Laurent UngeheuerBonjour à vous. Le plan, ça sera plutôt un trajet. Je vais partir d'un livre d'heures qui offre un texte et une iconographie macabres pour aller vers un autre livre d'heures en passant par un recueil de poèmes et pour arriver à des possesseurs de manuscrits. Un livre d'heures en quelques mots. Un exercice très difficile. Ce qui va nous intéresser ici, c'est qu'un livre d'heures, c'est un ouvrage de dévotion privée qui s'inspire du bréviaire et dont le cœur est le petit office de la Vierge. C'est un ensemble de textes qui s'adressent au moins autant à la Vierge qu'à Dieu, sous toutes ses formes, et ce sont autant d'occasions de lui adresser des prières pour que les choses se passent bien, à la mort du priant, et ensuite. Donc pour toute littérature sur les livres d'heures, je renvoie à Leroquais et à Roger Wieck. Dans ce qui suit, j'utiliserai la désignation d'Heures de Dublin, Heures de Prigent de Coëtivy, ou W082 alternativement. Les Heures de Dublin, ce fameux manuscrit 82, avec quelques repères de datation assez sérieux, fiançailles de Prigent et sa mort. Prigent, c'était un noble breton, comme son nom et son prénom l'indiquent. Au service de Charles VII, il fut, entre autres, amiral de France, conseiller et chambellan du roi. Curieusement, sur 37 manuscrits, il n'aurait possédé que 3 livres d'heures, dont un qui est conservé à Rennes et qui est certainement un achat ou un cadeau puisqu'il est datable de l'époque de la naissance de Prigent. Voici deux miniatures remarquables. J'ai fait un choix classique, l'Annonciation, qui est souvent l'œuvre du maître d'atelier. Il ne faut pas oublier qu'il y a 148 miniatures au total. Et ici, vous avez aussi le commanditaire, donc Prigent, en prière devant un Saint-Michel terrassant le dragon. Pour rappel, l'ensemble des 148 miniatures, stylistiquement, se rattachent à l'atelier du Maître de Dunois, qui était le principal associé du Maître de Bedford. Ce sont les deux grands ateliers de miniatures les plus en vue à Paris entre 1420 et 1460. Alors, les Heures de Dunois, petit zoom sur un motif que le Maître aimait bien peindre, on le trouve beaucoup dans son œuvre, c'est le combat pour l'âme du défunt, qui apparaît vraiment avec une fréquence assez élevée chez ce peintre, dans la production de son atelier. Pour rappel, Dunois, c'était le bâtard de Dunois, compagnon de Jeanne d'Arc, et ce livre d'heures-là est datable entre 1439 et 1450. Alors, qu'est-ce qui caractérise les Heures de Dublin, en dehors d'un cycle de miniatures énorme, 148 ? Il faut garder ça en tête, c'est particulièrement long pour un livre d'heures. Le standard, c'est 13 miniatures. On a comme texte, alors je vais aller du texte à l'image et de l'image au texte, le Crédo d'Athanase, donc c'est le "Quicumque wult(quiconque veut[ëtre sauvé]. Le Crédo d'Athanase qui mentionne explicitement que tous les hommes doivent ressusciter "cum corporibus suis". C'est un texte rare dans les livres d'heures de la fin du Moyen-Âge. Il apparaît dans moins de cinq livres d'heures ou psautieurs de la BNF sur les 313 que l'abbé Chanoine Leroquais a recensé en 1927. Et pour le XVe siècle, la base de manuscrits en ligne Jonas de l'IRHT n'en recense aucun, d'après ce que j'ai trouvé. Donc la présence de ce texte-là correspond vraisemblablement à un choix volontaire du commanditaire ou au moins de son représentant. Je vais maintenant m'arrêter sur un double texte macabre, inédit à ma connaissance, le Dit de la Vie contre la Mort et qui est suivi de la réponse de la Mort à la Vie. Ce texte-là, on ne le trouve que dans un recueil de poèmes, de rondeaux, sur lequel je vais m'arrêter un peu maintenant, et dans les Heures de Dublin. Le recueil est abîmé, il est sur Gallica, donc pour ceux que ça intéresse, Français 9223, et disponible en ligne. La mention dans un des poèmes de Jean, fils du roi René, comme duc de Lorraine, fait dater ce recueil après 1453. On a ici un recueil qui est postérieur, je ne vais pas prendre de risque, une petite dizaine d'années aux heures de Dublin. C'est un recueil qui a appartenu à Marie de Luxembourg. ça ne nous intéresse pas directement, mais c'est un bon repère, Marie de Luxembourg, 1472-1547, c'était la petite nièce de Jacques de Luxembourg, qui lui est né en 1420 et mort en 87. Qui était, Jacques de Luxembourg? le principal auteur des poèmes de la seconde partie du recueil. Alors, voici les commencements, les incipits, si vous préférez, des deux témoins du texte, donc des contextes complètement différents, pour ce qui est de la mise en page, de la mise en image. A priori, ces textes n'ont pas été copiés sur des folios ajoutés aux Heures de Dublin, même si ce livre d'heures utilise plusieurs supports. On a deux textes qui se situent vers la fin du manuscrit, folio 313 et les suivants. Je remercie la conservatrice à la Chester Beatty d'avoir vérifié in situ et j'ai fait le même constat pour le recueil de la BNF, où les deux initiales du Dit n'ont jamais été exécutées. Il n'empêche que ces deux Dits sont sur le premier cahier du manuscrit, ce n'est pas un cahier ajouté, puisque à la fin du deuxième Dit, sur le même verso, on démarre le texte suivant. Les rubriques du 9223, donc la vie parle à la mort et la mort répond à la vie me feraient plutôt penser à des légendes de miniatures. On peut penser à des initiales, des initiales avec des scènes à l'intérieur, qui ont des titres de texte. Et ce qu'il faut noter aussi, c'est que, toujours au sein du 9223, les deux bouts de ligne n'apparaissent qu'ici, nulle part ailleurs dans le recueil. Et de la même façon, seuls ces deux Dits qui ouvrent le recueil, ils sont dépourvus de titres courants. Tout le reste, vous verrez, si ma mémoire est bonne, vous verrez des titres courants. Pas sur les deux Dits. Donc ce sont des textes qui sont dans le manuscrit, mais qui ont quand même un... peut-être un statut particulier. Alors, je remercie ici Marie-Laure Savoye pour la partie philologie, de s'être penchée sur ce texte avec moi. La conclusion, c'est que le manuscrit de Dublin est une bonne copie, avec quelques maladresses absentes du recueil, et réciproquement. On a ici, par exemple, la versification qui est plus juste dans le recueil, puisque "emperiere" ça fait quatre syllabes, même sans dire diérèse à cause du de qui suit. Et puis ici, on a une graphie pour le mot seul, on a "saul" et "saoul" qui sont une graphie plus rare. La leçon du recueil de Paris est plus courante. Du coup, on peut penser, sans prendre de risque, que les deux leçons... sont issus d'un manuscrit commun qu'on n'a pas sous la main. Les voici côté iconographie. Pour moi, ce sont des iconographies uniques. Et dans la seconde miniature, on voit la mort qui s'est levée pour prendre la parole. Côté style, j'ai mis ici deux agrandissements du manuscrit de Dublin, enfin trois. À chaque fois, la Vie et la Vierge de l'Annonciation.Encore une fois, est réputée peint par le maître d'atelier. On a quelque chose de très proche, même si l'usage du fin trait d'encre noire pour les contours des chairs et pour les contours des textiles semble plus marqué dans les miniatures de la Vie qu'à l'Annonciation. Il ne faut pas oublier non plus que les deux Dits apparaissent au folio 313 et 317, c'est-à-dire vraiment vers la fin, la presque fin du manuscrit, alors que l'Annonciation, c'est plutôt au début. Alors, on va maintenant faire un petit détour par quelques motifs macabres. et on va élargir au-delà des Heures de Prigent. Alors dans celui-ci, on a à votre gauche une femme sur son lit de mort, la Vierge a les mains partiellement ouvertes, elle est seule au milieu d'une nuée d'anges, et elle semble attendre l'âme de la défunte, que celle-ci n'a pas encore rendue, mais qu'un diable guette aussi. Alors que dans la miniature de la mort de l'homme, à votre droite, le salut de l'âme semble immédiat, dans les deux sens du terme, c'est-à-dire c'est tout de suite et sans médiation, et sans diable qui attend. On n'est pas encore dans l'égalité des sexes. Le traitement n'est pas le même. Autre petit détour par un livre d'heures conservé à la British, qui malheureusement n'est pas disponible ni en ligne, ni même en couleur. Donc j'ai récupéré un mauvais microfilm. Vous apercevez quand même au milieu, en haut, le motif du combat pour l'âme. Le diable n'est vraiment pas assez apparent, mais il est là. Et puis... un motif macabre en marge inférieure, alors toujours sous le pinceau de l'atelier ou du Maître de Dunois, les trois manuscrits, donc on en a un troisième, avec ce livre d'heures dit de la famille de Crémeaux, on retrouve ce motif du combat pour l'âme, et ce motif qui n'est pas un Dit des Trois Morts et des Trois Vifs, qui n'est pas non plus une Danse macabre, on a la Mort Sagittaire face à une représentation abrégée des états du monde, et on le trouve... aussi dans un quatrième manuscrit, l'Egerton 2019, qui est aussi un manuscrit qui implique le Maître de Dunois. Les armes de la famille de Crémeaux se retrouvent dans un psautier-heures, conservé à la BN, qui lui est daté de 1417, donc bien avant la période à laquelle on se trouve, mais qui, comporte quatre prières mariales communes, prières assez rares a priori, quatre prières mariales communes avec les Heures de Dublin. Donc on a une espèce de boucle qui se referme, et l'une de ces quatre prières mentionne explicitement la mort du priant"in die exitus mei". Cette communauté de textes, donc, entre les livres de la famille de Crémeaux et les Heures de Prigent de Coëtivy, n'est peut-être pas le fruit du hasard. Alors je vais m'arrêter maintenant un petit peu plus longtemps sur un sixième livre d'heures, le Latin 10 545, je n'ai pas de nom abrégé, qui présente avec notre point de départ, avec les Heures de Prigent de Coëtivy, un texte rare commun qui n'est mentionné par le chanoine Leroquais dans sa recension des livres d'heures de la BN qu'une seule fois, qui n'est mentionné que par Leroquais, qu'une seule fois, et uniquement pour le latin 10545. C'est vrai qu'on a une petite différence entre les deux textes, entre "in manus ejusdem filii tui", et de l'autre côté, on a "in manus unigeniti filii tui". Et on a de la même façon des petites variations de textes aussi, puisque la formule "et a te nunquam in perpetuum separari permittas" cette formule ne termine pas la prière du latin 10545 qui s'y prolonge sur plus d'huit lignes. Et par ailleurs, le copiste du manuscrit 10545 a omis le nunquam, vous voyez qu'il a disparu, ce qui tente complètement le sens de l'exhortation et ce qui invite quand même à la prudence, même si les incipits constituent de bons points de rapprochement. On ne pense pas que ce soit dû au hasard que cette prière vraiment rare se trouve à la fois dans les Heures de Prigent de Coëtivy et dans ce latin 10545 qui, pour mémoire, sont aussi des heures alternées avec les textes des Heures de la Vierge, des Heures des Morts et des Heures du Saint-Esprit qui alternent heure par heure. Donc on va s'arrêter un petit peu maintenant sur le latin 10545; Et sur la marge du calendrier, vous voyez que les marges sont généreuses, ce qui en général est le signe d'une certaine largeur de moyens chez le commanditaire. Il avait les moyens de se payer un support large. La banderole qui entoure le bâton noueux est ornée d'un P et d'un I. Alors je propose d'y voir P pour Pierre et I ou J pour Jeanne. Il pourrait s'agir de Pierre II de Brézé, qui est né en 1410 et mort en 1465 à la bataille de Montlhéry, et de sa femme Jeanne du Bec-Crespin. La banderole s'enroule autour d'un bâton noueux, qui était, on dit aussi bâton écoté, qui était l'emblème de Charles VII, un de ses emblèmes. et aussi l'emblème de René d'Anjou qui était le suzerain de Pierre de Brézé. On pourrait imaginer que ce symbole est passé de Charles VII à René d'Anjou puis à Pierre de Brézé. Pierre de Brézé c'était le protégé d'Agnès Sorel, la maîtresse de Charles VII. Il a été chambellan de Charles VII puis après une période de disgrâce, chambellan aussi et proche conseiller de son fils Louis XI. On le voit ici en très bonne compagnie puisqu'il est entouré du Connétable de Richemont, de Jean Bureau, de Dunois, de Jeanne d'Arc, même si, gardez en tête, on a ici une image de propagande, et on voit des personnages qui ont servi le Roi à différentes époques. Le seul suffrage illustré du latin 10545, c'est un suffrage à Saint-Sébastien, qui vient en deuxième position de la liste juste après Saint-Christophe. On a une initiale à fleurs qui est également unique pour le manuscrit, qui débute une autre prière à Saint-Sébastien. Alors même s'il est vrai que Saint-Sébastien, c'est l'un des intercesseurs les plus sollicités à la fin du Moyen Âge, Saint-Sébastien offre tout de même un lien historique avec la famille de Brézé, puisque dans la seigneurie berceau de la famille, donc à Brézé, dans le Maine-et-Loire, au sud-est d'Angers, le manoir de La Ripaille, dit aussi manoir de Saint-Sébastien, a une qui lui est dédiée. L'idée maintenant, ça va être de donner quelques pistes pour éclairer l'existence d'un lien entre Pierre de Brézé et Prigent de Coëtivi, à travers quelques indices. Alors voici un manuscrit bien postérieur, daté de 1484, des Vigiles de Charles VII. On lit le récit du siège du Mans où les deux guerriers opèrent l'un à côté de l'autre, donc Prigent et Pierre. Tous les deux ont été aussi conjointement impliqués dans la tentative d'assassinat de Georges de la Trémoille, qui avait cessé de plaire à ce moment-là, en 1433. On les retrouve dans la littérature. Dans le livre de Cosneau sur le connétable de Richemont, on a douze mentions conjointes de Pierre de Brézé et de Prigent de Coëtivy à chaque fois pour des opérations de guerre, des coups de main, des attentats. On les voit douze fois ensemble. Alors voici encore une prière qui est inédite sous cette forme et qui apparaît dans le latin 10545. Il y a deux mentions intéressantes; La première, c'est qu'elle mentionne Charles VII comme "régis nostri". Donc on est forcément en ou avant 1461. Et on a l'autre mention qui est "permanum femine". Donc la main serait celle de Jeanne d'Arc. Ce serait une indication du parti du commanditaire. Pierre de Brézè était poëte, bibliophile aussi. On voit ici un poème de sa main, dans l'extrait du haut. On voit le rondel du Grand Sénéchal. Le Grand Sénéchal, c'est le Sénéchal de Normandie. D'après la littérature, c'est Pierre de Brézé, qui a été nommé à ce poste en 1450. Le manuscrit dont il est extrait, c'est le manuscrit autographe des poèmes de Charles d'Orléans. Et cette formule qui débute le rondeau de Pierre de Brézé, "Qui trop embrasse pou estraint", ici elle débute un rondeau, une espèce d'ode à la persévérance et à la modération. Alors "Qui trop embrasse pou estraint", c'est un proverbe que vous retrouvez dans des recueils de proverbes, mais qui est aussi la dernière parole du Marchant dans la Danse macabre, dans la Danse macabre de Paris. Peut-être est-ce un hasard, peut-être pas. En 1922, l'extrait que je vous ai photographié ici, l'érudit Pierre Champion qualifiait Pierre de Brézé de bibliophile et le mettait en lien avec pas mal d'Hommes de Lettres de son temps. Pour finir, l'épitaphe de Pierre de Brézé commence par cette formule "Je veux mort meurtrière" qui n'est pas une formule courante, au moins à ma connaissance, dans les épitaphes puisque je ne l'ai trouvé nulle part dans les six volumes de l'épitaphier du Vieux Paris. Donc je tenterai un rapprochement avec le "Je mort malheureuse et infâme" qui débute la réponse de la mort à la vie dans les Heures de Dublin. Donc comme conclusion, plutôt qu'hypothèse, je propose qu'avant ou la mort de Prigent, en tout cas avant qu'il ne passe à son frère Alain, le livre d'Heures de Prigent de Coëtivy est inspiré, son compagnon Pierre de Brézé, pour la confection de son propre livre d'heures qui serait le latin 10545. Et en ouverture, une piste à explorer, les livres d'heures de femmes de leur côté ont beaucoup été étudiés, notamment par Anne-Marie Le Garay, de Lille, mais les livres d'heures des guerriers, beaucoup moins. Et pourtant, c'est une piste intéressante puisque les guerriers pouvaient mourir à tout moment. Ils étaient beaucoup plus exposés que les femmes, a priori, au risque de mort subite, tel qu'il est mentionné dans de nombreuses prières de livres d'heures. Merci.