Speaker #0Les scandales s'enchaînent pour la plateforme de vente en ligne Shein. Mise en cause pour avoir vendu des produits illégaux en France, et en particulier une poupée sexuelle pédopornographique, Shein fait l'objet d'une enquête parlementaire en France. Et pourtant, son succès commercial est foudroyant. Comment expliquer un tel consumérisme ? Et qu'est-ce que cela dit de notre rapport à la nouveauté ? On en parle avec la philosophe Jeanne Guillain. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don en cliquant sur la page indiquée en description. Et bien sûr, vous pouvez aussi acheter mon livre Privilège aux éditions J.C. Lattès. Merci pour votre soutien. Début novembre la répression des fraudes s'est aperçue que la plateforme chinoise Shein commercialisait des poupées sexuelles à caractère pédopornographique. Quelques jours plus tard, un colis contenant une de ces poupées était d'ailleurs intercepté dans les bouches du Rhône. Son destinataire, un homme de 56 ans, fait depuis l'objet d'une enquête. La plateforme de vente en ligne s'est empressée de supprimer cette poupée de son catalogue, sous peine de se voir suspendue en France. Mais la poupée n'est pas le seul produit à être illégal sur Shein. Une enquête, démarrée en octobre, révèle que la plateforme vend une multitude de produits qui ne respectent pas les normes européennes. Des cosmétiques interdites, des jouets dangereux, des appareils électroménagers défaillants, des contrefaçons et même des armes, comme des points américains et des machettes, ainsi que des décorations nazies. Echiin n'est pas la seule plateforme à être concernée. Cinq autres sites de vente en ligne viennent d'être mis en cause pour des pratiques similaires. Temu, Wish... Zoom, Ebay et AliExpress, qui vendaient lui aussi des poupées pédopornographiques. Shein devait se rendre à une audition de l'Assemblée nationale ce mardi 18 novembre, afin de vérifier la conformité de ses produits vendus en France. Elle a pourtant refusé de s'y rendre. Le géant chinois sera à nouveau convoqué le 26 novembre, et cette fois-ci ce sera normalement obligatoire sous peine de sanction. Ses plateformes de vente d'ultra fast fashion sont régulièrement pointées du doigt pour leurs pratiques commerciales dangereuses et déloyales. Elles sont aussi critiquées pour les conditions de production de leurs produits. Les ouvriers et ouvrières qui confectionnent les vêtements chiines travaillent jusqu'à 16 heures par jour pour des salaires de misère et sans aucune protection sociale. Il s'agit de l'exploitation systémique d'une main d'œuvre invisibilisée et en particulier des femmes. Et puis, l'ultra fast fashion ? est un désastre écologique. Entre surproduction, utilisation de matières plastiques, transport, déchets, Chine est désormais le plus gros pollueur du secteur textile, qui est lui-même le deuxième secteur le plus polluant du monde. Qu'on se rende compte, Chine produit 7200 nouveaux articles par jour, soit plus que Zara en un an. Et pourtant, les consommateurs sont toujours plus nombreux. Début novembre, SHEIN a même débarqué au magasin Le BHV à Paris. Résultat, 50 000 acheteurs en 5 jours et des files d'attente devant le magasin. En 2025, en France, 3 à 4 millions de gens achètent des vêtements en ligne sur SHEIN. Les colis en provenance de SHEIN représentent désormais près d'un quart des colis distribués par la Poste et leur nombre a doublé entre 2022 et 2024. Alors comment expliquer un tel engouement ? pour ce qui détruit pourtant la planète et les droits humains. La philosophe Jeanne Guyen s'est intéressée à ces questions. Spécialiste de l'histoire du consumérisme, elle a publié cette année Le désir de nouveauté, un livre dans lequel elle s'interroge sur l'attrait économique de ce qui est nouveau. Qu'est-ce que la nouveauté ? Pour Jeanne Guyen, On peut la définir comme la conjonction entre la primauté, quelque chose se manifeste pour la première fois, et la fugacité, ce quelque chose ne va pas durer. La primauté suscite la curiosité et la fugacité suscite le sentiment d'urgence. Il faut se procurer l'objet avant qu'il ne disparaisse. La conjonction des deux forme alors l'économie de la nouveauté. La nouveauté est une qualité qu'on attribue aux objets et qui permet de les vendre. Jeanne Guien insiste. La nouveauté n'est pas une qualité intrinsèque des objets, c'est-à-dire que ce n'est pas une valeur en tant que telle La nouveauté, c'est ni bien ni mal. Ce qui est nouveau n'est pas forcément mieux que ce qui n'est pas nouveau. Ce que Jeanne Guien veut justement montrer, c'est que la nouveauté a été présentée depuis plusieurs siècles comme ayant une valeur, comme étant désirable, au travers d'un ensemble de discours et de pratiques marketing. En fait, la valeur attribuée à la nouveauté est une stratégie du capitalisme. Selon elle, il faut ainsi refuser un argument qu'on entend très souvent. Les humains seraient naturellement portés vers la nouveauté. Cette affirmation est totalement arbitraire et n'a jamais été démontrée. Ce qui a été prouvé en revanche, c'est que les humains sont enclins au mimétisme social. Nous avons tendance à imiter les autres membres de notre communauté. Par conséquent, si la nouveauté est présentée comme quelque chose de désirable, nous allons intérioriser cette injonction et désirer la nouveauté à notre tour. Cette perspective permet de comprendre ... Que la valeur attribue à la nouveauté est bien le produit d'un système économique et culturel bien particulier. La nouveauté a une histoire. Et c'est cette histoire que Jeanne Guien retrace, pour montrer que la nouveauté est une stratégie fondamentale, centrale du capitalisme. En effet, le capitalisme européen s'est construit autour d'une promesse, d'une prétention, celle d'inventer, d'être à l'avant-garde de l'histoire. Le capitalisme européen C'est l'innovation, le commerce de la nouveauté. Le capitalisme de la nouveauté commence dès le XVe siècle et le commerce colonial. Toute l'Europe a le regard tourné vers le « nouveau monde » et vers les produits exotiques qu'il promet. Même les villes fondées sont nommées à travers le prisme de la nouveauté. New York, la Nouvelle Orléans, Nouvelle Amsterdam, New Jersey, Terre-Neuve et bien d'autres. La colonisation brutale des Amériques, marquant l'avènement progressif du capitalisme, s'accompagne de la valorisation de la nouveauté en Occident. Au XIXe siècle, l'industrialisation marque une deuxième étape. L'innovation et la production s'accélèrent. Les nouvelles machines ont pour but de produire toujours plus vite, au détriment des conditions de travail des ouvriers et ouvrières. Ce qui conduira à la critique de Karl Marx. Au XXe siècle, l'ère du jetable accentue encore cette soif de nouveautés. Les produits doivent être neufs et pas chers. Tant pis pour les conditions de production et pour les déchets. Le jetable est présenté comme économique, hygiénique, pratique, désirable, tandis que le réemploi et le recyclé sont présentés comme sales et dépassés. La nouveauté devient une valeur fondamentale attribuée aux produits. D'un côté, elle permet de créer de nouveaux marchés et de nouveaux besoins en promettant de vivre l'expérience extraordinaire de la première fois. Voulez-vous goûter quelque chose que vous n'avez jamais goûté ? Voir quelque chose que vous n'avez jamais vu ? Essayer quelque chose que vous n'aviez jamais essayé ? Eh bien, dépêchez-vous, car tout cela pourrait bientôt vous échapper. De l'autre côté, la nouveauté disqualifie ce qui est ancien. Si vous ne voulez pas ce qui est nouveau, Si vous critiquez les nouvelles technologies ou la mode, c'est que vous êtes arriéré, rabat-joie, que vous avez peur du progrès. Jeanne Guien nous dit L'ultra fast fashion et les plateformes comme Shein correspondent parfaitement à ce que Jeanne Guien appelle « néophilie » , un modèle économique où les discours encouragent la nouveauté et le consumérisme. Dans ce cadre, l'obsolescence est bien un levier fondamental de l'économie, et la surproduction n'est pas une anomalie, mais un bienfait. Autrement dit, le gaspillage, la pollution, les déchets, la surproduction et l'exploitation des travailleurs ne sont pas des accidents ou des dommages collatéraux, Mais le cœur du capitalisme... et du secteur de la mode, construit sur une perpétuelle injonction au renouvellement. Alors, que faire ? Faut-il blâmer les consommateurs et consommatrices qui commettraient une faute morale en achetant sur Chine et sur ses plateformes ? C'est précisément ce que Jeanne Guyen veut éviter. Son but n'est pas de condamner individuellement, mais de montrer la responsabilité des acteurs du marché, c'est-à-dire des producteurs et des communicants. C'est le système qui est en cause. et qu'il faut impérativement changer. D'autant plus, explique-t-elle, que les critiques faites aux consommateurs sont toujours adressées aux mêmes populations, celles-là même qui sont déjà discriminées. Les femmes, les jeunes, les pauvres, qui ne sauraient pas se tenir et consommer éthiquement. Chaque fois que l'on montre du doigt la responsabilité des consommateurs et consommatrices, qu'on appelle à plus de modération dans la consommation, ce sont toujours les mêmes qui sont désignés comme n'étant pas vertueux. Les discours anticonsuméristes servent souvent à stigmatiser des populations qui sont déjà dominées et épargnent toujours les plus privilégiées. Alors, évidemment qu'il faut interdire des plateformes comme Shein. Mais il faut aussi s'interroger sur le consumérisme de manière plus large, sur la publicité qui gangrène nos espaces, sur la valorisation permanente de la nouveauté au détriment de l'écologie et des droits humains, sur un système qui privilégie l'avoir à l'être et crée des désirs mortifères. Ce ne sont pas les comportements individuels qu'il faut critiquer avec une approche morale, mais tout un système économique qui fait du consumérisme une de ses stratégies privilégiées, sans aucune limite. comme en témoigne la poupée pédopornographique de Chine. Il faut donc une résistance collective et politique au consumérisme, pour entrer dans une logique de décroissance. Par exemple, on pourrait décider d'imposer des quotas de production et d'importation, de limiter la taille des magasins et surfaces de vente, ou d'interdire les stratégies d'obsolescence. Voici quelques pistes proposées par Jeanne Guir. Selon elle d'ailleurs, il y a en fait deux voies de combat. qu'il faudrait sans doute mener en parallèle. D'un côté, une voie socialiste, qui lutterait pour plus de services publics échappant aux logiques de marché et de consumérisme, et une voie anarchiste, qui créerait des espaces économiques alternatifs, comme l'entraide et l'autoproduction. En voilà une nouveauté qui serait vraiment désirable. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram sur mon compte Alice de Rochechouart. 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