- Speaker #0
Ce podcast vous est proposé par l'autorité de la concurrence. L'autorité de la concurrence est une autorité administrative indépendante chargée notamment de sanctionner les pratiques anticoncurrentielles. On l'appelle aussi le gendarme de la concurrence.
- Speaker #1
Vous écoutez Cartel et compagnie, un podcast sur de grandes affaires de fraude économique française. Je m'appelle Isabelle Souquet, je suis journaliste, et dans cette série en huit épisodes, je vous emmène dans les coulisses des enquêtes de l'autorité de la concurrence, au cœur de scandales qui impliquent des entreprises mondiales. J'ai décidé de vous raconter les mécanismes des cartels, ces accords secrets de grande envergure qui ont des conséquences préjudiciables directes sur nous, les consommateurs, sur le prix final de certains produits que l'on achète régulièrement, et même sur les impôts que nous payons. Vous entendrez également le témoignage de ceux qui luttent au quotidien contre ces tricheries et ces manipulations de marché. Première enquête, le cartel des lessives. Je vais vous raconter comment les plus grandes marques de lessive se sont entendues pour régner en maître sur le marché français et vendre plus cher leurs produits. Épisode 1, réunion secrète et nom de code. Nous sommes en 2008. Un représentant d'une grande marque de lessive arrive au siège de l'autorité de la concurrence, aux 11 rues de l'échelle, dans le premier arrondissement de Paris. Il s'apprête à dénoncer les pratiques frauduleuses de sa propre entreprise, mais cette dénonciation est stratégique. Lorsque plusieurs entreprises d'un même secteur se coordonnent pour se partager le marché, pour aligner leur stratégie commerciale ou encore leur politique de prix, c'est une entente illicite que l'on nomme un cartel. Ces cartels sont extrêmement difficiles à repérer et à faire tomber car les entreprises qui y participent sont très bien organisées. Pendant six ans, de 1997 à 2004, les quatre plus gros fabricants de lessive qui se partagent le marché français, Unilever, Procter & Gamble, Enkel et Colgate-Palmolive, coordonnent leur politique commerciale. Ces entreprises s'entendent sur les écarts de prix et les promotions qu'elles comptent pratiquer auprès de la grande distribution en France. Leur objectif est clair, geler la concurrence et s'éviter une guerre des prix. Dans les années 50, les premières poudres à laver industrielles dérivées du pétrole font leur apparition dans les foyers français. Pourquoi Ariel ?
- Speaker #2
Parce qu'Ariel donne une propreté impeccable, même sans bouillir.
- Speaker #1
Cette invention coïncide avec le boom économique des 30 glorieuses et transforme les tâches domestiques. Quelle propreté avec cette force liquide ? Vivir ! Vivir ! Pour s'attirer les faveurs des ménagères d'après-guerre, les fabricants se livrent déjà à l'époque une concurrence intense.
- Speaker #2
J'ai compté dans une grande surface près de chez moi quelques 22 marques de poudre à laver. Bonnes, bien entendu.
- Speaker #1
Très vite, le marché de la lessive sature, avec une foule de marques qui promettent un linge toujours plus blanc. Plus agréable à regarder.
- Speaker #2
Persil, une vraie blancheur.
- Speaker #1
Dans les années 60-70, la question de la concurrence au sein de l'industrie des fabricants de lessive... Et son influence sur les prix de vente sont déjà des préoccupations importantes des consommateurs et des autorités.
- Speaker #2
S'il n'y avait pas, je ne sais pas, 15 ou 20 marques de lessive, pour seulement, je le rappelle, 4 gros producteurs, ça ne permettrait pas de faire des lessives moins chères, à qualité égale ? Ah, c'est l'éternelle question et c'est difficile de répondre en quelques secondes, mais je crois que c'est un petit peu une illusion. Je rétorquerai par une autre question. On peut rêver aussi d'un ministère de la lessive qui fasse qu'il n'y ait plus qu'une lessive sur le marché. Est-ce que le consommateur y gagnerait ? Je n'en suis pas sûr.
- Speaker #1
Je vais tout de suite la concurrence. Bonjour monsieur, j'ai rendez-vous avec monsieur Larcher. J'ai rencontré Pierre Larcher qui est rapporteur à l'autorité de la concurrence. C'est lui qui a enquêté sur le dossier lessive. Je vous annonce le prénom de M. Larcher. Merci.
- Speaker #3
Alors c'était très organisé.
- Speaker #1
Pour mettre en place les modalités de leur accord frauduleux, en toute discrétion, les commerciaux des quatre groupes de lessive se retrouvent trois ou quatre fois par an.
- Speaker #3
Alors ce qui se faisait, c'est qu'ils pouvaient se retrouver dans des endroits bien connus, proches de leur siège, et pour les lessives, ça se passait essentiellement dans l'Ouest parisien, donc à Marne-la-Coquette de mémoire, à Neuilly, à Louvciennes, dans des brasseries, et étaient abordés les différents points d'intérêt du cartel lors de ces réunions.
- Speaker #1
Pendant ces rencontres secrètes, les directeurs commerciaux échangent des informations confidentielles et se mettent notamment d'accord sur tout leur tableau de prix. Chaque référence est discutée, une par une, pour chaque marque et dans chaque format, les poudres, les liquides, les tablettes et les assouplissants. Ils s'entendent sur les écarts de prix entre les premiers prix, les prix moyens et le haut de gamme et toutes les hausses de tarifs font l'objet d'une concertation. Ils définissent aussi une politique promotionnelle commune. Le nombre de promotions annuelles, leurs formes, leurs montants, tout est détaillé. Ils édictent encore des pratiques totalement proscrites. Les lessiviers s'interdisent mutuellement toute gratuité. Il est donc impossible pour l'un d'eux de lancer une campagne sur le thème « deux produits pour le prix d'un » par exemple. Ces négociations peuvent durer des heures. Et quand les discussions deviennent trop tendues, les directeurs des entreprises se déplacent en personne pour assister à ces réunions.
- Speaker #3
Une bonne partie de la direction de l'époque savait que ça se passait et avait joué une petite part. Le marketing pouvait avoir son mot à dire, les directeurs généraux pouvaient intervenir lorsqu'il y avait des coups de canif dans le contrat, si vous me passez l'expression. Vous savez, on peut se mettre d'accord et puis pas totalement respecter l'accord. On a un contrat, mais entre les interstices, on peut avoir besoin de faire un chiffre supplémentaire parce que votre bonus en dépend ou parce que vous avez mal communiqué les informations, vous n'avez pas compris. Donc parfois, une marque qui devait être à parité avec la marque du concurrent se retrouvait moins chère. Et donc, il y avait un risque que les consommateurs, qui sont très attentifs au prix des lessives, se jettent sur la marque concurrent et donc fasse baisser les revenus de l'autre concurrent. Et donc, à ce moment-là, il fallait intervenir pour que celui qui était un peu plus bas que l'autre remonte ses tarifs à un niveau qui permette à tout le monde de faire le maximum de bénéfices.
- Speaker #1
Les réunions sont bien inscrites aux agendas officiels, mais aucune indication précise n'y figure. Les représentants utilisent toujours un nom de code, généralement « store check » , comme s'il s'agissait d'une simple visite de magasin. Il faut trouver à chaque fois des techniques pour préserver la discrétion de ces réunions et éviter que l'on puisse remonter jusqu'à eux.
- Speaker #3
Alors, pour couvrir ces traces, il y a plusieurs astuces. La première, c'est de conserver les éléments à votre domicile. Comme ça, si vous tombez sur un collègue un peu tatillon qui vous interroge, ça vous permet d'éviter tout risque. Il faut également masquer ce qu'il y a derrière le document qui vous a été remis. Donc, utilisez des noms de code. Donc, Ankle, ça pouvait s'appeler Henri, Hervé, Hugues. en fonction du participant et en fonction de la manière dont il le retranscrivait. Proctor et Gumbel, c'était quand même assez simple. Il me semble que de manière assez automatique, c'était Pierre. Et puis après, c'était Louis ou Laurence pour les veurs. Ils utilisaient des systèmes pour pas qu'on puisse les retrouver. Ces échanges étant normalement interdits.
- Speaker #1
Et pendant des années, Hugues, Pierre, Christian et Laurence vont tenir ces réunions. plusieurs fois par an avec toujours les mêmes précautions bien rodées, pas d'échange de papier, jamais de copie et destruction de tout document dès qu'il devient obsolète. Les dirigeants des entreprises sont au courant de ces discussions, mais toujours pour ne pas laisser de traces, les debriefings sont faits à l'oral et seulement au directeur général ou au PDG France. Mais il ne faut pas oublier que ces entreprises qui se mettent d'accord sont avant tout des concurrents. Leur entente frauduleuse ne tient qu'à un fil. Si l'une d'entre elles commence à s'affranchir de l'accord, pour ses propres intérêts économiques, c'est l'engrenage et c'est souvent le début de la fin. C'était le premier épisode consacré au cartel des lessives. Dans le prochain épisode, on apprendra que l'un des acteurs a décidé de faire cavalier seul.
- Speaker #0
Cartel & Compagnie est un podcast proposé par l'autorité de la concurrence et produit par Insider Podcast.