Speaker #0La trêve n'aura malheureusement pas duré longtemps. Deux semaines seulement après l'accord de cesser le feu en Palestine, Benyamin Netanyahou a accusé le Hamas d'avoir violé l'accord et ordonné des frappes sur Gaza. Alors, comment envisager l'avenir ? Alors que les trêves sont chaque fois précaires, quelle serait une solution possible pour une paix durable entre Israël et la Palestine ? On en parle avec les philosophes Martin Buber et Edward Said. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez Le Fil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don en cliquant sur la page indiquée en description. Et bien sûr, vous pouvez aussi acheter mon livre privilège aux éditions J.C. Lattès. Merci pour votre soutien. L'espoir aura été de courte durée. Les frappes sur Gaza reprennent. Après deux ans de génocide, on fait état de plus de 67 000 morts, un nombre sans doute largement sous-estimé, puisque seules sont décomptées les personnes décédées dans les hôpitaux. Certaines estimations, qui comptabilisent non seulement les morts directes, mais aussi les disparus et les personnes décédées en raison du manque de soins et de nourriture, font état de plus de 230 000 morts. Ce qui représente... une personne sur dix. Et la grande majorité de ces victimes seraient des femmes et des enfants. Depuis deux ans, à Gaza, un enfant est tué ou blessé toutes les dix minutes. Chaque jour, dix enfants palestiniens perdent au moins une jambe, selon une organisation de l'ONU. Gaza est devenue la région comptant le plus d'enfants amputés au monde. Le cessez-le-feu avait donc offert un peu d'espoir et un peu de répit, même si chacun restait lucide quant à la précarité de l'accord. Le 13 octobre, le Hamas avait libéré les 20 otages israéliens encore vivants, tandis qu'Israël a libéré 2000 prisonniers palestiniens, qui avaient la plupart du temps été emprisonnés sans procès. Le Hamas devait encore restituer plusieurs dépouilles d'otages israéliens pour compléter la première phase du cessez-le-feu. C'est cette partie de l'accord qui n'a pas été respectée selon Netanyahou et qui motive la reprise intensive des bombardements. En réalité, le cessez-le-feu avait déjà été rompu. Déjà ce week-end, Israël avait reconnu avoir mené une attaque aérienne à Gaza et le ministre israélien de la guerre appelait à une reprise des frappes et à un anéantissement total du Hamas. De plus, Israël avait suspendu toute entrée d'aide humanitaire à Gaza alors que l'enclave est dévastée par la famine. Maintenant, avec la rupture officielle de la trêve, il est à craindre que le génocide reprenne. Alors ? Une solution serait-elle possible pour une paix durable entre Israël et la Palestine ? Pour sortir d'un cycle de destruction, d'une vie sans cesse en suspens, d'une succession de trêves entre deux bombardements ? Deux philosophes, l'un juif, l'autre palestinien, défendent une solution moins utopique qu'elle n'y paraît, le binationalisme. Le binationalisme consiste à créer un seul État au sein duquel coexisteraient deux nationalités juridiquement égales. Autrement dit, une seule terre, deux nationalités, une seule citoyenneté. De prime abord, cette solution peut paraître utopique, mais elle connaît un regain d'intérêt depuis les années 2000. Cette proposition est très ancienne. Dès le début du XXe siècle, deux courants s'opposent dans le sionisme. D'un côté, la vision héritée de son fondateur, Théodore Herzl, qui défend la création d'un État juif nationaliste, sur le modèle des États-nations européens. De l'autre, un sionisme non pas territorial, mais spirituel, la création d'une communauté authentique, conforme aux principes éthiques du judaïsme, mais qui ne deviendrait pas une entité politique strictement autonome. Cette deuxième vision... et notamment porté par le philosophe autrichien Martin Buber. Buber a consacré son œuvre philosophique à la relation éthique avec autrui, et son sionisme s'inscrit lui aussi dans une pensée de la réciprocité. Dès les années 1920, il dénonce le sionisme nationaliste, qui s'apparente, je cite, à un égoïsme collectif, une existence mesquine et profane, comme n'importe lequel de ces petits États. qui foisonnent dans l'Occident contemporain. Selon Buber, une communauté spirituelle authentique ne peut se faire que dans une alliance juste avec le peuple arabe, avec lequel il existe une solidarité profonde et durable, et l'envie commune de construire l'avenir du pays. Buber parle bien de colonisation, mais il ne s'agit pas de colonisation d'expansion, de domination, comme celle de l'Angleterre ou de la France. La colonisation sioniste doit être, selon Buber, une colonisation de rassemblement. pour rassembler une communauté spirituelle. Voici ce qu'il disait en 1929. « Notre colonisation ne vise pas l'exploitation capitaliste d'un territoire et ne sert aucun but impérialiste. Son sens est le travail créateur d'hommes libres sur une terre commune. Selon Bober, il faut impérativement reconnaître qu'un autre peuple habite déjà ce pays. » Il s'installe en Israël en 1938. Mais il conservera un regard très critique face au comportement politique de l'État juif. Je cite Pourtant, ajoute-t-il, les juifs ayant enduré les méfaits du racisme et de l'ostracisme doivent moralement s'interdire d'adopter pareilles attitudes envers un autre peuple. Le judaïsme authentique, spirituel, C'est l'éthique avant la politique. Et jusqu'à sa mort, il n'aura de cesse de dire que l'État binational est la seule solution pour garantir à chacun des deux peuples son autonomie, son autodétermination, sa capacité à décider librement. Deux peuples, une terre. La proposition d'un État binational judéo-arabe a été défendue non seulement par Martin Buber, mais aussi par Hannah Arendt ou Albert Einstein. Après le plan de partage de l'ONU de 1947, elle tombe en désuétude, supplantée par la solution à deux États. Mais dans les années 2000, après plus de 50 ans de conflits, cette solution est à nouveau portée par plusieurs intellectuels et personnalités politiques. Parmi eux, Edward Said, un philosophe palestinien et américain né à Jérusalem. Saïd a pourtant longtemps été un défenseur de la solution à deux États. Mais, après les accords d'Oslo de 1993, il change d'avis. Alors que cet accord, cette poignée de mains entre les dirigeants des deux pays, Rabin et Arafat, était perçue comme historique, Edouard Saïd dénonce ce qu'il considère comme une trahison à l'égard de la Palestine. Selon lui, Yasser Arafat voulait conclure un accord à tout prix pour conserver son pouvoir. et a donc accepté de signer un accord qui ne reconnaissait pourtant ni le droit de la Palestine à l'autodétermination, ni la récupération de ses territoires occupés. Finalement, les accords d'Oslo ne sont autres que la poursuite de l'occupation par d'autres moyens. À partir de ce moment-là, Edouard Saïd ne croit plus à la solution à deux États. La partition est une pratique coloniale qui n'a jamais marché, dit-il. Alors, il devient un fervent défenseur du binationalisme, comme Buber, 80 ans avant lui. En 1999, il nous dit « Je souhaite un État binational, abritant juifs et palestiniens, parce que la philosophie de la séparation ne peut plus fonctionner. L'inégalité entre les deux peuples est trop profonde. Elle aboutirait à un apartheid, avec un mini-État palestinien pourvu de quelques symboles, un drapeau, une police, une garde d'honneur. » Comme on ne peut plus séparer les deux peuples, il faut chercher à les faire vivre ensemble. Une analyse tristement prophétique. La coexistence est-elle utopique ? Pas du tout, répond Saïd. C'est au contraire la solution la plus réaliste. Tout simplement parce que les deux peuples sont déjà imbriqués. En Israël, 20% des citoyens sont arabes. Et en Palestine, la colonisation israélienne est tellement ancienne et avancée que le retour au partage de l'ONU impliquerait des déplacements de population sans doute inacceptables pour Israël. Car plus de 700 000 colons israéliens sont implantés illégalement dans des territoires palestiniens et y vivent depuis plus de 60 ans. Le binationalisme est donc pragmatique, nous dit Saïd. Il prendrait acte de la situation démographique et géographique existante. Une analyse partagée par l'ancien maire de Jérusalem, Mehron Benvenisti, qui estimaient qu'Israéliens et Palestiniens vivaient déjà dans un État binational. Edouard Saïd est mort en 2003, avant que le nationalisme ne devienne religieux. La question religieuse n'était pas vraiment à l'origine du conflit israélo-palestinien. C'était plutôt un conflit territorial, politique. Mais les impasses diplomatiques et les guerres successives ont conduit à une radicalisation religieuse des deux camps. En Palestine, le Hamas défend une idéologie islamiste, et en Israël, le parti de Netanyahou prétend mener une guerre sainte. Il prétend être la lumière de Dieu conduisant au grand Israël et répète vouloir éradiquer le Hamas. Cette radicalisation religieuse est sans aucun doute un obstacle à la solution binationale qui impliquerait un État laïque et non pas religieux. Et les négociations politiques ne semblent pas aller dans le sens d'une terre de coexistence. D'autant plus que Netanyahou, pour conserver le pouvoir, doit s'attirer les faveurs des membres les plus radicaux de sa coalition, très mécontents du cessez-le-feu. S'il veut se maintenir à la tête d'Israël, il semble donc qu'il continuera la guerre par tous les moyens possibles. Les perspectives sont donc plutôt sombres, et on peut malheureusement prédire qu'aucun accord de cessez-le-feu ne pourra être tenu durablement. Ce qui n'empêche pas de penser, envers et contre tout, des solutions durables pour la Palestine et Israël. De penser à une configuration qui permettrait aux deux peuples de se reconnaître mutuellement, pas seulement comme structure politique ennemie, mais comme un peuple ayant une histoire et une culture. Car si le cessez-le-feu permet de suspendre la violence directe et immédiate, il n'arrête pas la violence structurelle qui étouffe la Palestine, l'occupation, la colonisation, l'apartheid mené par Israël. Le binationalisme paraît, en ce sens, la solution la plus souhaitable pour les deux peuples. En 2003, l'écrivain juif new-yorkais Tony Judd prophétisait que l'alternative pour Israël serait entre un plus grand Israël ethniquement nettoyé et un État unique et intégré, binational, avec les Juifs et les Arabes. Espérons que des voix israéliennes sauront s'élever pour renouer avec la tradition spirituelle et éthique de Martin Buber, Édouard Saïd et Tony Judd. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, Vous pouvez me suivre sur Instagram, sur mon compte, lefildactu.podcast. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Alors, un grand merci à Pierre, Florence, Khadija, Claire, Nicolas, Gauthier, Louise, Thomas, Elodie, Dominique, Mathieu et Clément. Vous aussi, vous pouvez rejoindre l'aventure du Fildactu. Merci et à très vite ! Générique