de la conversation pour que ce soit un fluide et que le lecteur puisse vraiment comprendre le contexte. Et dans la conversation, on a essayé de faire en sorte de montrer à la fois les éléments de vie quotidienne, mais lui aussi ses ressentis, ses états d'âme, les moments où il est un peu en révolte, en colère aussi contre cette guerre et où il ne comprend pas pourquoi le monde extérieur laisse faire de tels massacres. Voilà, donc pour vraiment mettre en évidence le déroulé séquentiel chronologique de la guerre. Donc voilà, le dossier est publié. On continue à parler. Quelques semaines plus tard, il se trouve que son frère réussit à être évacué de la bande de Gaza. Donc là, on est fin février et il passe en Égypte. Puis il est envoyé au Qatar pour être soigné où il est toujours aujourd'hui. Donc le fait qu'il ait réussi à être évacué, ça a permis de sauver sa deuxième jambe. Il a commencé des exercices de rééducation et dans les photos qu'il m'a envoyées ensuite, on voit qu'il recommence un peu à marcher. et qu'il a pu être évacué aussi avec sa femme et son fils, ça c'était quand même un soulagement. De son côté, lui, Ahmad, mais ça on le voit à la fin du dossier, les éclats d'obus qu'il a reçus lors du bombardement, il y en a un qui était en fait derrière son œil, qu'il n'avait pas senti au début. Il a été opéré aussi, donc il a pu enlever cet éclat. Et pour ceux qui sont dans le reste de son corps, notamment dans ses jambes, il avait dit que ce serait fait à la fin de la guerre, parce que ce n'était pas considéré comme de l'urgence. On continue à discuter. Lui reprend son travail. Il a été graphiste pour une ONG à Gaza. Mais là, il va pour cette même ONG faire de la distribution d'aides. L'ONG s'est déplacée de Gaza à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. Et il y va tous les jours entre l'hôpital européen où sa famille s'est réfugiée à nouveau après qu'Israël a envahi Rafah début mai. Et voilà, c'est vraiment... Une conversation à la fois sur la vie quotidienne et à la fois où il critique de plus en plus aussi le Hamas. Il dit dans ses messages par exemple, on ne blâme pas seulement Israël, quand il parle de la destruction d'un hôpital à Hachan Younes, l'hôpital Nasser, mais que le Hamas c'est aussi la cause de tout ça, et que si la liberté a un prix, c'est pas comme ça qu'on l'acquiert, que les attaques du 7 octobre c'était un suicide, et que... Aujourd'hui, des innocents sont dépouillés de tous leurs droits, que le Hamas instrumentalise la religion. Il a des mots très forts contre le Hamas. Il dit que Dieu les maudit, ils ont abandonné leur peuple, ils nous ont laissé sans nourriture, sans abri, sans médicaments. Mais comment est-ce qu'ils peuvent prendre le nom de résistance, qui est le terme donné au Hamas en arabe ? Et voilà, il raconte les différents déplacements au fur et à mesure des opérations de l'armée israélienne dans la bande de Gaza. Donc l'invasion de Rafa, il retourne à Ragnones. Les personnes qui vivent à Ragnones ont à nouveau un ordre d'évacuation. Donc il part cette fois-ci avec sa famille à Deir el-Balah, la ville qui est au centre de la bande de Gaza. La dernière fois que j'ai eu de ces nouvelles, c'était début septembre. Il avait quitté Ragnones, il était donc parti à Deir el-Balah sans rien. Et quand il était revenu pour récupérer les affaires de sa famille, tout avait été volé. Les affaires de cuisine, les vêtements. parce qu'il s'était parti dans la précipitation et ensuite il avait pu revenir. Donc il devait tout récupérer. C'est tout le temps des hauts, des bas, des mauvaises nouvelles qui montrent la dureté de cette guerre, de cette vie, mais où lui continue à survivre. Cette conversation qui dure depuis près d'un an, de manière assez concentrée, peut-être entre novembre et mars, ensuite de manière plus lâche à partir de mai, c'était vraiment une fenêtre sur la réalité de ce qui se passe dans la bande de Gaza. Je ressors très édifiée par son courage, le courage de sa famille, des personnes qui l'entourent. Et aussi renforcée dans la conviction de l'importance de raconter, de transmettre des histoires qui peuvent paraître presque anecdotiques, mais en tout cas très incarnées et individuelles, mais qui à travers l'histoire d'Ahmad, on peut voir la réalité, le quotidien vécu par tous les civils palestiniens pris au piège dans la bande de Gaza et qui essayent de... se démener pour survivre sans avoir aucun lieu sûr, en ayant tout perdu, en vivant au jour le jour dans une incertitude immense, avec un sentiment d'abandon immense lui aussi. Et donc ça m'a renforcée dans la conviction de continuer à chercher, à dire à travers des histoires humaines le réel. Et ça m'a aussi fait réfléchir sur le journalisme, sur son éthique, comment est-ce que... On raconte la souffrance des autres, comment est-ce qu'on en parle à distance, quand on est soi-même dans un appartement parisien avec tout son confort, quelle légitimité est-ce qu'on a à ce moment-là ? Et j'ai l'impression que cette légitimité, on la trouve dans l'attachement au réel, à essayer de le dépeindre avec humilité, loin de toute idéologie, et de chercher juste à dire ce qui est de manière très simple.
- Speaker #1
Vous venez d'écouter un épisode de L'Envers du récit. N'hésitez pas à le partager et à vous abonner à notre podcast. La correspondance de Vinciane Jolie avec Hamad est à lire sur le site et l'appli La Croix. Vous trouverez le lien dans le texte de description qui accompagne ce podcast. L'Envers du récit est un podcast original de La Croix.