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L'Oreille qui lit !

Madame de Graffigny, Lettres d'une péruvienne, (1747), Lettres 16 à 22

Madame de Graffigny, Lettres d'une péruvienne, (1747), Lettres 16 à 22

27min |04/09/2025|

43

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Description

Qu'est-ce qui se cache derrière les luttes d'un individu pour s'intégrer dans une nouvelle culture ? Dans cet épisode captivant de L'Oreille qui lit ! </strong>, l'auteur SOS Bac Français Philosophie nous plonge dans l'univers complexe de Zilea, un personnage dont les lettres révèlent des réflexions profondes sur la nature humaine, la culture et les émotions. À travers son parcours, Zilia partage avec nous ses défis pour comprendre une langue étrangère et naviguer dans un environnement culturel qui lui est étranger, tout en se remémorant son attachement à Asa, un être cher.


Les lettres de Zilea sont bien plus qu'une simple correspondance ; elles sont le reflet d'une quête de sens dans un monde souvent en contradiction avec ses valeurs personnelles. Elle questionne la moralité de la société dans laquelle elle évolue, interroge les attentes que la famille et la société placent sur elle, et explore la profondeur de ses propres sentiments. Ses observations sur les spectacles qui illustrent la société dévoilent les nuances des mouvements littéraires et des luttes identitaires.


Les auditeurs de L'Oreille qui lit ! </strong> découvriront également comment Zilea, par ses réflexions, nous pousse à nous interroger sur notre propre rapport à la culture et à l'identité. Cet épisode nous invite à plonger dans la complexité des relations humaines et des dilemmes sociaux.

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Transcription

  • Speaker #0

    Je voulais conserver la mémoire des principaux usages de cette nation singulière pour amuser ton loisir dans des jours plus heureux. Hélas, il me reste bien peu d'espérance de pouvoir exécuter mes projets. Si je trouve à présent tant de difficultés à mettre de l'ordre dans mes idées, comment pourrais-je, dans la suite, me les rappeler sans un secours étranger ? Mon monofrin, il est vrai, mais l'exécution en est si difficile que je la croise impossible. Le cacique m'a amené un sauvage de cette contrée qui vient tous les jours me donner des leçons de sa langue. et de la méthode de donner une sorte d'existence aux pensées. Cela se fait en traçant avec une plume des petites figures que l'on appelle lettres sur une matière blanche et mince que l'on nomme papier. Ces figures ont des noms. Ces noms et les ensembles représentent les sons des paroles. Mais ces noms et ces sons me paraissent si peu distincts les uns des autres que si je réussisse un jour à les entendre, je suis bien assuré que ce ne sera pas sans beaucoup de peine. Ce pauvre sauvage s'en donne d'incroyables pour m'instruire. Je m'en donne bien davantage pour apprendre. Cependant, je fais si peu de progrès que je renoncerais à l'entreprise si je savais qu'une autre voie put m'éclaircir de ton sort et du mien. Il n'en est point, mon cher Asa. Aussi, ne trouvais-je plus de plaisir que dans cette nouvelle et singulière étude. Je voudrais vivre seul. Tout ce que je vois me déplait, et la nécessité que l'on m'impose d'être toujours dans la chambre de madame me devient un supplice. Dans les commencements, en excitant la curiosité des autres, j'amusais la mienne mais quand on ne peut faire usage que des yeux ils sont bientôt satisfaits toutes les femmes se ressemblent elles ont toujours les mêmes manières et je crois qu'elles disent toujours les mêmes choses les apparences sont plus variées dans les hommes quelques-uns ont l'air de penser mais en général je soupçonne cette nation de n'être point telle qu'elle paraît l'affectation me paraît son caractère dominant si les démonstrations de zèle et d'empressement dont on décore ici les moindres devoirs de la société était naturel, il faudrait, mon cher hasard, que ces peuples eussent dans le cœur plus de bonté, plus d'humanité que les nôtres, cela se peut-il penser ? S'ils avaient autant de sérénité dans l'âme que sur le visage, si le penchant à la joie que je remarque dans toutes leurs actions était sincère, choisiraient-ils pour leurs amusements des spectacles tels que celui que l'on m'a fait voir ? On m'a conduite dans un endroit où l'on représente, à peu près comme dans ton palais, les actions des hommes qui ne sont plus. Mais... si nous ne rappelons que la mémoire des plus sages et des plus vertueux, je crois qu'ici, on ne célèbre que les insensés et les méchants. Ceux qui le représentent crient et s'agitent comme des furieux. J'en ai vu un pousser la rage jusqu'à se tuer lui-même. Deux belles femmes, qu'apparemment ils persécutent, pleurent sans cesse et font des gestes de désespoir qui n'ont pas besoin de paroles dont ils sont accompagnés pour faire connaître l'excès de leur douleur. Pourrait-on croire, mon cher Azat, qu'un peuple entier dont les deux heures sont si humains ? Se plaisent à la représentation des malheurs ou des crimes qui ont autrefois avili ou accabli leurs semblables ? Mais peut-être a-t-on besoin ici de l'horreur du vice pour conduire à la vertu ? Cette pensée me vient sans la chercher. Si elle était juste, que je plaindrais cette nation. La nôtre, plus favorisée de la nature, chérit le bien par ses propres attraits. Il ne nous faut que des modèles de vertu pour devenir vertueux, comme il ne faut que s'aimer pour devenir aimable. Lettre 17. Je ne sais plus que penser du génie de cette nation, mon cher Azat. Il parcourt les extrêmes avec tant de rapidité qu'il faudrait être plus habile que je ne le suis pour asseoir un jugement sur son caractère. On m'a fait voir un spectacle totalement opposé au premier. Celui-là, cruel, effrayant, révolte la raison et humilie l'humanité. Celui-ci, amusant, agréable, imite la nature et fait honneur au bon sens. Il est composé d'un bien plus grand nombre d'hommes et de femmes que le premier. On y représente aussi quelques actions de la vie humaine. Mais soit que l'on exprime la peine ou le plaisir, la joie ou la tristesse, c'est toujours par des chants et des danses. Il faut, mon cher Azat, que l'intelligence des sons soit universelle, car il ne m'a pas été plus difficile de m'affecter des différentes passions que l'on a représentées que si elles eussent été exprimées dans notre langue. Et cela me paraît bien naturel. Le langage humain est sans doute de l'invention des hommes, puisqu'il diffère suivant les différentes nations. La nature, plus puissante et plus attentive aux besoins et aux plaisirs de ces créatures, leur a donné des moyens généraux de les exprimer, qui sont fort bien imités par les chants que j'ai entendus. S'il est vrai que des sons aigus expriment mieux le besoin de secours dans une crainte violente ou dans une douleur vive que des paroles entendues dans une partie du monde et qui n'ont aucune signification dans l'autre, Il n'est pas moins certain que... de tendres gémissements frappent nos cœurs d'une passion bien plus efficace que des mots dont l'arrangement bizarre fait souvent un effet contraire. Les sons vifs et légers ne portent-ils pas inévitablement dans notre âme le plaisir gai que le récit d'une histoire divertissante ou une plaisanterie à droite n'y fait jamais naître qu'imparfaitement ? Est-il dans aucune langue des expressions qui puissent communiquer le plaisir ingénu avec autant de succès que font les jeux naïfs des animaux ? Il semble que les danses veulent les imiter. Du moins, inspire-t-elle à peu près le même sentiment ? Enfin, mon cher Azat, dans ce spectacle, tout est conforme à la nature et à l'humanité. Et quel bien peut-on faire aux hommes qui égalent celui de leur inspirer de la joie ? J'en ressentis moi-même, et j'en emportais presque malgré moi quand elle fut troublée par un accident qui arriva à Céline. En sortant, nous nous étions un peu écartés de la foule et nous nous soutenions l'un et l'autre de crainte de tomber. D'Etherville était quelques pas devant nous avec sa belle-sœur, qu'il conduisait, lorsqu'un jeune sauvage d'une figure aimable aborda Céline, lui dit quelques mots fort bas, lui laissa un morceau de papier qu'à peine elle eut la force de recevoir et s'éloigna. Céline, qui s'était effrayée à son abord jusqu'à me faire partager le tremblement qu'il a saisi, tourna la tête languissamment vers lui lorsqu'il nous quitta. Elle me parut si faible que, la croyant attaquée par un mal subi, j'allais appeler d'Etherville pour la secourir. Mais elle m'arrêta et m'imposa silence en me mettant un de ses doigts sur la bouche. J'aimais mieux garder mon inquiétude que de lui désobéir. Le même soir, quand le frère et la sœur se furent rendus dans ma chambre, Céline montra au cacique le papier qu'elle avait reçu. Sur le peu que je devinais de leur entretien, j'aurais pensé qu'elle aimait le jeune homme qui le lui avait donné, s'il était possible que l'on s'effrayât de la présence de ce qu'on aime. Je pourrais encore, mon cher Azar, te faire part de beaucoup d'autres remarques que j'ai faites, mais hélas. Je vois la fin de mes cordons, j'en touche les derniers fils, j'en noue les derniers nœuds. Ces nœuds qui me semblaient être une chaîne de communication de mon cœur au tien ne sont déjà plus que les tristes objets de mes regrets. L'illusion me quitte, l'affreuse vérité prend place. Mes pensées errantes, égarées dans le vide immense de l'absence, s'anéantiront désormais avec la même rapidité que le temps. Cher hasard, il me semble que l'on nous sépare encore une fois, que l'on m'arrache de nouveau à ton amour. Je te perds. Je te quitte, je ne te verrai plus. Asa, cher espoir de mon cœur, que nous allons être éloignés l'un de l'autre. Lettre 18 Combien de temps effacé de ma vie, mon cher Asa ? Le soleil a fait la moitié de son cours depuis la dernière fois que j'ai joui du bonheur artificiel que je me faisais en croyant m'entretenir avec toi. Que cette double absence m'a paru longue. Quel courage ne m'a-t-il pas fallu pour la supporter ? Je ne vivais que dans l'avenir. Le présent ne me paraissait plus digne d'être compté. Toutes mes pensées n'étaient que des désirs, toutes mes réflexions que des projets, tous mes sentiments que des espérances. À peine puis-je encore former ces figures que je me hâte d'en faire les interprètes de ma tendresse. Je me sens ranimé par cette tendre occupation. Rendu à moi-même, je crois recommencer à vivre. Asa, que tu m'es cher, que j'ai de la joie à te le dire, à le peindre. à donner à ce sentiment toutes les sortes d'existences qu'il peut avoir. Je voudrais le tracer sur le plus dur métal, sur les murs de ma chambre, sur mes habits, sur tout ce qui m'environne, et l'exprimer dans toutes les langues. Hélas, que la connaissance de celle dont je me sers à présent m'a été funeste, que l'espérance qui m'apportait à m'en instruire était trompeuse. À mesure que j'en ai acquis l'intelligence, un nouvel univers s'est offert à mes yeux. Les objets ont pris une autre forme. Chaque éclaircissement m'a découvert un nouveau malheur. Mon esprit, mon cœur, mes yeux, tout m'a séduit. Le soleil même m'a trompé. Il éclaire le monde entier dont ton empire n'occupe qu'une portion, ainsi que bien d'autres royaumes qui le composent. Ne crois pas, mon cher hasard, que l'on m'ait abusé sur ces faits incroyables. On ne me les a que trop prouvés. Loin d'être parmi des peuples soumis à ton obéissance, je suis non seulement sous une domination étrangère, Éloigné de ton empire par une distance si prodigieuse que notre nation y serait encore ignorée si la cupidité des Espagnols ne leur avait fait surmonter les dangers affreux pour pénétrer jusqu'à nous. L'amour ne fera-t-il pas ce que la soif des richesses a pu faire ? Si tu m'aimes, si tu me désires, si seulement tu penses encore à la malheureuse Zilea, je dois tout attendre de ta tendresse ou de ta générosité. Que l'on m'enseigne les chemins qui peuvent me conduire jusqu'à toi, les périls à surmonter, les fatigues à supporter seront des plaisirs pour mon cœur. Lettre 19 Je suis encore si peu habile dans l'art d'écrire, mon cher Azat, qu'il me faut un temps infini pour former très peu de lignes. Il arrive souvent qu'après avoir beaucoup écrit, je ne puis deviner moi-même ce que j'ai cru exprimer. Cet embarras brûle mes idées, me fait oublier ce que j'ai retracé avec peine à mon souvenir. Je recommence, je ne fais pas mieux et cependant je continue. J'y trouverai plus de facilité si je n'avais à te peindre que les expressions de ma tendresse. La vivacité de mes sentiments aplanirait toutes les difficultés. Mais je voudrais aussi te rendre compte de tout ce qui s'est passé pendant l'intervalle de mon silence. « Je voudrais que tu n'ignorasses aucune de mes actions. Néanmoins, elles sont depuis longtemps si peu intéressantes et si peu uniformes qu'il me serait impossible de les distinguer les unes des autres. Le principal événement de ma vie a été le départ de Déterville. Depuis un espace de temps que l'on nomme six mois, il est allé faire la guerre pour les intérêts de son souverain. Lorsqu'il partit, j'ignorais encore l'usage de sa langue. Cependant, à la vive douleur qu'il fit paraître en se séparant de sa sœur et de moi, je compris que nous le perdions pour longtemps. J'enversais bien des larmes, mille craintes remplirent mon cœur que les bontés de Céline ne purent effacer. Je perdais en lui la plus solide espérance de te revoir. À qui pourrais-je avoir recours s'il m'arrivait de nouveaux malheurs ? Je n'étais entendu de personne. Je ne tardais pas à ressentir les effets de cette absence. Madame sa mère, dont je n'avais que trop deviné le dédain, et qui ne m'avait tant retenu dans sa chambre que par je ne sais quelle vanité qu'elle tirait, dit-on, de ma naissance. et du pouvoir qu'elle a sur moi, me fit enfermer avec Céline dans une maison de vierge, où nous sommes encore. La vie que l'on y mène est si uniforme qu'elle ne peut produire que des événements peu considérables. Cette retraite ne me déplairait pas si, au moment que je suis en état de tout entendre, elle ne me privait des instructions dont j'ai besoin sur le dessin que je forme d'aller te rejoindre. Les vierges qui l'habitent sont d'une ignorance si profonde qu'elles ne peuvent satisfaire à mes moindres curiosités. Le culte qu'elle rend à la divinité du pays. exigent qu'elles renoncent à tous les bienfaits, aux connaissances de l'esprit, aux sentiments du cœur, et je crois même à la raison. Du moins, leur discours le fait-il penser. Enfermées comme les nôtres, elles ont un avantage que l'on n'a pas dans les temples du soleil. Ici, les murs ouverts en quelques endroits, et seulement fermés par des morceaux de fer croisés à ses prêts l'un de l'autre, pour empêcher de sortir, laissent la liberté de voir et d'entretenir les gens du dehors. C'est ce qu'on appelle des parloirs. C'est à la faveur d'une de cette commodité que je continue à prendre des leçons d'écriture. Je ne parle qu'au maître qui me les donne. Son ignorance à tous autres égards qu'à celui de son art ne peut me tirer de la mienne. Céline ne me paraît pas mieux instruite. Je remarque dans les réponses qu'elle fait à mes questions un certain embarras qui ne peut partir que d'une dissimulation maladroite ou d'une ignorance honteuse. Quoi qu'il en soit, son entretien est toujours borné aux intérêts de son cœur et à ceux de la famille. Le jeune français qui lui parlait un jour en sortant du spectacle où l'on chante est son amant, comme j'avais cru le deviner. Mais Madame d'Eterville, qui ne veut pas les unir, lui défend de le voir et, pour l'en empêcher plus sûrement, elle ne veut pas même qu'elle parle à qui que ce soit. Ce n'est pas que son choix soit indigne d'elle, c'est que cette mère glorieuse et dénaturée profite d'un usage barbare établi parmi les grands seigneurs de ce pays pour obliger Céline à prendre l'habit de vierge afin de rendre son fils aîné plus riche. Par le même motif, elle a déjà obligé d'Etherville à choisir un certain ordre, dont il ne pourra plus sortir dès qu'il aura prononcé des paroles que l'on appelle « vœux » . Céline résiste de tout son pouvoir au sacrifice que l'on exige d'elle. Son courage est soutenu par des lettres de son amant que je reçois de mon maître à écrire et que je lui rends. Cependant, son chagrin apporte tant d'altération dans son caractère que, loin d'avoir pour moi les mêmes bontés qu'elle avait avant que je parlasse sa langue, Elle répond sur notre commerce. Une amertume qui aigrit mes peines. Confidante, perpétuelle des siennes, je l'écoute sans ennui, je la plains sans effort et je la console avec amitié. Et si ma tendresse, réveillée par la peinture de la sienne, me fait chercher à soulager l'oppression de mon cœur en prononçant seulement ton nom, l'impatience et le mépris se peignent sur son visage. Elle me conteste ton esprit, tes vertus et jusqu'à ton amour. Machina même, je ne lui sais point d'autre nom. Celui-là a paru plaisant. on le lui a laissé. Machina, qui semblait m'aimer, qui m'obéit en toute autre occasion, se donne la hardiesse de m'exhorter à ne plus penser à toi. Si je lui impose silence, elle sort. Céline arrive, il faut renfermer mon chagrin. Cette contrainte tyrannique met le comble à mes mots. Il ne me reste que la seule et pénible satisfaction de couvrir ce papier des expressions de ma tendresse, puisqu'il est le seul témoin docile des sentiments de mon cœur. Hélas, je prends peut-être des peines inutiles. Peut-être ne sauras-tu jamais que je n'ai vécu que pour toi. Cette horrible pensée... affaiblit mon courage sans rompre le dessin que j'ai de continuer à t'écrire. Je conserve mon illusion pour te conserver ma vie. J'écarte la raison barbare qui voudrait m'éclairer. Si je n'espérais te revoir, je périrais, mon cher Azat, j'en suis certaine. Sans toi, la vie m'est un supplice. Lettre 20 Jusqu'ici, mon cher Azat, tout occupait des peines de mon cœur, je ne t'ai point parlé de celles de mon esprit. Cependant, elles ne sont guère moins cruelles. J'en éprouve une d'un genre inconnu parmi nous et que le génie inconséquent de cette nation pouvait seule inventer. Le gouvernement de cet empire, entièrement opposé à celui du tien, ne peut manquer d'être défectueux. Au lieu que le Kappa Inca est obligé de pourvoir à la subsistance de ses peuples, en Europe, les souverains ne tirent la leur que des travaux de leur sujet. Aussi, les crimes et les malheurs viennent-ils presque tous des besoins mal satisfaits. Les malheurs des nobles en général... naissent des difficultés qu'ils trouvent à concilier leur magnificence apparente avec leur misère réelle. Le commun des hommes ne soutient son état que par ce qu'on appelle commerce ou industrie. La mauvaise foi est le moindre des crimes qui en résultent. Une partie du peuple est obligée pour vivre de s'en rapporter à l'humanité des autres. Elle est si bornée qu'à peine ses malheureux ont-ils suffisamment pour s'y empêcher de mourir. Sans avoir de l'or, il est impossible d'acquérir une portion de cette terre que la nature a donnée à tous les hommes. Sans posséder ce qu'on appelle du bien, il est impossible d'avoir de l'or. Et, par une inconséquence qui blesse les lumières naturelles et qui impatiente la raison, cette nation insensée attache de la honte à recevoir de tout autre que du souverain, ce qui est nécessaire au soutien de sa vie et de son état. Ce souverain répand ses libéralités sur un si petit nombre de ses sujets en comparaison de la quantité des malheureux qu'il y aurait autant de folie à prétendre y avoir part que d'ignominies. à se délivrer par la mort de l'impossibilité de vivre sans honte. La connaissance de ces tristes vérités n'excita d'abord dans mon cœur que de la pitié pour les misérables et de l'indignation contre les lois. Mais hélas, que la manière méprisante dont j'entendis parler de ceux qui ne sont pas riches me fit faire de cruelles réflexions sur moi-même. Je n'ai ni or, ni terre, ni adresse. Je fais nécessairement partie des citoyens de cette ville. Oh ciel, dans quelle classe dois-je me ranger ? Quoique tout sentiment de honte qui ne vient pas d'une faute commise me soit étranger, quoique je sente combien il est insensé d'en recevoir par des causes indépendantes de mon pouvoir ou de ma volonté, je ne puis me défendre de souffrir de l'idée que les autres ont de moi. Cette peine me serait insupportable si je n'espérais qu'un jour ta générosité me mettra en état de récompenser ce qui m'humilie, malgré moi, par des bienfaits dont je me croyais honoré. Ce n'est pas que ces lignes ne mettent pas tout en œuvre pour calmer mes inquiétudes à cet égard, mais ce que je vois, ce que j'apprends des gens de ce pays, me donne en général de la défiance de leurs paroles. Leurs vertus, mon cher Azat, n'ont pas plus de réalité que leur richesse. Les meubles, que je croyais d'or, n'en ont que la superficie, leur véritable substance est de bois. De même, ce qu'ils appellent politesse a tous les dehors de la vertu et cache légèrement leurs défauts. Mais avec un peu d'intention, On en découvre aussi aisément l'artifice que celui de leur fausse richesse. Je dois une partie de mes connaissances à une sorte d'écriture que l'on appelle « livre » . Quoique je trouve encore beaucoup de difficultés à comprendre ce qu'ils contiennent, ils me sont fort utiles. J'en tire des notions, ces lignes m'expliquent ce qu'elles ont fait, et j'en compose des idées que je crois justes. Quelques-uns de ces livres apprennent ce que les hommes ont fait, et d'autres ce qu'ils ont pensé. Je ne puis t'exprimer, mon cher hasard, L'excellence du plaisir que je trouverais à les lire, si je les entendais mieux, ni le désir extrême que j'ai de connaître quelques-uns des hommes divins qui les composent. Puisqu'ils sont à l'âme ce que le soleil est à la terre, je trouverais avec eux toutes les lumières, tous les secours dont j'ai besoin, mais je ne vois nul espoir d'avoir jamais cette satisfaction. Quoique Céline lise assez souvent, elle n'est pas assez instruite pour me satisfaire. A peine avait-elle pensé que les livres fussent faits par les hommes. elles ignorent leur nom et même s'ils vivent je te porterai mon cher hasard tout ce que je pourrai amasser de ces merveilleux ouvrages je te les expliquerai dans notre langue je goûterai la suprême félicité de donner un plaisir nouveau à ceux que j'aime hélas le pourrai-je jamais Lettre 21. Je ne manquerai plus de matière pour t'entretenir, mon cher Azat. On m'a fait parler à un kuzipata, que l'on nomme ici religieux, instruit de tout. Il m'a promis de ne me rien laisser ignorer. Poli comme un grand seigneur, savant comme un amota, il sait aussi parfaitement les usages du monde que les dogmes de sa religion. Son entretien, plus utile qu'un livre, m'a donné une satisfaction que je n'avais pas goûtée depuis que mes malheurs m'ont séparé de toi. Il venait pour m'instruire de la religion de France et m'exhorter à l'embrasser. Je le ferais volontiers si j'étais bien assuré qu'il m'en eût fait une peinture véritable. De la façon dont il m'a parlé des vertus qu'elle prescrit, elles sont tirées de la loi naturelle et en vérité aussi pures que les nôtres. Mais je n'ai pas l'esprit assez subtil pour apercevoir le rapport que devraient avoir avec elle les mœurs et les usages de la nation. J'y trouve au contraire une inconséquence si remarquable Merci. que ma raison refuse absolument de s'y prêter. À l'égard de l'origine et des principes de cette religion, ils ne m'ont paru ni plus incroyables, ni plus incompatibles avec le bon sens que l'histoire de Manco Capac et du Marais Tisicaca. Ainsi, je les adopterais de même si le Kusipata n'eut indignement méprisé le culte que nous rendons au soleil. Toute partialité détruit la confiance. J'aurais pu appliquer à ses raisonnements ce qu'il opposait au mien. Mais si les lois de l'humanité défendent de frapper son semblable parce que c'est lui faire un mal, à plus forte raison ne doit-on pas blesser son âme par le mépris de ses opinions ? Je me contentais de lui expliquer mes sentiments sans contrarier les siens. D'ailleurs, un intérêt plus cher me pressait de changer le sujet de notre entretien. Je l'interrompis dès qu'il me fut possible pour faire des questions sur l'éloignement de la ville de Paris à celle de Cusco, et sur la possibilité d'en faire le trajet. Le Cusipata y satisfit avec bonté, et, quoiqu'il me désigna la distance de ces deux villes d'une façon désespérante, quoiqu'il me fit regarder comme insurmontable la difficulté d'en faire le voyage, il me suffit de savoir que la chose était possible pour affermir mon courage et me donner la confiance de communiquer mon dessein au bon religieux. Il en parut étonné, il s'efforça de me détourner d'une telle entreprise, avec des mots si doux qu'il m'attendrit moi-même sur les périls auxquels je m'exposerai. Cependant, ma résolution n'en fut point ébranlée. Je priai le Cusipata avec les plus vives instances de m'enseigner les moyens de retourner dans ma patrie. Il ne voulut entrer dans aucun détail. Il me dit seulement que D'Eterville, par sa haute naissance et par son mérite personnel étant une grande considération, pourrait tout ce qu'il voudrait, et qu'ayant un oncle tout puissant à la cour d'Espagne, il pouvait plus aisément que personne me procurer des nouvelles de nos malheureuses contrées. Pour achever de me déterminer à attendre son retour, qu'il m'assurât être prochain, il ajouta qu'après les obligations que j'avais à ce généreux ami, je ne pouvais avec honneur disposer de moi sans son consentement. J'en tombais d'accord, et j'écoutais avec plaisir l'éloge qu'il me fit des rares qualités qui distinguent d'Etherville des personnes de son rang. Le poids de la reconnaissance est bien léger, mon cher Azat, quand on ne le reçoit que des mains de la vertu. Le savant homme m'apprit aussi comment le hasard avait conduit les Espagnols jusqu'à ton malheureux empire, et que la soif de l'or était la seule cause de leur cruauté. Il m'expliqua ensuite de quelle façon le droit de la guerre m'avait fait tomber entre les mains de Déterville, par un combat dont il était sorti victorieux, après avoir pris plusieurs vaisseaux aux Espagnols, contre lesquels était celui qui me portait. Enfin, mon cher hasard, s'il a confirmé mes malheurs, il m'a du moins tiré de la cruelle obscurité où je vivais sur tant d'événements funestes. Et ce n'est pas un petit soulagement à mes peines. J'attends le reste du retour de Déterville. Il est humain, noble, vertueux. Je dois compter sur sa générosité. S'il me rend à toi, quel bienfait ! Quelle joie ! Quel bonheur ! Lettre 22 J'avais compté, mon cher Azat, me faire un ami du savant Cusipata. Mais une seconde visite qu'il m'a faite a détruit la bonne opinion que j'avais prise de lui dans la première. Nous sommes déjà brouillés. Si d'abord il m'avait paru doux et sincère, cette fois je n'ai trouvé que de la rudesse et de la fausseté dans tout ce qu'il m'a dit. L'esprit tranquille sur les intérêts de ma tendresse, je voulus satisfaire ma curiosité sur les hommes merveilleux qui font des livres. Je commençais par m'informer du rang qu'ils tiennent dans le monde, de la vénération que l'on a pour eux, enfin des honneurs ou des triomphes qu'on leur décerne pour tant de bienfaits qu'ils répandent dans la société. Je ne sais ce que le Cusipata trouva de plaisant dans mes questions, Mais il sourit à chacune, et n'y répondit que par des discours, s'il peut mesurer, qu'il ne me fut pas difficile de voir qu'il me trompait. En effet, dois-je croire que des gens qui connaissent et qui peignent si bien les subtiles délicatesses de la vertu n'en aient pas plus dans le cœur que le commun des hommes, et quelquefois moins ? Croirais-je que l'intérêt soit le guide d'un travail plus qu'humain, et que tant de peines ne seront compensées que par des railleries ou par de l'argent ? Pouvais-je me persuader que, chez une nation si fastueuse, des hommes, sans contredit au-dessus des autres par les lumières de leur esprit, fussent réduits à la triste nécessité de vendre leurs pensées, comme le peuple vend pour vivre les plus viles productions de la terre ? La fausseté, mon cher Azat, ne me déplait guère moins sous le masque transparent de la plaisanterie que sur le voile épais de la séduction. Celle du religieux m'indigna, et je ne daignais pas y répondre. Ne pouvant me satisfaire à cet égard, je remis la conversation sur le projet de mon voyage. Mais au lieu de m'en détourner avec la même douceur que la première fois, il m'opposa des raisonnements si forts et si convaincants que je ne trouvais que ma tendresse pour toi qui put les combattre. Je ne balançai pas à lui en faire l'aveu. D'abord il prit une mine gaie, et, paraissant douter de la vérité de mes paroles, il ne me répondit que par des railleries qui, tout insipides qu'elles étaient, ne laissèrent pas de m'offenser. Je m'efforçai de le convaincre de la vérité, mais à mesure que les expressions de mon cœur en prouvaient les sentiments, Son visage et ses paroles devinrent sévères. Il osa me dire que mon amour pour toi était incompatible avec la vertu, qu'il fallait renoncer à l'une ou l'autre afin que je ne pouvais t'aimer sans crime. À ses paroles insensées, la plus vive colère s'empara de mon âme. J'oubliais la modération que je m'étais prescrite, je l'accablais de reproches, je lui appris ce que je pensais de la fausseté de ses paroles, je lui protestais mille fois de t'aimer toujours, et, sans attendre ses excuses, je le quittai. et je courus m'enfermer dans ma chambre où j'étais sûr qu'il ne pourrait me suivre. Oh, mon cher hasard, que la raison de ce pays est bizarre. Toujours en contradiction avec elle-même, je ne sais comment on pourrait obéir à quelques-uns de ses préceptes sans en choquer une infinité d'autres. Elle convient en général que la première des vertus est de faire du bien. Elle approuve la reconnaissance et elle prescrit l'ingratitude. Je serais louable si je te rétablissais sur le trône de tes pères. Je suis criminel en te conservant un bien plus précieux que les empires du monde. On m'approuverait si je récompensais tes bienfaits par les trésors du Pérou. Dépourvue de tout, dépendante de tout, je ne possède que ma tendresse. On veut que je te la ravisse, il faut être ingrate pour avoir de la vertu. Ah, mon cher Azat, je les trahirais toutes si je cessais un moment de t'aimer. Fidèle à leur loi, je le serais à mon amour. Je ne vivrai que pour toi.

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Qu'est-ce qui se cache derrière les luttes d'un individu pour s'intégrer dans une nouvelle culture ? Dans cet épisode captivant de L'Oreille qui lit ! </strong>, l'auteur SOS Bac Français Philosophie nous plonge dans l'univers complexe de Zilea, un personnage dont les lettres révèlent des réflexions profondes sur la nature humaine, la culture et les émotions. À travers son parcours, Zilia partage avec nous ses défis pour comprendre une langue étrangère et naviguer dans un environnement culturel qui lui est étranger, tout en se remémorant son attachement à Asa, un être cher.


Les lettres de Zilea sont bien plus qu'une simple correspondance ; elles sont le reflet d'une quête de sens dans un monde souvent en contradiction avec ses valeurs personnelles. Elle questionne la moralité de la société dans laquelle elle évolue, interroge les attentes que la famille et la société placent sur elle, et explore la profondeur de ses propres sentiments. Ses observations sur les spectacles qui illustrent la société dévoilent les nuances des mouvements littéraires et des luttes identitaires.


Les auditeurs de L'Oreille qui lit ! </strong> découvriront également comment Zilea, par ses réflexions, nous pousse à nous interroger sur notre propre rapport à la culture et à l'identité. Cet épisode nous invite à plonger dans la complexité des relations humaines et des dilemmes sociaux.

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Transcription

  • Speaker #0

    Je voulais conserver la mémoire des principaux usages de cette nation singulière pour amuser ton loisir dans des jours plus heureux. Hélas, il me reste bien peu d'espérance de pouvoir exécuter mes projets. Si je trouve à présent tant de difficultés à mettre de l'ordre dans mes idées, comment pourrais-je, dans la suite, me les rappeler sans un secours étranger ? Mon monofrin, il est vrai, mais l'exécution en est si difficile que je la croise impossible. Le cacique m'a amené un sauvage de cette contrée qui vient tous les jours me donner des leçons de sa langue. et de la méthode de donner une sorte d'existence aux pensées. Cela se fait en traçant avec une plume des petites figures que l'on appelle lettres sur une matière blanche et mince que l'on nomme papier. Ces figures ont des noms. Ces noms et les ensembles représentent les sons des paroles. Mais ces noms et ces sons me paraissent si peu distincts les uns des autres que si je réussisse un jour à les entendre, je suis bien assuré que ce ne sera pas sans beaucoup de peine. Ce pauvre sauvage s'en donne d'incroyables pour m'instruire. Je m'en donne bien davantage pour apprendre. Cependant, je fais si peu de progrès que je renoncerais à l'entreprise si je savais qu'une autre voie put m'éclaircir de ton sort et du mien. Il n'en est point, mon cher Asa. Aussi, ne trouvais-je plus de plaisir que dans cette nouvelle et singulière étude. Je voudrais vivre seul. Tout ce que je vois me déplait, et la nécessité que l'on m'impose d'être toujours dans la chambre de madame me devient un supplice. Dans les commencements, en excitant la curiosité des autres, j'amusais la mienne mais quand on ne peut faire usage que des yeux ils sont bientôt satisfaits toutes les femmes se ressemblent elles ont toujours les mêmes manières et je crois qu'elles disent toujours les mêmes choses les apparences sont plus variées dans les hommes quelques-uns ont l'air de penser mais en général je soupçonne cette nation de n'être point telle qu'elle paraît l'affectation me paraît son caractère dominant si les démonstrations de zèle et d'empressement dont on décore ici les moindres devoirs de la société était naturel, il faudrait, mon cher hasard, que ces peuples eussent dans le cœur plus de bonté, plus d'humanité que les nôtres, cela se peut-il penser ? S'ils avaient autant de sérénité dans l'âme que sur le visage, si le penchant à la joie que je remarque dans toutes leurs actions était sincère, choisiraient-ils pour leurs amusements des spectacles tels que celui que l'on m'a fait voir ? On m'a conduite dans un endroit où l'on représente, à peu près comme dans ton palais, les actions des hommes qui ne sont plus. Mais... si nous ne rappelons que la mémoire des plus sages et des plus vertueux, je crois qu'ici, on ne célèbre que les insensés et les méchants. Ceux qui le représentent crient et s'agitent comme des furieux. J'en ai vu un pousser la rage jusqu'à se tuer lui-même. Deux belles femmes, qu'apparemment ils persécutent, pleurent sans cesse et font des gestes de désespoir qui n'ont pas besoin de paroles dont ils sont accompagnés pour faire connaître l'excès de leur douleur. Pourrait-on croire, mon cher Azat, qu'un peuple entier dont les deux heures sont si humains ? Se plaisent à la représentation des malheurs ou des crimes qui ont autrefois avili ou accabli leurs semblables ? Mais peut-être a-t-on besoin ici de l'horreur du vice pour conduire à la vertu ? Cette pensée me vient sans la chercher. Si elle était juste, que je plaindrais cette nation. La nôtre, plus favorisée de la nature, chérit le bien par ses propres attraits. Il ne nous faut que des modèles de vertu pour devenir vertueux, comme il ne faut que s'aimer pour devenir aimable. Lettre 17. Je ne sais plus que penser du génie de cette nation, mon cher Azat. Il parcourt les extrêmes avec tant de rapidité qu'il faudrait être plus habile que je ne le suis pour asseoir un jugement sur son caractère. On m'a fait voir un spectacle totalement opposé au premier. Celui-là, cruel, effrayant, révolte la raison et humilie l'humanité. Celui-ci, amusant, agréable, imite la nature et fait honneur au bon sens. Il est composé d'un bien plus grand nombre d'hommes et de femmes que le premier. On y représente aussi quelques actions de la vie humaine. Mais soit que l'on exprime la peine ou le plaisir, la joie ou la tristesse, c'est toujours par des chants et des danses. Il faut, mon cher Azat, que l'intelligence des sons soit universelle, car il ne m'a pas été plus difficile de m'affecter des différentes passions que l'on a représentées que si elles eussent été exprimées dans notre langue. Et cela me paraît bien naturel. Le langage humain est sans doute de l'invention des hommes, puisqu'il diffère suivant les différentes nations. La nature, plus puissante et plus attentive aux besoins et aux plaisirs de ces créatures, leur a donné des moyens généraux de les exprimer, qui sont fort bien imités par les chants que j'ai entendus. S'il est vrai que des sons aigus expriment mieux le besoin de secours dans une crainte violente ou dans une douleur vive que des paroles entendues dans une partie du monde et qui n'ont aucune signification dans l'autre, Il n'est pas moins certain que... de tendres gémissements frappent nos cœurs d'une passion bien plus efficace que des mots dont l'arrangement bizarre fait souvent un effet contraire. Les sons vifs et légers ne portent-ils pas inévitablement dans notre âme le plaisir gai que le récit d'une histoire divertissante ou une plaisanterie à droite n'y fait jamais naître qu'imparfaitement ? Est-il dans aucune langue des expressions qui puissent communiquer le plaisir ingénu avec autant de succès que font les jeux naïfs des animaux ? Il semble que les danses veulent les imiter. Du moins, inspire-t-elle à peu près le même sentiment ? Enfin, mon cher Azat, dans ce spectacle, tout est conforme à la nature et à l'humanité. Et quel bien peut-on faire aux hommes qui égalent celui de leur inspirer de la joie ? J'en ressentis moi-même, et j'en emportais presque malgré moi quand elle fut troublée par un accident qui arriva à Céline. En sortant, nous nous étions un peu écartés de la foule et nous nous soutenions l'un et l'autre de crainte de tomber. D'Etherville était quelques pas devant nous avec sa belle-sœur, qu'il conduisait, lorsqu'un jeune sauvage d'une figure aimable aborda Céline, lui dit quelques mots fort bas, lui laissa un morceau de papier qu'à peine elle eut la force de recevoir et s'éloigna. Céline, qui s'était effrayée à son abord jusqu'à me faire partager le tremblement qu'il a saisi, tourna la tête languissamment vers lui lorsqu'il nous quitta. Elle me parut si faible que, la croyant attaquée par un mal subi, j'allais appeler d'Etherville pour la secourir. Mais elle m'arrêta et m'imposa silence en me mettant un de ses doigts sur la bouche. J'aimais mieux garder mon inquiétude que de lui désobéir. Le même soir, quand le frère et la sœur se furent rendus dans ma chambre, Céline montra au cacique le papier qu'elle avait reçu. Sur le peu que je devinais de leur entretien, j'aurais pensé qu'elle aimait le jeune homme qui le lui avait donné, s'il était possible que l'on s'effrayât de la présence de ce qu'on aime. Je pourrais encore, mon cher Azar, te faire part de beaucoup d'autres remarques que j'ai faites, mais hélas. Je vois la fin de mes cordons, j'en touche les derniers fils, j'en noue les derniers nœuds. Ces nœuds qui me semblaient être une chaîne de communication de mon cœur au tien ne sont déjà plus que les tristes objets de mes regrets. L'illusion me quitte, l'affreuse vérité prend place. Mes pensées errantes, égarées dans le vide immense de l'absence, s'anéantiront désormais avec la même rapidité que le temps. Cher hasard, il me semble que l'on nous sépare encore une fois, que l'on m'arrache de nouveau à ton amour. Je te perds. Je te quitte, je ne te verrai plus. Asa, cher espoir de mon cœur, que nous allons être éloignés l'un de l'autre. Lettre 18 Combien de temps effacé de ma vie, mon cher Asa ? Le soleil a fait la moitié de son cours depuis la dernière fois que j'ai joui du bonheur artificiel que je me faisais en croyant m'entretenir avec toi. Que cette double absence m'a paru longue. Quel courage ne m'a-t-il pas fallu pour la supporter ? Je ne vivais que dans l'avenir. Le présent ne me paraissait plus digne d'être compté. Toutes mes pensées n'étaient que des désirs, toutes mes réflexions que des projets, tous mes sentiments que des espérances. À peine puis-je encore former ces figures que je me hâte d'en faire les interprètes de ma tendresse. Je me sens ranimé par cette tendre occupation. Rendu à moi-même, je crois recommencer à vivre. Asa, que tu m'es cher, que j'ai de la joie à te le dire, à le peindre. à donner à ce sentiment toutes les sortes d'existences qu'il peut avoir. Je voudrais le tracer sur le plus dur métal, sur les murs de ma chambre, sur mes habits, sur tout ce qui m'environne, et l'exprimer dans toutes les langues. Hélas, que la connaissance de celle dont je me sers à présent m'a été funeste, que l'espérance qui m'apportait à m'en instruire était trompeuse. À mesure que j'en ai acquis l'intelligence, un nouvel univers s'est offert à mes yeux. Les objets ont pris une autre forme. Chaque éclaircissement m'a découvert un nouveau malheur. Mon esprit, mon cœur, mes yeux, tout m'a séduit. Le soleil même m'a trompé. Il éclaire le monde entier dont ton empire n'occupe qu'une portion, ainsi que bien d'autres royaumes qui le composent. Ne crois pas, mon cher hasard, que l'on m'ait abusé sur ces faits incroyables. On ne me les a que trop prouvés. Loin d'être parmi des peuples soumis à ton obéissance, je suis non seulement sous une domination étrangère, Éloigné de ton empire par une distance si prodigieuse que notre nation y serait encore ignorée si la cupidité des Espagnols ne leur avait fait surmonter les dangers affreux pour pénétrer jusqu'à nous. L'amour ne fera-t-il pas ce que la soif des richesses a pu faire ? Si tu m'aimes, si tu me désires, si seulement tu penses encore à la malheureuse Zilea, je dois tout attendre de ta tendresse ou de ta générosité. Que l'on m'enseigne les chemins qui peuvent me conduire jusqu'à toi, les périls à surmonter, les fatigues à supporter seront des plaisirs pour mon cœur. Lettre 19 Je suis encore si peu habile dans l'art d'écrire, mon cher Azat, qu'il me faut un temps infini pour former très peu de lignes. Il arrive souvent qu'après avoir beaucoup écrit, je ne puis deviner moi-même ce que j'ai cru exprimer. Cet embarras brûle mes idées, me fait oublier ce que j'ai retracé avec peine à mon souvenir. Je recommence, je ne fais pas mieux et cependant je continue. J'y trouverai plus de facilité si je n'avais à te peindre que les expressions de ma tendresse. La vivacité de mes sentiments aplanirait toutes les difficultés. Mais je voudrais aussi te rendre compte de tout ce qui s'est passé pendant l'intervalle de mon silence. « Je voudrais que tu n'ignorasses aucune de mes actions. Néanmoins, elles sont depuis longtemps si peu intéressantes et si peu uniformes qu'il me serait impossible de les distinguer les unes des autres. Le principal événement de ma vie a été le départ de Déterville. Depuis un espace de temps que l'on nomme six mois, il est allé faire la guerre pour les intérêts de son souverain. Lorsqu'il partit, j'ignorais encore l'usage de sa langue. Cependant, à la vive douleur qu'il fit paraître en se séparant de sa sœur et de moi, je compris que nous le perdions pour longtemps. J'enversais bien des larmes, mille craintes remplirent mon cœur que les bontés de Céline ne purent effacer. Je perdais en lui la plus solide espérance de te revoir. À qui pourrais-je avoir recours s'il m'arrivait de nouveaux malheurs ? Je n'étais entendu de personne. Je ne tardais pas à ressentir les effets de cette absence. Madame sa mère, dont je n'avais que trop deviné le dédain, et qui ne m'avait tant retenu dans sa chambre que par je ne sais quelle vanité qu'elle tirait, dit-on, de ma naissance. et du pouvoir qu'elle a sur moi, me fit enfermer avec Céline dans une maison de vierge, où nous sommes encore. La vie que l'on y mène est si uniforme qu'elle ne peut produire que des événements peu considérables. Cette retraite ne me déplairait pas si, au moment que je suis en état de tout entendre, elle ne me privait des instructions dont j'ai besoin sur le dessin que je forme d'aller te rejoindre. Les vierges qui l'habitent sont d'une ignorance si profonde qu'elles ne peuvent satisfaire à mes moindres curiosités. Le culte qu'elle rend à la divinité du pays. exigent qu'elles renoncent à tous les bienfaits, aux connaissances de l'esprit, aux sentiments du cœur, et je crois même à la raison. Du moins, leur discours le fait-il penser. Enfermées comme les nôtres, elles ont un avantage que l'on n'a pas dans les temples du soleil. Ici, les murs ouverts en quelques endroits, et seulement fermés par des morceaux de fer croisés à ses prêts l'un de l'autre, pour empêcher de sortir, laissent la liberté de voir et d'entretenir les gens du dehors. C'est ce qu'on appelle des parloirs. C'est à la faveur d'une de cette commodité que je continue à prendre des leçons d'écriture. Je ne parle qu'au maître qui me les donne. Son ignorance à tous autres égards qu'à celui de son art ne peut me tirer de la mienne. Céline ne me paraît pas mieux instruite. Je remarque dans les réponses qu'elle fait à mes questions un certain embarras qui ne peut partir que d'une dissimulation maladroite ou d'une ignorance honteuse. Quoi qu'il en soit, son entretien est toujours borné aux intérêts de son cœur et à ceux de la famille. Le jeune français qui lui parlait un jour en sortant du spectacle où l'on chante est son amant, comme j'avais cru le deviner. Mais Madame d'Eterville, qui ne veut pas les unir, lui défend de le voir et, pour l'en empêcher plus sûrement, elle ne veut pas même qu'elle parle à qui que ce soit. Ce n'est pas que son choix soit indigne d'elle, c'est que cette mère glorieuse et dénaturée profite d'un usage barbare établi parmi les grands seigneurs de ce pays pour obliger Céline à prendre l'habit de vierge afin de rendre son fils aîné plus riche. Par le même motif, elle a déjà obligé d'Etherville à choisir un certain ordre, dont il ne pourra plus sortir dès qu'il aura prononcé des paroles que l'on appelle « vœux » . Céline résiste de tout son pouvoir au sacrifice que l'on exige d'elle. Son courage est soutenu par des lettres de son amant que je reçois de mon maître à écrire et que je lui rends. Cependant, son chagrin apporte tant d'altération dans son caractère que, loin d'avoir pour moi les mêmes bontés qu'elle avait avant que je parlasse sa langue, Elle répond sur notre commerce. Une amertume qui aigrit mes peines. Confidante, perpétuelle des siennes, je l'écoute sans ennui, je la plains sans effort et je la console avec amitié. Et si ma tendresse, réveillée par la peinture de la sienne, me fait chercher à soulager l'oppression de mon cœur en prononçant seulement ton nom, l'impatience et le mépris se peignent sur son visage. Elle me conteste ton esprit, tes vertus et jusqu'à ton amour. Machina même, je ne lui sais point d'autre nom. Celui-là a paru plaisant. on le lui a laissé. Machina, qui semblait m'aimer, qui m'obéit en toute autre occasion, se donne la hardiesse de m'exhorter à ne plus penser à toi. Si je lui impose silence, elle sort. Céline arrive, il faut renfermer mon chagrin. Cette contrainte tyrannique met le comble à mes mots. Il ne me reste que la seule et pénible satisfaction de couvrir ce papier des expressions de ma tendresse, puisqu'il est le seul témoin docile des sentiments de mon cœur. Hélas, je prends peut-être des peines inutiles. Peut-être ne sauras-tu jamais que je n'ai vécu que pour toi. Cette horrible pensée... affaiblit mon courage sans rompre le dessin que j'ai de continuer à t'écrire. Je conserve mon illusion pour te conserver ma vie. J'écarte la raison barbare qui voudrait m'éclairer. Si je n'espérais te revoir, je périrais, mon cher Azat, j'en suis certaine. Sans toi, la vie m'est un supplice. Lettre 20 Jusqu'ici, mon cher Azat, tout occupait des peines de mon cœur, je ne t'ai point parlé de celles de mon esprit. Cependant, elles ne sont guère moins cruelles. J'en éprouve une d'un genre inconnu parmi nous et que le génie inconséquent de cette nation pouvait seule inventer. Le gouvernement de cet empire, entièrement opposé à celui du tien, ne peut manquer d'être défectueux. Au lieu que le Kappa Inca est obligé de pourvoir à la subsistance de ses peuples, en Europe, les souverains ne tirent la leur que des travaux de leur sujet. Aussi, les crimes et les malheurs viennent-ils presque tous des besoins mal satisfaits. Les malheurs des nobles en général... naissent des difficultés qu'ils trouvent à concilier leur magnificence apparente avec leur misère réelle. Le commun des hommes ne soutient son état que par ce qu'on appelle commerce ou industrie. La mauvaise foi est le moindre des crimes qui en résultent. Une partie du peuple est obligée pour vivre de s'en rapporter à l'humanité des autres. Elle est si bornée qu'à peine ses malheureux ont-ils suffisamment pour s'y empêcher de mourir. Sans avoir de l'or, il est impossible d'acquérir une portion de cette terre que la nature a donnée à tous les hommes. Sans posséder ce qu'on appelle du bien, il est impossible d'avoir de l'or. Et, par une inconséquence qui blesse les lumières naturelles et qui impatiente la raison, cette nation insensée attache de la honte à recevoir de tout autre que du souverain, ce qui est nécessaire au soutien de sa vie et de son état. Ce souverain répand ses libéralités sur un si petit nombre de ses sujets en comparaison de la quantité des malheureux qu'il y aurait autant de folie à prétendre y avoir part que d'ignominies. à se délivrer par la mort de l'impossibilité de vivre sans honte. La connaissance de ces tristes vérités n'excita d'abord dans mon cœur que de la pitié pour les misérables et de l'indignation contre les lois. Mais hélas, que la manière méprisante dont j'entendis parler de ceux qui ne sont pas riches me fit faire de cruelles réflexions sur moi-même. Je n'ai ni or, ni terre, ni adresse. Je fais nécessairement partie des citoyens de cette ville. Oh ciel, dans quelle classe dois-je me ranger ? Quoique tout sentiment de honte qui ne vient pas d'une faute commise me soit étranger, quoique je sente combien il est insensé d'en recevoir par des causes indépendantes de mon pouvoir ou de ma volonté, je ne puis me défendre de souffrir de l'idée que les autres ont de moi. Cette peine me serait insupportable si je n'espérais qu'un jour ta générosité me mettra en état de récompenser ce qui m'humilie, malgré moi, par des bienfaits dont je me croyais honoré. Ce n'est pas que ces lignes ne mettent pas tout en œuvre pour calmer mes inquiétudes à cet égard, mais ce que je vois, ce que j'apprends des gens de ce pays, me donne en général de la défiance de leurs paroles. Leurs vertus, mon cher Azat, n'ont pas plus de réalité que leur richesse. Les meubles, que je croyais d'or, n'en ont que la superficie, leur véritable substance est de bois. De même, ce qu'ils appellent politesse a tous les dehors de la vertu et cache légèrement leurs défauts. Mais avec un peu d'intention, On en découvre aussi aisément l'artifice que celui de leur fausse richesse. Je dois une partie de mes connaissances à une sorte d'écriture que l'on appelle « livre » . Quoique je trouve encore beaucoup de difficultés à comprendre ce qu'ils contiennent, ils me sont fort utiles. J'en tire des notions, ces lignes m'expliquent ce qu'elles ont fait, et j'en compose des idées que je crois justes. Quelques-uns de ces livres apprennent ce que les hommes ont fait, et d'autres ce qu'ils ont pensé. Je ne puis t'exprimer, mon cher hasard, L'excellence du plaisir que je trouverais à les lire, si je les entendais mieux, ni le désir extrême que j'ai de connaître quelques-uns des hommes divins qui les composent. Puisqu'ils sont à l'âme ce que le soleil est à la terre, je trouverais avec eux toutes les lumières, tous les secours dont j'ai besoin, mais je ne vois nul espoir d'avoir jamais cette satisfaction. Quoique Céline lise assez souvent, elle n'est pas assez instruite pour me satisfaire. A peine avait-elle pensé que les livres fussent faits par les hommes. elles ignorent leur nom et même s'ils vivent je te porterai mon cher hasard tout ce que je pourrai amasser de ces merveilleux ouvrages je te les expliquerai dans notre langue je goûterai la suprême félicité de donner un plaisir nouveau à ceux que j'aime hélas le pourrai-je jamais Lettre 21. Je ne manquerai plus de matière pour t'entretenir, mon cher Azat. On m'a fait parler à un kuzipata, que l'on nomme ici religieux, instruit de tout. Il m'a promis de ne me rien laisser ignorer. Poli comme un grand seigneur, savant comme un amota, il sait aussi parfaitement les usages du monde que les dogmes de sa religion. Son entretien, plus utile qu'un livre, m'a donné une satisfaction que je n'avais pas goûtée depuis que mes malheurs m'ont séparé de toi. Il venait pour m'instruire de la religion de France et m'exhorter à l'embrasser. Je le ferais volontiers si j'étais bien assuré qu'il m'en eût fait une peinture véritable. De la façon dont il m'a parlé des vertus qu'elle prescrit, elles sont tirées de la loi naturelle et en vérité aussi pures que les nôtres. Mais je n'ai pas l'esprit assez subtil pour apercevoir le rapport que devraient avoir avec elle les mœurs et les usages de la nation. J'y trouve au contraire une inconséquence si remarquable Merci. que ma raison refuse absolument de s'y prêter. À l'égard de l'origine et des principes de cette religion, ils ne m'ont paru ni plus incroyables, ni plus incompatibles avec le bon sens que l'histoire de Manco Capac et du Marais Tisicaca. Ainsi, je les adopterais de même si le Kusipata n'eut indignement méprisé le culte que nous rendons au soleil. Toute partialité détruit la confiance. J'aurais pu appliquer à ses raisonnements ce qu'il opposait au mien. Mais si les lois de l'humanité défendent de frapper son semblable parce que c'est lui faire un mal, à plus forte raison ne doit-on pas blesser son âme par le mépris de ses opinions ? Je me contentais de lui expliquer mes sentiments sans contrarier les siens. D'ailleurs, un intérêt plus cher me pressait de changer le sujet de notre entretien. Je l'interrompis dès qu'il me fut possible pour faire des questions sur l'éloignement de la ville de Paris à celle de Cusco, et sur la possibilité d'en faire le trajet. Le Cusipata y satisfit avec bonté, et, quoiqu'il me désigna la distance de ces deux villes d'une façon désespérante, quoiqu'il me fit regarder comme insurmontable la difficulté d'en faire le voyage, il me suffit de savoir que la chose était possible pour affermir mon courage et me donner la confiance de communiquer mon dessein au bon religieux. Il en parut étonné, il s'efforça de me détourner d'une telle entreprise, avec des mots si doux qu'il m'attendrit moi-même sur les périls auxquels je m'exposerai. Cependant, ma résolution n'en fut point ébranlée. Je priai le Cusipata avec les plus vives instances de m'enseigner les moyens de retourner dans ma patrie. Il ne voulut entrer dans aucun détail. Il me dit seulement que D'Eterville, par sa haute naissance et par son mérite personnel étant une grande considération, pourrait tout ce qu'il voudrait, et qu'ayant un oncle tout puissant à la cour d'Espagne, il pouvait plus aisément que personne me procurer des nouvelles de nos malheureuses contrées. Pour achever de me déterminer à attendre son retour, qu'il m'assurât être prochain, il ajouta qu'après les obligations que j'avais à ce généreux ami, je ne pouvais avec honneur disposer de moi sans son consentement. J'en tombais d'accord, et j'écoutais avec plaisir l'éloge qu'il me fit des rares qualités qui distinguent d'Etherville des personnes de son rang. Le poids de la reconnaissance est bien léger, mon cher Azat, quand on ne le reçoit que des mains de la vertu. Le savant homme m'apprit aussi comment le hasard avait conduit les Espagnols jusqu'à ton malheureux empire, et que la soif de l'or était la seule cause de leur cruauté. Il m'expliqua ensuite de quelle façon le droit de la guerre m'avait fait tomber entre les mains de Déterville, par un combat dont il était sorti victorieux, après avoir pris plusieurs vaisseaux aux Espagnols, contre lesquels était celui qui me portait. Enfin, mon cher hasard, s'il a confirmé mes malheurs, il m'a du moins tiré de la cruelle obscurité où je vivais sur tant d'événements funestes. Et ce n'est pas un petit soulagement à mes peines. J'attends le reste du retour de Déterville. Il est humain, noble, vertueux. Je dois compter sur sa générosité. S'il me rend à toi, quel bienfait ! Quelle joie ! Quel bonheur ! Lettre 22 J'avais compté, mon cher Azat, me faire un ami du savant Cusipata. Mais une seconde visite qu'il m'a faite a détruit la bonne opinion que j'avais prise de lui dans la première. Nous sommes déjà brouillés. Si d'abord il m'avait paru doux et sincère, cette fois je n'ai trouvé que de la rudesse et de la fausseté dans tout ce qu'il m'a dit. L'esprit tranquille sur les intérêts de ma tendresse, je voulus satisfaire ma curiosité sur les hommes merveilleux qui font des livres. Je commençais par m'informer du rang qu'ils tiennent dans le monde, de la vénération que l'on a pour eux, enfin des honneurs ou des triomphes qu'on leur décerne pour tant de bienfaits qu'ils répandent dans la société. Je ne sais ce que le Cusipata trouva de plaisant dans mes questions, Mais il sourit à chacune, et n'y répondit que par des discours, s'il peut mesurer, qu'il ne me fut pas difficile de voir qu'il me trompait. En effet, dois-je croire que des gens qui connaissent et qui peignent si bien les subtiles délicatesses de la vertu n'en aient pas plus dans le cœur que le commun des hommes, et quelquefois moins ? Croirais-je que l'intérêt soit le guide d'un travail plus qu'humain, et que tant de peines ne seront compensées que par des railleries ou par de l'argent ? Pouvais-je me persuader que, chez une nation si fastueuse, des hommes, sans contredit au-dessus des autres par les lumières de leur esprit, fussent réduits à la triste nécessité de vendre leurs pensées, comme le peuple vend pour vivre les plus viles productions de la terre ? La fausseté, mon cher Azat, ne me déplait guère moins sous le masque transparent de la plaisanterie que sur le voile épais de la séduction. Celle du religieux m'indigna, et je ne daignais pas y répondre. Ne pouvant me satisfaire à cet égard, je remis la conversation sur le projet de mon voyage. Mais au lieu de m'en détourner avec la même douceur que la première fois, il m'opposa des raisonnements si forts et si convaincants que je ne trouvais que ma tendresse pour toi qui put les combattre. Je ne balançai pas à lui en faire l'aveu. D'abord il prit une mine gaie, et, paraissant douter de la vérité de mes paroles, il ne me répondit que par des railleries qui, tout insipides qu'elles étaient, ne laissèrent pas de m'offenser. Je m'efforçai de le convaincre de la vérité, mais à mesure que les expressions de mon cœur en prouvaient les sentiments, Son visage et ses paroles devinrent sévères. Il osa me dire que mon amour pour toi était incompatible avec la vertu, qu'il fallait renoncer à l'une ou l'autre afin que je ne pouvais t'aimer sans crime. À ses paroles insensées, la plus vive colère s'empara de mon âme. J'oubliais la modération que je m'étais prescrite, je l'accablais de reproches, je lui appris ce que je pensais de la fausseté de ses paroles, je lui protestais mille fois de t'aimer toujours, et, sans attendre ses excuses, je le quittai. et je courus m'enfermer dans ma chambre où j'étais sûr qu'il ne pourrait me suivre. Oh, mon cher hasard, que la raison de ce pays est bizarre. Toujours en contradiction avec elle-même, je ne sais comment on pourrait obéir à quelques-uns de ses préceptes sans en choquer une infinité d'autres. Elle convient en général que la première des vertus est de faire du bien. Elle approuve la reconnaissance et elle prescrit l'ingratitude. Je serais louable si je te rétablissais sur le trône de tes pères. Je suis criminel en te conservant un bien plus précieux que les empires du monde. On m'approuverait si je récompensais tes bienfaits par les trésors du Pérou. Dépourvue de tout, dépendante de tout, je ne possède que ma tendresse. On veut que je te la ravisse, il faut être ingrate pour avoir de la vertu. Ah, mon cher Azat, je les trahirais toutes si je cessais un moment de t'aimer. Fidèle à leur loi, je le serais à mon amour. Je ne vivrai que pour toi.

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Les lettres de Zilea sont bien plus qu'une simple correspondance ; elles sont le reflet d'une quête de sens dans un monde souvent en contradiction avec ses valeurs personnelles. Elle questionne la moralité de la société dans laquelle elle évolue, interroge les attentes que la famille et la société placent sur elle, et explore la profondeur de ses propres sentiments. Ses observations sur les spectacles qui illustrent la société dévoilent les nuances des mouvements littéraires et des luttes identitaires.


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    Je voulais conserver la mémoire des principaux usages de cette nation singulière pour amuser ton loisir dans des jours plus heureux. Hélas, il me reste bien peu d'espérance de pouvoir exécuter mes projets. Si je trouve à présent tant de difficultés à mettre de l'ordre dans mes idées, comment pourrais-je, dans la suite, me les rappeler sans un secours étranger ? Mon monofrin, il est vrai, mais l'exécution en est si difficile que je la croise impossible. Le cacique m'a amené un sauvage de cette contrée qui vient tous les jours me donner des leçons de sa langue. et de la méthode de donner une sorte d'existence aux pensées. Cela se fait en traçant avec une plume des petites figures que l'on appelle lettres sur une matière blanche et mince que l'on nomme papier. Ces figures ont des noms. Ces noms et les ensembles représentent les sons des paroles. Mais ces noms et ces sons me paraissent si peu distincts les uns des autres que si je réussisse un jour à les entendre, je suis bien assuré que ce ne sera pas sans beaucoup de peine. Ce pauvre sauvage s'en donne d'incroyables pour m'instruire. Je m'en donne bien davantage pour apprendre. Cependant, je fais si peu de progrès que je renoncerais à l'entreprise si je savais qu'une autre voie put m'éclaircir de ton sort et du mien. Il n'en est point, mon cher Asa. Aussi, ne trouvais-je plus de plaisir que dans cette nouvelle et singulière étude. Je voudrais vivre seul. Tout ce que je vois me déplait, et la nécessité que l'on m'impose d'être toujours dans la chambre de madame me devient un supplice. Dans les commencements, en excitant la curiosité des autres, j'amusais la mienne mais quand on ne peut faire usage que des yeux ils sont bientôt satisfaits toutes les femmes se ressemblent elles ont toujours les mêmes manières et je crois qu'elles disent toujours les mêmes choses les apparences sont plus variées dans les hommes quelques-uns ont l'air de penser mais en général je soupçonne cette nation de n'être point telle qu'elle paraît l'affectation me paraît son caractère dominant si les démonstrations de zèle et d'empressement dont on décore ici les moindres devoirs de la société était naturel, il faudrait, mon cher hasard, que ces peuples eussent dans le cœur plus de bonté, plus d'humanité que les nôtres, cela se peut-il penser ? S'ils avaient autant de sérénité dans l'âme que sur le visage, si le penchant à la joie que je remarque dans toutes leurs actions était sincère, choisiraient-ils pour leurs amusements des spectacles tels que celui que l'on m'a fait voir ? On m'a conduite dans un endroit où l'on représente, à peu près comme dans ton palais, les actions des hommes qui ne sont plus. Mais... si nous ne rappelons que la mémoire des plus sages et des plus vertueux, je crois qu'ici, on ne célèbre que les insensés et les méchants. Ceux qui le représentent crient et s'agitent comme des furieux. J'en ai vu un pousser la rage jusqu'à se tuer lui-même. Deux belles femmes, qu'apparemment ils persécutent, pleurent sans cesse et font des gestes de désespoir qui n'ont pas besoin de paroles dont ils sont accompagnés pour faire connaître l'excès de leur douleur. Pourrait-on croire, mon cher Azat, qu'un peuple entier dont les deux heures sont si humains ? Se plaisent à la représentation des malheurs ou des crimes qui ont autrefois avili ou accabli leurs semblables ? Mais peut-être a-t-on besoin ici de l'horreur du vice pour conduire à la vertu ? Cette pensée me vient sans la chercher. Si elle était juste, que je plaindrais cette nation. La nôtre, plus favorisée de la nature, chérit le bien par ses propres attraits. Il ne nous faut que des modèles de vertu pour devenir vertueux, comme il ne faut que s'aimer pour devenir aimable. Lettre 17. Je ne sais plus que penser du génie de cette nation, mon cher Azat. Il parcourt les extrêmes avec tant de rapidité qu'il faudrait être plus habile que je ne le suis pour asseoir un jugement sur son caractère. On m'a fait voir un spectacle totalement opposé au premier. Celui-là, cruel, effrayant, révolte la raison et humilie l'humanité. Celui-ci, amusant, agréable, imite la nature et fait honneur au bon sens. Il est composé d'un bien plus grand nombre d'hommes et de femmes que le premier. On y représente aussi quelques actions de la vie humaine. Mais soit que l'on exprime la peine ou le plaisir, la joie ou la tristesse, c'est toujours par des chants et des danses. Il faut, mon cher Azat, que l'intelligence des sons soit universelle, car il ne m'a pas été plus difficile de m'affecter des différentes passions que l'on a représentées que si elles eussent été exprimées dans notre langue. Et cela me paraît bien naturel. Le langage humain est sans doute de l'invention des hommes, puisqu'il diffère suivant les différentes nations. La nature, plus puissante et plus attentive aux besoins et aux plaisirs de ces créatures, leur a donné des moyens généraux de les exprimer, qui sont fort bien imités par les chants que j'ai entendus. S'il est vrai que des sons aigus expriment mieux le besoin de secours dans une crainte violente ou dans une douleur vive que des paroles entendues dans une partie du monde et qui n'ont aucune signification dans l'autre, Il n'est pas moins certain que... de tendres gémissements frappent nos cœurs d'une passion bien plus efficace que des mots dont l'arrangement bizarre fait souvent un effet contraire. Les sons vifs et légers ne portent-ils pas inévitablement dans notre âme le plaisir gai que le récit d'une histoire divertissante ou une plaisanterie à droite n'y fait jamais naître qu'imparfaitement ? Est-il dans aucune langue des expressions qui puissent communiquer le plaisir ingénu avec autant de succès que font les jeux naïfs des animaux ? Il semble que les danses veulent les imiter. Du moins, inspire-t-elle à peu près le même sentiment ? Enfin, mon cher Azat, dans ce spectacle, tout est conforme à la nature et à l'humanité. Et quel bien peut-on faire aux hommes qui égalent celui de leur inspirer de la joie ? J'en ressentis moi-même, et j'en emportais presque malgré moi quand elle fut troublée par un accident qui arriva à Céline. En sortant, nous nous étions un peu écartés de la foule et nous nous soutenions l'un et l'autre de crainte de tomber. D'Etherville était quelques pas devant nous avec sa belle-sœur, qu'il conduisait, lorsqu'un jeune sauvage d'une figure aimable aborda Céline, lui dit quelques mots fort bas, lui laissa un morceau de papier qu'à peine elle eut la force de recevoir et s'éloigna. Céline, qui s'était effrayée à son abord jusqu'à me faire partager le tremblement qu'il a saisi, tourna la tête languissamment vers lui lorsqu'il nous quitta. Elle me parut si faible que, la croyant attaquée par un mal subi, j'allais appeler d'Etherville pour la secourir. Mais elle m'arrêta et m'imposa silence en me mettant un de ses doigts sur la bouche. J'aimais mieux garder mon inquiétude que de lui désobéir. Le même soir, quand le frère et la sœur se furent rendus dans ma chambre, Céline montra au cacique le papier qu'elle avait reçu. Sur le peu que je devinais de leur entretien, j'aurais pensé qu'elle aimait le jeune homme qui le lui avait donné, s'il était possible que l'on s'effrayât de la présence de ce qu'on aime. Je pourrais encore, mon cher Azar, te faire part de beaucoup d'autres remarques que j'ai faites, mais hélas. Je vois la fin de mes cordons, j'en touche les derniers fils, j'en noue les derniers nœuds. Ces nœuds qui me semblaient être une chaîne de communication de mon cœur au tien ne sont déjà plus que les tristes objets de mes regrets. L'illusion me quitte, l'affreuse vérité prend place. Mes pensées errantes, égarées dans le vide immense de l'absence, s'anéantiront désormais avec la même rapidité que le temps. Cher hasard, il me semble que l'on nous sépare encore une fois, que l'on m'arrache de nouveau à ton amour. Je te perds. Je te quitte, je ne te verrai plus. Asa, cher espoir de mon cœur, que nous allons être éloignés l'un de l'autre. Lettre 18 Combien de temps effacé de ma vie, mon cher Asa ? Le soleil a fait la moitié de son cours depuis la dernière fois que j'ai joui du bonheur artificiel que je me faisais en croyant m'entretenir avec toi. Que cette double absence m'a paru longue. Quel courage ne m'a-t-il pas fallu pour la supporter ? Je ne vivais que dans l'avenir. Le présent ne me paraissait plus digne d'être compté. Toutes mes pensées n'étaient que des désirs, toutes mes réflexions que des projets, tous mes sentiments que des espérances. À peine puis-je encore former ces figures que je me hâte d'en faire les interprètes de ma tendresse. Je me sens ranimé par cette tendre occupation. Rendu à moi-même, je crois recommencer à vivre. Asa, que tu m'es cher, que j'ai de la joie à te le dire, à le peindre. à donner à ce sentiment toutes les sortes d'existences qu'il peut avoir. Je voudrais le tracer sur le plus dur métal, sur les murs de ma chambre, sur mes habits, sur tout ce qui m'environne, et l'exprimer dans toutes les langues. Hélas, que la connaissance de celle dont je me sers à présent m'a été funeste, que l'espérance qui m'apportait à m'en instruire était trompeuse. À mesure que j'en ai acquis l'intelligence, un nouvel univers s'est offert à mes yeux. Les objets ont pris une autre forme. Chaque éclaircissement m'a découvert un nouveau malheur. Mon esprit, mon cœur, mes yeux, tout m'a séduit. Le soleil même m'a trompé. Il éclaire le monde entier dont ton empire n'occupe qu'une portion, ainsi que bien d'autres royaumes qui le composent. Ne crois pas, mon cher hasard, que l'on m'ait abusé sur ces faits incroyables. On ne me les a que trop prouvés. Loin d'être parmi des peuples soumis à ton obéissance, je suis non seulement sous une domination étrangère, Éloigné de ton empire par une distance si prodigieuse que notre nation y serait encore ignorée si la cupidité des Espagnols ne leur avait fait surmonter les dangers affreux pour pénétrer jusqu'à nous. L'amour ne fera-t-il pas ce que la soif des richesses a pu faire ? Si tu m'aimes, si tu me désires, si seulement tu penses encore à la malheureuse Zilea, je dois tout attendre de ta tendresse ou de ta générosité. Que l'on m'enseigne les chemins qui peuvent me conduire jusqu'à toi, les périls à surmonter, les fatigues à supporter seront des plaisirs pour mon cœur. Lettre 19 Je suis encore si peu habile dans l'art d'écrire, mon cher Azat, qu'il me faut un temps infini pour former très peu de lignes. Il arrive souvent qu'après avoir beaucoup écrit, je ne puis deviner moi-même ce que j'ai cru exprimer. Cet embarras brûle mes idées, me fait oublier ce que j'ai retracé avec peine à mon souvenir. Je recommence, je ne fais pas mieux et cependant je continue. J'y trouverai plus de facilité si je n'avais à te peindre que les expressions de ma tendresse. La vivacité de mes sentiments aplanirait toutes les difficultés. Mais je voudrais aussi te rendre compte de tout ce qui s'est passé pendant l'intervalle de mon silence. « Je voudrais que tu n'ignorasses aucune de mes actions. Néanmoins, elles sont depuis longtemps si peu intéressantes et si peu uniformes qu'il me serait impossible de les distinguer les unes des autres. Le principal événement de ma vie a été le départ de Déterville. Depuis un espace de temps que l'on nomme six mois, il est allé faire la guerre pour les intérêts de son souverain. Lorsqu'il partit, j'ignorais encore l'usage de sa langue. Cependant, à la vive douleur qu'il fit paraître en se séparant de sa sœur et de moi, je compris que nous le perdions pour longtemps. J'enversais bien des larmes, mille craintes remplirent mon cœur que les bontés de Céline ne purent effacer. Je perdais en lui la plus solide espérance de te revoir. À qui pourrais-je avoir recours s'il m'arrivait de nouveaux malheurs ? Je n'étais entendu de personne. Je ne tardais pas à ressentir les effets de cette absence. Madame sa mère, dont je n'avais que trop deviné le dédain, et qui ne m'avait tant retenu dans sa chambre que par je ne sais quelle vanité qu'elle tirait, dit-on, de ma naissance. et du pouvoir qu'elle a sur moi, me fit enfermer avec Céline dans une maison de vierge, où nous sommes encore. La vie que l'on y mène est si uniforme qu'elle ne peut produire que des événements peu considérables. Cette retraite ne me déplairait pas si, au moment que je suis en état de tout entendre, elle ne me privait des instructions dont j'ai besoin sur le dessin que je forme d'aller te rejoindre. Les vierges qui l'habitent sont d'une ignorance si profonde qu'elles ne peuvent satisfaire à mes moindres curiosités. Le culte qu'elle rend à la divinité du pays. exigent qu'elles renoncent à tous les bienfaits, aux connaissances de l'esprit, aux sentiments du cœur, et je crois même à la raison. Du moins, leur discours le fait-il penser. Enfermées comme les nôtres, elles ont un avantage que l'on n'a pas dans les temples du soleil. Ici, les murs ouverts en quelques endroits, et seulement fermés par des morceaux de fer croisés à ses prêts l'un de l'autre, pour empêcher de sortir, laissent la liberté de voir et d'entretenir les gens du dehors. C'est ce qu'on appelle des parloirs. C'est à la faveur d'une de cette commodité que je continue à prendre des leçons d'écriture. Je ne parle qu'au maître qui me les donne. Son ignorance à tous autres égards qu'à celui de son art ne peut me tirer de la mienne. Céline ne me paraît pas mieux instruite. Je remarque dans les réponses qu'elle fait à mes questions un certain embarras qui ne peut partir que d'une dissimulation maladroite ou d'une ignorance honteuse. Quoi qu'il en soit, son entretien est toujours borné aux intérêts de son cœur et à ceux de la famille. Le jeune français qui lui parlait un jour en sortant du spectacle où l'on chante est son amant, comme j'avais cru le deviner. Mais Madame d'Eterville, qui ne veut pas les unir, lui défend de le voir et, pour l'en empêcher plus sûrement, elle ne veut pas même qu'elle parle à qui que ce soit. Ce n'est pas que son choix soit indigne d'elle, c'est que cette mère glorieuse et dénaturée profite d'un usage barbare établi parmi les grands seigneurs de ce pays pour obliger Céline à prendre l'habit de vierge afin de rendre son fils aîné plus riche. Par le même motif, elle a déjà obligé d'Etherville à choisir un certain ordre, dont il ne pourra plus sortir dès qu'il aura prononcé des paroles que l'on appelle « vœux » . Céline résiste de tout son pouvoir au sacrifice que l'on exige d'elle. Son courage est soutenu par des lettres de son amant que je reçois de mon maître à écrire et que je lui rends. Cependant, son chagrin apporte tant d'altération dans son caractère que, loin d'avoir pour moi les mêmes bontés qu'elle avait avant que je parlasse sa langue, Elle répond sur notre commerce. Une amertume qui aigrit mes peines. Confidante, perpétuelle des siennes, je l'écoute sans ennui, je la plains sans effort et je la console avec amitié. Et si ma tendresse, réveillée par la peinture de la sienne, me fait chercher à soulager l'oppression de mon cœur en prononçant seulement ton nom, l'impatience et le mépris se peignent sur son visage. Elle me conteste ton esprit, tes vertus et jusqu'à ton amour. Machina même, je ne lui sais point d'autre nom. Celui-là a paru plaisant. on le lui a laissé. Machina, qui semblait m'aimer, qui m'obéit en toute autre occasion, se donne la hardiesse de m'exhorter à ne plus penser à toi. Si je lui impose silence, elle sort. Céline arrive, il faut renfermer mon chagrin. Cette contrainte tyrannique met le comble à mes mots. Il ne me reste que la seule et pénible satisfaction de couvrir ce papier des expressions de ma tendresse, puisqu'il est le seul témoin docile des sentiments de mon cœur. Hélas, je prends peut-être des peines inutiles. Peut-être ne sauras-tu jamais que je n'ai vécu que pour toi. Cette horrible pensée... affaiblit mon courage sans rompre le dessin que j'ai de continuer à t'écrire. Je conserve mon illusion pour te conserver ma vie. J'écarte la raison barbare qui voudrait m'éclairer. Si je n'espérais te revoir, je périrais, mon cher Azat, j'en suis certaine. Sans toi, la vie m'est un supplice. Lettre 20 Jusqu'ici, mon cher Azat, tout occupait des peines de mon cœur, je ne t'ai point parlé de celles de mon esprit. Cependant, elles ne sont guère moins cruelles. J'en éprouve une d'un genre inconnu parmi nous et que le génie inconséquent de cette nation pouvait seule inventer. Le gouvernement de cet empire, entièrement opposé à celui du tien, ne peut manquer d'être défectueux. Au lieu que le Kappa Inca est obligé de pourvoir à la subsistance de ses peuples, en Europe, les souverains ne tirent la leur que des travaux de leur sujet. Aussi, les crimes et les malheurs viennent-ils presque tous des besoins mal satisfaits. Les malheurs des nobles en général... naissent des difficultés qu'ils trouvent à concilier leur magnificence apparente avec leur misère réelle. Le commun des hommes ne soutient son état que par ce qu'on appelle commerce ou industrie. La mauvaise foi est le moindre des crimes qui en résultent. Une partie du peuple est obligée pour vivre de s'en rapporter à l'humanité des autres. Elle est si bornée qu'à peine ses malheureux ont-ils suffisamment pour s'y empêcher de mourir. Sans avoir de l'or, il est impossible d'acquérir une portion de cette terre que la nature a donnée à tous les hommes. Sans posséder ce qu'on appelle du bien, il est impossible d'avoir de l'or. Et, par une inconséquence qui blesse les lumières naturelles et qui impatiente la raison, cette nation insensée attache de la honte à recevoir de tout autre que du souverain, ce qui est nécessaire au soutien de sa vie et de son état. Ce souverain répand ses libéralités sur un si petit nombre de ses sujets en comparaison de la quantité des malheureux qu'il y aurait autant de folie à prétendre y avoir part que d'ignominies. à se délivrer par la mort de l'impossibilité de vivre sans honte. La connaissance de ces tristes vérités n'excita d'abord dans mon cœur que de la pitié pour les misérables et de l'indignation contre les lois. Mais hélas, que la manière méprisante dont j'entendis parler de ceux qui ne sont pas riches me fit faire de cruelles réflexions sur moi-même. Je n'ai ni or, ni terre, ni adresse. Je fais nécessairement partie des citoyens de cette ville. Oh ciel, dans quelle classe dois-je me ranger ? Quoique tout sentiment de honte qui ne vient pas d'une faute commise me soit étranger, quoique je sente combien il est insensé d'en recevoir par des causes indépendantes de mon pouvoir ou de ma volonté, je ne puis me défendre de souffrir de l'idée que les autres ont de moi. Cette peine me serait insupportable si je n'espérais qu'un jour ta générosité me mettra en état de récompenser ce qui m'humilie, malgré moi, par des bienfaits dont je me croyais honoré. Ce n'est pas que ces lignes ne mettent pas tout en œuvre pour calmer mes inquiétudes à cet égard, mais ce que je vois, ce que j'apprends des gens de ce pays, me donne en général de la défiance de leurs paroles. Leurs vertus, mon cher Azat, n'ont pas plus de réalité que leur richesse. Les meubles, que je croyais d'or, n'en ont que la superficie, leur véritable substance est de bois. De même, ce qu'ils appellent politesse a tous les dehors de la vertu et cache légèrement leurs défauts. Mais avec un peu d'intention, On en découvre aussi aisément l'artifice que celui de leur fausse richesse. Je dois une partie de mes connaissances à une sorte d'écriture que l'on appelle « livre » . Quoique je trouve encore beaucoup de difficultés à comprendre ce qu'ils contiennent, ils me sont fort utiles. J'en tire des notions, ces lignes m'expliquent ce qu'elles ont fait, et j'en compose des idées que je crois justes. Quelques-uns de ces livres apprennent ce que les hommes ont fait, et d'autres ce qu'ils ont pensé. Je ne puis t'exprimer, mon cher hasard, L'excellence du plaisir que je trouverais à les lire, si je les entendais mieux, ni le désir extrême que j'ai de connaître quelques-uns des hommes divins qui les composent. Puisqu'ils sont à l'âme ce que le soleil est à la terre, je trouverais avec eux toutes les lumières, tous les secours dont j'ai besoin, mais je ne vois nul espoir d'avoir jamais cette satisfaction. Quoique Céline lise assez souvent, elle n'est pas assez instruite pour me satisfaire. A peine avait-elle pensé que les livres fussent faits par les hommes. elles ignorent leur nom et même s'ils vivent je te porterai mon cher hasard tout ce que je pourrai amasser de ces merveilleux ouvrages je te les expliquerai dans notre langue je goûterai la suprême félicité de donner un plaisir nouveau à ceux que j'aime hélas le pourrai-je jamais Lettre 21. Je ne manquerai plus de matière pour t'entretenir, mon cher Azat. On m'a fait parler à un kuzipata, que l'on nomme ici religieux, instruit de tout. Il m'a promis de ne me rien laisser ignorer. Poli comme un grand seigneur, savant comme un amota, il sait aussi parfaitement les usages du monde que les dogmes de sa religion. Son entretien, plus utile qu'un livre, m'a donné une satisfaction que je n'avais pas goûtée depuis que mes malheurs m'ont séparé de toi. Il venait pour m'instruire de la religion de France et m'exhorter à l'embrasser. Je le ferais volontiers si j'étais bien assuré qu'il m'en eût fait une peinture véritable. De la façon dont il m'a parlé des vertus qu'elle prescrit, elles sont tirées de la loi naturelle et en vérité aussi pures que les nôtres. Mais je n'ai pas l'esprit assez subtil pour apercevoir le rapport que devraient avoir avec elle les mœurs et les usages de la nation. J'y trouve au contraire une inconséquence si remarquable Merci. que ma raison refuse absolument de s'y prêter. À l'égard de l'origine et des principes de cette religion, ils ne m'ont paru ni plus incroyables, ni plus incompatibles avec le bon sens que l'histoire de Manco Capac et du Marais Tisicaca. Ainsi, je les adopterais de même si le Kusipata n'eut indignement méprisé le culte que nous rendons au soleil. Toute partialité détruit la confiance. J'aurais pu appliquer à ses raisonnements ce qu'il opposait au mien. Mais si les lois de l'humanité défendent de frapper son semblable parce que c'est lui faire un mal, à plus forte raison ne doit-on pas blesser son âme par le mépris de ses opinions ? Je me contentais de lui expliquer mes sentiments sans contrarier les siens. D'ailleurs, un intérêt plus cher me pressait de changer le sujet de notre entretien. Je l'interrompis dès qu'il me fut possible pour faire des questions sur l'éloignement de la ville de Paris à celle de Cusco, et sur la possibilité d'en faire le trajet. Le Cusipata y satisfit avec bonté, et, quoiqu'il me désigna la distance de ces deux villes d'une façon désespérante, quoiqu'il me fit regarder comme insurmontable la difficulté d'en faire le voyage, il me suffit de savoir que la chose était possible pour affermir mon courage et me donner la confiance de communiquer mon dessein au bon religieux. Il en parut étonné, il s'efforça de me détourner d'une telle entreprise, avec des mots si doux qu'il m'attendrit moi-même sur les périls auxquels je m'exposerai. Cependant, ma résolution n'en fut point ébranlée. Je priai le Cusipata avec les plus vives instances de m'enseigner les moyens de retourner dans ma patrie. Il ne voulut entrer dans aucun détail. Il me dit seulement que D'Eterville, par sa haute naissance et par son mérite personnel étant une grande considération, pourrait tout ce qu'il voudrait, et qu'ayant un oncle tout puissant à la cour d'Espagne, il pouvait plus aisément que personne me procurer des nouvelles de nos malheureuses contrées. Pour achever de me déterminer à attendre son retour, qu'il m'assurât être prochain, il ajouta qu'après les obligations que j'avais à ce généreux ami, je ne pouvais avec honneur disposer de moi sans son consentement. J'en tombais d'accord, et j'écoutais avec plaisir l'éloge qu'il me fit des rares qualités qui distinguent d'Etherville des personnes de son rang. Le poids de la reconnaissance est bien léger, mon cher Azat, quand on ne le reçoit que des mains de la vertu. Le savant homme m'apprit aussi comment le hasard avait conduit les Espagnols jusqu'à ton malheureux empire, et que la soif de l'or était la seule cause de leur cruauté. Il m'expliqua ensuite de quelle façon le droit de la guerre m'avait fait tomber entre les mains de Déterville, par un combat dont il était sorti victorieux, après avoir pris plusieurs vaisseaux aux Espagnols, contre lesquels était celui qui me portait. Enfin, mon cher hasard, s'il a confirmé mes malheurs, il m'a du moins tiré de la cruelle obscurité où je vivais sur tant d'événements funestes. Et ce n'est pas un petit soulagement à mes peines. J'attends le reste du retour de Déterville. Il est humain, noble, vertueux. Je dois compter sur sa générosité. S'il me rend à toi, quel bienfait ! Quelle joie ! Quel bonheur ! Lettre 22 J'avais compté, mon cher Azat, me faire un ami du savant Cusipata. Mais une seconde visite qu'il m'a faite a détruit la bonne opinion que j'avais prise de lui dans la première. Nous sommes déjà brouillés. Si d'abord il m'avait paru doux et sincère, cette fois je n'ai trouvé que de la rudesse et de la fausseté dans tout ce qu'il m'a dit. L'esprit tranquille sur les intérêts de ma tendresse, je voulus satisfaire ma curiosité sur les hommes merveilleux qui font des livres. Je commençais par m'informer du rang qu'ils tiennent dans le monde, de la vénération que l'on a pour eux, enfin des honneurs ou des triomphes qu'on leur décerne pour tant de bienfaits qu'ils répandent dans la société. Je ne sais ce que le Cusipata trouva de plaisant dans mes questions, Mais il sourit à chacune, et n'y répondit que par des discours, s'il peut mesurer, qu'il ne me fut pas difficile de voir qu'il me trompait. En effet, dois-je croire que des gens qui connaissent et qui peignent si bien les subtiles délicatesses de la vertu n'en aient pas plus dans le cœur que le commun des hommes, et quelquefois moins ? Croirais-je que l'intérêt soit le guide d'un travail plus qu'humain, et que tant de peines ne seront compensées que par des railleries ou par de l'argent ? Pouvais-je me persuader que, chez une nation si fastueuse, des hommes, sans contredit au-dessus des autres par les lumières de leur esprit, fussent réduits à la triste nécessité de vendre leurs pensées, comme le peuple vend pour vivre les plus viles productions de la terre ? La fausseté, mon cher Azat, ne me déplait guère moins sous le masque transparent de la plaisanterie que sur le voile épais de la séduction. Celle du religieux m'indigna, et je ne daignais pas y répondre. Ne pouvant me satisfaire à cet égard, je remis la conversation sur le projet de mon voyage. Mais au lieu de m'en détourner avec la même douceur que la première fois, il m'opposa des raisonnements si forts et si convaincants que je ne trouvais que ma tendresse pour toi qui put les combattre. Je ne balançai pas à lui en faire l'aveu. D'abord il prit une mine gaie, et, paraissant douter de la vérité de mes paroles, il ne me répondit que par des railleries qui, tout insipides qu'elles étaient, ne laissèrent pas de m'offenser. Je m'efforçai de le convaincre de la vérité, mais à mesure que les expressions de mon cœur en prouvaient les sentiments, Son visage et ses paroles devinrent sévères. Il osa me dire que mon amour pour toi était incompatible avec la vertu, qu'il fallait renoncer à l'une ou l'autre afin que je ne pouvais t'aimer sans crime. À ses paroles insensées, la plus vive colère s'empara de mon âme. J'oubliais la modération que je m'étais prescrite, je l'accablais de reproches, je lui appris ce que je pensais de la fausseté de ses paroles, je lui protestais mille fois de t'aimer toujours, et, sans attendre ses excuses, je le quittai. et je courus m'enfermer dans ma chambre où j'étais sûr qu'il ne pourrait me suivre. Oh, mon cher hasard, que la raison de ce pays est bizarre. Toujours en contradiction avec elle-même, je ne sais comment on pourrait obéir à quelques-uns de ses préceptes sans en choquer une infinité d'autres. Elle convient en général que la première des vertus est de faire du bien. Elle approuve la reconnaissance et elle prescrit l'ingratitude. Je serais louable si je te rétablissais sur le trône de tes pères. Je suis criminel en te conservant un bien plus précieux que les empires du monde. On m'approuverait si je récompensais tes bienfaits par les trésors du Pérou. Dépourvue de tout, dépendante de tout, je ne possède que ma tendresse. On veut que je te la ravisse, il faut être ingrate pour avoir de la vertu. Ah, mon cher Azat, je les trahirais toutes si je cessais un moment de t'aimer. Fidèle à leur loi, je le serais à mon amour. Je ne vivrai que pour toi.

Description

Qu'est-ce qui se cache derrière les luttes d'un individu pour s'intégrer dans une nouvelle culture ? Dans cet épisode captivant de L'Oreille qui lit ! </strong>, l'auteur SOS Bac Français Philosophie nous plonge dans l'univers complexe de Zilea, un personnage dont les lettres révèlent des réflexions profondes sur la nature humaine, la culture et les émotions. À travers son parcours, Zilia partage avec nous ses défis pour comprendre une langue étrangère et naviguer dans un environnement culturel qui lui est étranger, tout en se remémorant son attachement à Asa, un être cher.


Les lettres de Zilea sont bien plus qu'une simple correspondance ; elles sont le reflet d'une quête de sens dans un monde souvent en contradiction avec ses valeurs personnelles. Elle questionne la moralité de la société dans laquelle elle évolue, interroge les attentes que la famille et la société placent sur elle, et explore la profondeur de ses propres sentiments. Ses observations sur les spectacles qui illustrent la société dévoilent les nuances des mouvements littéraires et des luttes identitaires.


Les auditeurs de L'Oreille qui lit ! </strong> découvriront également comment Zilea, par ses réflexions, nous pousse à nous interroger sur notre propre rapport à la culture et à l'identité. Cet épisode nous invite à plonger dans la complexité des relations humaines et des dilemmes sociaux.

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    Je voulais conserver la mémoire des principaux usages de cette nation singulière pour amuser ton loisir dans des jours plus heureux. Hélas, il me reste bien peu d'espérance de pouvoir exécuter mes projets. Si je trouve à présent tant de difficultés à mettre de l'ordre dans mes idées, comment pourrais-je, dans la suite, me les rappeler sans un secours étranger ? Mon monofrin, il est vrai, mais l'exécution en est si difficile que je la croise impossible. Le cacique m'a amené un sauvage de cette contrée qui vient tous les jours me donner des leçons de sa langue. et de la méthode de donner une sorte d'existence aux pensées. Cela se fait en traçant avec une plume des petites figures que l'on appelle lettres sur une matière blanche et mince que l'on nomme papier. Ces figures ont des noms. Ces noms et les ensembles représentent les sons des paroles. Mais ces noms et ces sons me paraissent si peu distincts les uns des autres que si je réussisse un jour à les entendre, je suis bien assuré que ce ne sera pas sans beaucoup de peine. Ce pauvre sauvage s'en donne d'incroyables pour m'instruire. Je m'en donne bien davantage pour apprendre. Cependant, je fais si peu de progrès que je renoncerais à l'entreprise si je savais qu'une autre voie put m'éclaircir de ton sort et du mien. Il n'en est point, mon cher Asa. Aussi, ne trouvais-je plus de plaisir que dans cette nouvelle et singulière étude. Je voudrais vivre seul. Tout ce que je vois me déplait, et la nécessité que l'on m'impose d'être toujours dans la chambre de madame me devient un supplice. Dans les commencements, en excitant la curiosité des autres, j'amusais la mienne mais quand on ne peut faire usage que des yeux ils sont bientôt satisfaits toutes les femmes se ressemblent elles ont toujours les mêmes manières et je crois qu'elles disent toujours les mêmes choses les apparences sont plus variées dans les hommes quelques-uns ont l'air de penser mais en général je soupçonne cette nation de n'être point telle qu'elle paraît l'affectation me paraît son caractère dominant si les démonstrations de zèle et d'empressement dont on décore ici les moindres devoirs de la société était naturel, il faudrait, mon cher hasard, que ces peuples eussent dans le cœur plus de bonté, plus d'humanité que les nôtres, cela se peut-il penser ? S'ils avaient autant de sérénité dans l'âme que sur le visage, si le penchant à la joie que je remarque dans toutes leurs actions était sincère, choisiraient-ils pour leurs amusements des spectacles tels que celui que l'on m'a fait voir ? On m'a conduite dans un endroit où l'on représente, à peu près comme dans ton palais, les actions des hommes qui ne sont plus. Mais... si nous ne rappelons que la mémoire des plus sages et des plus vertueux, je crois qu'ici, on ne célèbre que les insensés et les méchants. Ceux qui le représentent crient et s'agitent comme des furieux. J'en ai vu un pousser la rage jusqu'à se tuer lui-même. Deux belles femmes, qu'apparemment ils persécutent, pleurent sans cesse et font des gestes de désespoir qui n'ont pas besoin de paroles dont ils sont accompagnés pour faire connaître l'excès de leur douleur. Pourrait-on croire, mon cher Azat, qu'un peuple entier dont les deux heures sont si humains ? Se plaisent à la représentation des malheurs ou des crimes qui ont autrefois avili ou accabli leurs semblables ? Mais peut-être a-t-on besoin ici de l'horreur du vice pour conduire à la vertu ? Cette pensée me vient sans la chercher. Si elle était juste, que je plaindrais cette nation. La nôtre, plus favorisée de la nature, chérit le bien par ses propres attraits. Il ne nous faut que des modèles de vertu pour devenir vertueux, comme il ne faut que s'aimer pour devenir aimable. Lettre 17. Je ne sais plus que penser du génie de cette nation, mon cher Azat. Il parcourt les extrêmes avec tant de rapidité qu'il faudrait être plus habile que je ne le suis pour asseoir un jugement sur son caractère. On m'a fait voir un spectacle totalement opposé au premier. Celui-là, cruel, effrayant, révolte la raison et humilie l'humanité. Celui-ci, amusant, agréable, imite la nature et fait honneur au bon sens. Il est composé d'un bien plus grand nombre d'hommes et de femmes que le premier. On y représente aussi quelques actions de la vie humaine. Mais soit que l'on exprime la peine ou le plaisir, la joie ou la tristesse, c'est toujours par des chants et des danses. Il faut, mon cher Azat, que l'intelligence des sons soit universelle, car il ne m'a pas été plus difficile de m'affecter des différentes passions que l'on a représentées que si elles eussent été exprimées dans notre langue. Et cela me paraît bien naturel. Le langage humain est sans doute de l'invention des hommes, puisqu'il diffère suivant les différentes nations. La nature, plus puissante et plus attentive aux besoins et aux plaisirs de ces créatures, leur a donné des moyens généraux de les exprimer, qui sont fort bien imités par les chants que j'ai entendus. S'il est vrai que des sons aigus expriment mieux le besoin de secours dans une crainte violente ou dans une douleur vive que des paroles entendues dans une partie du monde et qui n'ont aucune signification dans l'autre, Il n'est pas moins certain que... de tendres gémissements frappent nos cœurs d'une passion bien plus efficace que des mots dont l'arrangement bizarre fait souvent un effet contraire. Les sons vifs et légers ne portent-ils pas inévitablement dans notre âme le plaisir gai que le récit d'une histoire divertissante ou une plaisanterie à droite n'y fait jamais naître qu'imparfaitement ? Est-il dans aucune langue des expressions qui puissent communiquer le plaisir ingénu avec autant de succès que font les jeux naïfs des animaux ? Il semble que les danses veulent les imiter. Du moins, inspire-t-elle à peu près le même sentiment ? Enfin, mon cher Azat, dans ce spectacle, tout est conforme à la nature et à l'humanité. Et quel bien peut-on faire aux hommes qui égalent celui de leur inspirer de la joie ? J'en ressentis moi-même, et j'en emportais presque malgré moi quand elle fut troublée par un accident qui arriva à Céline. En sortant, nous nous étions un peu écartés de la foule et nous nous soutenions l'un et l'autre de crainte de tomber. D'Etherville était quelques pas devant nous avec sa belle-sœur, qu'il conduisait, lorsqu'un jeune sauvage d'une figure aimable aborda Céline, lui dit quelques mots fort bas, lui laissa un morceau de papier qu'à peine elle eut la force de recevoir et s'éloigna. Céline, qui s'était effrayée à son abord jusqu'à me faire partager le tremblement qu'il a saisi, tourna la tête languissamment vers lui lorsqu'il nous quitta. Elle me parut si faible que, la croyant attaquée par un mal subi, j'allais appeler d'Etherville pour la secourir. Mais elle m'arrêta et m'imposa silence en me mettant un de ses doigts sur la bouche. J'aimais mieux garder mon inquiétude que de lui désobéir. Le même soir, quand le frère et la sœur se furent rendus dans ma chambre, Céline montra au cacique le papier qu'elle avait reçu. Sur le peu que je devinais de leur entretien, j'aurais pensé qu'elle aimait le jeune homme qui le lui avait donné, s'il était possible que l'on s'effrayât de la présence de ce qu'on aime. Je pourrais encore, mon cher Azar, te faire part de beaucoup d'autres remarques que j'ai faites, mais hélas. Je vois la fin de mes cordons, j'en touche les derniers fils, j'en noue les derniers nœuds. Ces nœuds qui me semblaient être une chaîne de communication de mon cœur au tien ne sont déjà plus que les tristes objets de mes regrets. L'illusion me quitte, l'affreuse vérité prend place. Mes pensées errantes, égarées dans le vide immense de l'absence, s'anéantiront désormais avec la même rapidité que le temps. Cher hasard, il me semble que l'on nous sépare encore une fois, que l'on m'arrache de nouveau à ton amour. Je te perds. Je te quitte, je ne te verrai plus. Asa, cher espoir de mon cœur, que nous allons être éloignés l'un de l'autre. Lettre 18 Combien de temps effacé de ma vie, mon cher Asa ? Le soleil a fait la moitié de son cours depuis la dernière fois que j'ai joui du bonheur artificiel que je me faisais en croyant m'entretenir avec toi. Que cette double absence m'a paru longue. Quel courage ne m'a-t-il pas fallu pour la supporter ? Je ne vivais que dans l'avenir. Le présent ne me paraissait plus digne d'être compté. Toutes mes pensées n'étaient que des désirs, toutes mes réflexions que des projets, tous mes sentiments que des espérances. À peine puis-je encore former ces figures que je me hâte d'en faire les interprètes de ma tendresse. Je me sens ranimé par cette tendre occupation. Rendu à moi-même, je crois recommencer à vivre. Asa, que tu m'es cher, que j'ai de la joie à te le dire, à le peindre. à donner à ce sentiment toutes les sortes d'existences qu'il peut avoir. Je voudrais le tracer sur le plus dur métal, sur les murs de ma chambre, sur mes habits, sur tout ce qui m'environne, et l'exprimer dans toutes les langues. Hélas, que la connaissance de celle dont je me sers à présent m'a été funeste, que l'espérance qui m'apportait à m'en instruire était trompeuse. À mesure que j'en ai acquis l'intelligence, un nouvel univers s'est offert à mes yeux. Les objets ont pris une autre forme. Chaque éclaircissement m'a découvert un nouveau malheur. Mon esprit, mon cœur, mes yeux, tout m'a séduit. Le soleil même m'a trompé. Il éclaire le monde entier dont ton empire n'occupe qu'une portion, ainsi que bien d'autres royaumes qui le composent. Ne crois pas, mon cher hasard, que l'on m'ait abusé sur ces faits incroyables. On ne me les a que trop prouvés. Loin d'être parmi des peuples soumis à ton obéissance, je suis non seulement sous une domination étrangère, Éloigné de ton empire par une distance si prodigieuse que notre nation y serait encore ignorée si la cupidité des Espagnols ne leur avait fait surmonter les dangers affreux pour pénétrer jusqu'à nous. L'amour ne fera-t-il pas ce que la soif des richesses a pu faire ? Si tu m'aimes, si tu me désires, si seulement tu penses encore à la malheureuse Zilea, je dois tout attendre de ta tendresse ou de ta générosité. Que l'on m'enseigne les chemins qui peuvent me conduire jusqu'à toi, les périls à surmonter, les fatigues à supporter seront des plaisirs pour mon cœur. Lettre 19 Je suis encore si peu habile dans l'art d'écrire, mon cher Azat, qu'il me faut un temps infini pour former très peu de lignes. Il arrive souvent qu'après avoir beaucoup écrit, je ne puis deviner moi-même ce que j'ai cru exprimer. Cet embarras brûle mes idées, me fait oublier ce que j'ai retracé avec peine à mon souvenir. Je recommence, je ne fais pas mieux et cependant je continue. J'y trouverai plus de facilité si je n'avais à te peindre que les expressions de ma tendresse. La vivacité de mes sentiments aplanirait toutes les difficultés. Mais je voudrais aussi te rendre compte de tout ce qui s'est passé pendant l'intervalle de mon silence. « Je voudrais que tu n'ignorasses aucune de mes actions. Néanmoins, elles sont depuis longtemps si peu intéressantes et si peu uniformes qu'il me serait impossible de les distinguer les unes des autres. Le principal événement de ma vie a été le départ de Déterville. Depuis un espace de temps que l'on nomme six mois, il est allé faire la guerre pour les intérêts de son souverain. Lorsqu'il partit, j'ignorais encore l'usage de sa langue. Cependant, à la vive douleur qu'il fit paraître en se séparant de sa sœur et de moi, je compris que nous le perdions pour longtemps. J'enversais bien des larmes, mille craintes remplirent mon cœur que les bontés de Céline ne purent effacer. Je perdais en lui la plus solide espérance de te revoir. À qui pourrais-je avoir recours s'il m'arrivait de nouveaux malheurs ? Je n'étais entendu de personne. Je ne tardais pas à ressentir les effets de cette absence. Madame sa mère, dont je n'avais que trop deviné le dédain, et qui ne m'avait tant retenu dans sa chambre que par je ne sais quelle vanité qu'elle tirait, dit-on, de ma naissance. et du pouvoir qu'elle a sur moi, me fit enfermer avec Céline dans une maison de vierge, où nous sommes encore. La vie que l'on y mène est si uniforme qu'elle ne peut produire que des événements peu considérables. Cette retraite ne me déplairait pas si, au moment que je suis en état de tout entendre, elle ne me privait des instructions dont j'ai besoin sur le dessin que je forme d'aller te rejoindre. Les vierges qui l'habitent sont d'une ignorance si profonde qu'elles ne peuvent satisfaire à mes moindres curiosités. Le culte qu'elle rend à la divinité du pays. exigent qu'elles renoncent à tous les bienfaits, aux connaissances de l'esprit, aux sentiments du cœur, et je crois même à la raison. Du moins, leur discours le fait-il penser. Enfermées comme les nôtres, elles ont un avantage que l'on n'a pas dans les temples du soleil. Ici, les murs ouverts en quelques endroits, et seulement fermés par des morceaux de fer croisés à ses prêts l'un de l'autre, pour empêcher de sortir, laissent la liberté de voir et d'entretenir les gens du dehors. C'est ce qu'on appelle des parloirs. C'est à la faveur d'une de cette commodité que je continue à prendre des leçons d'écriture. Je ne parle qu'au maître qui me les donne. Son ignorance à tous autres égards qu'à celui de son art ne peut me tirer de la mienne. Céline ne me paraît pas mieux instruite. Je remarque dans les réponses qu'elle fait à mes questions un certain embarras qui ne peut partir que d'une dissimulation maladroite ou d'une ignorance honteuse. Quoi qu'il en soit, son entretien est toujours borné aux intérêts de son cœur et à ceux de la famille. Le jeune français qui lui parlait un jour en sortant du spectacle où l'on chante est son amant, comme j'avais cru le deviner. Mais Madame d'Eterville, qui ne veut pas les unir, lui défend de le voir et, pour l'en empêcher plus sûrement, elle ne veut pas même qu'elle parle à qui que ce soit. Ce n'est pas que son choix soit indigne d'elle, c'est que cette mère glorieuse et dénaturée profite d'un usage barbare établi parmi les grands seigneurs de ce pays pour obliger Céline à prendre l'habit de vierge afin de rendre son fils aîné plus riche. Par le même motif, elle a déjà obligé d'Etherville à choisir un certain ordre, dont il ne pourra plus sortir dès qu'il aura prononcé des paroles que l'on appelle « vœux » . Céline résiste de tout son pouvoir au sacrifice que l'on exige d'elle. Son courage est soutenu par des lettres de son amant que je reçois de mon maître à écrire et que je lui rends. Cependant, son chagrin apporte tant d'altération dans son caractère que, loin d'avoir pour moi les mêmes bontés qu'elle avait avant que je parlasse sa langue, Elle répond sur notre commerce. Une amertume qui aigrit mes peines. Confidante, perpétuelle des siennes, je l'écoute sans ennui, je la plains sans effort et je la console avec amitié. Et si ma tendresse, réveillée par la peinture de la sienne, me fait chercher à soulager l'oppression de mon cœur en prononçant seulement ton nom, l'impatience et le mépris se peignent sur son visage. Elle me conteste ton esprit, tes vertus et jusqu'à ton amour. Machina même, je ne lui sais point d'autre nom. Celui-là a paru plaisant. on le lui a laissé. Machina, qui semblait m'aimer, qui m'obéit en toute autre occasion, se donne la hardiesse de m'exhorter à ne plus penser à toi. Si je lui impose silence, elle sort. Céline arrive, il faut renfermer mon chagrin. Cette contrainte tyrannique met le comble à mes mots. Il ne me reste que la seule et pénible satisfaction de couvrir ce papier des expressions de ma tendresse, puisqu'il est le seul témoin docile des sentiments de mon cœur. Hélas, je prends peut-être des peines inutiles. Peut-être ne sauras-tu jamais que je n'ai vécu que pour toi. Cette horrible pensée... affaiblit mon courage sans rompre le dessin que j'ai de continuer à t'écrire. Je conserve mon illusion pour te conserver ma vie. J'écarte la raison barbare qui voudrait m'éclairer. Si je n'espérais te revoir, je périrais, mon cher Azat, j'en suis certaine. Sans toi, la vie m'est un supplice. Lettre 20 Jusqu'ici, mon cher Azat, tout occupait des peines de mon cœur, je ne t'ai point parlé de celles de mon esprit. Cependant, elles ne sont guère moins cruelles. J'en éprouve une d'un genre inconnu parmi nous et que le génie inconséquent de cette nation pouvait seule inventer. Le gouvernement de cet empire, entièrement opposé à celui du tien, ne peut manquer d'être défectueux. Au lieu que le Kappa Inca est obligé de pourvoir à la subsistance de ses peuples, en Europe, les souverains ne tirent la leur que des travaux de leur sujet. Aussi, les crimes et les malheurs viennent-ils presque tous des besoins mal satisfaits. Les malheurs des nobles en général... naissent des difficultés qu'ils trouvent à concilier leur magnificence apparente avec leur misère réelle. Le commun des hommes ne soutient son état que par ce qu'on appelle commerce ou industrie. La mauvaise foi est le moindre des crimes qui en résultent. Une partie du peuple est obligée pour vivre de s'en rapporter à l'humanité des autres. Elle est si bornée qu'à peine ses malheureux ont-ils suffisamment pour s'y empêcher de mourir. Sans avoir de l'or, il est impossible d'acquérir une portion de cette terre que la nature a donnée à tous les hommes. Sans posséder ce qu'on appelle du bien, il est impossible d'avoir de l'or. Et, par une inconséquence qui blesse les lumières naturelles et qui impatiente la raison, cette nation insensée attache de la honte à recevoir de tout autre que du souverain, ce qui est nécessaire au soutien de sa vie et de son état. Ce souverain répand ses libéralités sur un si petit nombre de ses sujets en comparaison de la quantité des malheureux qu'il y aurait autant de folie à prétendre y avoir part que d'ignominies. à se délivrer par la mort de l'impossibilité de vivre sans honte. La connaissance de ces tristes vérités n'excita d'abord dans mon cœur que de la pitié pour les misérables et de l'indignation contre les lois. Mais hélas, que la manière méprisante dont j'entendis parler de ceux qui ne sont pas riches me fit faire de cruelles réflexions sur moi-même. Je n'ai ni or, ni terre, ni adresse. Je fais nécessairement partie des citoyens de cette ville. Oh ciel, dans quelle classe dois-je me ranger ? Quoique tout sentiment de honte qui ne vient pas d'une faute commise me soit étranger, quoique je sente combien il est insensé d'en recevoir par des causes indépendantes de mon pouvoir ou de ma volonté, je ne puis me défendre de souffrir de l'idée que les autres ont de moi. Cette peine me serait insupportable si je n'espérais qu'un jour ta générosité me mettra en état de récompenser ce qui m'humilie, malgré moi, par des bienfaits dont je me croyais honoré. Ce n'est pas que ces lignes ne mettent pas tout en œuvre pour calmer mes inquiétudes à cet égard, mais ce que je vois, ce que j'apprends des gens de ce pays, me donne en général de la défiance de leurs paroles. Leurs vertus, mon cher Azat, n'ont pas plus de réalité que leur richesse. Les meubles, que je croyais d'or, n'en ont que la superficie, leur véritable substance est de bois. De même, ce qu'ils appellent politesse a tous les dehors de la vertu et cache légèrement leurs défauts. Mais avec un peu d'intention, On en découvre aussi aisément l'artifice que celui de leur fausse richesse. Je dois une partie de mes connaissances à une sorte d'écriture que l'on appelle « livre » . Quoique je trouve encore beaucoup de difficultés à comprendre ce qu'ils contiennent, ils me sont fort utiles. J'en tire des notions, ces lignes m'expliquent ce qu'elles ont fait, et j'en compose des idées que je crois justes. Quelques-uns de ces livres apprennent ce que les hommes ont fait, et d'autres ce qu'ils ont pensé. Je ne puis t'exprimer, mon cher hasard, L'excellence du plaisir que je trouverais à les lire, si je les entendais mieux, ni le désir extrême que j'ai de connaître quelques-uns des hommes divins qui les composent. Puisqu'ils sont à l'âme ce que le soleil est à la terre, je trouverais avec eux toutes les lumières, tous les secours dont j'ai besoin, mais je ne vois nul espoir d'avoir jamais cette satisfaction. Quoique Céline lise assez souvent, elle n'est pas assez instruite pour me satisfaire. A peine avait-elle pensé que les livres fussent faits par les hommes. elles ignorent leur nom et même s'ils vivent je te porterai mon cher hasard tout ce que je pourrai amasser de ces merveilleux ouvrages je te les expliquerai dans notre langue je goûterai la suprême félicité de donner un plaisir nouveau à ceux que j'aime hélas le pourrai-je jamais Lettre 21. Je ne manquerai plus de matière pour t'entretenir, mon cher Azat. On m'a fait parler à un kuzipata, que l'on nomme ici religieux, instruit de tout. Il m'a promis de ne me rien laisser ignorer. Poli comme un grand seigneur, savant comme un amota, il sait aussi parfaitement les usages du monde que les dogmes de sa religion. Son entretien, plus utile qu'un livre, m'a donné une satisfaction que je n'avais pas goûtée depuis que mes malheurs m'ont séparé de toi. Il venait pour m'instruire de la religion de France et m'exhorter à l'embrasser. Je le ferais volontiers si j'étais bien assuré qu'il m'en eût fait une peinture véritable. De la façon dont il m'a parlé des vertus qu'elle prescrit, elles sont tirées de la loi naturelle et en vérité aussi pures que les nôtres. Mais je n'ai pas l'esprit assez subtil pour apercevoir le rapport que devraient avoir avec elle les mœurs et les usages de la nation. J'y trouve au contraire une inconséquence si remarquable Merci. que ma raison refuse absolument de s'y prêter. À l'égard de l'origine et des principes de cette religion, ils ne m'ont paru ni plus incroyables, ni plus incompatibles avec le bon sens que l'histoire de Manco Capac et du Marais Tisicaca. Ainsi, je les adopterais de même si le Kusipata n'eut indignement méprisé le culte que nous rendons au soleil. Toute partialité détruit la confiance. J'aurais pu appliquer à ses raisonnements ce qu'il opposait au mien. Mais si les lois de l'humanité défendent de frapper son semblable parce que c'est lui faire un mal, à plus forte raison ne doit-on pas blesser son âme par le mépris de ses opinions ? Je me contentais de lui expliquer mes sentiments sans contrarier les siens. D'ailleurs, un intérêt plus cher me pressait de changer le sujet de notre entretien. Je l'interrompis dès qu'il me fut possible pour faire des questions sur l'éloignement de la ville de Paris à celle de Cusco, et sur la possibilité d'en faire le trajet. Le Cusipata y satisfit avec bonté, et, quoiqu'il me désigna la distance de ces deux villes d'une façon désespérante, quoiqu'il me fit regarder comme insurmontable la difficulté d'en faire le voyage, il me suffit de savoir que la chose était possible pour affermir mon courage et me donner la confiance de communiquer mon dessein au bon religieux. Il en parut étonné, il s'efforça de me détourner d'une telle entreprise, avec des mots si doux qu'il m'attendrit moi-même sur les périls auxquels je m'exposerai. Cependant, ma résolution n'en fut point ébranlée. Je priai le Cusipata avec les plus vives instances de m'enseigner les moyens de retourner dans ma patrie. Il ne voulut entrer dans aucun détail. Il me dit seulement que D'Eterville, par sa haute naissance et par son mérite personnel étant une grande considération, pourrait tout ce qu'il voudrait, et qu'ayant un oncle tout puissant à la cour d'Espagne, il pouvait plus aisément que personne me procurer des nouvelles de nos malheureuses contrées. Pour achever de me déterminer à attendre son retour, qu'il m'assurât être prochain, il ajouta qu'après les obligations que j'avais à ce généreux ami, je ne pouvais avec honneur disposer de moi sans son consentement. J'en tombais d'accord, et j'écoutais avec plaisir l'éloge qu'il me fit des rares qualités qui distinguent d'Etherville des personnes de son rang. Le poids de la reconnaissance est bien léger, mon cher Azat, quand on ne le reçoit que des mains de la vertu. Le savant homme m'apprit aussi comment le hasard avait conduit les Espagnols jusqu'à ton malheureux empire, et que la soif de l'or était la seule cause de leur cruauté. Il m'expliqua ensuite de quelle façon le droit de la guerre m'avait fait tomber entre les mains de Déterville, par un combat dont il était sorti victorieux, après avoir pris plusieurs vaisseaux aux Espagnols, contre lesquels était celui qui me portait. Enfin, mon cher hasard, s'il a confirmé mes malheurs, il m'a du moins tiré de la cruelle obscurité où je vivais sur tant d'événements funestes. Et ce n'est pas un petit soulagement à mes peines. J'attends le reste du retour de Déterville. Il est humain, noble, vertueux. Je dois compter sur sa générosité. S'il me rend à toi, quel bienfait ! Quelle joie ! Quel bonheur ! Lettre 22 J'avais compté, mon cher Azat, me faire un ami du savant Cusipata. Mais une seconde visite qu'il m'a faite a détruit la bonne opinion que j'avais prise de lui dans la première. Nous sommes déjà brouillés. Si d'abord il m'avait paru doux et sincère, cette fois je n'ai trouvé que de la rudesse et de la fausseté dans tout ce qu'il m'a dit. L'esprit tranquille sur les intérêts de ma tendresse, je voulus satisfaire ma curiosité sur les hommes merveilleux qui font des livres. Je commençais par m'informer du rang qu'ils tiennent dans le monde, de la vénération que l'on a pour eux, enfin des honneurs ou des triomphes qu'on leur décerne pour tant de bienfaits qu'ils répandent dans la société. Je ne sais ce que le Cusipata trouva de plaisant dans mes questions, Mais il sourit à chacune, et n'y répondit que par des discours, s'il peut mesurer, qu'il ne me fut pas difficile de voir qu'il me trompait. En effet, dois-je croire que des gens qui connaissent et qui peignent si bien les subtiles délicatesses de la vertu n'en aient pas plus dans le cœur que le commun des hommes, et quelquefois moins ? Croirais-je que l'intérêt soit le guide d'un travail plus qu'humain, et que tant de peines ne seront compensées que par des railleries ou par de l'argent ? Pouvais-je me persuader que, chez une nation si fastueuse, des hommes, sans contredit au-dessus des autres par les lumières de leur esprit, fussent réduits à la triste nécessité de vendre leurs pensées, comme le peuple vend pour vivre les plus viles productions de la terre ? La fausseté, mon cher Azat, ne me déplait guère moins sous le masque transparent de la plaisanterie que sur le voile épais de la séduction. Celle du religieux m'indigna, et je ne daignais pas y répondre. Ne pouvant me satisfaire à cet égard, je remis la conversation sur le projet de mon voyage. Mais au lieu de m'en détourner avec la même douceur que la première fois, il m'opposa des raisonnements si forts et si convaincants que je ne trouvais que ma tendresse pour toi qui put les combattre. Je ne balançai pas à lui en faire l'aveu. D'abord il prit une mine gaie, et, paraissant douter de la vérité de mes paroles, il ne me répondit que par des railleries qui, tout insipides qu'elles étaient, ne laissèrent pas de m'offenser. Je m'efforçai de le convaincre de la vérité, mais à mesure que les expressions de mon cœur en prouvaient les sentiments, Son visage et ses paroles devinrent sévères. Il osa me dire que mon amour pour toi était incompatible avec la vertu, qu'il fallait renoncer à l'une ou l'autre afin que je ne pouvais t'aimer sans crime. À ses paroles insensées, la plus vive colère s'empara de mon âme. J'oubliais la modération que je m'étais prescrite, je l'accablais de reproches, je lui appris ce que je pensais de la fausseté de ses paroles, je lui protestais mille fois de t'aimer toujours, et, sans attendre ses excuses, je le quittai. et je courus m'enfermer dans ma chambre où j'étais sûr qu'il ne pourrait me suivre. Oh, mon cher hasard, que la raison de ce pays est bizarre. Toujours en contradiction avec elle-même, je ne sais comment on pourrait obéir à quelques-uns de ses préceptes sans en choquer une infinité d'autres. Elle convient en général que la première des vertus est de faire du bien. Elle approuve la reconnaissance et elle prescrit l'ingratitude. Je serais louable si je te rétablissais sur le trône de tes pères. Je suis criminel en te conservant un bien plus précieux que les empires du monde. On m'approuverait si je récompensais tes bienfaits par les trésors du Pérou. Dépourvue de tout, dépendante de tout, je ne possède que ma tendresse. On veut que je te la ravisse, il faut être ingrate pour avoir de la vertu. Ah, mon cher Azat, je les trahirais toutes si je cessais un moment de t'aimer. Fidèle à leur loi, je le serais à mon amour. Je ne vivrai que pour toi.

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