Speaker #0Le capitalisme. Voilà un mot qu'on entend très souvent et qui n'est pourtant pas si facile à définir. Qu'est-ce que le capitalisme ? Quand a-t-il commencé ? Est-ce uniquement un système économique ou bien un système qui englobe la société dans son ensemble ? Alors que la critique du capitalisme est au cœur des débats politiques, je vous propose d'étudier ce concept à la fois simple et complexe avec la philosophe Nancy Fraser. Et il n'est pas impossible qu'au détour d'un chemin... nous rencontrions également Karl Marx. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez Le Phil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don ponctuel ou récurrent en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. difficile de déterminer la date de naissance du capitalisme. Pour les uns, il remonterait au XVIe-XVIIe siècle, en Hollande et en Angleterre, où l'on crée par exemple les Compagnies des Indes, les premières sociétés par action, destinées à faire du commerce avec les nouvelles colonies et qui génèrent de la spéculation et des dividendes. On a là les prémices de la bourse. D'ailleurs, c'est en 1637, en Hollande, qu'éclate la première bulle spéculative de l'histoire. C'est la crise de la tulipe. Les tulipes étaient devenues un objet de luxe, voire un objet d'art. Les clients aisés passaient commande auprès des horticulteurs pour obtenir une tulipe d'une couleur précise. La demande monte, les prix explosent. Une tulipe pouvait alors coûter l'équivalent d'une maison. C'est ce qu'on a appelé la tulipomanie. Mais un jour, lors d'une vente aux enchères, aucun acheteur ne se présente. A priori, rien à voir avec les tulipes, cela correspondait simplement à un moment d'épidémie de peste. Qu'importe, cela a suffi à faire paniquer les marchés. Le cours de la tulipe s'effondre et les fleurs perdent jusqu'à 99% de leur valeur, avant de retrouver un cours normal quelques mois plus tard. Depuis, la tulipe est restée le symbole des Pays-Bas, et les bulles spéculatives sont devenues une habitude. Malgré ces épisodes précapitalistes, le capitalisme moderne émerge véritablement à la fin du XVIIIe siècle, avec la révolution industrielle. On le définit alors comme un système économique caractérisé par la propriété privée. Jusque-là, les espaces étaient souvent voués à un usage collectif. À la fin du XVIIIe siècle, c'est le mouvement des enclosures, notamment en Angleterre. Les champs sont peu à peu divisés et clôturés. La propriété privée est alors redéfinie comme un droit individuel et inaliénable. Les humains, quant à eux, sont redéfinis comme des homo economicus qui cherchent à maximiser leurs profits et à augmenter leur capital. Au milieu du XIXe siècle, on commence à théoriser et à critiquer le capitalisme. L'un de ses plus fervents détracteurs, c'est évidemment le philosophe et économiste Karl Marx. Selon lui, le capitalisme est un système économique fondé sur plusieurs caractéristiques. La propriété privée des moyens de production, le libre marché du travail, la recherche d'accumulation du capital et la toute-puissance du marché pour déterminer les finalités de la vie en commun. En gros, le qualitatif, le bien-être, est soumis au quantitatif. l'accumulation de profits. Si bien que selon Marx, le capitalisme génère forcément des crises. Les capitalistes cherchent à augmenter leurs profits. Pour cela, ils vont tenter de créer des monopoles, de limiter la concurrence, et surtout de toujours moins payer les travailleurs et travailleuses, de les exploiter toujours plus. Cela va créer une paupérisation générale et une lutte des classes de plus en plus forte. Le capitalisme, selon Marx, est intrinsèquement instable. Il génère des crises, et court donc à sa propre perte. Ainsi, selon Marx, l'accumulation du capital et l'augmentation des richesses ne sont pas dues aux échanges marchands qui seraient plus efficaces, mais bien à l'exploitation des travailleurs. En fait, le bénéfice des entreprises repose sur le fait que les salariés sont payés beaucoup moins que ce qu'ils produisent. Prenons un exemple. Vous êtes salarié et vous produisez chaque jour pour 500 euros de chaussettes. Pourtant, vous n'êtes payé que 80 euros. Certes, l'entreprise doit payer d'autres choses, le loyer, les matières premières, les machines, etc. Mais elle dégagera tout de même une plus-value sur votre dos. C'est parce qu'elle ne vous rémunère pas à la hauteur de votre travail qu'elle peut prospérer. Autrement dit, ce qui permet au capitalisme d'exister, c'est l'exploitation de votre travail gratuit. Dans son livre « Le capitalisme est un cannibalisme » , la philosophe états-unienne Nancy Fraser propose de poursuivre l'analyse de Marx et d'identifier les autres conditions cachées du capitalisme. Elle en identifie quatre. D'abord, elle remarque que le capitalisme s'appuie sur le racisme. Initialement, il s'est forgé sur l'expropriation des habitants d'Afrique et d'Amérique et sur l'extraction de leurs richesses. La révolution industrielle s'est donc appuyée sur l'impérialisme et l'esclavage. Comme le formule d'Anti-Fraser, derrière Manchester se trouve le Mississippi. Et c'est toujours le cas aujourd'hui, sous une forme renouvelée. Le système colonial a laissé place à un système néocolonial, où les richesses des pays dits en voie de développement sont pillées et les populations racisées exploitées au sein des pays riches. Ensuite, le capitalisme s'appuie sur l'appropriation du travail de care, c'est-à-dire le soin, l'éducation, la santé. Car pour que le capitalisme perdure, il faut bien renouveler la main-d'œuvre et la force de travail, c'est-à-dire faire des enfants et s'en occuper. Or, ce travail a été relégué à la sphère domestique et attribué aux femmes. Les hommes sont désormais en charge de la production et les femmes de la reproduction. Le capitalisme s'appuie donc sur la subordination des femmes. Troisième condition, le capitalisme s'appuie aussi sur le pillage de la nature. Il se l'approprie comme si elle était une abondance. La recherche infinie de profits conduit nécessairement à une extraction illimitée des ressources, et donc à une destruction totalement irrationnelle. En fait, ce n'est pas l'humain qui est à l'origine du dérèglement climatique, c'est le capitalisme. Enfin, quatrième condition, le capitalisme soumet le politique. Il a besoin d'une stabilité politique pour prospérer, car le marché n'aime pas les putschs. Mais le paradoxe, c'est qu'une grande partie des questions politiques est désormais confiée au marché. Si bien que c'est maintenant l'économie, la croissance, la richesse qui guident toutes les décisions politiques. Parallèlement, la recherche du profit conduit les entreprises à tout faire pour échapper à l'impôt, ce qui affaiblit encore plus les pouvoirs publics. Finalement, le politique ne parvient plus à maîtriser le pouvoir économique. Le capitalisme conduit à une instabilité politique, voire à un autoritarisme. Le pouvoir politique abdique devant le capitalisme. il en devient même son bras armé. Ainsi, le capitalisme dévore notre liberté collective, il nous empêche de décider collectivement de notre mode de vie. Ce qui est intéressant dans cette analyse, c'est que Nancy Fraser montre que le capitalisme n'est pas seulement un système économique fondé sur le libre-échange et l'économie de marché. Non, le capitalisme est selon elle un ordre social total, comme l'était le féodalisme. Il déborde l'économie et il a des conséquences sur toute la société. Il génère du racisme, de la domination de genre, un désastre écologique et l'affaiblissement des pouvoirs publics. C'est en cela que, selon elle, le capitalisme est cannibale. Il existe en se dévorant lui-même, en générant des crises et de l'instabilité, jusqu'à peut-être la destruction de notre habitat. Il dévore les richesses des populations racisées. Il exploite le travail de reproduction des femmes. Il détruit la nature qui le fait vivre. Il neutralise les pouvoirs publics qui garantissent son bon fonctionnement. Le capitalisme fonde une société autodestructrice. L'analyse de Fraser permet de relier les différentes crises de notre société actuelle racisme, sexisme, écologie, crise politique et de comprendre comment celles-ci ont une seule et même cause, le capitalisme. À l'encontre des théories qu'il analyse de manière uniquement économique, Fraser montre que le capitalisme réorganise totalement la société et que nous vivons toutes et tous sous le joug de l'accumulation du profit et du capital, dans toutes les sphères de notre vie. Le capitalisme est intrinsèquement destructeur, cannibale. Il génère des crises et de l'instabilité, détruit les humains et la nature. Il est injuste, irrationnel et antidémocratique. La conclusion pour Fraser ? est alors limpide. Il faut en sortir. Il n'y aura pas de capitalisme vert, social, éthique. Il est impossible de réformer un système qui est par nature cannibale. Il faut inventer un nouvel ordre sociétal. Elle appelle de ses voeux un socialisme pour le XXIe siècle, rigoureusement distinct du communisme soviétique, et qui soit une véritable alternative au système capitaliste. Elle propose plusieurs pistes de réflexion. Comme refonder les institutions démocratiques. sortir de la toute-puissance des marchés, afin de décider collectivement de ce que nous voulons faire des richesses produites, et enfin, sortir de la logique de croissance. Tout un projet à inventer, en somme. Cela paraît infaisable, impensable. Mais après tout, le capitalisme est récent à l'échelle de l'humanité, puisqu'il n'a que 250 ans. Et le premier moyen de défense contre un système qui nous met à genoux, c'est de faire vivre la puissance de l'imaginaire. Alors, on s'y met ? C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Phil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram sur mon compte Alice de Rochechouart. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Merci à Claudia, Lionel, Yves, Augustin, Laurent, Thomas, Marc, Mathieu, Clément, Claire... 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