Speaker #0Une amie m'a dit un jour, Tamara, cette maladie a de la chance de t'avoir. Un compliment inattendu que j'ai choisi d'honorer. Plongée avec moi dans la chronique de malades, où les voix invisibles trouvent enfin leur écho. Bonne écoute ! Moi, les inconnus, j'ai toujours aimé les rencontrer. Leur courir après quand ils oublient leur écharpe à la terrasse d'un café. Leur glisser un compliment dans la queue d'un magasin. Leur demander ce qui les rend heureux alors que je viens à peine de les rencontrer. Leur offrir un sourire dans le trajet d'un bus. Leur glisser mon numéro lorsque leur charme éveille mon appétit. Leur tendre un mouchoir lorsqu'ils pleurent dans la rue. Leur proposer de venir boire un thé parce que, quand même, on habite vraiment pas loin. Les inconnus ont toujours attisé ma curiosité. Parce que je sais que derrière chaque personne se cache un roman. Et c'est tout ce qu'une passionnée de livres recherche pour assouvir sa soif d'histoire et d'aventure. Mais parfois, l'inconnu qui entre dans nos vies... n'est pas celui qu'on attend. Un jour, un inconnu ouvre brusquement la porte de ma maison. Sans prendre la peine de sonner, il pénètre outrageusement dans mon vestibule avec ses grosses chaussures pleines de boue. Contrairement aux autres, il ne sourit pas, ne s'excuse pas et n'apporte aucune histoire à partager. Avec son air menaçant, Il pointe du doigt l'énorme camion garé derrière lui, rempli de cartons et de sacs débordants, et me lâche la voix nasillarde de mes clés dans sa main. C'est moi, le nouveau Pollock ! J'avais pourtant jamais fait de double de clé. Les yeux écarquillés, le cœur palpitant. Je cherche une explication à laquelle me raccrocher. Il doit y avoir une erreur, c'est chez la voisine qu'il doit s'installer, non ? J'ai vu qu'elle avait posté une annonce pour trouver un nouveau colocataire. J'ai dû manquer une info. Ah ! On est le 1er avril, c'est ça ? Encore une farce de mon mari. J'essaye de me rassurer. Bon, jusqu'à aujourd'hui, je me suis sortie de toute situation. Même des plus glauques et des plus violentes. Faut dire que j'ai fait beaucoup d'autostops quand j'étais ado. C'est pas l'arrivée d'un invité surprise qui va me déstabiliser, n'est-ce pas ? Là, tout de suite, je suis crevée. Alors il dormira sur le canapé lit cette nuit, je veux dire, c'est pas la première fois qu'un gars relou dormira sous mon toit pour une nuit. Oui, j'ai eu une vie avant de me marier. Et puis avec un peu de chance, il ronfle moins fort que certains de mes potes avec un coup dans le nez. Demain, on élucidera ce problème et il reprendra la route. Peut-être qu'avec un peu de diplomatie et de chance, je pourrais le convaincre que sa maison est en fait deux pâtés de maison plus loin. Mais alors que je m'apaise avec cette décision, qui semble être la plus sage pour cette nuit, Mon corps s'immobilise. Je le regarde, tétanisé. Il dégage avec brutalité mes objets déco, les remplace par les siens, secoue un café, racle les glaires dans sa gorge, retourne vers la porte d'entrée, la ferme à double tour depuis l'intérieur, se vêt de mon peignoir préféré, s'avachit sur mon canapé avec toujours ses grolles pleines de boue au pied, et met le foot en programme télé. Alors que la seule raison pour laquelle je paye les chaînes, c'est pour l'amour est dans le pré. Et qu'on est lundi soir, justement. Alors zou ! Moi qui accueille avec joie les inconnus, et plus jeunes, même certains avec qui j'avais seulement roulé de trois pelles. Je me retrouve en cet instant la gorge crispée de peur. Sa démarche nonchalante et agressive. Si, si, les deux sont possibles, il suffit d'observer les pourrées. Son sourire moqueur et son regard pernicieux. suscite une terreur chez moi qui n'induit aucun bon présage. Moi et l'intuition, on a toujours fait cul. Et sur ce coup là, ça n'annonce rien de bien. J'envisage alors chacune de mes fenêtres comme une échappatoire, prise par ce besoin irrépressible de fuir de chez moi. Sauf que... c'est chez moi. Et que ben... j'ai signé. Je tente maladroitement et le regard fuyant. Un... Je n'ai aucune place pour vous actuellement. Pour être tout à fait honnête, j'ai un merveilleux amoureux, mes engagements professionnels et ma vie sociale sont exaltants. Ils me laissent peu d'espace et surtout je n'ai ni les moyens financiers de vous loger, ni une chambre à vous céder dans mon lieu de vie déjà quelque peu exigu. Vous l'aurez constaté. Feignant l'ignorance, il s'installe, décidé, dans ma vie. Sa détermination est loin de rassurer mon intuition, qui sent déjà que sa vie... Il la passera avec moi. Et tout ce qui me semble être des arguments contre-indiquants, sa subite venue, il n'en a que faire. Il n'a pas besoin de place. Sa place, il vient la prendre. Sans préméditation ni permission, l'inconnu plante sa vie dans la mienne et s'immisce dans chaque recoins de mon intimité. Désormais, aucun pas n'est avancé sans lui. Il prend sa douche avec moi. Chaque repas est pris à mes côtés. Aux toilettes, il est là pour m'observer. Il me borde lorsque je me couche. Je le retrouve penché au-dessus de moi chaque matin, à l'ouverture encore naïve de mes paupières. Il va même jusqu'à regarder mon visage se déformer de plaisir lorsque je jouis. Ta présence permanente vacille en inconfort, douleur et torture. Je ressens une fatigue constante et une tristesse sourde, amenée dans les bagages de l'inconnu. Pas... un inspire ni un expire se respire sans lui. Son absence tant rêvée est inégociable. L'inconnu faubre s'est installé à une vitesse vertigineuse chez moi. C'est collé à mon corps et à ma vie, comme une mauvaise doublure. Il a pénétré mon quotidien dans le moultre détail. Chacun de mes gestes et chacune de mes habitudes lui appartiennent, dorénavant. Il s'est emparé de mes pensées tel un pervers jubilant de se les accaparer. Alors comment échapper à celui qui refuse d'aller faire un tour, ne serait-ce qu'un instant ? Ne serait-ce que pour aller se taper une clope ? Il pourrait au moins aller en fumer une avec les autres inconnus du quartier, assignés aux autres résidences. Parait que presque une maison sur deux se retrouve avec un inconnu. même si certains des inconnus sont plus ou moins désagréables et prennent plus ou moins de place. Dans certains lieux de vie, l'inconnu débarque petit à petit et sans grande pompe. Il arrive une première fois avec quelques bagages, ouvre délicatement la porte, se fait une assiette avec ce qu'il y a dans le frigo, mais il laisse quelques restes pour la famille. Il pose ses pieds sur la table, mais ça va encore parce que ses chausettes sont propres. Il parle aux enfants comme si c'était les siens, ça par contre c'est relou. Lave son linge sale, s'endort dans la chambre d'amis, refait son lit, puis quelques jours plus tard, s'en va. Chez d'autres, l'inconnu s'amène aussi pour seulement quelques jours, mais dans un fracas. Un peu en mode, c'est le carnaval qui débarque chez toi et qui dure des jours et des jours sans un instant de sommeil, la musique à blinde et un réveil qui sonne à 6h pour aller travailler. Et franchement, à moins d'être le plus grand teuffeur ou la plus grande teuffeuse du siècle et de carburer à l'asset, y'a pas moyen de kiffer. Dans ces deux cas de figure, l'inconnu laisse toujours la porte ouverte lorsqu'il s'en va. Ainsi, plane le présage angoissant d'un retour imminent. Les autres restent alors sur leur garde. Les yeux éveillés dans leur sommeil. Va-t-il revenir alors que je suis en train de faire l'amour ? Ou dans cette période de deuil où j'ai besoin d'être seule ? Va-t-il poser ses affaires sur mon bureau alors que je démarre un nouveau projet boulot ? Est-ce qu'il va prendre place dans l'avion à côté de moi et s'accaparer mes seules et uniques vacances de l'année ? Est-ce qu'il va se ramener après avoir chopé un virus qui semble banal pour la plupart des mortels ? Sera-t-il présent lorsque j'accompagnerai mon enfant à son premier jour d'école ? Vulnérable à sa présence, qu'elle soit permanente ou évanescente, on cherche de l'aide pour le décoller de soi, s'arracher à son emprise. Présent pour certains depuis longtemps ? Le visage de l'inconnu reste flou, impalpable. Ses mimiques détournées empêchent de le cerner, l'anticiper. Rien ne trahit ses pensées, ses projections, ses désirs, ni ce qu'il fera de soi. Il est venu me chercher alors que je ne l'attendais pas. Inanticipable inconnu, dont la seule certitude aujourd'hui est sa présence continue. Jamais, jamais, jamais, il ne s'en va. Jusqu'à son arrivée en trombe, je n'ai jamais été trop incline à la solitude. Aujourd'hui, je la rêve, je la déshabille, la guette au loin comme un eldorado inestimable. Seule, je ne suis plus. Sa présence physique de prime abord pénètre jusqu'à mes pensées, elle les gangrène même. Convoiter son absence, c'est se rappeler sans cesse sa présence. Ce colocataire aux contours imprécis possède des parties de mon corps qu'il semble peu enclin à me rendre. Et moi, de mon côté, je compte bien les récupérer. Merci de soutenir ce podcast en vous abonnant pour ne manquer aucun épisode et en lui donnant 5 étoiles sur vos plateformes d'écoute préférées. Découvrez tous les engagements de l'association Les Invisibles sur le site internet lesinvisibles.ch Ensemble, continuons à visibiliser l'invisible.