Speaker #0Bienvenue dans la SF sur le fil, le podcast consacré à la science-fiction, qui s'adresse à vous. Oui, à vous qui n'aimez pas la science-fiction. À vous qui trouvez qu'elle n'est qu'un genre mineur, un simple divertissement réservé aux geeks ou aux adolescents. Vous l'aurez compris, ce podcast a pour but de déconstruire ces idées reçues. Oui, la SF peut être féminine et féministe. Oui, la SF peut être intelligente, profonde et engagée. Mais que tout autre genre, la SF nous éclaire sur notre condition humaine, parce qu'elle nous parle de nous, ici, maintenant. Alors, attrapez le fil de la SF et laissez-vous guider. Je vous souhaite une très bonne écoute. On se souvient de la première fois que l'on voit Alphaville. Je me souviens. Je me souviens avoir été troublée, charmée. Je l'ai revu plusieurs fois depuis, mais sans retrouver le choc du premier visionnage. Alors, un petit conseil, acceptez de ne pas tout comprendre au début, et laissez-vous porter par la poésie singulière du film. Mais je vais quand même vous guider un peu, dans les rues sombres d'Alphaville. Allez, suivez-moi. Imperméable beige, chapeau feutre, flingue et mine patibulaire. L'hémicochonne est un espion des pays extérieurs. Il débarque à AlphaVille, une cité futuriste dirigée par un ordinateur cerveau qui répond au doux nom d'Alpha 60. Notre espion se fait passer pour Ivan Johnson, journaliste au Figaro Pravda. Il a pour mission de retrouver un agent porté disparu, puis de ramener, voire d'éliminer le créateur d'AlphaVille, le professeur Van Brown. Il doit également sauver ceux qui pleurent. Dès son arrivée à l'hôtel, d'étranges phénomènes se produisent. Les habitants se conduisent bizarrement. Lémi Cochon se fait agresser dans sa chambre par un inconnu et reçoit les avances d'une femme, une séductrice d'ordre 3. Au cours de son enquête, Lémi découvre un monde où les émotions et la poésie sont interdites, sous peine de mort. et d'une mort bien étrange, comme on le verra plus tard. Les habitants sont conditionnés, notamment par la langue, et tout est dicté par la raison et la logique. Dans ce monde aux accents kafkaïens, il est interdit de demander pourquoi, mais l'on doit toujours répondre parce que. Mais, dans ce monde froid et surréaliste, l'aimée Cochon rencontre la fille du professeur Van Browne, interprétée par Anna Karina. Je vous laisse deviner la suite. Comment ne pas tomber amoureux d'Anna Karina ? Nous verrons que ce film, récompensé par l'Ours d'or au Festival de Berlin en 1965, est un ophnie, un objet filmique non identifié, où culture populaire et références littéraires plus élitistes se mélangent. Mais c'est surtout un grand film romantique, une ode à la poésie et à Anna Karina. Dans cet épisode, il sera question d'un voyage au bout de la nuit, d'ombre et de lumière, d'un spectacle macabre de natation synchronisée et de Paul Eluard. C'est après la lecture de La France contre les robots, de Bernanos, que Godard a l'idée de mettre en scène ce conflit entre l'humain et la machine, ici l'ordinateur Alpha 60. Godard n'est pas le seul réalisateur de la nouvelle vague à s'essayer à la SF. Il y a eu Truffaut, René, Chris Marker. Leur point commun ? Le refus de toute imagerie SF et pas ou peu d'effets spéciaux. Alphaville est censée se passer sur une autre planète. Et pourtant, on ne voit que des décors existants. Le quartier de la Défense, la maison de la radio, la piscine Porte Dorée, le métro aérien de la Chapelle, le boulevard périphérique. L'idée étant de représenter un univers de béton, de métal, de verre. Un univers froid, sans chaleur. C'est le béton qui nous remarque tout ! Le film a été tourné de nuit, avec une volonté de ne pas utiliser de lumière artificielle. Un sacré défi pour son directeur de la photographie Raoul Coutard. Cela a été rendu possible grâce à une toute nouvelle pellicule venue de Londres, bien plus sensible à la lumière. Et on obtient ce rendu très particulier. Un gros travail a été fait sur les sources de lumière. Des néons qui clignotent, une ampoule qui se balance, le flash de l'appareil photo, tout cela traduit l'aveuglement et l'agressivité de ce monde. On retrouve aussi des images en négatif. Procédés déjà utilisés dans La jetée de Chris Marker et dans Orphée de Cocteau, deux sources d'inspiration majeure pour Alphaville. Le noir et blanc et les éclairages rappellent aussi les films expressionnistes comme Nosferatu de Murnau ou Métropolis de Fritz Lang. Le film porte aussi l'empreinte du film noir américain des années 40 et 50. Cette esthétique influencera de futurs cinéastes comme Terry Gilman pour Brazil, Ridley Scott pour Blade Runner ou encore Andrew Nicol avec Bienvenue à Gataca. Côté acteur, le héros est interprété par Eddie Constantine. D'abord chanteur, il s'est fait connaître dans des films de série B aux Etats-Unis, en interprétant le rôle de l'agent secret Lemmy Caution. Il reprend ici ce costume, mais à la sauce Godard. Il a d'ailleurs prétendu qu'il devait la fin de sa carrière à ce film, et qu'il ne comprenait pas dans quoi il jouait. Et pourtant, Alphaville a fait d'Eddie Constantine un acteur culte, employé par la suite par des réalisateurs de renom. L'agent Dixon, que doit retrouver l'émicochonne, est interprété par Hakim Tamirov, acteur fétiche d'Orson Welles. Et bien sûr, le cœur et l'âme d'Alphaville, Anna Karina évidemment. Le couple était alors sur le point de se séparer. Et le film ressemble à une ultime déclaration d'amour. La logique vous amènera de A à B, l'imagination vous amènera partout disait Albert Einstein. Lémi Cochon découvre que la cité est entièrement dirigée par la logique et la science. Les habitants sont esclaves des probabilités, telles des robots ou des pantins sans âme. La voix même de l'ordinateur Alpha 60 est celle, amplifiée mécaniquement, d'une personne opérée d'un cancer de la gorge. Cet ordinateur gère tout. Il s'agit d'un clin d'œil évident à Big Brother de 1984 d'Orwell. Le titre provisoire du film pendant le tournage était Tarzan contre IBM. À Alphaville, l'art et les sentiments sont des activités criminelles et l'on peut par exemple exécuter un homme parce qu'il a pleuré lorsque son épouse est morte. On pense aussi au meilleur des mondes, où les émotions sont contrôlées. Le film grouille de trouvailles cocasses, qui font référence à l'univers absurde de Kafka. Ceux qui ne s'adaptent pas à Alphaville se suicident, sinon on les exécute. Et on les exécute d'une manière peu banale. Le condamné à mort se tient au bord d'une piscine. Un soldat lui tire dans les jambes, il tombe dans la piscine et est maintenu sous l'eau par des jeunes femmes gracieuses qui s'élancent vers lui en nageant. On assiste à un spectacle glaçant entre une scène de natation synchronisée et l'exécution d'un condamné, beau et glaçant à la fois. Mais l'arme préventive de cette société totalitaire est le langage. Dans Alphaville, il existe une Bible des mots interdits. Une Bible, c'est un dictionnaire.
Speaker #0L'appauvrissement de la langue comme moyen de répression politique est une idée que l'on retrouve beaucoup en SF. Dans Fahrenheit 451 par exemple, les livres sont interdits et brûlés. Pour Godard, dans un monde déshumanisé par la technologie, c'est la poésie qui nous élève et qui nous sauve. La poésie représente aussi la seule forme d'expression totalement libre. Petite anecdote, il avait envisagé, pour le rôle du professeur von Braun, Roland Barthes, qui était à l'époque une figure majeure du structuralisme, courant que Godard rejette. Pour résumer à l'extrême, il s'agit d'un courant de pensée rationaliste. Le langage, les rapports sociaux, l'art et la littérature sont les conséquences déterministes d'une structure préexistante. Godard reste sartrien. Pour lui, l'existence précède l'essence. La poésie est donc le fer de lance de la résistance et de la liberté. Mais comment ne pas évoquer Anna Karina, qui nous prouve que même dans un monde comme Alphaville, l'amour existe encore. Alphaville revisite le mythe grec d'Orphée, venu chercher son amour Eurydice aux enfers. Chez Godard, l'issue est moins désespérée. Le héros sauve Anna Karina d'une mort émotionnelle et il fuit l'enfer moderne à bord d'une voiture par le boulevard périphérique. Il lui dit sur la route de ne pas se retourner. Le philosophe Thierry Paco disait que jamais Anna Karina n'a été aussi amoureusement photographiée alors même qu'elle quittait Jean-Luc Godard, tout comme Gala avait laissé Paul Éluard. Aussi ce dernier rédigea Capital de la douleur, livre compagnon de Lémi Cochon. Lorsque Natacha von Braun lit les textes d'Éluard, issus de Capital de la douleur, ça donne tout simplement un des plus beaux moments cinématographiques au monde.
Speaker #1Ta voix, tes yeux, tes mains, tes lèvres, nos silences, nos paroles, la lumière qui s'en va. La lumière qui revient. Un seul sourire pour nous deux. Par besoin de sa voix, j'ai vu la nuit crier le jour, sans que nous changeons d'apparence. Ô bien-aimé de tous et bien-aimé d'un seul, en silence ta bouche a promis d'être heureuse. De loin en loin, dit la haine, de proche en proche, dit l'amour. Par la caresse, nous sortons de notre enfance. Je vois de mieux en mieux la forme humaine, comme un dialogue d'amoureux, le cœur n'est qu'une seule bouche. Toutes les choses au hasard. Tous les mots dits sans y penser, les sentiments à la dérive, les hommes tournent dans la ville. Le regard, la parole et le fait que je t'aime. Tout est en mouvement. Il suffit d'avancer pour vivre. T'allais droit devant soi, vers tout ce que l'on aime. J'allais vers toi, j'allais sans fin vers la lumière. Si tu souris, c'est pour mieux m'envahir. Les rayons de tes bras en trouveraient le brouillard.