Speaker #0Le 17 juin prochain, Emmanuel Macron pourrait reconnaître l'État de Palestine. Il a déclaré la semaine dernière que cette reconnaissance n'était pas seulement un devoir moral, mais une exigence politique. Aujourd'hui, la Palestine est reconnue par 147 États sur les 193 qui composent les Nations Unies. Pourquoi cette reconnaissance serait-elle un pas si important ? On en parle avec le philosophe Axel Honneth. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Phil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don ponctuel ou récurrent en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. Du 17 au 20 juin, la France va co-présider avec l'Arabie Saoudite une conférence internationale pour progresser vers la solution à deux États, Israël et Palestine. Emmanuel Macron a annoncé qu'il souhaitait reconnaître l'État de Palestine au cours de cette conférence, sous certaines conditions. Libération des otages détenus par le Hamas, démilitarisation, réforme de l'autorité palestinienne et reconnaissance d'Israël. Il faudrait également que l'Arabie saoudite reconnaisse l'État d'Israël. Aujourd'hui, une vingtaine d'États ne reconnaissent pas Israël. Autant vous dire que la situation s'annonce compliquée. Mais ce revirement d'Emmanuel Macron, qui au début de son mandat n'était pas favorable à la reconnaissance de l'État palestinien, marque un tournant dans le traitement de la situation à Gaza. Après 19 mois de complaisance, voire de complicité à l'égard de la politique d'Israël, de plus en plus d'États occidentaux infléchissent leur position. Emmanuel Macron a ainsi déclaré que les Européens devaient durcir la position collective contre Israël. Alors, qu'est-ce qui a changé ? Rappelons qu'il n'y a pas si longtemps, la France défendait un soutien inconditionnel à Israël et avait autorisé Benyamin Netanyahou à survoler la France en lui accordant l'impunité. malgré le mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale. Tout cela au mépris du droit international et des engagements de la France. Ce qui a changé, c'est sans doute la rhétorique génocidaire de plus en plus explicite du gouvernement israélien. Les discours d'anéantissement ne se cachent plus. Le vice-président de la Knesset, le Parlement israélien, a par exemple appelé à effacer la bande de Gaza de la surface de la Terre. D'autres comparent les Gazaouis à des animaux, et justifie le meurtre des femmes et des enfants. Le gouvernement israélien organise une famine sans précédent, en bombardant les surfaces agricoles et en empêchant toute nourriture d'entrer à Gaza depuis bientôt trois mois. Aujourd'hui, 100% de la population est menacée de famine. Gaza est l'endroit le plus affamé au monde. Les crimes de guerre et crimes contre l'humanité israélien ont déjà fait plus de 53 000 morts, un chiffre sans doute largement sous-évalué. Et tout cela devient de plus en plus difficile à défendre du côté des pays occidentaux. Et puis, la politique terrifiante de Donald Trump et son alliance destructrice avec Netanyahou incitent sans doute Emmanuel Macron à vouloir se démarquer, à être non-aligné, pour retrouver la voie internationale que la France a depuis bien longtemps perdue. Alors, est-ce qu'on se rapproche d'une reconnaissance de la Palestine ? Aujourd'hui, la grande majorité des Nations Unies reconnaissent cet État, mais ce n'est pas le cas de la plupart des pays occidentaux. En Europe, les choses bougent, un peu. En mai 2024, l'Espagne et l'Irlande ont reconnu la Palestine, dix ans après la Suède et l'Islande. Mais cette reconnaissance serait-elle seulement symbolique ou aurait-elle de véritables effets ? Le paradoxe, c'est qu'en droit international, un État n'a pas besoin d'être reconnu par les autres pour exister. Juridiquement, pour être un État, il suffit de remplir certaines conditions. Il faut avoir un gouvernement, un territoire, une population et déclarer son indépendance. La Palestine ayant reconnu son indépendance depuis 1988, elle existe donc. L'enjeu est donc surtout symbolique. Reconnaître un État signifie qu'on le considère comme un membre de la communauté internationale. D'ailleurs, dans les faits, la France reconnaît déjà l'état de Palestine. Elle prend régulièrement position à l'ONU pour que la Palestine y soit admise et il y a une ambassadrice palestinienne en France. Alors, qu'est-ce que cette reconnaissance officielle changerait à la situation internationale ? Quelle est la portée géopolitique et symbolique de la reconnaissance ? Le philosophe allemand Axel Honneth a consacré toute sa pensée au concept de reconnaissance. Au départ, son analyse concerne les individus. L'idée d'Honneth, c'est qu'il faut rompre avec le modèle dominant, celui qu'on appelle le modèle utilitariste, qui considère que les humains sont des individus purement rationnels et calculateurs, uniquement portés par la recherche de leur intérêt et du profit. C'est faux, selon Honneth. Nous sommes aussi et surtout portés par des affects moraux, en particulier par une quête de reconnaissance. Et il y aurait... trois sphères de reconnaissance. La première, la sphère de l'amour, désigne les liens affectifs avec notre entourage proche. C'est ce qui nous donne confiance en nous. La seconde est la sphère juridico-politique. Nous voulons être reconnus comme des sujets autonomes, ayant des droits et des devoirs. La troisième, enfin, est la sphère de l'estime sociale. Nous voulons être reconnus au sein de la société, avoir le sentiment de notre propre valeur, d'une certaine considération. Amour, respect, estime, les trois reconnaissances sont indispensables sous peine de constituer une atteinte à l'intégrité morale de la personne. Cette analyse de la reconnaissance nous montre que nous sommes des êtres relationnels, que nous nous forgeons dans notre rapport à autrui. Axel Honneth est ainsi très critique envers le capitalisme néolibéral et individualiste qui présente la réalisation de soi comme auto-centrée sur sa propre performance plutôt que sur son rapport aux autres et sur la solidarité. Cela conduit, selon lui, à de nouvelles pathologies individuelles, comme l'anxiété et le sentiment d'inutilité, ainsi qu'à des pathologies sociales, comme la généralisation de la société du mépris, qui exclut des groupes sociaux tout entiers en leur refusant la reconnaissance. Or, ce modèle de la reconnaissance peut être étendu aux questions géopolitiques. Comment ? En appliquant le modèle de la reconnaissance aux relations internationales, on peut là aussi rompre avec le modèle utilitariste, qui affirme que les guerres ont des causes purement rationnelles. Recherche de la sécurité, conquête et profit. En pensant la reconnaissance, on peut aussi prendre en compte la dimension symbolique qui alimente les dynamiques internationales. Selon Honneth, il faut considérer sérieusement que les populations et les États recherchent le respect et l'estime des autres pays. et qu'ils veulent être reconnus de plein droit par la communauté internationale. Reconnaître la Palestine, ce serait donc un acte politique et moral. Cela reviendrait à reconnaître le peuple palestinien comme ayant une identité, une culture, une histoire digne de considération, à l'encontre du mépris dont ils sont actuellement victimes et qui autorisent le génocide. Cette reconnaissance symbolique aurait alors des conséquences concrètes. Car il est plus facile de détourner le regard face à un génocide si on ne reconnaît pas un peuple, si on le déshumanise. A l'inverse, en intégrant les Palestiniens et palestiniennes dans la communauté morale, en reconnaissant leur appartenance à l'humanité, il devient plus difficile de fermer les yeux. En 1993, les accords d'Oslo entre Israël et la Palestine devaient conduire à la reconnaissance de l'État palestinien par les puissances occidentales en cinq ans. L'État d'Israël, lui, était depuis bien longtemps reconnu. En réalité, cette asymétrie a empêché toute résolution, puisqu'elle a transformé la reconnaissance en une fausse promesse. Le déni de reconnaissance a accentué le mépris de la Palestine d'un côté et le sentiment de toute puissance d'Israël de l'autre. C'est ce qui a conduit à la situation actuelle. La reconnaissance inconditionnelle d'Israël l'autorise aujourd'hui à briser toutes les règles du droit international. en colonisant la Cisjordanie, en menant une politique d'apartheid et en commettant un génocide en toute impunité. Autrement dit, l'asymétrie de reconnaissance a donné un blanc-seing à la rhétorique et aux actions génocidaires. La reconnaissance a donc une double dimension. Quand elle est niée, elle conduit au mépris et permet toutes les exactions. Quand elle est accordée sans condition, elle renforce la toute-puissance, la domination et la destruction. On se rend donc compte que, comme le disait récemment Avraham Berg, ancien président du Parlement israélien, « reconnaître la Palestine ne doit pas être l'aboutissement, mais le début d'un processus de paix » . Cela permettrait en effet de reconnaître que le peuple palestinien a droit à l'autodétermination et à une place dans la communauté internationale. Toutefois, attention à ne pas faire de la reconnaissance une manœuvre uniquement symbolique et diplomatique. D'ailleurs, le gouvernement israélien ne semble pas très inquiet. Le ministre de la Défense israélienne a récemment adressé un message à Emmanuel Macron en déclarant « Ils reconnaîtront un État palestinien sur le papier et nous construirons ici l'État juif sur le terrain » . Il est donc indispensable que la reconnaissance s'accompagne de mesures concrètes. Il faudrait que la France cesse de vendre des armes à Israël, qu'elle prenne des sanctions économiques à l'encontre des entreprises impliquées dans la colonisation, qu'il y ait une suspension de l'accord de libre-échange entre l'Europe et Israël, etc. Et bien sûr, il faudrait que la France reconnaisse officiellement qu'Israël est en train de commettre un génocide, ce qu'Emmanuel Macron se refuse encore à faire. Alors, la reconnaissance est un pas important, crucial, dans la cessation du génocide. Mais elle ne suffira pas si elle est une simple déclaration. La reconnaissance doit mettre fin à l'occupation. Aujourd'hui, il y a urgence à trouver un accord durable de cesser le feu, qu'Israël, pour le moment, refuse. Alors que le Hamas souhaite la fin permanente des hostilités, Israël ne veut qu'une trêve, une trêve qu'elle avait déjà rompue en mars, après le cessez-le-feu de janvier. Dans ce contexte, Il est grand temps que l'Europe prenne enfin ses responsabilités. Dans un épisode précédent, dont je vous mets le lien en description, je vous avais partagé les rêves de binationalisme, de création d'un État unique, rassemblant juifs et palestiniens. Une solution de plus en plus défendue, bien qu'elle paraisse aujourd'hui utopique. Si le binationalisme peut être le but poursuivi à long terme, la reconnaissance peut être un point de départ, une action forte pour que cesse l'horreur le plus vite possible. Faudra-t-il attendre que la Palestine soit anéantie pour qu'elle soit enfin reconnue ? C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram sur mon compte Alice de Rochechouart. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Merci à Lucie, Élodie, Alix, Bruno. Vous aussi, vous pouvez rejoindre l'aventure du fil d'actu. Merci et à très vite !