Speaker #0et je ne vois rien ici qui puisse me dédommager. Loin que la joie et les plaisirs, dont tout le monde paraît enivré, me dissipent et m'amusent, ils me rappellent avec plus de regrets les jours paisibles que je passais à t'écrire ou tout au moins à penser à toi. Les divertissements de ce pays me paraissent aussi peu naturels, aussi affectés que les mœurs. Ils consistent dans une gaieté violente, exprimée par des rizs éclatants auxquels l'âme paraît ne prendre aucune part, dans des jeux insipides dont l'or fait tout le plaisir, ou bien dans une conversation si frivole et si répétée qu'elle ressemble bien davantage au gazouillement des oiseaux qu'à l'entretien d'une assemblée d'êtres ponçants. Les jeunes hommes qui sont ici en grand nombre se sont d'abord empressés à me suivre jusqu'à ne paraître occupés que de moi. Mais soit que la froideur de ma conversation les ait ennuyés, ou que mon peu de goût pour leurs agréments les ait dégoûtés de la peine qu'ils prenaient à les faire valoir, il n'a fallu que deux jours pour les déterminer à m'oublier. Bientôt, ils m'ont délivré de leur importune préférence. Le penchant des Français les porte si naturellement aux extrêmes que D'Eterville, quoique exempt d'une grande partie des défauts de sa nation, participe néanmoins à celui-là. Non content de tenir la promesse qu'il m'a faite de ne plus parler de ses sentiments, il évite avec une attention marquée de se rencontrer auprès de moi. Obligé de nous voir sans cesse, je n'ai pas encore trouvé l'occasion de lui parler. À la tristesse qui le domine au milieu de la joie publique, il m'est aisé de deviner qu'il se fait violence. Peut-être je devrais lui en tenir compte, mais j'ai tant de questions à lui faire sur ton départ d'Espagne, sur ton arrivée ici, enfin sur des sujets si intéressants que je ne puis lui pardonner de me fuir. Je sens un désir violent de l'obliger à me parler et la crainte de réveiller ses plaintes et ses regrets me retire. Céline, toute occupée de son nouvel époux, ne met d'aucun secours. Le reste de la compagnie ne m'est point agréable. Ainsi, seul au milieu d'une assemblée tumultueuse, je n'ai d'amusement que mes pensées. Elles sont toutes à toi, mon cher Azat. Tu seras à jamais le seul confident de mon cœur, de mes plaisirs et de mon bonheur. Lettre 29 J'avais grand tort, mon cher Azat, de désirer si vivement un entretien avec D'Eterville. Hélas, il ne m'a que trop parlé. Quoique je désavoue le trouble qu'il a excité dans mon âme, il n'est point encore effacé. Je ne sais quelle sorte d'impatience se joignit hier à ma tristesse accoutumée. Le monde et le bruit me devinrent plus importants qu'à l'ordinaire. Jusqu'à l'attendre satisfaction de Céline et de son époux, tout ce que je voyais m'inspirait une indignation approchante du mépris. Honteuse de trouver des sentiments si injustes dans mon cœur, j'allais cacher l'embarras qu'il me causait dans l'endroit le plus reculé du jardin. A peine m'étais-je assise au pied d'un arbre que les larmes involontaires coulèrent de mes yeux. Le visage caché dans mes mains, j'étais ensevelie dans une rêverie si profonde que Déterville était à genoux à côté de moi avant que je l'eusse aperçue. « Ne vous offensez pas, Zilia, me dit-il. C'est le hasard qui m'a conduite à vos pieds. Je ne vous cherchais pas. Importunée du tumulte, je venais jouir en paix de ma douleur. Je vous ai aperçue. J'ai combattu avec moi-même pour m'éloigner de vous. » Mais je suis trop malheureux pour l'être sans relâche. Par pitié pour moi, je me suis approché. J'ai vu couler vos larmes. Je n'ai plus été le maître de mon cœur. Cependant, si vous m'ordonnez de vous fuir, je vous obéirai. Le pourrez-vous, Zilia ? Vous suis-je odieux ? Non, lui dis-je. Au contraire, asseyez-vous. Je suis bien aise de trouver une occasion de m'expliquer depuis vos derniers bienfaits. « N'en parlons point, interrompit-il vivement. « Attendez, repris-je. Pour être tout à fait généreux, il faut se prêter à la reconnaissance. Je ne vous ai point parlé depuis que vous m'avez rendu les précieux ornements du temple où j'ai été enlevé. Peut-être, en vous écrivant, ai-je mal exprimé les sentiments qu'un tel excès de bonté m'inspirait. Je veux, hélas, interrompit-il encore, que la reconnaissance est peu flatteuse pour un cœur malheureux. Compagne de l'indifférence, elle ne s'allie que trop souvent avec la haine. Qu'osez-vous penser ? m'écriai-je. Ah, d'Etherville ! combien j'aurais de reproches à vous faire si vous n'étiez pas tant à plaindre. Bien loin de vous haïr, dès le premier moment où je vous ai vu, j'ai senti moins de répugnance à dépendre de vous que des Espagnols. Votre douceur et votre bonté me firent désirer dès lors de gagner votre amitié, à mesure que j'ai démêlé votre caractère. Votre douceur et votre bonté me firent désirer dès lors de gagner votre amitié à mesure que j'ai démêlé votre caractère. Je me suis confirmé dans l'idée que vous méritiez toute la mienne. Et sans parler des extrêmes obligations que je vous ai, puisque ma reconnaissance vous blesse, comment aurais-je pu me défendre des sentiments qui vous sont dus ? Je n'ai trouvé que vos vertus dignes de la simplicité des nôtres. Un fils du soleil s'honorerait de vos sentiments. Votre raison est presque celle de la nature. Combien de motifs pour vous chérir ! Jusqu'à la noblesse de votre figure, tout me plaît en vous. L'amitié a des yeux aussi bien que l'amour. Autrefois, après un moment d'absence, je ne vous voyais pas revenir sans qu'une sorte de sérénité ne se répandit dans mon cœur. Pourquoi avez-vous changé ces innocents plaisirs en peines et en contraintes ? Votre raison ne paraît plus qu'avec effort. J'en crains sans cesse les écarts. Les sentiments dont vous m'entretenez gênent l'expression des miens. Ils me privent du plaisir de vous peindre sans détour les charmes que je goûterai dans votre amitié. si vous n'en troubliez la douceur. Vous montez jusqu'à la volupté délicate de regarder mon bienfaiteur. Vos yeux embarrassent les miens. Je n'y remarque plus cette agréable tranquillité qui passait quelquefois jusqu'à mon âme. Je n'y trouve qu'une morne douleur qui me reproche sans cesse d'en être la cause. Ah, d'Etherville, que vous êtes injuste si vous croyez souffrir seul. Ma chère Zilea, s'écria-t-il en me baisant la main avec ardeur, que vos bontés et votre franchise redoublent mes regrets. Quel trésor que la possession d'un cœur tel que le vôtre ! Mais avec quel désespoir vous m'en faites sentir la perte ! Puissante Zilia, continua-t-il, quel pouvoir est le vôtre ! N'était-ce point assez de me faire passer de la profonde indifférence à l'amour excessif, de l'indolence à la fureur ? Faut-il encore me vaincre, le pourrais-je ? Oui, lui dis-je, cet effort est digne de vous, de votre cœur. Cette action juste vous élève au-dessus des mortels. Mais pourrais-je y survivre, reprit-il douloureusement ? « N'espérez pas au moins que je serve de victime au triomphe de votre amant. J'irai loin de vous, adorez votre idée. Elle fera la nourriture amère de mon cœur. Je vous aimerai et je ne vous verrai plus. Ah, du moins, n'oubliez pas. » Les sanglots étouffèrent sa voix et il se hâtât de cacher les larmes qui couvraient son visage. J'en répondais moi-même, aussi touché de sa générosité que de sa douleur. Je pris une de ses mains que je serrais dans les miennes. « Non, lui dis-je, vous ne partirez point. Laissez-moi mon ami. » « Contentez-vous des sentiments que j'aurai toute ma vie pour vous. Je vous aime presque autant que Jemaza, mais je ne puis jamais vous aimer comme lui. « Cruel Zilia ! s'écria-t-il avec transport, accompagnerez-vous toujours vos bontés des coups les plus sensibles ? Un mortel poison détruira-t-il sans cesse le charme que vous répandez sur vos paroles ? Que je suis insensé de me livrer à leur douceur ! Dans quel honteux abaissement je me plonge ! Sans effet, je me rends à moi-même, ajouta-t-il d'un ton ferme. » adieu vous verrez bientôt asa puisse-t-il ne pas vous faire éprouver les tourments qui me dévorent puisse-t-il être tel que vous le désirez et digne de votre coeur quelles alarmes mon cher asa l'air dont il prononça ces dernières paroles ne jeta t il pas dans mon âme je ne pus me défendre des soupçons qui se présentèrent en foule à mon esprit je ne doutais pas que d'éterville ne fût mieux instruit qu'il ne voulait le paraître qu'il ne m'eût caché quelque lettre qu'il pouvait avoir reçue d'espagne enfin oserais-je le prononcer que tu ne fus infidèle. Je lui demandais la vérité avec les dernières instances. Tout ce que je pus tirer de lui ne fut que des conjectures vagues, aussi propres à confirmer qu'à détruire mes craintes. Cependant, les réflexions sur l'inconstance des hommes, sur les dangers de l'absence et sur la légèreté avec laquelle tu avais changé de religion restèrent profondément gravées dans mon esprit. Pour la première fois, ma tendresse me devint un sentiment pénible. Pour la première fois, je craignis de perdre ton cœur. « Asa, s'il était vrai, si tu ne m'aimais plus, ah, que ma mort nous sépare plutôt que ton inconstance ! » « Non, c'est le désespoir qui a suggéré à Deterville ces affreuses idées. Son trouble et son égarement ne devaient-ils pas me rassurer ? L'intérêt qui le faisait parler ne devait-il pas m'être suspect ? Il me le fut, mon cher Asa. Mon chagrin se tourna tout entier contre lui. Je le traité durement, il me quitta désespéré. Hélas, l'étais-je moins que lui ? » Quel tourment n'ai-je point souffert avant de retrouver le repos de mon cœur ? Est-il encore bien affermi ? Asa, je t'aime si tendrement, pourrais-tu m'oublier ? Lettre 30 Que ton voyage est long, mon cher Asa, que je désire ardemment ton arrivée. Le temps a dissipé mes inquiétudes. Je ne les vois plus que comme un songe dont la lumière du jour efface l'impression. Je me fais un crime de t'avoir soupçonné, et mon repentir redouble ma tendresse. Il a presque entièrement détruit la pitié que me causaient les peines de Déterville. Je ne puis lui pardonner la mauvaise opinion qu'il semble avoir de toi. J'en ai bien moins de regrets d'être en quelque façon séparé de lui. Nous sommes à Paris depuis quinze jours. Je demeure avec Céline dans la maison de son mari, assez éloigné de celle de son frère pour n'être point obligé de le voir à toute heure. Il vient souvent y manger, mais nous menons une vie si agitée, Céline et moi, qu'il n'a pas le loisir de me parler en particulier. Depuis notre retour, nous employons une partie de la journée au travail pénible de notre ajustement et le reste à ce que l'on appelle rendre les devoirs. Ces deux occupations me paraîtraient aussi infructueuses qu'elles sont fatigantes si la dernière ne me procurait les moyens de m'instruire plus particulièrement des usages de ce pays. À mon arrivée en France, n'entendant pas la langue, je ne pouvais juger que sur les dehors. Peu instruite dans la maison religieuse, je ne l'ai guérétée davantage à la campagne où je n'ai vu qu'une société particulière dont j'étais trop ennuyé pour l'examiner. Ce n'est qu'ici, ou répandu dans ce que l'on appelle le grand monde, Je vois la nation entière. Les devoirs que nous rendons consistent à entrer en un jour dans le plus grand nombre de maisons qu'il est possible pour y rendre et y recevoir un tribut de louanges réciproques sur la beauté du visage et de la taille, sur l'excellence du goût et du choix des parures. Je n'ai pas été longtemps sans m'apercevoir de la raison que fait prendre tant de peine pour acquérir cet hommage. C'est qu'il faut nécessairement le recevoir en personne, encore n'est-il que bien momentané. Dès que l'on disparaît, ils prend une autre forme. Les agréments que l'on trouvait à celles qui sortent ne servent plus que de comparaisons méprisantes pour éterblir les perfections de celles qui arrivent. La censure est le goût dominant des français comme l'inconséquence est le caractère de la nation. Leurs livres font la critique générale des mœurs et leur conversation celle de chaque particulier, pourvu néanmoins qu'ils soient absents. Ce qu'ils appellent la mode n'a point encore altéré l'ancien usage de dire librement tout le mal que l'on peut des autres et quelquefois celui qu'on ne pense pas. Les plus gens de bien suivent la coutume. On les distingue seulement à une certaine formule d'apologie de leur franchise et de leur amour pour la vérité, au moyen de laquelle ils révèlent sans scrupule les défauts, les ridicules et jusqu'aux vices de leurs amis. Si la sincérité dont les Français font usage les uns contre les autres n'a point d'exception, de même, leur confiance réciproque est sans borne. Il ne faut ni éloquence pour se faire écouter, ni probité pour se faire croire. Tout est dit, tout est reçu. avec la même légèreté. Ne crois pas pour cela, mon cher hasard, qu'en général les Français soient nés méchants. Je serais plus injuste qu'eux si je te laissais dans l'erreur. Naturellement sensible, touché de la vertu, je n'en ai point vu qui écoutât sans attendrissement l'histoire que l'on m'oblige souvent à faire de la droiture de nos cœurs, de la candeur de nos sentiments et de la simplicité de nos mœurs. S'ils vivaient parmi nous, ils deviendraient vertueux. L'exemple et la coutume sont les tyrans de leurs usages. tel qui pense bien mais dit d'un absent pour n'être pas méprisé de ceux qui l'écoutent. Tel autre serait bon, humain, sans orgueil, s'il ne craignait d'être ridicule. Et tel est ridicule par état qui serait un modèle de perfection s'il osait hautement avoir du mérite. Enfin, mon cher hasard, leurs vices sont artificiels comme leurs vertus, et la frivolité de leur caractère ne leur permet d'être qu'imparfaitement ce qu'ils sont. Ainsi que leurs jouets de l'enfance, ridicules institutions des êtres pensants, ils n'ont comme eux qu'une ressemblance ébouchée avec leur modèle, du poids aux yeux, de la légèreté au tact, la surface coloriée, un intérieur informe, un prix apparent, aucune valeur réelle. Aussi, ne sont-ils estimés par les autres nations que, comme les jolis bagatelles le sont dans la société, le bon sens sourit à leur gentillesse et les remet froidement à leur place. Heureuse, la nation qui n'a que la nature pour guide, La vérité pour mobile et la vertu pour principe. Lettre 31 Il n'est pas surprenant, mon cher Azat, que l'inconséquence soit une suite du caractère léger des Français. Mais je ne puis assez m'étonner de ce qu'avec autant et plus de lumière qu'aucune autre nation, ils semblent ne pas apercevoir les contradictions choquantes que les étrangers remarquent en eux dès la première vue. Parmi le grand nombre de celles qui me frappent tous les jours, je n'en vois point de plus déshonorante pour leur esprit. que leur façon de penser sur les femmes. Ils les respectent, mon cher Azar, et en même temps, ils les méprisent avec un égal excès. La première loi de leur politesse, ou si tu veux, de leur vertu, car je ne leur en connais point d'autre, regarde les femmes. L'homme du plus haut rang doit des égards à celle de la plus vile condition. Il se couvrirait de honte et de ce qu'on appelle ridicule s'il lui faisait quelque insulte personnelle. Et cependant, l'homme le moins considérable, le moins estimé, peut tromper. Trahir une femme de mérite, noircir sa réputation par des calomnies, sans craindre ni blâme ni punition. Si je n'étais assuré que bientôt tu pourras en juger par toi-même, oserais-je te peindre des contrastes que la simplicité de nos esprits peut à peine concevoir ? Docile aux notions de la nature, notre génie ne va pas au-delà. Nous avons trouvé que la force et le courage dans un sexe indiquaient qu'il devait être le soutien et le défenseur de l'autre. Nos lois y sont conformes. Ici, loin de compatir à la faiblesse des femmes, celles du peuple accablées de travail n'en sont soulagées ni par les lois ni par leur mari. Celles d'un rang plus élevé jouaient de la séduction ou de la méchanceté des hommes, non pour se dédommager de leur perfidie, que les deux heures. d'un respect purement imaginaire, toujours suivi de la plus mordante satire. Je m'étais bien aperçu en entrant dans le monde que la censure habituelle de la nation tombait principalement sur les femmes et que les hommes entre eux ne se méprisaient qu'avec ménagement. J'en cherchais la cause dans leur bonne qualité lorsqu'un accident me la fait découvrir parmi leurs défauts. Dans toutes les maisons où nous sommes entrés depuis deux jours, on a raconté la mort d'un jeune homme tué par un de ses amis. Et l'on a prouvé cette action barbare par la seule raison que le mort avait parlé aux désavantages du vivant. Cette nouvelle extravagance me parut d'un caractère assez sérieux pour être approfondie. Je m'informais, et j'appris mon cher hasard, qu'un homme est obligé d'exposer sa vie pour la ravir à un autre s'il apprend que cet autre a tenu quelques discours contre lui, ou à se bannir de la société s'il refuse de prendre une vengeance si cruelle. Il n'en fallut pas davantage pour m'ouvrir les yeux sur ce que je cherchais. Il est clair que les hommes naturellement lâches, sans honte et sans remords, ne craignent que les punitions corporelles et que, si les femmes étaient autorisées à punir les outrages qu'on leur fait de la même manière dont ils sont obligés de se venger de la plus légère insulte, telle que l'on voit reçue et accueillie dans la société, ne le serait plus, ou retirée dans un désert, il y cacherait sa honte et sa mauvaise foi. Mais les lâches n'ont rien à craindre, ils ont trop bien fondé cet abus pour le voir jamais abolir. L'impudence et l'effronterie sont les premiers sentiments que l'on inspire aux hommes. La timidité, la douceur et la patience sont les seules vertus que l'on cultive dans les femmes. Comment ne seraient-elles pas les victimes de l'impunité ? Oh mon cher hasard, que les vices brillants d'une nation, d'ailleurs charmante, ne nous dégoûtent point de la naïve simplicité de nos mœurs. N'oublions jamais, toi l'obligation où tu es d'être mon exemple, mon guide et mon soutien dans le chemin de la vertu, et moi... Celle où je suis de conserver ton estime et ton amour en imitant mon modèle, en le surpassant même s'il est possible, en méritant un respect fondé sur le mérite et non pas sur un frivole usage. Lettre 32 Nos visites et nos fatigues, mon cher Azan, ne pouvaient se terminer plus agréablement. Quelle journée délicieuse j'ai passée hier ! Combien les nouvelles obligations que j'ai à Déterville et à sa sœur me sont agréables ! Mais combien elles me seront chères quand je pourrai les partager avec toi ! Après deux jours de repos, nous partîmes hier matin de Paris, Céline, son frère, son mari et moi, pour aller, disait-elle, rendre une visite à la meilleure de ses amis. Le voyage ne fut pas long, nous arrivâmes de très bonne heure à une maison de campagne dont la situation et les approches me parurent admirables, mais ce qui m'étonna en y entrant fut d'en trouver toutes les portes ouvertes et de n'y rencontrer personne. Cette maison, trop belle pour être abandonnée, trop petite pour cacher le monde qui aurait dû l'habiter, me paraissait un enchantement. Cette pensée me divertit. Je demandais à Céline si nous étions chez une de ces fées dont elle m'avait fait lire les histoires, où la maîtresse du logis était invisible ainsi que les domestiques. « Vous la verrez, » me répondit-elle, « mais comme des affaires importantes l'appellent ailleurs pour toute la journée, elle m'a chargé de vous engager à faire les honneurs de chez elle pendant son absence. » « Alors, voyons comment vous vous en tirerez. » J'entrais volontiers dans la plaisanterie. Je repris le ton sérieux pour copier les compliments que j'avais entendus faire en pareil cas. et l'on trouva que je m'en acquittais assez bien. Après s'être amusé quelque temps de ce badinage, Céline me dit « Tant de politesse suffirait à Paris pour nous bien recevoir. Mais, madame, il faut quelque chose de plus à la campagne. N'aurez-vous pas la bonté de nous donner à dîner ? » « Ah ! » Sur cet article, lui dis-je, je n'en sais pas assez pour vous satisfaire, et je commence à craindre pour moi-même que votre amie ne s'en soit trop rapportée à mes soins. « Je sais un remède à cela, » répondit Céline. « Si vous voulez seulement prendre la peine d'écrire votre nom, vous verrez qu'il n'est pas si difficile que vous le pensez de bien régaler ses amis. » « Vous me rassurez, lui dis-je. Allons, écrivons promptement. » Je n'eus pas plutôt prononcé ces paroles que je vis entrer un homme vêtu de noir qui tenait une écritoire et du papier déjà écrit. Il me le présenta et j'y plaçai mon nom où l'on voulut. Dans l'instant parut un autre homme d'assez bonne mine qui nous invita, selon la coutume, de passer avec lui dans l'endroit où l'on mange. Nous y trouvâmes une table servie avec autant de propreté que de magnificence. À peine étions-nous assis qu'une musique charmante se fit entendre dans la chambre voisine. Rien ne manquait de tout ce qui peut rendre un repas agréable. Déterville même semblait avoir oublié son chagrin pour nous exciter à la joie. Il me parlait en mille manières de ses sentiments pour moi, mais toujours d'un ton flatteur, sans plainte ni reproche. Le jour était serein. D'un commun accord, nous résolûmes de nous promener en sortant de table. Nous trouvâmes les jardins beaucoup plus étendus que la maison ne semblait le promettre. L'art et la symétrie ne s'y faisaient admirer que pour rendre plus touchant les charmes de la simple nature. Nous bornâmes notre course dans un bois qui termine ce beau jardin. Assis tous quatre sur un gazon délicieux, nous commencions déjà à nous livrer à la rêverie qu'inspirent naturellement des beautés naturelles quand, à travers les arbres, nous vîmes venir à nous d'un côté une troupe de paysans vêtus proprement à leur manière, précédés de quelques instruments de musique, et de l'autre une troupe de jeunes filles vêtues de blanc, la tête ornée de fleurs champêtres qui chantaient d'une façon rustique. mais mélodieuse, des chansons où j'entendis avec surprise que mon nom était souvent répété. Mon étonnement fut bien plus fort lorsque les deux troupes nous ayant jointes. Je vis l'homme le plus apparent quitter la sienne, mettre un genou en terre et me présenter dans un grand bassin plusieurs clés, avec un compliment que mon trouble m'empêcha de bien longtemps. Je compris seulement qu'étant le chef des villageois de la contrée, il venait me faire hommage en qualité de leur souveraine et me présenter les clés de la maison. dont j'étais aussi la maîtresse. Dès qu'il eut fini sa harangue, il se leva pour faire place à la plus jolie d'entre les jeunes filles. Elle vint me présenter une gerbe de fleurs ornées de rubans, qu'elle accompagna aussi d'un petit discours à ma louange dont elle s'acquitta de bonne grâce. J'étais trop confuse, mon cher Azat, pour répondre à des éloges que je méritais si peu. D'ailleurs, tout ce qui se passait avait un ton si approchant de celui de la vérité que, dans bien des moments, je ne pouvais me défendre de croire ce que, néanmoins, je trouvais incroyable. Cette pensée en produisit une infinité d'autres. Mon esprit était tellement occupé qu'il me fut impossible de proférer une parole. Si ma confusion était divertissante pour la compagnie, elle ne l'était guère pour moi. Déterville fut le premier qui en fut touché. Il fit un signe à sa sœur. Elle se leva, après avoir donné quelques pièces d'or aux paysans et aux jeunes filles, en leur disant que c'était les prémices de mes bontés pour eux. Elle me proposa de faire un tour de promenade dans le bois. Je la suivis avec plaisir, comptant bien lui faire des reproches de l'embarras où elle m'avait mise. Mais je n'en eus pas le temps. À peine avions-nous fait quelques pas qu'elle s'arrêta et me regardant avec une mine riante. « Avouez, Zilea, me dit-elle, que vous êtes bien fâchée contre nous, et que vous le serez bien davantage si je vous dis qu'il est très vrai que cette terre et cette maison vous appartiennent. À moi ? m'écriai-je. À Céline, vous poussez trop loin l'outrage ou la plaisanterie. Attendez. » me dit-elle plus sérieusement. Si mon frère avait disposé de quelques parties de vos trésors pour en faire l'acquisition et qu'au lieu des ennuyeuses formalités dont il s'est chargé, il ne vous eut réservé que la surprise, nous haïriez-vous bien fort ? Ne pourriez-vous nous pardonner de vous avoir procuré à tout événement une demeure telle que vous avez paru l'aimer et de vous avoir assuré une vie indépendante ? Vous avez signé ce matin l'acte authentique qui vous met en possession de l'une et l'autre. Grondez-nous à présent. « Tant qu'il vous plaira, ajouta-t-elle en riant, si rien de tout cela ne vous est agréable. » « Ah, mon aimable ami ! » m'écriai-je en me jetant dans ses bras. « Je sens trop vivement des soins si généreux pour vous exprimer ma reconnaissance. » Il ne me fut possible de prononcer que ce peu de mots. J'avais senti d'abord l'importance d'un tel service. Touché, attendri, transporté de joie en pensant au plaisir que j'aurais de te consacrer cette charmante demeure, la multitude de mes sentiments en étouffait l'expression. Je faisais à Céline des caresses qu'elle me rendait avec la même tendresse, et après m'avoir donné le temps de me remettre, nous allâmes retrouver son frère et son mari. Un nouveau trouble me saisit en abordant d'étervile et jeta un nouvel embarras dans mes expressions. Je lui tendis la main, il la baisa sans proférer une parole et se détourna pour cacher des larmes qu'il ne put retenir et que je pris pour des signes de la satisfaction qu'il avait de me voir si contente. J'en fus attendri jusqu'à en verser aussi quelques-unes. Le mari de Céline moins intéressé que nous à ce qui se passait, remit bientôt la conversation sur le ton de plaisanterie. Il me fit des compliments sur ma nouvelle dignité et nous engagea à retourner à la maison pour en examiner, disait-il, les défauts et faire voir à Déterville que son goût n'était pas aussi sûr qu'il s'enflattait. Te l'avouerai-je, mon cher hasard, tout ce qui s'offrit à mon passage me parut prendre une nouvelle forme. Les fleurs me semblaient plus belles, les arbres plus verts, la symétrie des jardins mieux ordonnée. Je trouvais la maison plus riante, les meubles plus riches, les moindres bagatelles m'étaient devenus intéressants. Je parcourus les appartements dans une ivresse de joie qui ne me permettait pas de rien examiner. Le seul endroit où je m'arrêtais fut dans une assez grande chambre entourée d'un grillage d'or légèrement travaillé qui renfermait une infinité de livres de toutes couleurs, de toutes formes et d'une propreté admirable. J'étais dans un tel enchantement que je croyais ne pouvoir les quitter sans les avoir tous lus. Céline m'en arracha en me faisant souvenir d'une clé d'or que Déterville m'avait remise. Nous cherchâmes à l'employer, mais nos recherches auraient été inutiles s'il ne nous eût montré la porte qu'elle devait ouvrir, confondue avec l'art dans les lambris. Il était impossible de la découvrir sans en avoir le secret. Je l'ouvris avec précipitation et je restais immobile à la vue des magnificences qu'elle renfermait. C'était un cabinet tout brillant de glaces et de peintures. Les lambrises à fond vert, ornées de figures extrêmement bien dessinées, imitaient une partie des jeux et des cérémonies de la ville du soleil, telles à peu près que je les avais racontées à Déterville. On y voyait nos vierges, représentées en mille endroits, avec le même habillement que je portais en arrivant en France. On disait même qu'elles me ressemblaient. Les ornements du temple que j'avais laissé dans la maison religieuse, soutenus par des pyramides dorées, ornaient tous les coins de ce magnifique cabinet. La figure du soleil suspendue au milieu d'un plafond peint des plus belles couleurs du ciel, achevée par son éclat d'embellir cette charmante solitude, et des meubles commodes assortis aux peintures la rendaient délicieuse. En examinant de plus près ce que j'étais ravi de retrouver, je m'aperçus que la chaise d'or y manquait, quoique je me gardasse bien d'en parler. D'Eterville me devina. Il saisit ce moment pour s'expliquer. « Vous cherchez inutilement en Belzillia, me dit-il. Par un pouvoir magique, la chaise de l'Inca s'est transformée en maison, en jardin, en terre. Si je n'ai pas employé ma propre science à cette métamorphose, ce n'a pas été sans regret, mais il a fallu respecter votre délicatesse. Voici, me dit-il, en ouvrant une petite armoire, pratiquée adroitement dans le mur, voici les débris de l'opération magique. » En même temps, il me fit voir une cassette remplie de pièces d'or à l'usage de France. « Ceci, vous le savez, continua-t-il, n'est pas ce qui est le moins nécessaire parmi nous. J'ai cru devoir vous en conserver une petite provision. » Je commençais à lui témoigner ma vive reconnaissance et l'admiration que me causaient des soins si prévenants quand Céline m'interrompit et m'entraîna dans une chambre à côté du merveilleux cabinet. « Je veux aussi, me dit-elle, vous faire voir la puissance de mon art. » On ouvrit de grandes armoires remplies d'étoffes admirables, de linge, d'ajustements, enfin tout ce qui est à l'usage des femmes, avec une telle abondance que je ne pus m'empêcher d'en rire et de demander à Céline combien d'années elle voulait que je vécusse pour employer tant de belles choses. « Autant que nous en vivrons, mon frère et moi » , me répondit-elle. « Et moi, repris, je désire que vous viviez l'un et l'autre autant que je vous aimerais, et vous ne mourrez assurément pas les premiers. » En achevant ces mots, nous retournâmes dans le Temple du Soleil. C'est ainsi qu'ils nommèrent le merveilleux cabinet. J'eus enfin la liberté de parler. J'exprimais comme je le sentais les sentiments dont j'étais pénétré. Quelle bonté ! Que de vertu dans les procédés du frère et de la sœur ! Nous passâmes le reste du jour dans les délices de la confiance et de l'amitié. Je leur fis les honneurs du souper encore plus gaiement que je n'avais fait ceux du dîner. J'ordonnais librement à mes domestiques que je savais être à moi. Je badinais sur mon autorité et mon opulence. Je fis tout ce qui dépendait de moi pour rendre agréable à mes bienfaiteurs leur propre bienfait. Je crus cependant m'apercevoir qu'à mesure que le temps s'écoulait, D'Eterville retombait dans sa mélangolie et même qu'il échappait de temps en temps des larmes à Céline. Mais l'un et l'autre reprenaient si promptement un air serein que je crus m'être trompé. Je fis mes efforts pour les engager à jouir quelques jours avec moi du bonheur qu'ils me procuraient. Je ne pus l'obtenir. Nous sommes revenus cette nuit en nous... promettant de retourner incessamment dans mon palais enchanté. Oh, mon cher Azat, quelle sera ma félicité quand je pourrai l'habiter avec toi ?