Speaker #0Lundi, le gouvernement a manœuvré à l'Assemblée pour faire passer une loi réautorisant l'utilisation de pesticides dans l'agriculture. Cette loi, qui fait suite aux mobilisations des agriculteurs depuis janvier 2024, marque un énorme recul écologique. En utilisant la technique sans penser aux conséquences, on en vient à mettre l'environnement et les humains en danger. La technique finit par nous déposséder. Est-ce inéluctable ? On en parle aujourd'hui. avec le philosophe Ivan Illich. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez Le Phil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don, ponctuel ou récurrent, en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. Les tracteurs rentrent à la ferme. Voici ce qu'a annoncé Arnaud Rousseau, président du plus grand syndicat agricole, la FNSEA. Les agriculteurs et agricultrices étaient en effet mobilisés en début de semaine pour mettre la pression sur l'Assemblée nationale. Objectif, faire passer la loi Duplon et ses trois mesures phares. D'abord, réintroduire un pesticide de la famille des néonicotinoïdes, interdit en France depuis huit ans, car redoutable tueur d'abeilles. Ensuite, faciliter les projets de stockage de l'eau par les agriculteurs, les fameuses méga-bassines. Enfin, augmenter le nombre maximal d'animaux dans les élevages intensifs. Trois mesures dénoncées par les chercheurs, scientifiques et militants écologistes, car elles seraient non seulement nocives pour l'environnement, en particulier les abeilles, mais aussi pour les humains, puisque les pesticides contaminent les cours d'eau et imprègnent les végétaux. En fait, nous buvons... et nous mangeons des néonicotinoïdes. Plusieurs études ont montré que l'acétamipride, le pesticide qui va être à nouveau autorisé, contamine les enfants, les bébés et même les fœtus, causant de nombreux problèmes de santé. Mais les agriculteurs sont nombreux à réclamer cette loi. Car les difficultés du secteur sont considérables. En France, un agriculteur sur quatre vit sous le seuil de pauvreté et deux agriculteurs se suicident chaque jour. Il faut dire que l'agriculture a totalement changé de visage depuis un siècle. Le nombre d'agriculteurs et d'agricultrices est en baisse constante. La taille des exploitations et la productivité, quant à elle, augmente. En 1950, un actif sur trois était agriculteur. Aujourd'hui, c'est un sur soixante-six. La moitié du territoire français est occupé par des surfaces agricoles et les exploitations sont de plus en plus grandes. L'agriculture obéit désormais à une logique industrielle et productiviste. Les progrès techniques, comme le machinisme agricole, les produits phytosanitaires et les manipulations génétiques des semences, ont d'abord considérablement allégé le labeur des agriculteurs. Mais peu à peu, le miracle s'est assombri. Les machines coûtent de plus en plus cher, mais les agriculteurs n'ont pas d'autre choix que de les acheter. Ils sont maintenant surendettés. Ils travaillent de plus en plus seuls, doivent augmenter leur rendement à tout prix. Pourtant, les produits phytosanitaires causent des maladies dramatiques qui emportent les paysans les uns après les autres. Les semences sont strictement encadrées et brevetées et doivent être achetées chaque année auprès des multinationales. Les agriculteurs sont donc désormais dépendants des ingénieurs et des banquiers. Ils sont mis à genoux par la concurrence internationale et par la toute-puissance de l'industrie agroalimentaire. En 30 ans, le revenu des agriculteurs a baissé de 40%. La technique est passée d'un outil facilitant la vie à un outil de dépossession. Elle est devenue une contrainte qui asservit les agriculteurs et les agricultrices. Le philosophe autrichien Ivan Illich, un des précurseurs de l'écologie politique, a réfléchi sur le lien entre technique et dépossession. Selon lui, nous vivons une crise de la technique, car l'outil n'est plus un moyen au service de l'homme, mais une fin en soi qui finit par nous asservir. L'humain est dépossédé. La dépossession, c'est un peu comme l'aliénation. L'humain perd la maîtrise de lui-même et de sa vie jusqu'à devenir étranger à lui-même. Selon Illich, l'humain dépossédé tombe en servitude technique. Alors qu'il pensait maîtriser son environnement grâce à des outils de plus en plus performants, il devient en réalité l'esclave de l'outil. Ainsi, ce n'est pas la technologie qui est mauvaise en soi. mais l'usage que nous en faisons. En 1975, Illich analyse l'exemple de la voiture. Alors qu'elle était au départ un formidable outil pour relier les humains entre eux et faire gagner du temps, nous en sommes devenus les esclaves. Aujourd'hui, tout notre environnement a été restructuré autour de la voiture à tel point qu'elle est devenue indispensable. Les humains sont désormais contraints d'allouer une partie conséquente de leur salaire au financement de leur voiture. et gâchent beaucoup de temps libre dans les embouteillages. Le paradoxe, selon Illich, c'est que la voiture est devenue totalement contre-productive. Elle ne nous facilite pas le travail, au contraire. Nous travaillons pour nous payer une voiture. En fait, on se rend compte que l'illusion de la technique dépossède l'homme et le productivisme crée une servitude technique. L'humain est asservi à son outil. Évidemment, aujourd'hui, on peut penser au smartphone et plus récemment à l'intelligence artificielle. Alors, comment sortir de cet apocalypse technocratique que décrit Illich ? Il propose une alternative, le principe de convivialité. L'outil doit être convivial, au service de l'autonomie de l'humain. Cet outil convivial, il est libre d'accès. Sa production et sa conception sont ouverts à tous et il doit être réparable. À l'encontre des monopoles technologiques, l'outil doit être un conducteur de sens entre les humains, et non ce qui les sépare. Un exemple aujourd'hui, ce seraient les logiciels libres, ou encore Wikipédia. Petite parenthèse, Illich emploie le mot « technique » au sens large. Il ne s'agit pas seulement des objets, mais également des institutions. Celles-ci, quand elles prétendent détenir le monopole de la connaissance, obéissent à la logique de la dépossession. Illich s'est par exemple attaqué à l'école, qui, en revendiquant le monopole de l'éducation, finit par asservir les hommes en les rendant uniformes et en les mettant en compétition les uns avec les autres. Attention, Ivan Illich n'est pas anti-technologie. Il ne s'agit pas de revenir à l'âge de pierre. Mais il faut concilier efficience et convivialité au nom de l'autonomie, c'est-à-dire lutter contre la confiscation du savoir-faire par un petit groupe au nom du profit. Autrement dit, ce n'est pas la technique qui est mauvaise en soi, mais la façon dont elle prend le pouvoir. Cette réflexion de Gilich sur la dépossession de l'humain par la technique résonne totalement avec la crise de l'agriculture. L'année dernière, c'est l'augmentation du prix du carburant pour les machines qui avaient mis le feu aux poudres. Les machines, censées aider les agriculteurs et agricultrices, ont fini par les asservir et les prendre à la gorge. C'est la même chose pour les pesticides. De nombreux agriculteurs réclament leur autorisation, alors même qu'ils en sont les premières victimes. puisque les pesticides causent des cancers et d'autres maladies, comme Parkinson. Les agriculteurs sont dépossédés de leur santé. Et puis, ils sont aussi dépossédés de leur lutte politique. Parce que le syndicat majoritaire, la FNSEA, est partisan de l'agriculture industrielle. Ce syndicat est d'ailleurs dirigé par Arnaud Rousseau, qui veut se faire passer pour un paysan, mais est en réalité dirigeant d'une multinationale et d'une quinzaine d'entreprises. De plus en plus d'agriculteurs ne se reconnaissent pas dans le discours de la FNSEA, très productiviste jusqu'à être souvent anti-environnement. Mais c'est la FNSEA qui est proche du gouvernement et qui a l'oreille des ministres de l'agriculture. Les agriculteurs se voient donc contraints de soutenir ce syndicat qui va pourtant parfois contre leurs intérêts en défendant une agriculture productiviste. Et oui, la FNSEA a tendance à protéger les grandes exploitations agricoles qui représentent 87% des exploitations aujourd'hui et s'apparentent plutôt à des industries peu soucieuses du bien-être des paysans. Alors, que faire ? Il est possible d'envisager un autre projet agricole et démocratique. C'est ce que défend le syndicat de la Confédération Paysanne. Il propose notamment d'augmenter le financement des mesures agro-environnementales et climatiques pour accompagner les agriculteurs et agricultrices dans la transition écologique. Car aujourd'hui, le budget est quatre fois inférieur à ce qui serait nécessaire pour engager une réelle transition. On pourrait aussi espérer la fixation d'un prix plancher pour les produits agricoles et un contrôle accru des marges opérées par la grande distribution. Car la grande distribution se gave. Elle augmente les prix de vente sans que les agriculteurs n'en profitent. Ainsi, elle a augmenté ses marges de 70% entre 2021 et 2023. Pendant cette même période, la fortune des dirigeants de l'industrie agroalimentaire a augmenté de 45%. Une autre proposition, ce serait d'instaurer une sécurité sociale alimentaire pour que les consommateurs les plus précaires puissent avoir accès à une alimentation de qualité alors qu'un Français sur trois ne mange pas vraiment à sa faim aujourd'hui. La Confédération paysanne défend aussi la création de parlements de l'alimentation pour déterminer ensemble agriculteurs, et consommateurs les moyens et les finalités de la production agricole. Car la convivialité technologique est un projet qui est aussi démocratique. Ce qu'il faudrait, c'est donc remettre en cause le modèle productiviste et ultra-libéral de l'agriculture que défendent la FNSEA et le gouvernement pour laisser place à un véritable projet agroécologique. Il faut sortir de la concurrence agricole mondiale qui incite les agriculteurs et agricultrices à produire toujours plus et toujours moins cher. Il est aujourd'hui urgent de réinventer un modèle d'agriculture paysanne permettant aux agriculteurs de vivre décemment de leur travail, aux consommateurs d'avoir accès à des produits de qualité et à l'environnement de ne pas être détruit par l'exploitation agricole. En somme, il est urgent que la convivialité l'emporte sur la dépossession. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Phil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram sur mon compte Alice de Rochechouart. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Merci à Lucie, Élodie, Alix, Bruno, Alexandre, Étienne, Philippe, Cédric, Augustin, Laurent, Thomas. Vous aussi, vous pouvez rejoindre l'aventure du fil d'actu. Merci et à très vite !