Speaker #0Encore un rebondissement dans l'affaire des eaux en bouteille du groupe Nestlé Waters. Nous savions que le groupe traitait illégalement ses eaux minérales. Cette semaine, nous avons également appris que l'État a caché leurs contaminations par des bactéries fécales. Non seulement une société privée s'est accaparée une ressource naturelle, mais l'État a servi ses intérêts privés au détriment de l'intérêt général. Or l'eau ne devrait-elle pas être un bien commun ? Ne devrait-elle pas appartenir à tout le monde ? On en parle avec le philosophe Toni Negri. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez Le Phil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don ponctuel ou récurrent en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. Ce lundi 19 mai, La commission d'enquête du Sénat, chargée d'enquêter sur cette affaire Nestlé-Waters, a rendu ses conclusions. Le groupe Nestlé a menti et il a été protégé par l'État français. Il y a un an, nous apprenions grâce à une enquête journalistique qu'un tiers des bouteilles d'eau minérale françaises, des marques Vittel, Cristalline, Vichy, Hépar ou encore Contrex, subissaient des traitements illégaux. Aujourd'hui, on apprend que certaines eaux étaient également contaminées par des bactéries fécales et que ce fait a été caché avec l'aide... active des services de l'État. Le préfet du Gard, des ministres et l'Agence régionale de santé d'Occitanie se sont entendus avec le groupe Nestlé-Waters pour protéger ses intérêts économiques et enterrer des rapports compromettants. En 2023, le préfet Dugar écrivait au ministère de la Santé « J'ai demandé à la présidente de Nestlé ses éléments de langage pour qu'on soit raccord pour la suite. » Il ajoute « Nous avons modifié le rapport ensemble. » Il est important de noter que la qualité des produits est conforme et ne présente aucun danger pour la santé et la sécurité. Peu après, le ministère de la Santé accède à toutes les demandes et fait tout pour garder ces informations secrètes. L'Elysée était au courant au moins depuis 2022. L'eau en bouteille étant vendue minimum 100 fois plus chère que l'eau du robinet et générant énormément de déchets plastiques, il s'agit ici à la fois d'un scandale sanitaire, d'une atteinte démocratique d'une vaste tromperie commerciale et d'un énorme gâchis écologique. Je ne vous cache pas que cette affaire me met profondément en colère et que selon moi, elle devrait faire un scandale national. Et pourtant, on n'en entend pas beaucoup parler. On parle d'une affaire de collusion entre un groupe industriel pollueur et un appareil d'État qui a cherché à protéger les intérêts financiers de ce groupe. Tout cela en nuisant à la ressource la plus précieuse qui soit, l'eau. Mais d'ailleurs... Comment se fait-il qu'une partie de l'eau soit privatisée ? Quand on y pense, n'est-ce pas totalement inacceptable ? À qui appartient l'eau, et en particulier l'eau de source ? Avant la Révolution française de 1789, l'eau était un bien géré collectivement et localement par des sortes de syndicats. Puis, au XIXe siècle, les choses changent. L'eau de source appartient désormais soit au propriétaire du terrain où se trouve la source, soit à l'État qui accorde des concessions à des exploitants. C'est par exemple le cas à Vichy ou à Vittel. C'est le début de l'industrialisation de l'eau en bouteille, qui commence dès les années 1850 au Royaume-Uni, et les années 1870 en France, en Allemagne et en Italie. Ce marché est alors étroitement lié à la question sanitaire. L'eau de source et l'eau minérale naturelle sont des eaux pures, thermales, auxquelles on accorde des vertus thérapeutiques. D'ailleurs, en France, c'est l'Académie nationale de médecine qui accorde le statut d'eau minérale. L'eau minérale, c'est bon pour la santé. Un argument marketing que l'on retrouve jusqu'à nos jours. Au XIXe siècle, cela a du sens, car l'eau n'est pas sans risque. Aujourd'hui, ça en a moins, car l'eau du robinet est d'excellente qualité. L'eau en bouteille explose dans les années 1960 et devient un produit de consommation de masse avec l'apparition des bouteilles en plastique. Aujourd'hui, la moitié des Français boivent de l'eau en bouteille tous les jours, mais de plus en plus de Français boivent de l'eau du robinet. Mais comment justifier que l'eau de source soit privatisée ? L'eau est censée circuler, couler, irriguer une région. Alors, il suffirait qu'on achète le terrain entourant la source et on pourrait s'accaparer cette ressource ? Prenons l'histoire de l'eau vitel, qui appartient justement à Nestlé Waters. En 1851, Louis Bouloumier vient faire des cures thermales à Contrexéville pour ses calculs rénaux. Au détour d'une promenade, il découvre une source et il achète tous les terrains alentours. Après avoir obtenu l'autorisation gouvernementale d'exploiter la source, il crée la station thermale de Vittel en 1854. Celle-ci sera sa vitrine marketing, avec l'objectif véritable de vendre de l'eau en bouteille. Dans les années 1970, l'attractivité de la station thermale décline. L'entreprise, qui sera un peu plus tard rachetée par Nestlé, met le paquet sur l'eau en bouteille. Et elle pompe frénétiquement les nappes phréatiques, jusqu'à causer un déficit. Nestlé prélève en moyenne chaque jour l'équivalent de la consommation d'une ville de 40 000 habitants. Et on estime qu'elle serait responsable de 80% du déficit de la nappe. Même si tout prélèvement était aujourd'hui stoppé, il faudrait 50 ans pour que la nappe se reconstitue. L'État tente alors quelques régulations timides. mais il semble protéger le géant de l'eau. En 2018, Nestlé est autorisé à continuer à pomper, alors que les habitants de Vittel ne peuvent plus profiter de cette eau et que l'eau qui leur est destinée doit être pompée un peu plus loin. La nappe phréatique de Vittel est, dans les faits, privatisée. On découvre alors qu'il existe des conflits d'intérêts. La présidente de la commission locale de l'eau est mariée à un homme qui travaille chez Nestlé. En 2021, on découvre encore que Nestlé est responsable de plusieurs décharges illégales de plastique. Et aujourd'hui, on apprend qu'en plus de vider les nappes phréatiques et de polluer les environs, Nestlé ment sur le produit qu'elle vend. Cette histoire est particulièrement intéressante, car elle révèle la tension entre public et privé dans le problème de la gestion de l'eau et de la sauvegarde environnementale. Le privé semble piller les nappes phréatiques jusqu'à leur épuisement. et le service public ne semble pas apte à gérer l'environnement de manière durable. Alors, est-ce qu'on ne pourrait pas envisager l'eau autrement, comme un bien commun ? Qu'est-ce que cela pourrait signifier ? Les biens communs, ou tout simplement les communs, est un concept dont on entend de plus en plus parler depuis une quinzaine d'années. En 2009, une économiste américaine, Eleanor Ostrom, obtient le prix Nobel d'économie pour ses travaux sur les communs, qui sont une nouvelle manière d'envisager la propriété d'une ressource et sa gestion. Trois aspects, selon elle, caractérisent les communs. Une ressource en accès partagé, une communauté ayant un droit sur la ressource et un mode de gouvernance partagé. La théorie des communs pense donc plutôt le droit d'usage que le droit de propriété. Cette approche est en réalité très ancienne. On en retrouve des configurations dans le droit romain et surtout au Moyen-Âge, dans le régime féodal. Certaines ressources sont gérées en commun par les occupants du domaine seigneurial. Par exemple, les bois, les prés, les landes, les marais appartiennent à un seigneur qui en a cédé le droit d'usage aux habitants. Ce sont des biens communaux. Mais à partir du XVIIIe siècle, ces biens communaux sont remis en question. C'est l'invention de la propriété privée au sens moderne du terme. En Angleterre, en 1773, une loi autorise les propriétaires à clore leur champ. C'est le début du mouvement de l'enclosure, l'appropriation par les propriétaires d'espaces qui étaient auparavant dévolus à un usage collectif. Le philosophe anglais John Locke donnera une justification théorique de la propriété privée comme étant un droit individuel inaliénable lié à la défense de la liberté. C'est la naissance de la modernité. qui conçoit l'homme comme un homo economicus qui cherche à maximiser son profit. Comme quoi, la propriété privée est une notion plutôt récente. En 1968, un écologue américain, Garrett Hardin, publie un article célèbre, La tragédie des communs, dans lequel il affirme qu'un accès libre non restreint à une ressource mène forcément à sa surexploitation et à son épuisement. Les ressources doivent donc être privatisées. Si on veut une gestion efficace, tout doit avoir un prix. Cet article a une influence considérable sur les 50 années qui suivent. C'est l'heure de la privatisation à outrance. Mais aujourd'hui, on remet en question la privatisation des ressources, qui ne parvient pas à garantir une gestion vertueuse. Faut-il alors revenir à une gestion publique ? Renationaliser ? Pas forcément. Car l'État semble parfois impuissant à gérer ses biens. Le monopole administratif, ou parfois les partenariats publics-privés, sont souvent très flous et ne paraissent pas nécessairement être la meilleure solution. Pourquoi ? Parce que l'État serait devenu une république de la propriété privée. Comme le montre Tony Negri, un philosophe italien, figure de la gauche, et mort très récemment, en décembre 2023. L'idée de propriété privée s'est étendue à la sphère publique. L'État considère qu'il est propriétaire d'un certain nombre de ressources. De ce fait, il ne mène plus forcément à bien sa mission de garant de l'intérêt collectif, mais il est plutôt un gros propriétaire, un décideur, qui va parfois à l'encontre des volontés des populations locales. Cela crée très souvent des situations de conflit entre l'État et les populations locales. Dernier exemple en date, le projet de construction de l'autoroute à 69, à Toulouse, alors que les deux tiers des habitants s'y disent défavorables. Quelque part, le public n'existe plus. Les biens publics sont la propriété d'une personne publique, comme l'État, les collectivités. Mais ils n'appartiennent plus vraiment aux habitants. La philosophie des communs, que l'on trouve chez Tony Negri et d'autres auteurs, se fonde sur un double refus. D'un côté, la privatisation généralisée des biens et des ressources. Et de l'autre, l'influence de l'État, qui obéit à une logique de la propriété privée. Autrement dit, la philosophie des communs propose une troisième voie face à l'alternative privée-public ou encore à l'alternative capitalisme-communisme. Selon Tony Negri, le commun peut être la source d'un projet politique qui marque la rupture avec les logiques privées et les logiques étatiques en pensant la coopération. Il est un régime de la décision collective, qui rompt avec la conception libérale de la démocratie. Le commun, dit-il, c'est un faire-ensemble. Face à l'enclosure généralisée des ressources, mais aussi des savoirs et de la culture, la philosophie des communs permet de penser les interactions sociales, en étudiant comment une communauté recherche le meilleur moyen de gérer une ressource, afin que tous en profitent. Cela implique un changement radical de perspective. On ne pense plus en termes de propriété, y compris collective, mais de droit d'usage. Le principe « je peux faire ce que je veux avec ce qui m'appartient » devient « je suis co-responsable de ce que je co-utilise » . Ce qui est passionnant dans cette approche, c'est qu'elle change radicalement le rôle de l'État. Celui-ci n'est plus un administrateur, un décideur, un propriétaire des ressources, mais il est un garant. Il doit garantir aux citoyens que la décision finale sera bien entre leurs mains. Cela renforce la pratique démocratique. À l'encontre d'un régime politique fondé sur l'individualisme et la représentation, c'est-à-dire sur le fait que les citoyens délèguent leur pouvoir de décision, on pourrait penser un régime de démocratie participative. Le commun, en tant que principe d'organisation politique, revient à considérer que nous devons collectivement élaborer des règles de vie et de gestion. C'est une forme d'action, une co-activité. Alors, on reviendrait aux services publics plutôt qu'aux biens publics. Ceux-ci seraient des institutions du commun, au lieu d'être des instruments de la puissance publique. Ils pourraient alors organiser les liens entre les différents communs, sous la forme, par exemple, d'un fédéralisme. Ce n'est pas une utopie. Aujourd'hui, des communs, qui concernent aussi bien des ressources matérielles qu'immatérielles, existent déjà. Des jardins partagés, des bibliothèques, Wikipédia ou encore les AMAP sont des exemples de communs. Mais, nous disent les auteurs qui réfléchissent à ces questions, les formes restent à inventer. Je dis bien les formes, car c'est la particularité des communs. Pas de système unique qu'on appliquerait partout, mais une gouvernance à chaque fois locale et adaptée, construite par les populations directement concernées. Le cas des eaux en bouteille est un laboratoire de réflexion fécond pour la philosophie des communs. Aujourd'hui, à Vittel, un collectif se bat pour que les entreprises privées ne soient plus autorisées à pomper les nappes phréatiques et que les habitants puissent co-gérer cette ressource. Pourtant, la France reste l'un des bastions de la privatisation de l'eau dans le monde. 60% de l'eau y est privatisée, alors que c'est moins de 10% dans le reste du monde. Il y a cependant un mouvement de retour à un service public de l'eau depuis 2005. Par exemple, la ville de Grenoble, puis la ville de Paris, suivie de nombreuses villes depuis, ont remunicipalisé l'eau. L'exemple de Paris est intéressant, car il ne s'agit pas véritablement d'un commun, mais plutôt d'un retour au service public. L'eau est gérée de manière verticale, sans impliquer les citoyens, par une entreprise publique. Cela a beaucoup de succès, car l'eau y est d'excellente qualité, et le prix a baissé de presque 10%. Mais on pourrait aller encore plus loin. La ville de Naples a, en 2011, Remunicipaliser l'eau sous le régime du commun Suite à un référendum, les citoyens ont déclaré l'eau comme un bien commun et ils participent activement à la gestion de l'eau. La Ville revendique que Aujourd'hui, le bilan est très positif. L'eau est d'excellente qualité et l'implication des citoyens dans la gestion de l'eau a permis le succès d'autres expériences de commun comme la gestion d'espaces culturels et la gestion des déchets. Alors, ce scandale de l'embouteillement de l'eau Nestlé est peut-être une opportunité de repenser notre rapport au bien commun et d'envisager de nouveaux modes de gouvernance. Pour construire, selon l'expression de Toni Negri, une utopie raisonnable. Il ajoute « Vive la Commune ! » et qu'elle nous porte chance. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Phil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, Vous pouvez me suivre sur Instagram, sur mon compte @alicederochechouart. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Merci à Bastien, Florian, Béatrice, Charles, Alé, Jean-Marc, Sophie et Luc, Nicolas et Tristan. Vous aussi, vous pouvez rejoindre l'aventure du fil d'actu. Merci et à très vite !