Speaker #0Les blessures de guerre ne cicatrisent jamais vraiment. Elles se transmettent, silencieuses et tenaces, de génération en génération. Certaines sont visibles, gravées dans la chair, d'autres plus insidieuses, se cachent dans les non-dits, les regards détournés et les silences pesants. Alberto, le grand-père de Clelia et Julia, le père de Marco, est hospitalisé depuis cinq jours. Héléna a finalement accepté de les accompagner à son chevet. Le trajet s'est déroulé dans un silence tendu. Les deux sœurs, assises à l'arrière, échangent des regards lourds de questions non posées. Héléna, au volant, garde les yeux fixés sur la route sinueuse bordée de collines enneigées. Tu crois qu'il pourra nous dire quelque chose sur papa ? Sur ce qu'il cherchait vraiment ? demande Yulia à sa tante, rompant finalement le silence. Elena soupire. Ton grand-père, il a ses jours de lucidité et d'autres où il est perdu dans un autre temps, espérant qu'aujourd'hui, ce soit le bon moment. Les voilà arrivés. L'hôpital de Trento sent la javel et la résignation. Papa ! murmure Elena en entrant dans la chambre. Les filles de Marco sont venues te voir. Alberto est allongé sur le lit, le regard perdu vers la fenêtre. Son corps amaigri semble flotter dans le pyjama d'hôpital trop grand. Ses mains, autrefois solides et puissantes, tremblent légèrement sur le drap blanc. Mais son regard, quand il se pose sur les visiteuses, garde encore cette étincelle de fierté caractéristique des Bianchi. Les montagnes se découpent au loin. leur sommet acéré comme des lames contre le ciel d'hiver. Il se tourne lentement vers ses visiteuses. Ses yeux sont soudain étrangement lucides. Ah ! Vous voilà ! dit-il en italien. Les filles de Marco ! Il faut que je vous dise avant que ça ne revienne ! Pour un instant, son regard se voile, comme si un nuage passait devant le soleil. Giancarlo ! L'emburtille confus. Puis, ses yeux s'éclaircissent de nouveau, retrouvant toute leur acuité. Non, euh, bien sûr, vous êtes les filles de Marco. Que ça ne revienne ? demande Ausha. La confusion répond Hélène adoucement. Il a des moments de clarté et d'autres où... 1916, coupa Berthaud. J'étais petit, mais je me souviens de ce que Jeanne-Carlo racontait. Les Alpini, dans les Dolomites, la neige rouge de sang, la trahison. Il s'arrête, cherchant son souffle. Les montagnes semblent plus proches maintenant, comme si elles écoutaient aussi. Giancarlo était Alpini, un soldat de montagne, explique Elena aux filles. À l'époque, cette région appartenait encore à l'Empire Austro-Hongrois. Être Alpini, c'était choisir son camp, celui de l'Italie. Quelqu'un l'a dénoncé reprend Alberto, sa voix tremblante. Quelqu'un du village, les ostrons au roi l'attendaient dans la montagne. Il aurait dû mourir ce jour-là. Mais il a survécu, murmure Clélia. L'algue, dit Alberto, son regard s'assombrissant. Cette chose de la mer qui n'aurait jamais dû venir dans nos montagnes, ça a été le début de la fin. La rumeur, l'incendie, les insultes, sa voix se brise. Elena pose une main apaisante sur son bras. Qui voulait lui faire du mal ? demande Clélia doucement. Alberto secoue la tête, ses yeux se perdant encore une fois dans le jardin derrière la fenêtre. Quelqu'un du village. Un traître. Mais... mais ils sont toujours là. Ils n'ont jamais disparu. Ils attendent. Julia fonce les sourcils. Mais pourquoi ? Pourquoi vouloir faire du mal ? Alberto murmure, presque pour lui-même. Inuaissé. Pour l'algue. Pour ce que Giancarlo voulait protéger. Les Bianchi étaient différents, et cela faisait peur. Il observe chacune des sœurs, puis Elena, comme s'il cherchait quelque chose d'invisible. Ton père, il était comme Giancarlo. Toujours à chercher. Toujours dans l'ombre d'un autre. Cleia s'agenie près de lui. L'ombre de qui ? L'autre fils, celui qui n'a pas vécu, continue-t-il soudain ? Quel autre fils ? demande Yulia. Un jumeau. répond Elena doucement. Morné. Le jour de l'anniversaire de l'incendie. Vos grands-parents, ils n'ont jamais vraiment surmonté cette perte. Le visage de Cleia se décompose, tandis que Yulia porte instinctivement la main à sa bouche. Elles comprennent soudain tant de choses. Les silences de leur père. Cette impression constante qu'il cherchait à compenser quelque chose, cette ombre invisible qui semblait toujours planer sur lui. Une silhouette s'encadre dans l'ombre azur. C'est Gabriel, les... Excusez-moi, je venais prendre des nouvelles, dit-il. J'ai entendu les gens du village parler de Marco. Je voulais vous informer. Je vous attends dehors, je ne voulais pas vous interrompre. Elena se rédit imperceptiblement. Mais Gabrielle a déjà disparu dans le couloir, laissant derrière lui comme une ombre de plus dans cette chambre déjà chargée de fantômes. Alberto, lui, s'est rendormi, épuisé par ses souvenirs remontés à la surface. Ses derniers mots flottent encore dans l'air. Méfiez-vous, certains n'ont jamais pardonné. Alors, les blessures que nous héritons sont-elles une malédiction à porter ou une histoire à comprendre ?