La lettre d'Emil (2/8) cover
La Mallette verte: enquête familiale au cœur de l’Histoire

La lettre d'Emil (2/8)

16min |18/10/2023
Play

Description

Dans la mallette verte, je retrouve une lettre de mon arrière-grand-père, Emil Sokal, qui résume son histoire et ses démêlés avec les nazis. Pour en savoir plus sur cet ancêtre fascinant et notre histoire familiale, je me rends chez sa belle-fille, Marie-Thérèse, 95 ans.


Qui était Emil Sokal ? Pourquoi avait-il fui Vienne avec sa famille ? Comment la famille avait-elle survécu pendant la guerre ? Barbara Dickschen, de la Fondation de la Mémoire contemporaine, m’éclaire aussi sur la grande Histoire et les circonstances qui ont pu guider leur destin. 


Avec la voix de Thibault Coeckelberghs.


Pour suivre l'actualité du podcast La Mallette verte et pour des compléments d'informations sur l'enquête documentaire, rendez-vous sur le compte Instagram @LaMalletteVerte  



###


La Malette verte est une enquête familiale documentaire en 8 épisodes réalisée par Perrine Sokal, et produite par le GSARA ASBL avec le soutien du Fonds d'Aide à la création radiophonique de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.


Réalisation, écriture, recherches, communication: Perrine Sokal 

Montage, aide à la réalisation: Thibault Coeckelberghs 

Mixage: Maxime Thomas

Musique: Maxime Lhussier

Illustration: Clémentine Lénelle

Consultance historique: Lucy Coatman


Malette verte • documentaire • enquête • enquête documentaire • enquête historique • enquête familiale • Histoire familiale • histoire de famille • secret de famille • enquête généalogique • Histoire • archives • juif • génaologie • seconde guerre mondiale • deuxième guerre mondiale • nazisme • nazis • Shoah


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Bruxelles, le 2 octobre 1944, à Monsieur l'administrateur de la Sûreté publique.

  • Speaker #1

    Dans la mallette verte, il y a cette lettre de mon arrière-grand-père Émile qui date de la fin de la guerre, en 1944.

  • Speaker #0

    Je, sous-signé Sokal Émile, prie de bien vouloir prendre en considération les faits suivants. Le 6 février 1939, je suis arrivé en Belgique comme réfugié politique autrichien.

  • Speaker #1

    Comme l'Autriche a été annexée par l'Allemagne en 1938, c'est ce qu'on appelle l'Anschluss, il était considéré comme citoyen allemand. Et être allemand, en 1944, dans un pays allié, c'était pas bon. Il devait donc justifier sa présence en Belgique, et c'est le but de cette lettre.

  • Speaker #0

    En février 1940, je comparus devant le tribunal pour réfugiés politiques à la sûreté publique, où j'éprouvais que je fus poursuivi par la Gestapo en Autriche, en raison de mon activité pour l'Église catholique, et où ma qualité de réfugié politique fut établie. Je suis né le 21 octobre 1891 à Lemberg, en Pologne. Et quoi que je sois de religion catholique, je fus considéré comme juif d'après les lois raciques hitlériennes. Mes trois fils, Henri, Raoul et Gérard, tous les trois nés à Baden, furent considérés, eux, comme demi-juifs, vu que ma femme était aryenne, toujours d'après les mêmes lois. Tous ces faits exposés sont consignés à la Sûreté publique dans le dossier numéro A343-436.

  • Speaker #1

    La Malette verte, une série de Perrine Soquel. Épisode 2, La lettre d'Émile. Qui était mon arrière-grand-père, Émile Soquel ? Parmi tous les documents de La Malette, cette lettre me captive tout de suite. C'est la seule écrite de la main d'Emile. Et c'est peut-être mon contact le plus intime avec mon arrière-grand-père. Alors j'ai eu envie de parler de lui, avec quelqu'un qui l'a bien connu. Emile a eu trois fils. Il y avait mon grand-père, Gérard, le plus jeune, je vous en ai déjà parlé. Et il y avait aussi Raoul et Henri. Alors tous les trois sont morts aujourd'hui, mais la femme de Raoul, Marie-Thérèse, elle, est encore en vie. Et elle a bien connu Emile, qui était donc son beau-père. C'est la fille de Marie-Thérèse, Anne, qui m'accueille.

  • Speaker #2

    Très bien,

  • Speaker #3

    déjà en train d'enlever le sujet.

  • Speaker #2

    Ben oui. Elle a grandi.

  • Speaker #3

    Tu es grandie ? Oui.

  • Speaker #1

    C'est parce que je suis debout et vous assise, non ?

  • Speaker #2

    Oui, j'ai aussi des chaussures. Oui, à ta douleur. Donc, j'en reviens. Voilà, voilà.

  • Speaker #1

    Ça va bien ? Tu stances ? C'est pour enregistrer. C'est un micro.

  • Speaker #2

    Ah, c'est un quoi ? Je peux ? Oui, bien sûr. Tu es enregistrée. C'est le silence autour.

  • Speaker #1

    J'ai commencé à parler avec Marie-Thérèse de sa vie avec son mari, Raoul. Lui non plus ne parlait jamais de son passé, exactement comme son frère, mon grand-père. Mais ce que je voulais savoir aussi, c'est ce qu'elle savait sur mon arrière-grand-père, Émile. Elle le rencontre peu après la guerre, en 49, quand elle commence à fréquenter Raoul. Et elle en apprend un peu plus sur son histoire. Votre beau-père, il était comment, Émile ?

  • Speaker #2

    Paisible et bienveillant, je ne peux dire que ça.

  • Speaker #1

    Mais vous l'aimiez bien ?

  • Speaker #2

    Oh oui, j'aime beaucoup mon beau-père. D'ailleurs, quand il est tombé malade, c'est chez nous qu'il est mort. Réellement, nous l'avons pris. Non, il était adorable mon beau-père. J'entendais très très bien avec lui.

  • Speaker #1

    Quelle relation il avait avec ses fils ?

  • Speaker #2

    Il les avait protégés, il les avait nourris. Il faisait beaucoup de goulash. Je n'aime pas le goulash, mais je mangeais ça héroïquement.

  • Speaker #1

    Et il y avait une relation plus ou moins affectueuse, proche entre le père et ses fils ?

  • Speaker #2

    Certainement affectueuse, mais pas démonstratif, si vous voyez ce que je veux dire. On sentait très bien qu'il était là, responsable. Mais plein d'humour, il était très drôle. Très cultivé, bien entendu. En fait, son métier est d'expert en art, alors qu'il était ingénieur civil et qu'il aurait pu continuer sa carrière chez Skoda, puisque c'était chez Skoda qu'il avait commencé. Non, ça, c'était par choix, par goût. Je pense que sa galerie à Vienne marchait bien. J'ai encore une photo ici, si tu veux.

  • Speaker #1

    Ah oui, je veux bien voir. Ou maintenant, oui, très bien. Une photo de l'Europe en France, là-bas.

  • Speaker #2

    Oui. Le père Sokal, Henri, Gérard et Raoul Montmartre et leur mère. C'est une très jolie femme, d'ailleurs. Je pense que quelqu'un a dû te le dire quand même, le père Sokal avait eu des ennuis avec les nazis parce qu'il avait planqué des objets religieux de valeur au moment où les allemands sont entrés en Autriche. Bon, à ce moment-là, il avait des relations d'affaires à Bruxelles, il en avait à Londres, il avait une galerie en Autriche, donc c'était... C'était à Baden, Baden-Bahwin. Mais qui avait une antenne à Bruxelles et une antenne à Londres. Ils ont voulu rejoindre Londres et se sont trouvés. Ce n'était pas l'endroit idéal. À Dunkerque, je ne sais pas si tu connais encore un peu l'histoire de la guerre, la priorité c'était de rembarquer les troupes anglaises et françaises parce que les Allemands avaient envahi la France. Tout ça était entassé sur des plages à Dunkerque. Bon, lui n'a pas pu prendre place, de sorte que, bon, ils sont rentrés à Bruxelles, pas de carte d'alimentation. C'est la clandestinité la plus totale, c'est-à-dire, bon, ils ne bouffaient pas à leur faim. Ils avaient faim, ils n'avaient pas de carte d'alimentation. Or, bon, qui n'avait pas de carte d'alimentation devait se débrouiller au marché noir. Ça, ça coûtait bonbons. Je pense que bonbons, il n'y avait pas. Je rappelle encore qu'ils habitaient un appartement misérable. Mais alors, misérable, rue botanique, vous étiez entassés. C'était une espèce de maison de rapport où il n'y avait que des réfugiés clandestins. Il y avait une dame autrichienne qui était là, hongroise, qui habitait plus haut, qui venait vaguement leur faire le ménage. Le père Sokal faisait la cuisine. Bon, ce n'était pas très présenté, comme on dit, mais c'était bon.

  • Speaker #1

    De marchand d'art cultivé, travaillant pour l'une des plus prestigieuses galeries de Vienne, Émile avait donc tout perdu en fouillant. La famille avait dû quitter Baden-Bavine, une jolie bourgade thermale bourgeoise au sud de Vienne, pour se retrouver dans un des quartiers les plus pauvres de Bruxelles, parmi d'autres réfugiés. Là, Émile a survécu en vendant ses tableaux et en jouant de son expertise dans l'art.

  • Speaker #2

    Bon, il y avait pas mal de... d'israélite, qui avait des collections, comme il était, apparemment, il était connu comme expert, il les mettait en pension, il faisait son expertise. Moi, je me souviens d'un canapé crevé, et sur le décret, il y avait un corège, plus authentique que sa tumeur. Et en plus, il avait quand même des relations dans le monde de l'art, des critiques d'art en Belgique, de sorte qu'il faisait des expertises. Les Juifs vendaient évidemment énormément leurs tableaux.

  • Speaker #0

    Sous l'occupation, nous avons évité tout contact avec les autorités allemandes, sauf pour ma libération du port de l'étoile juive. Grâce au fait que mes fils étaient considérés comme demi-juifs et donc indignes d'être incorporés dans l'armée hitlérienne, et que, heureusement, les Allemands ne firent aucune enquête sur les réfugiés en Belgique, et de plus, comme nous vécûmes très retirés, nous avons échappé aux instigations des Allemands. Ma conduite sous l'occupation était toujours anti-allemande et loyale envers la Belgique. Fait que je puis toujours prouver par de nombreux témoignages.

  • Speaker #1

    Marie-Thérèse m'a expliqué que si Émile avait pu échapper aux Allemands, c'était aussi grâce à ses relations en Belgique.

  • Speaker #2

    Mon beau-père avait fait la guerre de 1914. Dans un état-major, on ne faisait pas grand-chose. Et il s'était fait des tas de relations à ce moment-là. Là, Hongrie faisait partie de l'Autriche-Hongrie. Donc, ils étaient cotés allemands. Et il avait retrouvé à la commandanture de Bruxelles des gens qu'il avait connus à ce moment-là dans les états-majors. Où ils disaient qu'ils mangeaient fort bien, d'ailleurs, parce qu'on avait tous les grands chefs de Budapest. Et on ne faisait pas grand-chose. Dans tous les états.

  • Speaker #1

    Et ces relations-là lui ont servi pendant la guerre ?

  • Speaker #2

    Ah ben oui, c'est comme ça. Il est retombé sur des gens qu'il avait connus, avec qui il avait fait la guerre. En 1914, bon, donc à ce moment-là, ça a fermé les yeux. Oui, ils ont eu de la chance, ils ont eu des complicités. Enfin bon, on a fermé les yeux.

  • Speaker #1

    Émile avait donc su naviguer à travers les circonstances de la guerre pour survivre avec ses trois fils. Et il avait réussi à échapper au port de l'étoile grâce à ses relations à la commandanture. Oui, elle est là,

  • Speaker #3

    elle s'attend. Oui, bonjour. Bonjour, bienvenue. Bonjour,

  • Speaker #1

    enchantée. J'ai montré la lettre d'Emile à Barbara Dixon, de la Fondation de la mémoire contemporaine, qui documente l'histoire de la vie juive en Belgique. Quand Emile arrive en Belgique, quelle est la situation à ce moment-là ?

  • Speaker #3

    Donc, on est en février 1939, il arrive de Vienne. C'est après la Anschluss, après mars 1938. C'est aussi après la nuit de Christelle. Et donc, la situation en Autriche est déjà extrêmement compliquée et avec peu de possibilités de vivre et de survivre et aussi peu de possibilités de fuir. Donc, il faut laisser ses biens derrière soi. Donc, c'est un choix très, très difficile qu'il a dû faire. La guerre, ça se sent. La Belgique ne veut absolument pas. pas de cette guerre-là. Elle a vécu 14-18 et il arrive dans un pays où il y a des tensions, des tensions politiques vis-à-vis de cette Allemagne-là, vis-à-vis de la position qu'il faut adopter, et tout ça sur fond de crise économique. Nier le fait qu'il y ait disons un esprit antisémite, ce serait faux, en gros. Parce que On voit d'ailleurs dans les documents, je ne sais pas si c'est le cas dans les documents que vous avez consultés, mais dans les documents de la police des étrangers, que parfois, même si c'est anticonstitutionnel, on remarque que le réfugié est juif et de religion israélite. Donc on intègre quand même cette idée-là de plus en plus. Il y a l'ordonnance du 28 octobre 1940 qui va statuer, qui va donner la définition, donc identifier le juif. Et donc, on va contourner toute la difficulté de ce que c'est que la judéité en donnant une définition toute administrative et basée en fait sur des principes ratios. Alors, qui est juif ? Celui qui a trois grands-parents juifs, ce qui est le cas d'Émile. Toute personne qui répond à cette définition et qui a plus de 15 ans. doit ensuite s'inscrire dans un registre qui est tenu par la commune où il réside. Et là, normalement, Émile répond à tous ces critères-là. Donc, il faudrait vérifier si Émile s'est inscrit au registre des Juifs.

  • Speaker #1

    La réponse est non.

  • Speaker #3

    Donc, vous voyez, il est assez conscient du danger. Il a vécu quand même les persécutions. Il faut bien comprendre que ça a été très violent à partir de l'Anchelous, à partir de mars 1938. ce qui s'est passé à Vienne et d'une violence inouïe, les violences envers les Juifs. Donc, il a dû être témoin de tout cela. Donc, il sait quand même quel est le sort qui est réservé aux Juifs. Il a probablement aussi encore des contacts avec des personnes demeurées là. Donc, il est quand même assez conscient.

  • Speaker #1

    Comment est-ce que vous imaginez Emile, sur base de ses décisions, de ses stratégies, qui pouvait être Emile ?

  • Speaker #3

    Ce que je vois, c'est un grand bourgeois, bien installé. Je m'imagine un homme cultivé. Et voilà, tout ça, toute cette vie bien ordinaire auquel beaucoup de personnes aspirent est bousculée, est bouleversée par l'histoire avec un grand H.

  • Speaker #0

    Mes fils, Gérard et Raoul, continuèrent leurs études à l'Institut Saint-Louis et à l'Université de Louvain, où Raoul obtint le grade de candidat ingénieur civil, tandis que Henri termina toutes ses études d'ingénieur à l'École centrale des arts et métiers de Bruxelles. Les instituts précités sont toujours prêts à reconnaître la conduite exemplaire et loyale de mes fils. Je me permets aussi d'ajouter que je suis issu d'une famille polonaise, dont un de mes cousins fut ministre en Pologne, et que, déjà pour cette raison, mon attitude anti-allemande est naturelle, d'autant plus que mon éducation fut entièrement polonaise. Pour raison de ces faits, je vous demande donc de bien vouloir m'autoriser à rester définitivement en Belgique, afin de permettre à mes fils la continuation de leurs études, et que je puisse m'y établir après la liquidation de mes biens en Autriche et en Angleterre. Veuillez agréer, monsieur, l'expression de mes sentiments très respectueux, Émile Sokal.

  • Speaker #1

    Émile ne quittera jamais son appartement dans lequel ils ont vécu chichement, sauf lorsqu'il tombe malade et est recueilli par son fils Raoul et Marie-Thérèse. Il meurt en 1953, criblé de dettes. Ses trois fils doivent refuser son héritage. Mais grâce à l'éducation qu'il leur avait offerte, les trois frères ont pu se recréer une situation et se refaire un nom. Mais la lettre pose d'autres questions. Qu'est-ce qu'Émile avait pu faire pour rendre service à l'Église et finir poursuivi par la Gestapo ? Aucun autre document de la mallette n'y répondait. Mais dans cette lettre... Emile y avait aussi laissé un indice.

  • Speaker #0

    Tous ces faits exposés sont consignés à la Sûreté publique dans le dossier numéro A343-436.

  • Speaker #1

    Et cet indice n'avait pas échappé à quelqu'un d'autre dans ma famille, Manu. La Malette verte est un podcast réalisé par Perrine Soquel. Une production du Xara ASBL, avec le soutien du Fonds d'aide à la création radiophonique de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Pour en savoir plus sur les recherches et sur le contexte historique, rendez-vous sur le compte Instagram La Malette Verte.

Share

Embed

You may also like