Speaker #0C'est un peu le piège des valeurs, c'est que là où c'est censé être vertueux, ça peut devenir très vite, très très vite, un outil de guerre interne assez fort.
Bonjour et bienvenue dans Le Poids des mots, le podcast by Oxymore & More. Aujourd'hui, il n'aura jamais aussi bien porté son nom, puisque nous allons étudier les mots, M-O-T-S, qui génèrent pas mal de maux, M-A-U-X, en entreprise. Le meilleur exemple, et bien tout simplement, les valeurs de l'entreprise. Cette espèce de petite solution miracle, pansement RSE, pansement QVT, pansement plein d'acronymes, qui a été utilisé de manière, comment dirais-je, magique, et donc, évidemment, ratée. Parce que la communication en entreprise, c'est comme le maquillage. Si ça se voit, c'est que c'est raté.
Je m'appelle Sonia Vignon, je suis linguiste spécialiste en rhétorique et en sémantique. J'ai travaillé en France, au Canada, et j'ai rencontré tellement de gens merveilleux qui avaient un rapport au mot et à la langue différent que je me suis rendue compte que c'est ce qui faisait notre singularité et notre humanité.
Comment transformer les valeurs d'une entreprise en autre chose que trois mots sur un mur ? Voire même comment faire en sorte qu'elles ne soient pas finalement le préalable à de l'agacement ou de la distance, parce qu'on considère que ce sont du bullshit ? C'est un vaste sujet.
Quand on regarde la définition du mot valeur dans le dictionnaire, Il y en a une quinzaine. Ça veut dire que déjà même le mot valeur en tant que tel est soumis à de l'interprétation et à une contextualisation très forte.
La première chose qu'il faut rappeler, c'est que les valeurs de l'entreprise sont internes et elles n'ont pas vocation à devenir externes. Donc c'est vrai que souvent, quand elles sont affichées sur un mur ou dans un... un PowerPoint ou dans un catalogue, il y a là un premier biais qui se crée puisqu'elles sont censées être ce qui fédère l'entreprise, mais pas forcément un motif de fierté ou de marketing. Et le fait qu'on les utilise en tant que telles peut créer un petit peu de méfiance en face. Un premier biais cognitif, vraiment, de dire « Mais pourquoi est-ce qu'ils nous jettent comme ça au visage leurs valeurs ? » Ça leur appartient. Ce n'est pas évidemment toujours perçu comme ça, mais en tout cas, c'est un des premiers biais de perception autour des valeurs de l'entreprise. C'est que ce sont des choses qui doivent être faites en interne, par l'interne, pour l'interne, et que le fait de les afficher peut créer un premier biais de perception assez malheureux. Là où on envisage au départ que ce sera forcément quelque chose de positif, puisqu'une valeur, par définition, c'est positif. Ça, c'est la première chose.
La deuxième chose, c'est qu'il n'y a rien de plus dangereux que les concepts qu'on doit résumer en un seul mot, parce que ça ne donne pas de place, pour le coup, à l'interprétation. Ça veut dire qu'il va falloir qu'on trouve le mot juste, précis et exact pour expliquer tout ce qu'on voulait dire. Donc, en général, c'est compliqué de résumer en un mot une pensée, une ambition, une volonté. Et les valeurs de l'entreprise sont souvent plutôt quelque chose vers quoi on tend, que quelque chose qu'on possède forcément déjà. Et rien que ça, la temporalité de la valeur, est-ce qu'on nomme des choses qu'on a ? Est-ce qu'on nomme des choses vers lesquelles on tend ? ça change absolument tout. Parce que si on est d'accord pour dire on va nommer des valeurs et on tend vers ça, alors ça veut dire qu'on va impliquer les équipes et les responsabiliser dans le fait d'aller ensemble vers les valeurs. Si on ne précise pas ça et qu'on considère que c'est un prérequis actuel, ou en tout cas une réalité actuelle, On peut créer très vite une opposition si les gens considèrent que ça n'existe pas et qu'on a mis des mots jolis face à une réalité qui ne l'est pas. Et évidemment que là, l'effet boomerang, il est terrible et qu'on arrive avec tout de suite des levées de boucliers assez fortes parce que c'est un peu le piège des valeurs. C'est que là où c'est censé être vertueux, ça peut devenir très vite, très très vite, un outil de guerre interne assez fort. Soit même au sein d'une équipe. Oui, mais non, moi, ce mot, pas du tout. Alors moi, complètement. Et on a pu assister à des échanges comme ça. Et pourquoi pas, le fait de débattre est plutôt sain. Mais débattre, le sens étymologique du verbe débattre, c'est dé-battre, ne pas se battre. Donc débattre, au départ, c'était vraiment là pour donner plusieurs idées, plusieurs pensées, et écouter l'autre. Et ça ne voulait pas dire convaincre. Et aujourd'hui, débattre, c'est synonyme de convaincre. Et on l'a dit, convaincre, vaincre les cons. Donc, c'est toujours pas bon.
Pour la petite anecdote sur les valeurs, j'ai... accompagné il y a quelques années maintenant, une entreprise, et le jour où je vais rencontrer le président, simplement pour faire connaissance et découvrir quel est son réel besoin de linguistique dans l'entreprise. J'arrive, on est dans une entreprise qui a quand même une taille assez importante pour avoir un accueil où on prend la carte d'identité, qui est déjà plutôt ETI, et donc j'arrive à l'accueil, on prend ma carte d'identité, et derrière la jeune fille, il y a... les trois valeurs affichées. Et là, je saigne des yeux. Très clairement, je ne dis rien. Je ne donne ma carte d'identité. Le président du groupe arrive, me propose un petit café. On prend un petit café. Et il commence à me dire, oui, donc on est déjà hyper engagé dans la RSE. On a fait plein de trucs. Et notamment, tu l'as vu quand tu es arrivé sur le mur, les valeurs. Alors, il se trouve que je ne sais pas mentir à un niveau... pas très, très, très, très utile en entreprise, du coup. Et que tout mon visage a dû lui dire ce que je pensais du truc. Et donc, il me dit, ah, tu n'aimes pas. C'est pas que je n'aime pas. C'est pas vraiment des valeurs. Et là, il me dit, ah, mais arrête, ça nous a coûté. Ah oui, mais ça, c'est pas... Et laquelle n'est pas une valeur ? Il y en a trois. Donc, laquelle n'est pas une valeur ? Eh bien, les trois. Et joyeux Noël ! Et c'est là que de temps en temps, faire appel à des linguistes, ça peut être utile quand même. Et donc, je vous donne les trois mots, parce que ça va expliquer très fort en quoi les valeurs de l'entreprise peuvent dévaloriser malheureusement l'entreprise.
Le premier mot, celui-là il était magnifique, c'était professionnalisme. Or, vous êtes une entreprise, donc le professionnalisme est un prérequis. Vous êtes censé être pro. C'est comme si moi là, je précisais que je suis une nana. A priori, tout le monde avait l'info. Donc le fait de dire, de nommer quelque chose qui est censé être évident, crée un biais cognitif de doute énorme. Pourquoi il le dit ? Ça allume un red flag. J'aime bien les mots de jeunes, je tante des mots de jeunes. Ça allume un red flag dans la tête de la personne en face, qui n'est pas forcément capable de l'analyser. Elle ne saura pas pourquoi tout à coup, elle s'est dit. C'est bizarre. Mais en fait, c'est pour ça. C'est parce que professionnalisme, ce n'est pas une valeur, c'est un prérequis. En tant qu'entreprise, vous devez être professionnel. Petit tips, ce que je vous donne comme ça, si vous ne pouvez pas dire le contraire, ne le dites pas. Qui va dire, nous, on est des margoulins ? On est nuls. Nuls, nuls, nuls. Personne. Donc, ne dites pas que vous êtes pro, puisque c'est évident que vous ne pouvez pas dire le contraire. Dans la vie de tous les jours, d'ailleurs, à chaque fois que quelqu'un, et faite le test, vous verrez, ça ne rate jamais. À chaque fois que quelqu'un vous dit quelque chose qui est évident, ça vous met un doute de l'enfer à juste titre. Il ment. S'il le dit, il ment. Mais meilleurs détecteurs de mensonges que le FBI, les linguistes. On sauvera le monde, les enfants. Typiquement, petit conseil que je donne à toutes mes copines qui sont sur Tinder, le premier date. et le mec te dit « je suis fidèle, fidèle, fidèle » au troisième fidèle, tu te barres, tu ne payes pas la note et tu cours.
C'est ce que j'appelle moi la communication en creux et la communication en relief. Ce qu'il faut taire ou ce qu'il faut dire. La communication en creux, c'est tout ce qu'on fait parce qu'on doit faire comprendre à l'autre par la réalité d'une action ou parce qu'il nous semble tout à fait évident que ou parce qu'on ne peut pas le dire en sens inverse. Ça, ce sont les trois raisons pour lesquelles on fait une communication en creux. Typiquement, si je suis une femme et que je suis obligée de préciser « Bonjour, je m'appelle Sonia, je suis une femme » , ça veut dire que soit je ne suis pas convaincue que ça se voit, ce qui est quand même étonnant, soit il y a deux semaines, je m'appelais Rodrigo et du coup, je ne me suis pas encore trop faite à l'idée que ça avait un petit peu changé. Et donc, typiquement, pour une entreprise, préciser qu'elle est professionnelle, ça devrait être une communication en creux. C'est évident. Il ne devrait pas y avoir besoin de le dire.
Premièrement. Et en plus, dans les deux cas, c'est moche. Soit ça dit, en fait, on est des margoulins, mais on est convaincus qu'on peut vous dire le contraire. C'est moche. Soit ça dit, nous, on est des professionnels, pas comme nos concurrents. Et ça aussi, c'est moche. Il n'y a pas de bonne raison de dire qu'on est professionnel quand on est une entreprise. Donc la première valeur, c'était professionnel. Bon, on a connu plus efficace.
Deuxième valeur, vraiment, ils m'ont tué, c'était la confiance. Or, la confiance n'est absolument pas une valeur, la confiance est une résultante. Ça veut dire que professionnel, prérequis, confiance, résultante. Dans les deux cas, on est d'un bout à l'autre du spectre, mais on n'est pas du tout au bon endroit. Parce que j'ai des valeurs et que je suis juste et que je fais ce que je dis, je vais créer les conditions préalables à la confiance. Mais à aucun moment, la confiance est en tant que telle une valeur. Donc là, hop, deux mots sur les deux, il n'y en a aucun qui va. Merveilleux, parfait, Jackpot.
Et alors le troisième, mon pref, parce que celui-ci, c'est un mot à la mode, mais c'est un mot horrible, mais à la mode : Résilience. Ils avaient en valeur d'entreprise, résilience. Pour mémoire, résilience, c'est le fait de survivre quand même. Donc ça veut dire on ne crève pas. Eh bien écoute, Jean-François, je suis bien contente que ton entreprise ne crève pas tous les matins. On est ravis. Vraiment, vous êtes résilients, c'est chouette.
Et pourquoi ce mot est sorti d'ailleurs ? C'est intéressant. Pourquoi aujourd'hui il est à la mode ce mot ? Il n'était pas à la mode il y a cinq ans. À cause du Covid. Parce que pendant le Covid, toutes les entreprises, et même les êtres humains, là, c'était général, tout le monde a dû être résilient. Pour de vrai. On était tous en mode survie. Et c'était vrai. Et donc, le mot était « juste » . En 2021, tous les vœux que j'ai reçus avaient le mot « résilience » dedans. On se souhaitait de la résilience. Et une année résiliente ! On ne se souhaitait pas la santé, autant te le dire. On sortait d'une année catastrophique. On était tous vraiment traumatisés. Et donc, à ce moment-là, il était juste, ce mot. C'était vraiment exactement ça. Et moi, je prône le fait que nommer avec justesse, c'est formidable. Donc, bah oui, le mot n'était pas… positif, mais n'empêche qu'il était extrêmement juste et c'était très bien à ce moment-là de ne se souhaiter que ça, parce qu'on était là-dedans et que c'était mieux que de se dire, et surtout la santé, comment te dire, Gilbert, on n'est pas là. Donc, c'était un mot qui était très juste et en fait, comme il est plutôt joli, parce qu'il finit en « ence » , il est doux, il est resté comme un mot de mode et on a oublié ce qu'il voulait dire, ce que je trouve dingue.
Et donc, je lui dis, mais quand même, la résilience, tu vois, la mort, ça, survie. Et il me dit, ah oui, alors en fait, au départ, on voulait dire combativité, et on s'est dit, trop violent. Et j'ai dit, c'est dommage, parce que combativité, c'est une valeur. On aurait eu au moins une sur trois, ça aurait été bien. Et dans combativité, on entend combat. Et à ce moment-là, parce qu'on entend combat, ils se sont dit, oh là là, c'est négatif, c'est moche, les gens vont visualiser un poing et tout, c'est pas OK. Alors que la combativité, c'est une vraie valeur. Ne pas abandonner, se battre pour ses idées. Ok, très bien. Et comme dans Résilience, il n'y a pas mort, ce n'est pas "mortiliance", ils n'ont pas mesuré qu'ils utilisaient un mot bien pire. Et on en revient à cette notion des mots qui sont vidés de leur sens, qui sont creusés, et dans lesquels on met n'importe quoi, mais certainement plus que ça voulait dire au départ, notamment parce qu'à l'oreille, ils sont mimi-chats.
Donc là, pour le coup, les valeurs de l'entreprise, Si elles sont, comme c'était le cas à ce moment-là, très éloignées de ce qui est censé être une valeur, comment voulez-vous que ça fasse adhérer qui que ce soit ? Ça crée forcément un petit fossé. On les regarde, mais on les regarde sans jamais s'identifier à elles ou les intégrer dans sa propre vie. On voit que le sujet des valeurs est un sujet, comme toujours d'ailleurs, bien plus vaste que ce à quoi on s'attendait au départ.
Ça veut dire que tout d'abord, il y a un côté contextuel. Pourquoi est-ce qu'on fait les valeurs de l'entreprise ? Est-ce qu'on les fait parce qu'on est convaincu qu'on a des valeurs qu'on partage, qui nous rassemblent et donc on a envie de les mettre en lumière ? Très bonne raison de faire des valeurs d'entreprise. Est-ce qu'on les fait parce qu'on se dit que comme on est RSE, on est un peu obligé ? Bon, raison acceptable. Ou est-ce qu'on les fait parce qu'il y a une ambiance toute pourrie, que c'est compliqué, qu'on n'arrive plus à recruter et qu'on se dit, tiens, viens, on essaye les valeurs. Ah ! Alors là, pour le coup, mauvaise raison. C'est un peu comme pourquoi vous faites un enfant. Est-ce que je le fais par amour ou est-ce que je le fais pour sauver mon couple ? Posez-vous la question avant de le faire. En général, ça va vous aider.
Typiquement pour les valeurs, posez-vous la question avant de les faire. Est-ce que vous les faites pour les bonnes ou les mauvaises raisons ? Et si vous les faites pour les mauvaises raisons, vous ne pourrez pas sortir de bonnes valeurs. Ça, c'est un premier élément.
Deuxième élément, les valeurs, c'est de l'interne. Pourquoi est-ce que vous avez envie de les partager en externe ? Ça peut être partagé en externe, s'il y a une bonne raison, mais en tout cas, quand elles sont créées, pensez-les comme de l'interne. N'allez pas tout de suite projeter ce que ça donnera sur un mur. On s'en fout. Initialement, c'est fait pour créer un socle de référence commun et de fierté propre à vos équipes.
Et la troisième chose avant de faire les valeurs, c'est aussi de se dire : les valeurs de l'entreprise ne sont pas les valeurs de l'individu. Ça veut dire que c'est quand même compliqué de dire on est 500, 1000, et on va tous partager les trois mêmes mots ou les quatre mêmes mots. C'est possible, mais malgré tout, ça va demander forcément de la pédagogie. Et souvent, on ne pense pas à la transmission des valeurs. Or, la transmission est tout aussi importante que le mot.
Premièrement, avant de faire les valeurs d'entreprise, demandez-vous pourquoi vous le faites. Pensez-les bien en interne et co-créez-les. Et vous accompagnez évidemment, vous n'êtes a priori pas le Larousse. Et donc ? Là, une fois que vous vous êtes posé ces questions-là, vous vous dites oui, on doit faire les valeurs de l'entreprise, on en a envie, c'est quelque chose qui nous unit, on est dans une dynamique hyper positive, formidable. À ce moment-là, évidemment, ce sont les mots que vous allez choisir qui sont très justes. Et moi, je vous donne un petit conseil. définissez-les. Ne mettez pas le mot seul. Il n'est pas autoporté. Un mot n'est jamais autoporté. Mettez une petite définition à côté. La vôtre. Pourquoi vous avez choisi ce mot-là ?
Et puis, surtout, transmettez-les. Mais transmettez-les à l'oral. Expliquez-les. Faites-les vivre. Faites-les ressentir. Une valeur, si elle est juste sur un PowerPoint, elle a zéro crédibilité. Si on doit... partager des valeurs, on doit les avoir vêcues et ressenties. Sinon, ça ne marchera pas.
Si vous aussi, vous trouvez que l'épineux sujet des valeurs, que c'est beaucoup plus compliqué que ce qu'on pensait que déjà c'était compliqué, on mérite d'être creusé. On donne quelques petits tips régulièrement sur notre page LinkedIn. On en parle dans notre blog du site internet et on s'en parle quand vous voulez. Vous pouvez nous retrouver sur la page LinkedIn d'Oxymore et sur le site internet oxymorandmore.com.