Speaker #0Nous vivons dans une société rongée par les violences faites aux enfants. Les violences sont systémiques. Violences physiques, psychologiques et sexuelles sont partout. Et pourtant, la domination des adultes sur les enfants n'est presque jamais remise en question. Comment l'expliquer ? Et comment la conjurer ? On en parle aujourd'hui avec le philosophe Vincent Delocroix. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu. le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don ponctuel ou récurrent en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. Les violences faites aux enfants sont omniprésentes dans notre société. Un Français sur quatre estime avoir été victime de maltraitance dans son enfance. Un enfant sur dix est victime d'inceste. Et chaque semaine, un enfant meurt sous les coups de ses parents. Et pourtant, il ne se passe pas grand-chose. Le Premier ministre François Bayrou reste en poste, alors qu'il a couvert des violences sexuelles pendant plusieurs décennies au sein de l'établissement de Bétarame et sans doute également dans un autre établissement. Au même moment s'ouvre le procès de Joël Le Squarnec, un chirurgien ayant violé près de 300 enfants, qui a pu agir en toute impunité pendant 30 ans malgré plusieurs signaux et même une condamnation pour détention d'images pédopornographiques, sans que cela l'empêche d'exercer. Enfin, un militant de gauche, Pierre-Alain Cotineau, vient d'être arrêté pour avoir organisé un immense réseau pédocriminel. Il était famille d'accueil pour l'aide sociale à l'enfance et mettait les enfants dont il avait la garde à disposition de pédocriminels. L'actualité nous montre que les violences faites aux enfants sont partout, qu'elles sont structurelles, systémiques, et pourtant, elles demeurent invisibles, ou bien elles sont traitées comme des faits divers, isolés. Rares sont les personnes qui dénoncent la domination des adultes sur les enfants, qui en font un objet de lutte, de revendication, pour que les enfants soient véritablement reconnus comme des sujets de droit. Le thème de l'enfance n'occupe que très peu de place dans l'espace public, médiatique et politique. Les enfants ne sont tellement pas une priorité que François Bayrou n'avait pas jugé utile, à sa nomination, de reconduire un ministère de l'enfance. Comment expliquer ce mépris, cette déconsidération de l'enfance ? Le mot « enfant » vient du latin « infans » . ce qui signifie « celui qui ne parle pas » , qui est « sans parole » . Cette étymologie est pleine de sens. L'enfant est celui qui ne sait pas parler, qui est donc plus proche de l'animal, et qui n'est pas doué de raison. C'est un être qu'il faut modeler. Et c'est également celui qui ne doit pas parler. On ne lui donne pas la parole, on ne lui accorde pas de réel statut. De fait, dans l'Empire romain, l'enfant est considéré comme la propriété de son père, le pater familias, le père de famille. Celui-ci a le droit de vie et de mort sur son enfant. Quand un bébé naît, il est déposé par terre au pied de son père. Celui-ci peut décider de l'accepter, alors il le soulève. S'il le laisse par terre, l'enfant est exposé, c'est-à-dire qu'il est abandonné, soit devant la porte de la maison, soit dans une décharge publique. La plupart du temps, ces bébés meurent. Parfois, ils sont recueillis et deviennent esclaves. On estime que 20 à 40% des nouveaux-nés étaient exposés dans l'Empire romain. Le passage à l'ère chrétienne change radicalement la conception de l'enfance. Les enfants ne sont plus seulement considérés comme des êtres en devenir, mais comme des êtres à part entière, dotés d'une âme. D'ailleurs, Jésus est le fils de Dieu, et on le représente souvent comme un bébé dans les bras de sa mère, la Vierge Marie. L'infanticide devient interdit par la loi, et l'Église se met peu à peu à s'occuper des orphelins. À partir de la Révolution française, l'État se met à prendre en charge la protection des enfants. Et petit à petit, on se met à interdire le travail des enfants. À partir de la fin du XIXe siècle, on commence à s'intéresser au développement des enfants et à faire de la pédiatrie une spécialité à part entière. La baisse de la mortalité infantile et de la fécondité changent le statut de l'enfant, qui acquiert petit à petit les mêmes droits que l'adulte. En 1989 est signée la Convention internationale des droits de l'enfant, qui introduit la notion d'intérêt supérieur de l'enfant jusqu'à concevoir l'autorité parentale comme un ensemble de droits et de devoirs envers l'enfant. Le statut de l'enfant a donc, fort heureusement, évolué vers une plus grande considération au fil du temps. Mais est-ce qu'on s'est réellement débarrassé de l'idée, présente dans l'étymologie, que l'enfant est un être sans parole ? La philosophie est souvent restée prisonnière d'une conception de l'enfant comme un être sans parole. Pour Aristote, l'enfance est une période de vie végétative, et l'enfant n'a pas de faculté de choix rationnel. Il est plus proche de l'animal que de l'humain et il n'est considéré que comme un potentiel, un être en devenir. Pour Descartes, l'enfance est synonyme de préjugé. C'est un stade qu'il faut dépasser avant de réellement devenir homme. Autrement dit, l'enfance est quelque chose dont il faut se débarrasser. Les adjectifs infantile, puéril, sont d'ailleurs connotés négativement. A l'extrême opposée, on trouve Nietzsche, qui donne une valeur symbolique à l'enfant. L'enfant est un nouveau commencement, un créateur de valeurs, un « oui sacré à la vie » . L'enfant, par son innocence, est ce qui peut renverser les valeurs, conformément à la philosophie subversive de Nietzsche. Il est donc idéalisé. La philosophie semble donc hésiter entre déconsidération d'un côté et idéalisation de l'autre. Mais c'est comme si l'enfant n'était pas un être réel, mais plutôt un être symbolique, théorique. C'est ce que remarque le philosophe Vincent de Lecroix. Il note que la philosophie pense l'enfance soit comme un paradis perdu, soit comme quelque chose qu'il faudrait perdre justement. Et il souhaite sortir de la perspective évolutionniste pour cesser de penser l'enfance comme un stade qu'il faudrait dépasser. L'enfance, nous dit-il, est interminable et elle n'est pas derrière nous. Elle est toujours là, en nous, vivante et la plupart du temps souterraine. Autrement dit, il est impossible de la circonscrire ou de la dépasser, car elle ne s'achève jamais. L'enfance est un processus continu. Elle est un certain type de rapport au monde, une forme spécifique d'expérience. L'enfance, c'est le nouveau. Vincent Delecroix nous dit L'âge adulte n'abolit pas l'enfance, mais enmasque partiellement l'interminable développement autonome, dont l'essentielle nature, dont la spécificité, est le nouveau. A l'inverse, l'adulte en nous sait très exactement ce qui n'est pas nouveau. Alors, l'enfance n'est pas la vérité ni la pureté. Elle n'est pas un stade achevé auquel on penserait avec nostalgie ou bien mépris, mais elle est une création permanente, une naissance continue. Nous sommes tour à tour enfants et adultes, et notre vie est traversée d'éclats d'enfance. Or, l'enfance, nous dit Vincent Delecroix, c'est aussi l'extrême vulnérabilité. Les éclats d'enfance qui nous traversent sont des éclats de vulnérabilité, une atteinte à notre sentiment de toute puissance. Et quand l'adulte se fait despote face à l'enfant, je cite, « il menace ce qu'il protège, il protège en menaçant, il empoisonne et pathologise la vulnérabilité » . Alors, rien d'étonnant à ce que l'enfant soit méprisé. dans une société qui prône la toute-puissance et la maîtrise. Dans son essai, Vincent Delecroix refuse de donner une définition fermée de l'enfance, car, n'étant jamais achevée, elle n'est pas quelque chose, justement. Elle n'est pas un stade, une étape, qu'on pourrait identifier, circonscrire et définir. L'enfance est un certain rapport au monde, un rapport de nouveauté et de vulnérabilité qui ne nous quitte jamais. L'analyse de Vincent Delecroix permet d'éclairer pourquoi les adultes cherchent à dominer l'enfance et peut ouvrir, selon moi, à une lecture politique. Car si l'enfance ne s'arrête jamais, qu'elle est toujours présente en nous, alors on peut remettre en question le statut d'adulte lui-même et la domination des adultes sur les enfants, afin de considérer la puissance du nouveau comme une possibilité de repenser un projet de société. C'est ce que propose le collectif enfantiste, un mouvement politique, social et culturel qui revendique l'égalité entre personnes majeures et jeunes. Il critique le fait que la parole des enfants soit niée et invisibilisée dans la société et que la conception soit celle d'une hiérarchie, d'une domination des adultes sur les enfants. Selon eux, les enfants demeurent, malgré des progrès indéniables dans la prise en compte de leur bien-être, des êtres privés de parole. Selon ce collectif, les enfants sont encore considérés comme des possessions, et non comme des personnes à part entière. On les considère comme tyranniques, comme des êtres qu'il faudrait dresser, comme des citoyens de seconde zone, ou plutôt pas du tout comme des citoyens. Ils veulent alors, je cite, « donner aux enfants, à leurs expériences, leurs voix et leurs points de vue, la place qu'ils méritent en tant qu'êtres humains dans la société » . Concrètement, cela veut dire par exemple remplacer le terme d'autorité parentale inscrit dans la loi et qui sous-entend l'obéissance et le commandement par le terme de responsabilité parentale. Cela veut dire aussi créer un véritable ministère de l'enfance plutôt qu'un secrétariat d'État afin de construire une aide sociale à l'enfance efficace et d'améliorer la protection des enfants victimes de violences. Cela veut dire aussi revaloriser les métiers de la petite enfance. accompagnaient les parents à devenir parents, en les sensibilisant aux droits de l'enfant et aux violences éducatives, comme le défend le courant de l'éducation positive, qui est souvent caricaturée en laxisme. Si les modalités de cette éducation positive font encore débat, l'idée d'une éducation fondée sur le respect, la bienveillance, la recherche de l'estime de soi des enfants, plutôt que sur l'obéissance et la crainte, me semble plutôt enthousiasmant. On entend souvent que ces enfants deviendraient des enfants gâtés, des enfants rois. Hum. Petite devinette. Savez-vous qui a dit ? Les jeunes d'aujourd'hui aiment le luxe, méprisent l'autorité et bavardent au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus lorsqu'un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent. Ils contredisent leurs parents, plastronnent en société, se hâtent à table d'engloutir les desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres. Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l'autorité et n'ont aucun respect pour l'âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans. Alors, vous avez trouvé ? Eh bien, c'est Socrate ! Eh oui, ça fait 3000 ans que c'était mieux avant. En pensant l'enfance comme quelque chose qui n'est jamais achevé, comme un éclat de vulnérabilité et de nouveauté, en suivant la lecture de Vincent Delecroix, on peut remettre en cause le statut d'adulte, défini comme l'individu pleinement achevé, autonome. qui n'a besoin de rien ni personne, et se conforme parfaitement aux attentes de la société. Pour ceux qui trouvent que cette conception est radicale, on peut faire un parallèle entre les femmes et les enfants, comme l'explique le collectif enfantiste. Les enfants sont aujourd'hui considérés comme l'étaient les femmes auparavant, c'est-à-dire comme un groupe minoritaire, marginalisé, n'ayant pas d'égalité de droit avec les adultes. Rappelons qu'il n'y a pas si longtemps, les femmes n'avaient pas le droit de vote, ne pouvaient pas ouvrir de comptes en banque ou travailler sans l'accord de leur mari. Et l'égalité est loin d'être achevée. Comme le féminisme qui opère une révolution contre les structures sexistes de la société, l'enfantisme pourrait remettre en cause les structures adultistes qui conduisent aujourd'hui à réclamer l'exclusion des enfants hors de l'espace public. Notons au passage que ce sont encore les femmes qui pâtissent de cette intolérance grandissante envers les enfants puisque ce sont majoritairement elles qui s'occupent des enfants aujourd'hui. Face à une société de plus en plus individualiste, c'est ton choix d'avoir eu des enfants et tu n'as pas à me l'imposer, les réflexions enfantistes permettent de repenser la force du collectif et de l'empathie. Car cette approche individualiste, fondée sur la recherche de l'efficacité, désagrège peu à peu le collectif et produit des adultes malheureux, aliénés au dogme de la toute-puissance et du conformisme. Déconstruire l'opposition entre adultes et enfants peut alors s'avérer libérateur. Il peut à la fois conduire à une meilleure considération des enfants et interrompre le culte de la perfection et de la toute-puissance des adultes. En pensant les éclats d'enfance, en cessant d'oublier les enfants que nous avons été, on pourrait remettre la vulnérabilité, la dignité et la responsabilité pour autrui au cœur d'un projet de société pour retrouver plus de collectif et d'empathie. Je voudrais terminer cet épisode en évoquant une dernière proposition politique. Accorder le droit de vote aux enfants. A première vue, ça nous paraît impensable. Les enfants ne savent pas vraiment faire preuve de discernement, ils ne sont pas autonomes, ils sont influencés par leur milieu social, familial. Mais savez-vous qu'on utilisait exactement les mêmes arguments pour s'opposer au droit de vote des femmes ? Accorder le droit de vote aux enfants me semble être une piste intéressante, parce que cela les reconnaîtrait comme véritables sujets de droit. Et puis, si les enfants votent, alors la classe politique serait bien obligée de les prendre en considération, même de façon intéressée. Alors, cap ou pas cap ? C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram, sur mon compte, lefildactu.podcast. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Et un grand merci à Vivien, Olivier, Jonathan, Jean-Michel, Nathalie. Mathieu, Clément, Augustin, Laurent, Thomas, Élodie, Bruno, Alexandre, Étienne et Juliette. Vous aussi, vous pouvez rejoindre l'aventure du film d'actu. Merci et à très vite !