Speaker #0Je sentis naître en moi des lames de goutte d'eau, et plus violente, autant dit ma clameur. La concomitance de ces deux dates, qui finiront par ne faire qu'une, commence avec une farce que j'ai vécue durant ma petite enfance. Étant le huitième et dernier enfant de mes parents, ça me fait un point commun d'ailleurs avec Angus Young, j'ai souvent été le cobaye préféré, entre guillemets, de mes frères et sœurs en matière de blagues en tout genre. Ils tiennent ce trait de caractère de mes deux parents qui sont eux-mêmes très farceurs encore aujourd'hui. Et l'un des premiers canulars dont je me souviens, c'est au sujet de mon anniversaire le 1er novembre. Dans ma famille, très tôt, on me taquinait en me disant que j'étais né le jour des morts, le jour de la fête des morts, alors que la véritable fête des morts, c'est le 2 novembre. Mais on continuait à me chambrer avec ça et c'est vrai que le 1er novembre, c'est super glauque. Nous, le quartier où on a grandi à Vierzon, dans le Berry, comporte l'un des principaux cimetières de la ville. Donc je regardais par la fenêtre et je voyais toutes les familles défiler avec des bouquets de fleurs pour aller rendre hommage à leurs proches. C'était super triste, ça fout le cafard, disons les choses clairement. Et donc tout petit, je ne me souviens plus quel âge j'avais mais j'étais vraiment très naïf, vous allez comprendre pourquoi, tout petit on regardait la télé, les infos et on tombe sur le défilé du 1er novembre en Algérie, parade militaire, les gens heureux qui lancent des confettis, etc. Je ne comprenais pas ce côté deux salles, deux ambiances. et là Un de mes grands frères, je ne me souviens plus dans quel terme et comment il l'a fait, mais il m'a fait croire que c'était pour fêter mon anniversaire. Je ne sais pas s'il a fait ça pour me consoler, parce que c'est vrai que ça me plombait vraiment ces histoires de cimetière, ou s'il voulait juste rigoler, j'en sais rien, mais je sais que j'y ai cru. Ça n'a pas duré longtemps, mais j'y ai cru. Et pour la première fois, j'avais ressenti de la joie à propos de la symbolique de ma date d'anniversaire. Mais je ne connaissais toujours pas le sens réel du 1er novembre en Algérie. J'étais trop jeune pour comprendre ce qu'on appelle communément la Toussaint Rouge.
Speaker #0La Toussaint Rouge, pour ceux qui ne connaissent pas encore, c'est le nom donné à cette vague d'attentats organisée le 1er novembre 1954 par le FLN, le Front de Libération Nationale, contre l'occupant français présent sur leur terre depuis 1830. Toussaint, pour la fête de tous les saints, est rouge comme le sang, bien sûr. Contrairement à l'opinion répandue, il s'agit d'un choix stratégique et non symbolique. Les révolutionnaires algériens décident de frapper ce jour-là parce que de nombreux militaires étaient en permission, puisque c'est un jour férié, de manière générale, il y avait une forme de relâchement. Ce n'était pas pour frapper la France le jour où les catholiques commémorent leur mort. Cette symbolique religieuse, d'ailleurs, à l'époque, avait fait naître des réticences chez certains cadres du FLN, mais l'urgence l'emportera. Les dirigeants des révolutionnaires trancheront définitivement, c'est maintenant ou jamais. Comme tout le monde le sait, cette date deviendra plus tard le déclenchement officiel de ce qu'on appellera la guerre d'Algérie, alors qu'on parlait à l'époque des événements d'Algérie. Perso, dès que j'étais en âge de comprendre, mes parents ont évoqué avec moi la signification du 1er novembre, comme d'autres dates importantes, les massacres de Sétif, ou encore les crimes du 17 octobre 1961. Et de manière générale, le pourquoi du comment entre mes deux pays, la colonisation, l'arrivée en France, etc. Tout ce que mes parents me disaient, me racontaient, il n'y avait ni haine, ni volonté de nier, déformer ou enjoliver la réalité. Seulement des faits et des exemples au sein de ma propre famille. Mon père a par exemple lui-même échappé de très peu à un attentat de l'OAS à Alger. Toutes les familles algériennes ont été touchées par la guerre d'indépendance et elles ont toutes des histoires à raconter. Mais avoir des explications à propos de la guerre d'Algérie ne veut pas forcément dire comprendre tout ce que cela représente. Pour ça, il faut de l'expérience et il faut avoir du recul. Aujourd'hui, ça reste encore très insuffisant, mais on a davantage d'espace d'expression pour évoquer cette période et ses conséquences.
Speaker #0Dans ce podcast, j'évoque le côté symbolique de naître un 1er novembre pour un franco-algérien, mais plus important encore, je vais évoquer le fait de naître pour un binational de mon espèce, une génération après la guerre d'Algérie. Récemment, certains ont évoqué le contexte explosif pour les franco-algériens en France, et je vais y revenir dans ce podcast, mais il faut également prendre conscience du passé. C'est-à-dire ce que ça signifie d'avoir grandi à cette époque, c'est-à-dire dans les années 80, sur le sol français, quand tu es de 100 Algériens. Ça veut dire aller à l'école avec les enfants dont les pères, les grands-pères ou les oncles ont fait la guerre d'Algérie. À l'époque, ces anciens soldats sont actifs au sens professionnel du terme, donc tu les retrouves partout. dans tous les corps de métier. Ils peuvent être tes professeurs, ton coach de football, tenir un commerce où tu vas tous les jours, élu politique, mais toi, tu ne sais pas. Tu ne t'en rends pas compte. Et puis c'est difficile de savoir à qui tu as affaire. Tu ne sais pas si c'est un simple appelé qui a été obligé de remplir ses obligations militaires, un mec qui s'est comporté de manière plutôt réglo là-bas, ou si c'est un malade qui a tué, torturé, violé en Algérie, peut-être même des membres de ta famille. Je pourrais vous faire un podcast entièrement consacré aux expériences racistes vécues, mais il faudrait plusieurs volets. Et c'est malheureusement difficile de procéder ainsi sans tomber dans une forme de misérabilisme ou de victimisation que je déteste. En même temps, il faut bien tenter de décrire un peu cette époque, pour ceux qui ne connaissent pas, et qui n'ont pas conscience de ce que ça signifie. Pour résumer la vie d'un franco-algérien qui grandit dans les années 80 en France, je dirais que tu intègres le racisme à ta vie. Tu t'en accommodes. C'est jouer un match de football à l'extérieur avec ton équipe. à douze piges avec un juge de tous qui t'insulte de bougnoule pendant toute la rencontre. C'est un passant, parfois même un voisin, qui t'insulte de sale bico quand tu le croises en allant à l'école. C'est une camarade de classe qui te répète qu'on lui a toujours dit de ne pas fréquenter et surtout de ne jamais se marier avec un Algérien. Au fur et à mesure que tu grandis, la prise de conscience se fait progressivement, mais pour moi, je sais qu'il y a une anecdote marquante qui m'a vraiment fait cogiter. Je devais avoir environ 25 ans, j'ai fait un voyage organisé en Turquie avec un ami à moi qui est d'origine tunisienne. La précision est importante, vous allez comprendre pourquoi. Super voyage, on fait plusieurs villes avec toujours le même groupe. Moi n'étant pas le mec le plus sociable et mon pote étant également assez réservé, on n'échange pas trop avec les autres français. Mais à un moment, il y a un monsieur, un retraité, qui fait le voyage avec sa femme, qui vient discuter avec nous. Très sympa, on échange tranquillement et là, très rapidement... vient la question. Toutes les personnes racisées connaissent ce moment. Et la question, c'est « t'es de quelle origine ? » Donc, mon pote répond en premier. Il dit « je suis tunisien » . Et là, tout de suite, le type dit « je connais la Tunisie, je suis allé à Mamet, j'adore ton pays, super accueillant, chaleureux, on est super bien là-bas, etc. » Le mec, ravi. Ensuite, il se tourne vers moi et il me dit « et toi, t'es de quelle origine ? » Et moi, je dis « je suis algérien » . Là, le mec me dit « je connais l'Algérie » . J'ai fait mon service militaire là-bas. Malaise. Gros silence. On enchaîne sur autre chose, mais moi, je reste bloqué sur la réponse du gars. Ça reste dans ma tête et j'arrête pas d'y penser. Je me dis, comment tu veux lutter contre ça ? Comment tu veux lutter contre ça ? Ce mec, j'en sais rien, mais je pense pas que j'avais affaire à un mec raciste qui a commis des crimes en Algérie. Ça avait l'air d'être un monsieur tout à fait normal. J'ai pas vu de haine dans ses yeux, mais j'ai vu, j'ai senti le traumatisme. et forcément un regard sur moi totalement différent de celui qu'il avait sur mon pote. Pour la première fois, je réalise. Je me dis, ok, il y a un racisme qui existe en France, de la part d'une partie des Français, c'est comme ça. Mais dans ce racisme, nous, Algériens, franco-algériens, Français d'ascendance algérienne, appelez ça comme vous voulez, on a une place spéciale avec des préjugés, des traumatismes, des non-dits sur la réalité de cette guerre et plus globalement sur la colonisation. Et le pire, c'est qu'il a une tentative de transmettre ce package de génération en génération, comme je l'expliquerai dans la deuxième partie de ce podcast. Donc, pour résumer, un franco-algérien qui grandit dans les années 80 va croiser durant toute sa jeunesse ces anciens soldats, anciens appelés, qui ont servi en Algérie et les rapatriés, les rapatriés donc juifs, pieds noirs d'Algérie. Au total, ça fait plusieurs millions de personnes. Je parle de jeunesse, mais en réalité, ça ne s'arrête jamais. Ça te suit toute ta vie. Et pour illustrer ça, je vais vous raconter deux histoires assez bouleversantes au sein de ma propre famille. La première, c'est quelque chose que j'ai vécu en tant que jeune adulte, on va dire, à l'occasion d'un événement familial. C'était le mariage d'une de mes grandes sœurs. C'était donc une grande fête dans d'autres villes, à Vierzon. Et du jour du mariage, on faisait plusieurs allers-retours entre la salle des fêtes et l'appartement familial pour prendre différentes affaires. On arrive à la maison. Je suis avec mon frère, un de mes grands frères. une autre de mes sœurs. Et au moment d'ouvrir la porte, on tombe nez à nez avec mon père. Et avec lui, il y a un monsieur que je ne connais pas. Je ne l'ai jamais vu de toute ma vie. Ce monsieur me dit bonjour et tout de suite, il se met à rigoler avec moi. Il ouvre ma veste et il me dit alors, elle est cachée où la bouteille de whisky ? Il met des petits coups pour déconner. Il me vanne pendant plusieurs minutes. Un vrai bout en train. Et il se comporte avec moi de manière très familière. C'est le cas de le dire. Il repart avec mon père et nous, on entre dans l'appartement. Et là, je dis... Il est marrant ce mec, c'est qui ? C'est un ami à papa, c'est qui ? Là, ma sœur regarde mon grand frère, elle éclate de rire, elle me dit « Imbécile, c'est ton oncle ! » Je ne comprends rien du tout. Je n'ai jamais vu cet oncle qui débarque le jour du mariage de ma sœur et tout ce que je sais, c'est qu'il ne vient pas d'arriver d'Alger. Ça me trotte dans la tête toute la soirée, mais vu l'événement, c'est pas vraiment le jour pour demander des explications officielles à mes parents. Je laisse passer un peu de temps et ensuite, je me renseigne auprès de mes frères et sœurs. Et j'apprends que ce monsieur est en effet le frère de ma mère et qu'il habite à quelques dizaines de kilomètres de Vierzon, qu'il a des enfants, donc mes cousins, que je n'ai toujours pas rencontrés à l'heure où je vous parle, et que ma mère et lui n'ont quasiment aucun contact. Donc la question qui vient, c'est pourquoi ? Pour une raison qui trouve ses racines une fois... de plus dans la colonisation, dans la guerre d'Algérie. Mon oncle s'est marié durant cette période avec une française issue d'une famille qui n'approuvait pas son mariage avec un Algérien. Une famille pro-Algérie française, pour résumer. Donc ce mariage l'a coupé de sa propre famille. Et ma mère finit par me raconter que leur mère, ma grand-mère, paix à son âme, avait supplié mon oncle de ne pas l'abandonner. Elle lui avait dit, je sais que je ne te reverrai plus de ma vie. Et elle ne s'est pas trompée. Ma mère, sans avoir la haine envers son frère, elle ne lui a pas pardonné d'avoir agi de la sorte, d'avoir causé autant de peine à ma grand-mère et d'avoir coupé avec sa famille, de cette manière. Donc, hormis quelques rares occasions exceptionnelles, et le mariage de ma sœur en était une, ils n'avaient aucun contact alors qu'ils vivaient tout près l'un de l'autre. La seule fois où j'ai de nouveau entendu parler de lui, c'est lorsqu'on a eu un coup de fil à la maison pour nous apprendre qu'il était décédé des suites d'une longue maladie. Je l'ai vu une seule fois dans ma vie, une poignée de minutes, mais c'était suffisant pour être triste pour lui et pour ma mère bien sûr. Et quand tu vis ça, tu te dis combien ? Combien de familles ont été déchirées, séparées, pour des raisons parfois très différentes, à cause de la guerre d'Algérie ?