Speaker #0Depuis plusieurs semaines, une crise frappe le monde de l'élevage. Une maladie, la dermatose nodulaire, contamine les bovins partout en France. Le gouvernement avait d'abord préconisé l'abadage systématique des troupeaux, mais face aux multiples mobilisations des éleveurs, la politique est désormais celle d'une vaccination systématique. Que révèle cette crise sur notre rapport aux animaux et à l'élevage intensif ? On en parle avec les philosophes Jacques Bérida, Peter Singer, et Florence Burga. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don en cliquant sur la page indiquée en description. Et bien sûr, vous pouvez aussi acheter mon livre privilège aux émissions Gisté la Teste. Merci pour votre soutien. Désolée par avance, cet épisode risque de vous gâcher un tout petit peu les repas de fête, car on va parler élevage et consommation de viande. L'élevage est l'un des secteurs les plus responsables du réchauffement climatique. Il représente la première source d'émissions de gaz à effet de serre devant les transports. 70% des terres agricoles sont aujourd'hui destinées à l'élevage, et la consommation de viande a été multipliée par 5 depuis les années 60. En France, elle a carrément doublé. Pourtant, les arguments ne manquent pas pour arrêter la viande. Il y a les arguments environnementaux. Les effets de l'élevage sont tout simplement catastrophiques en raison de l'émission de méthane par les bovins, de la fermentation du fumier, de la déforestation, de l'engrais, des pesticides et du transport. Il y a des arguments sanitaires. La viande rouge, dont le porc, augmente le risque de cancer, de maladies cardiovasculaires et de diabète. Pourtant, on n'a pas besoin de manger de la viande. On peut totalement remplacer les protéines animales par des protéines végétales. D'ailleurs, un régime principalement végétal augmente l'espérance de vie de 10 ans. Et enfin, il y a des arguments éthiques. Pour manger de la viande, il faut faire souffrir des animaux. En résumé, l'industrie de la viande tue des animaux, tue l'environnement et tue les humains. Malgré cela, la consommation de viande ne diminue pas en France. Les Français mangent deux fois plus de viande que la moyenne mondiale et seulement 2% de la population est végétarienne. Alors, comment expliquer qu'on continue à manger autant de viande ? Qu'est-ce que ça dit sur notre rapport aux animaux ? Le concept « animal » a été forgé en opposition à l'humain. Un animal, c'est un être animé, d'où son nom, qui n'est pas un humain. C'est un concept intégralement négatif. Un animal, c'est ce qui n'est pas l'homme. En fait, quand on regarde le concept de plus près, on se rend compte qu'on a du mal à le définir précisément. Tout simplement parce qu'on a du mal à définir le propre de l'homme. Le rire, les animaux rient aussi. La parole, les animaux communiquent, élaborent des stratégies, transmettent des connaissances à leurs descendants. Le rapport à la mort, certains animaux font le deuil de leurs congénères. L'utilisation de la technique, certains animaux construisent et se servent d'outils. La conscience de soi ? De nombreux animaux se reconnaissent dans le miroir. En réalité, le concept d'animal n'a aucune cohérence intrinsèque. Comme l'explique le philosophe Jacques Derrida, le concept d'animal n'existe que pour justifier l'homme dans sa supériorité. Selon lui, c'est un concept simplifié, un ensemble de préjugés, qui est en réalité un geste de répression violente envers les animaux. Derrida est loin d'être le premier à critiquer le statut des animaux dans la pensée. Dès l'Antiquité, des philosophes ont critiqué cette distinction stricte entre l'homme et l'animal, comme s'il y avait une différence de nature entre les deux, que nous étions radicalement différents. Alors qu'il faudrait plutôt penser une différence de degré. Il n'y a pas une radicale séparation entre l'homme et l'animal, mais un continuum avec différents degrés de raison, de conscience, de parole. Les animaux ne sont donc pas si éloignés de nous, et de ce fait, ils peuvent souffrir. Et si les animaux souffrent, il paraît cruel de les manger, si ce n'est pas nécessaire. En 1789, le philosophe britannique Jeremy Bentham écrit « Le jour arrivera peut-être où le reste de la création animale acquérera les droits que seule une main tyrannique a pu leur retirer. » La question n'est pas ... peuvent-ils raisonner ni peuvent-ils parler, mais peuvent-ils souffrir ? Si quelques philosophes se sont, au cours des siècles, élevés contre la souffrance animale, c'est véritablement dans les années 1970 que cette question prend de l'ampleur. C'est alors qu'apparaît le terme de spécisme, pour désigner un traitement discriminatoire des autres espèces par rapport à la nôtre. En 1975, le philosophe australien Peter Singer publie un livre qui va avoir un retentissement mondial, La libération animale. Singer affirme qu'il faut prendre en compte La souffrance des animaux. Si un être souffre, dit-il, il n'y a aucune justification morale qui permette de refuser de prendre en considération cette souffrance. Le but est alors de réduire la souffrance quand elle n'est pas nécessaire. Puisqu'il ne nous est pas nécessaire de manger de la viande pour vivre, il n'est pas nécessaire d'infliger des souffrances aux animaux. Et il n'y a même aucune justification pour le faire. Ces réflexions imprègnent peu à peu la société. En France, en 1976, une loi reconnaît la sensibilité de l'animal. La question du bien-être animal devient une préoccupation, notamment en ce qui concerne l'élevage intensif, les expériences de laboratoire, les zoos et le cirque. En 2015, le code civil est enfin modifié. Les animaux ne sont plus considérés comme des biens meubles, mais comme des êtres vivants doués de sensibilité. Le rejet de la souffrance animale est communément admis aujourd'hui. Et beaucoup de gens sont d'accord avec l'idée que faire souffrir des animaux, ce n'est pas moralement acceptable. Par exemple, peu de gens tolèreraient qu'on tue un chat. Et peu de gens seraient capables de tuer eux-mêmes une vache pour la manger. Et pourtant, la consommation de viande n'a jamais été aussi élevée. Chaque année dans le monde, on tue 80 milliards d'animaux terrestres et plus de 300 milliards d'animaux aquatiques. Rien qu'en France, on en tue, tenez-vous bien, 3 millions par jour. Imaginez-vous, 3 millions d'animaux par jour ! Ça fait 37 animaux par seconde. Comment expliquer cette dissonance ? Comment expliquer cette absence de considération pour les animaux d'élevage alors que nous nous attendrissons devant des chatons tout mignons et que nous ne supportons pas de voir quelqu'un frapper son chien ? La philosophe Florence Burga explique ce paradoxe par la notion de disparition. Elle remonte à l'histoire des abattoirs. Jusqu'au XIXe siècle, en France, les animaux sont tués et vendus dans les rues. Le sang et les entrailles des animaux coulent sur le caniveau. Napoléon fait alors construire des abattoirs dans Paris. Pour des raisons d'hygiène ? Oui, mais pas seulement. La principale raison, c'est qu'on veut camoufler la violence. Les pouvoirs publics pensent en effet que la mise à mort d'animaux dans les rues de Paris banalise la violence et la cruauté, et que les hommes risquent de reproduire cette violence dans la société. C'est aussi ce qui motive la loi Gramont en 1850. Alors que cette loi proposait originellement d'interdire la cruauté envers les animaux, elle stipule finalement qu'il est seulement interdit d'infliger des mauvais traitements en public. La violence envers les animaux n'est donc pas tellement diminuée. Elle est seulement exclue de l'espace public. Les abattoirs deviennent des lieux clos dans lesquels on ne sait pas très bien ce qui se passe. Et c'est encore le cas aujourd'hui. Des associations comme L214 réclament d'ailleurs l'obligation d'installer des caméras dans les abattoirs. Après plusieurs enquêtes ayant montré l'horreur qui se déroule derrière ces murs. Selon Florence Burga, cela a contribué à une disparition des animaux. Les animaux ont disparu. Ils n'ont plus de présence, plus d'histoire, plus de vie. Elle nous dit Il ne s'agit pas, bien entendu, d'une disparition au sens d'une simple invisibilité, mais d'une chute dans l'inexistence. Les animaux n'existent plus. Et cela n'est pas dû qu'à la seule invisibilisation de leur mise à mort dans les abattoirs. Les animaux ont été désindividualisés. Ils sont optimisés, ils sont le produit d'améliorations génétiques qui les font grossir plus vite et augmentent leur rendement. Ils sont standardisés. Les poulets, par exemple, sont quatre fois plus gros qu'ils ne l'étaient dans les années 50 et ils atteignent leur poids maximal plus rapidement. Ils sont tellement gros qu'ils sont difformes, qu'ils ont parfois du mal à marcher et souffrent de problèmes respiratoires et cardiaques. Les animaux sont traités comme des produits de consommation. On castre les porcelets sans anesthésie, on écorne les vaches, on coupe le bec des poules. On entasse les animaux qui ne verront jamais la couleur du ciel. Car en France, 80% de l'élevage est intensif. L'ensemble des techniques et des technologies mises en œuvre pour optimiser les rendements portent même un nom. C'est la zootechnie. La zootechnie, c'est ce système rationalisé, automatisé, dépersonnalisé. Et ce système n'est pas sadique. Il ne vise pas la souffrance animale. Au contraire. Ils cherchent à la diminuer. Mais pas pour des raisons éthiques. Parce que la souffrance, ça nuit au rendement. Un jour, je suis allée visiter une exploitation de vaches laitières. J'ai été frappée par deux choses. D'une part, l'utilisation d'une terminologie distanciée, abstraite. Par exemple, l'exploitant parlait de l'âge à laquelle les vaches étaient « réformées » . Doux euphémisme que celui de la « réforme » , alors que cela désigne son envoi à l'abattoir. Une vache laitière est inséminée artificiellement à l'âge de 2 ans, 2 ans et demi. Son veau part à l'abattoir et on continue à lui faire produire du lait maternel en la trayant plusieurs fois par jour. Au bout de 3 vaux, c'est-à-dire vers 5-6 ans, elle est réformée, c'est-à-dire transformée en steak haché. En France, 80% de la viande de bœuf provient des vaches réformées. Dans la nature, une vache vit pourtant entre 15 et 20 ans. La deuxième chose qui m'a frappée, c'est l'obsession du rendement. Dans cet élevage, on pratique des tests génétiques pour optimiser la traie des vaches. Celles-ci ne sont jamais envoyées dans les prés pour ne pas créer d'embouteillage aux machines de traie. Quant au bien-être animal, il est pris en compte mais pour une seule raison. Une vache bien traitée pourra avoir son premier veau plus jeune. Elle pourra donc avoir un meilleur rendement. La philosophe Florence Burga explique ici qu'il s'agit de bien-traitance. et non de bien-être animal. La bientraitance s'inscrit dans une relation de domination. Elle met l'accent sur la manière dont l'homme se comporte et non sur la sensibilité de l'animal, qu'elle ne prend pas finalement en compte. Dans la bientraitance, l'animal est réduit à un corps dont la souffrance ne serait que physique. On nie l'expérience individuelle de l'animal, son statut de sujet sensible, qui possède également une vie psychique. Les animaux sont nourris et possèdent un mètre carré par personne ? Ils sont bien traités. La preuve, ils ne meurent pas avant l'abattoir et ne tombent pas malades. Selon Florence Burga, la notion de bientraitance montre ainsi que la souffrance n'est pas intentionnelle. C'est un grain de sable au sein d'un système bien huilé, puisqu'elle baisse les rendements. Et de la sorte, la violence est invisibilisée. La vraie violence envers les animaux, pensons-nous, ce sont les mauvais traitements volontaires, qui sont l'œuvre de sadiques. Cela ne concerne pas le système d'élevage. Et pourtant, la définition de l'élevage n'est autre que celle-ci. On fait naître pour tuer et le plus vite possible. Car même quand les conditions de vie sont censées être plus agréables, les animaux finissent à l'abattoir. Et ils sont abattus très jeunes. Un cochon vit normalement 15 à 20 ans, mais il sera abattu à 6 mois. Un poulet vit 8 ans, mais il sera abattu à 1 mois. Ainsi, la technicité du système paraît faire disparaître la violence, alors qu'elle est au cœur de ce système. Nous avons donc fait disparaître les animaux. Mais la disparition n'explique pas à elle seule la consommation de viande. Toujours selon Florence Burga, il y a une raison métaphysique qui l'explique également. Manger de la viande, c'est l'affirmation de notre supériorité humaine et de notre puissance. Pour se rappeler qu'elle s'est séparée des animaux, l'humanité les mange, dit-elle. L'humanité tient peut-être surtout à la relation meurtrière aux animaux, marque de sa domination. Alors, l'instrumentalisation du monde animal est l'aboutissement du projet de maîtrise de la nature tout entière. Nous avons privé les animaux de leur individualité, de leur singularité, afin de les asservir. Et c'est cette question que pose la crise de la dermatose nodulaire. Nous voyons beaucoup d'éleveurs protester, souvent avec émotion, contre l'abattage de leurs troupeaux. Mais n'est-ce pas un peu paradoxal, voire hypocrite, dans la mesure où tous ces animaux sont de toute façon destinés à l'abattoir ? Quand on prête un peu l'oreille, on se rend compte qu'on ne parle de ces animaux que de manière économique. Ceux-ci sont des produits... des objets dont la destruction constituerait un manque à gagner. Évidemment, beaucoup de ces éleveurs se retrouvent dans des situations très difficiles. Mais ce qu'il faut interroger aujourd'hui, c'est l'élevage en tant que tel, et en particulier l'élevage intensif, ainsi que notre rapport plus général au vivant et à l'écologie. Car si cette maladie se répand, c'est en raison du réchauffement climatique et de la prolifération des moustiques dans de nouvelles régions. C'est tout notre rapport au monde qui est en jeu. Et il devient urgent de sortir du spécisme et du rapport de domination et d'exploitation pour penser plutôt un rapport de responsabilité et de co-appartenance. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram sur mon compte Alice de Rochechouart. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Un grand merci à Lamine, Marie, Christophe, Mathieu, Clément, Cédric, Laurent, Claire, Bastien, Lucille, Vincent. Sophie, Emmanuel, Sylvain, Héloïse, Thomas, Vincent, Élodie, Alix, Bruno, Alexandre, Étienne, Aurélien, Bertrand, Carole-Anne, Émeric, Amine, Mathilde, Laura, Barthélémy, Romain, Arnaud, Pierre, Aurélie, Denis, Gautier, Franck, Christian, Laurence, Pierre-Marie, Monique, Hugo et tous les autres.