- Frédéric Vuillod
Le monde associatif expérimente et étudie des solutions au cœur de la ville pour améliorer la vie des habitants. Souvent très riches d'enseignements, ces solutions méritent d'être partagées. Je m'appelle Frédéric Vuillon, je suis journaliste et je pars à leur découverte. Vous écoutez Ville solidaire, ville durable, le podcast de la Fondation des solidarités urbaines, le laboratoire des bailleurs sociaux de la ville de Paris, qui offre ici un espace de partage d'expériences aux projets qu'elle soutient. Aujourd'hui, nous sommes avec Jonathan Stebig, il est directeur des opérations France-Europe chez GRDR. C'est une organisation qui mène des actions de solidarité internationale et qui a embarqué un groupe de femmes immigrées et isolées de l'Essonne dans un projet d'entrepreneuriat. L'objectif, c'était de leur permettre de créer leur activité de restauration solidaire pour sortir de la précarité et leur redonner une place digne dans la société. Bonjour Jonathan Stebig.
- Jonathan Stebig
Bonjour.
- Frédéric Vuillod
Ce projet que vous avez lancé en 2020 s'appelle DÉFI. C'est l'acronyme de Démarche pour l'engagement des femmes immigrées. Qu'est-ce qui vous a poussé à le lancer ?
- Jonathan Stebig
Ça faisait déjà une petite dizaine d'années qu'au GRDR, on se posait la question de tous ces entrepreneurs qui agissent dans le secteur informel sur la base de leurs compétences, leurs savoir-faire, qu'ils utilisent du coup pour trouver des solutions. de dignité ou de vivre et de générer des revenus. On a proposé des offres d'accompagnement qui n'étaient peut-être pas satisfaisantes au début et à Grigny, on a eu cette occasion de rencontrer un groupe de femmes déjà engagées dans de la vente de brochettes de manière informelle et on a proposé une mise en mouvement de ce collectif-là après ces expériences sur les champs des cosmétiques, du textile, de l'agriculture qui finalement avaient nourri et préparé le terrain de cette rencontre à Grigny.
- Frédéric Vuillod
Alors ce projet, vous l'avez mené sous la forme d'une recherche-action. À quelles problématiques vous souhaitiez répondre ?
- Jonathan Stebig
La recherche-action pour nous, c'est un outil pertinent sur ces sujets-là où les modes d'intervention n'ont pas encore été pensés et modélisés de manière à proposer une réponse la plus adaptée aux besoins de ces personnes qui exercent dans l'informel. Finalement, c'est à travers l'action et la mise en mouvement des personnes qu'on accompagne qu'on produit un petit peu d'éléments de connaissances et d'analyses. Donc nous, notre problématique était assez bête, c'est on a du coup ces gens qui ont rempli leur quotidien et qui génèrent des revenus en vendant de l'alimentation. Comment faire en sorte que ce savoir-faire et ses compétences puissent être du coup le canal de leur intégration et qu'elles n'aient pas la nécessité d'aller chercher d'autres manières de s'insérer, qu'elles puissent le construire sur la base de leur activité quotidienne et de leur connaissance.
- Frédéric Vuillod
Concrètement, comment s'est déroulée cette recherche-action ? Quels ont été les... les différentes étapes qui ont été menées sur le terrain ?
- Jonathan Stebig
La première, et c'est aussi issu de nos expériences antérieures, c'est que sur cette question de l'économie informelle, la première problématique est celle de la rémunération. Je m'explique, on s'adresse à des gens qui, du coup, chaque jour, exercent des activités qui leur permettent de dégager des revenus. Toute offre d'accompagnement qu'on va leur proposer va venir empiéter sur ce temps qui est rémunérateur pour eux, parce que du coup, c'est celui-là qui leur permet de vivre. On a eu la chance d'avoir été sollicité par la ville de Grigny pour donner une réponse autre que la réponse policière à ces ventes ambulantes sur la sortie de la gare RER de Grigny.
- Frédéric Vuillod
Parce qu'elles étaient interdites ?
- Jonathan Stebig
Parce que du coup la seule solution qui était pour l'instant proposée c'était du coup des descentes de forces de l'ordre assez régulières. Donc ils se sont dit il y a peut-être d'autres manières d'agir. Donc on a exposé la problématique à la ville en expliquant que si eux pouvaient se positionner comme le premier client formel de ces femmes-là, Sur toutes les prestations commandées par une mairie, sur les repas des aînés, les repas municipaux, ça pouvait être une solution pour tout de suite venir avec une proposition rémunératrice pour les femmes. A savoir, on va vous proposer une offre d'accompagnement pour structurer votre activité culinaire, mais elle va tout de suite générer du revenu. Donc ce que vous perdrez en quittant le parvis de la gare, vous pourrez le compenser avec l'accompagnement qu'on mettra nous en place.
- Frédéric Vuillod
Comment a réagi la mairie de Grigny ? Elle a accepté tout de suite ou elle a pris le temps de la réflexion ?
- Jonathan Stebig
Elle a accepté tout de suite, puisqu'ils étaient volontaires. On a aussi, dans le modèle, pu mobiliser une structure intermédiaire, qui était une association qui s'appelle Réveil et qui permettait de faire de la facturation. Donc en fait, le client de la mairie était cette association intermédiaire qui redistribuait ensuite les bénéfices aux femmes, en attendant l'étape de la structuration juridique de ce collectif de femmes.
- Frédéric Vuillod
Alors, comme vous êtes entré dans la démarche d'une recherche-action, ça veut dire qu'il y a un travail de chercheur ? qui profitent de votre action associative. Côté recherche, quels enseignements avez-vous tiré de ce projet ?
- Jonathan Stebig
Les premiers enseignements qu'on a eus, c'est que finalement il y a quelques conditions pour la réussite de ce type de projet. La volonté politique en est la première. Je ne pense pas qu'on puisse amorcer un travail sur des populations en situation d'extrême vulnérabilité. S'il n'y a pas derrière un appui de la part des pouvoirs publics locaux, de manière à mettre autour de la table l'ensemble des acteurs qui pourraient être concernés, parce que du coup nous on propose un accompagnement sur nos champs de compétences, le début de la structuration, la question de la gouvernance, quelques éléments de l'accompagnement social sur les besoins des femmes, mais on a aussi besoin que les autres services, soit de la municipalité, soit acteurs du territoire, puissent se mobiliser. et répondre du coup aux demandes qui vont remonter de la part des femmes. Donc la volonté politique, c'est cette première condition. Un deuxième enseignement qu'on a pu tirer, c'est que la préoccupation première qu'on doit avoir, c'est de garder les premiers bénéficiaires au centre du dispositif. Malheureusement, sur ce type d'accompagnement, dès qu'on fait intervenir de l'argent public, finalement les situations de vulnérabilité des publics qu'on accompagne, je pense par exemple à la situation administrative, ce hurt... à l'éligibilité ou la capacité d'être éligible à l'argent public. Donc finalement, on va peut-être détourner d'un projet initialement ciblé sur ces vannes qui font de la vente ambulante à peut-être une offre plutôt de restauration qui va en mobiliser d'autres qui, elles, sont dans des situations plus stables. Et donc, je pense que c'est la première préoccupation qu'on doit avoir tout le long, c'est quelle place on accorde aux personnes qu'on a souhaité accompagner au départ.
- Frédéric Vuillod
Et du point de vue des femmes accompagnées, quels résultats est-ce que vous avez constaté de cette action ?
- Jonathan Stebig
Il y en a un premier qui est quand même significatif, même si on peut considérer que c'est dérisoire. Mais le collectif de femmes aujourd'hui réunit 9 femmes. On va dire qu'on est aux alentours de 50 000 euros de bénéfices annuels et que les femmes, selon les mois, arrivent à dégager entre 400 et 800 euros par mois, par personne. De fait, ça ne dégage pas un SMIC et ce n'est pas des moyens qui sont suffisants pour vivre. Par contre, c'est ce qui nous a aussi amené à un autre enseignement, c'est que finalement on était parti au début avec l'hypothèse que sur le secteur de l'informel, l'enjeu était de transformer les activités informelles en activités formelles. Mais finalement, on est sur des secteurs où il n'y a pas suffisamment de clientèle pour dégager assez de revenus pour chaque femme. Donc notre préoccupation était plutôt de formaliser un espace de transition. comme un outil de production, qui soit un laboratoire dans lequel les femmes peuvent cuisiner, se professionnaliser sur le secteur de la cuisine, rencontrer les dispositifs d'accompagnement social sur leurs autres problématiques et trouver une solution d'insertion, soit dans le métier culinaire, comme salarié, soit en tant qu'indépendante, en exerçant une activité de traiteur, soit dans tout autre secteur, mais que c'était un espace de raccrochement aux dispositifs d'accompagnement. Et donc ça... La préoccupation pour nous maintenant est d'avoir une viabilité économique de l'outil de production, mais pas forcément une viabilité économique pour chaque femme qui entre dedans.
- Frédéric Vuillod
Mais alors du coup, vous diriez que cette expérience montre l'importance de l'économie informelle ou vous persistez à dire qu'il faut transformer cette activité informelle en activité formelle ?
- Jonathan Stebig
Je sais que dans les chiffres, on explique que le PIB en France, à peu près 15% relève de l'économie informelle. On va dire que c'est une économie réelle qui structure les quartiers populaires en France et qui, du coup, passe complètement au travers des radars. Donc, si on veut arriver à capter, en gros, ces mécanismes et qu'ils ne soient pas remplacés, puisque la problématique qu'on a à Grigny, par exemple, c'est que, du coup, les femmes qu'on accompagne et qui ont quitté le parvis libèrent une zone de chalandise qui va être occupée par d'autres femmes. C'est un peu l'idée qu'on essaye de proposer, il ne faut pas se focaliser sur la situation de chaque individu, mais créer un outil à disposition du territoire qui soit un outil de transition.
- Frédéric Vuillod
Qu'est-ce qui vous a marqué dans cette expérience ? Est-ce que vous avez des exemples, des anecdotes, des témoignages ?
- Jonathan Stebig
Peut-être une première, mais... qui est sûrement circonstanciée à Grigny. C'est assez drôle parce que c'était le moment où le maire de Grigny, Philippe Riau, avait lancé l'appel de Grigny sur un peu l'alerte de l'enjeu dans les quartiers populaires au moment du Covid. Parce qu'il faut savoir qu'on a mené cette recherche pendant la période du confinement, ce qui n'a pas non plus facilité le lancement. Mais donc l'appel de Grigny a beaucoup alerté les pouvoirs publics qui ont tous mis leur projecteur sur la situation à Grigny. Donc on a très vite eu la visite de la ministre de la ville de l'époque. et du coup des commandes de prestations de traiteurs pour les mamades grignies sur des temps un peu forts, type université d'été du ministère de la ville. Et en fait elles se sont très vite retrouvées de passer de l'invisibilité sur le parvis de la gare à servir dans des galas pour le ministère de la ville auprès de la ministre. Donc voilà c'était assez rigolo comment la question de la dignité est une question finalement d'angle de vue.
- Frédéric Vuillod
Est-ce que votre projet Jonathan Stebig est réplicable ? par d'autres acteurs ? Et si oui, quels conseils leur donneriez-vous ?
- Jonathan Stebig
Alors déjà, nous, notre première intention, c'est qu'on puisse nous-mêmes le répliquer. On a reçu beaucoup de sollicitations de la part de la ville de Corbeil-Essonne, de la ville de Sevran, également de l'agglomération Roissy-Pays-de-France sur les problématiques similaires que les municipalités rencontrent dans leur collectivité. Il y a peut-être un conseil ou un enseignement qu'on a pu tirer, nous, de l'action Agrini, c'est que... Elle a suscité beaucoup d'intérêt de la part des acteurs médiatiques, mais aussi des acteurs du monde de la recherche, pour raconter cette histoire, parce que c'est une belle histoire en fait. C'est des femmes qui étaient invisibles, que personne ne connaissait, qui se sont transformées, organisées en traiteurs, qui rencontrent une ministre. Et finalement, on a beaucoup exproprié les femmes elles-mêmes des avantages qu'elles pouvaient tirer elles-mêmes de ce cheminement, parce que... Il se trouve qu'à l'heure d'aujourd'hui, leur situation n'a pas fondamentalement changé. Ça reste des femmes en situation de précarité. Par contre, tous les organismes et acteurs qui ont gravité autour du projet et qui ont su raconter l'histoire, eux ont pu en tirer, et nous les premiers, même en tant que structure d'accompagnement. Donc ça, ce serait quand même un conseil que je pourrais donner sur la duplication, de faire attention à ce que les premiers concernés puissent tirer le plus de fruits des résultats du projet.
- Frédéric Vuillod
Et si vous deviez retenir une seule chose de ce projet, ce serait quoi ?
- Jonathan Stebig
Que l'insertion, c'est quelque chose qui prend du temps, beaucoup de temps. Qu'il est nécessaire de ne pas projeter non plus ses propres envies et ses propres fantasmes sur le sort des individus et s'accorder que les choses peuvent avancer doucement.
- Frédéric Vuillod
Merci beaucoup, Jonathan Stebig.
- Jonathan Stebig
Merci.
- Frédéric Vuillod
C'était Ville solidaire, Ville durable. Vous pouvez retrouver cet épisode et tous les autres sur toutes les grandes plateformes de podcast. sur le média de l'économie sociale et solidaire Mediatico.fr et sur le site internet de la Fondation des solidarités urbaines fondée par les bailleurs sociaux Paris Habitat, la RIVP et Elogie-Siemp, Aximo, l'Habitation confortable et l'Habitat social français. A bientôt !