- Speaker #0
Un coup de cœur artistique, une thématique spécifique, une personnalité, des ponts qui se tissent, des noms qui surgissent, un premier coup de téléphone, et puis enfin le jour J, celui de l'enregistrement. Pour le cinquième épisode de Déclic, je reçois la photographe Marie Ausha. Photographe, réalisatrice, autrice, activiste, féministe engagée. Il m'est difficile de résumer son parcours, mais un mot résonne fort, très fort. Le mot combat. Marie est une combattante. Je l'ai d'abord découverte en tant que photographe lors d'un reportage sur sa série Et l'amour aussi fruit de la grande commande photographique de la BNF.
- Speaker #1
Puis,
- Speaker #2
très vite,
- Speaker #0
j'ai compris que bien au-delà de la photographie, il y avait une urgence plus forte que les autres. celle de combattre l'invisibilité des femmes photographes, et plus récemment, celle de combattre l'invisibilité des lesbiennes. En 2021, elle est nommée Chevalier des arts et des lettres titre qu'elle transforme instantanément en chevaleresse. Trois livres retracent une partie de ces combats. Et l'amour aussi ou Qu'est-ce qu'être lesbienne en France publié en 2023 aux éditions La Déferlante, le portrait de presse au prisme des dominations, livre auto-édité par le collectif La part des femmes en 2024, et Pourquoi les lesbiennes sont invisibles, qui vient tout juste de sortir aux éditions du Seuil en mars 2025. Son approche de la photographie est plurielle. Chaque série est une performance à part entière. Marie performe avec le corps, souvent le sien, avec la nature, avec le médium, que ce soit sur l'île d'Alsnoi en Norvège, sur le chemin de Compostelle, où aux quatre coins de la France, Marie sonde l'univers qui l'entoure, telle une archéologue de l'intime et du sensible. Elle s'installe sur le tabouret du studio. Je suis frappée par ce mélange si particulier de détermination et en même temps de douceur qui se dégage d'elle. Je lui fais part de mon incertitude d'être à la hauteur, car, si je connais bien la photographie, le militantisme est un monde nouveau pour moi. Elle me répond par un grand sourire apaisant. Bonjour Marie, je suis ravie de t'accueillir dans les locaux de la Cité Audacieuse que tu connais bien, je crois.
- Speaker #1
Oui, j'ai eu l'occasion de photographier pour la déferlante Alice Diop et Christiane Taubira, qui se rencontraient pour un entretien très intéressant.
- Speaker #2
Donc tu es un peu chez toi ici. Est-ce que tu peux me dire ce qui t'empêche de dormir à la nuit
- Speaker #1
Il y a quelque temps, j'aurais dit beaucoup de choses. Je peux toujours dire qu'il y a une situation internationale qui m'inquiète fortement. Un retour de bâton sur toutes les personnes considérées comme minoritaires, dont les femmes. Ça, c'est un vrai sujet. Mais en ce moment, je dors plutôt bien. J'ai arrêté d'aller sur les réseaux sociaux. J'ai arrêté de scroller. Et je dors beaucoup mieux. C'est peut-être pas ça que t'attendais comme réponse. Non, ce qui m'inquiète beaucoup, c'est la situation internationale. C'est l'arrivée, le retour de la force brute, masculine au pouvoir. Et ça, ça m'inquiète beaucoup, pour la planète, pour énormément de gens. Ça, c'est mon gros souci. Pour le reste, j'arrive à régérer. Mais on ne va pas vers des moments... Ça va être dur. Moi, j'ai 62 ans depuis deux semaines et je n'ai jamais été inquiète à ce niveau-là. Donc, c'est ça qui peut m'empêcher de dormir. Sinon, en ce moment, je dors bien, ce qui n'est pas tout le temps le cas.
- Speaker #2
Ce qui est agréable.
- Speaker #1
Oui, ça change beaucoup de choses.
- Speaker #2
Est-ce que tu pourrais me raconter un peu ton parcours jusqu'à la photographie Enfin, ce que tu juges important
- Speaker #1
Jusqu'à ce que je devienne photographe.
- Speaker #2
Oui, jusqu'à ce que tu deviennes photographe. Comment t'es arrivée à la photographie Est-ce que t'as fait autre chose que la photographie avant Oui,
- Speaker #1
oui, oui.
- Speaker #2
J'imagine que pour...
- Speaker #1
Oui, moi, j'ai toujours voulu être photographe. Parce que mon père faisait de la photographie. Alors, c'était pas un grand technicien, mais c'est quelqu'un qui est très sensible. Il photographiait des fleurs, le ciel, des branches. Donc, il y a toujours eu des appareils photo à la maison et qu'il me laissait... Enfin, il ne m'interdisait pas l'usage. Puis j'ai rapidement eu un petit appareil photo à 12 ans, un petit Kodak. Et j'ai toujours su en fait que cet outil ferait partie de ma vie. Et puis, je me souviens quand j'avais 17-18 ans, j'avais une copine à l'école dont le cousin partait à l'autre bout du monde, il faisait des photos, il les ramenait. Et je dis voilà, ça c'est ça, en fait ça va être ma vie, je veux partir, je veux couvrir le monde. Et puis ça ne s'est pas passé comme ça, parce qu'alors à l'époque il n'y avait pas internet, il n'y avait même pas le Minitel, ça démarrait pour des applications professionnelles. Donc oui, l'accès, c'était des magazines comme Photos, qui coûtaient cher, en fait, pour quelqu'un qui n'avait pas d'argent. Et puis, il y avait toujours une femme à poil dessus, les tests de pellicules, c'était toujours des femmes à poil. Enfin, on sentait tout à fait un regard très, très masculin, qui déjà me gênait, très profondément. Et je me souviens d'avoir, par exemple, un jour vu une petite annonce d'un mec photographe à Clermont-Ferrand, puisque je suis de Clermont, Donc je l'ai appelé, je lui ai dit, voilà, moi j'aimerais apprendre de la photo. Le mec me dit de passer, cinq minutes plus tard, il était en train de se branler devant moi. Donc c'était violent, en fait. Lui, il pensait que j'allais poser pour lui, être à poil et tout. Je lui ai dit, mais non. Et à chaque fois que je manifestais un intérêt, j'avais un nom qui était clair et net. Alors bon, pour mes parents, ce n'était pas vraiment un métier. Bien que ma mère a été demandée au photographe de la ville, celui qui faisait un peu les événements familiaux. On se faisait photographier en famille avant. Et il s'appelait Jobelle, je me souviens. Et il avait dit non, non, c'est pas un métier pour une femme, ça. Et donc, je passe une première année de prépa, qui a été un enfer pour moi, parce que j'avais un bac littéraire de prépa HEC. Et je dis à ma mère, je dis non, non, je n'en peux plus, il faut faire autre chose. Et elle me dit, bon, on va au Crous, on va regarder les ressources. Mais donc, on est en 82. Et quand on arrive au Crous, déjà, la nana, elle nous regarde, photographe. Donc, elle sort, il y avait des gros livres de métiers, etc. Mais à l'époque, il n'y avait que des formations techniques. Et moi, je ne pouvais pas les faire parce que j'avais un bac littéraire. Arles n'existait pas encore. En 82, je crois que c'est la première promo. Il faut voir, on avait des bottins, en fait, avec les formations. C'est un autre monde. Et donc, poussée par toute ma famille, j'ai repris des études. J'ai continué à faire une autre prépa. Puis, j'ai fait des études de commerce. où j'ai été extrêmement malheureuse, mais il y avait un labo photo. Voilà. Et donc, mon père, pour pallier ma déception, m'a acheté un boîtier, un 24-36 d'occasion, et j'ai appris à tirer dans ce labo photo. J'étais toute seule dedans, donc ça allait.
- Speaker #2
Et t'as appris à tirer toute seule dans ce labo
- Speaker #1
Oui, pratiquement, oui. En fait, il y avait une fille qui était en prépa avec moi, qui après a tenu un magasin de développement de films. Et elle, elle savait tirer, donc elle m'a montré. Elle m'a dit, voilà, tu fais les produits, tu fais ça, ça a duré une heure. Et puis voilà, et puis après, j'ai expérimenté. Ouais, c'était comme ça. Puis je savais de toute façon que ce serait ça, ma vie, que ce serait avec l'image. En dernière année, j'ai fait mon stage. J'étais la seule à faire mon stage là-dedans. C'était dans une boîte où ils commençaient à faire de l'image numérique. C'était dingue, parce que là, on est en 87. Et j'étais convaincue que c'était mon avenir. Mais les portes ne s'ouvraient pas. Donc, je faisais des photos et à chaque fois que je faisais mine dans un studio, il n'y avait que des mecs, que des mecs. Et à chaque fois que je faisais mine de m'intéresser un peu à ce qu'ils faisaient, tout de suite, ils me disaient c'est un métier d'homme. Je disais, mais enfin, c'est pas vrai, quoi. Et puis, un jour, j'ai rencontré une femme qui travaillait dans un studio, qui avait son propre studio. Elle s'appelle Isabelle Rosenbaum. Et puis, en plus, elle était artiste. Et là, ça m'a ouvert. un espace. J'ai su que c'était ça et que ça serait uniquement ça après. À l'époque, j'étais devenue chef d'entreprise. Pareil, ça, c'était un truc complètement inconscient. Je n'avais jamais voulu être comme ça. Et puis, quand j'ai pris conscience que ça n'allait plus du tout, j'ai tout perdu. Ça a été vite vu. C'était au moment des attentats de 2001. J'avais un gros partenariat avec Adobe et tout s'est effondré. Et j'ai pris mon boîtier. Et puis, voilà, je me suis professionnalisée. Mais je n'ai jamais appris la photographie.
- Speaker #2
Oui, tu n'as pas fait d'école.
- Speaker #1
Je n'ai pas fait d'école.
- Speaker #2
Tu as appris, mais tout au long de ta vie, tout au long de ta jeunesse et par tes propres moyens. Oui,
- Speaker #1
c'est ça.
- Speaker #2
Et pourquoi la photo Parce que tu étais restée avec cette image de ce jeune homme de 17 ans que tu voyais partir au bout du monde faire des photos. C'était un espèce d'ailleurs Pourquoi c'était une évidence, la photo Qu'est-ce que ça représentait pour toi
- Speaker #1
Très tôt, bien avant de savoir qu'on pouvait aller faire des photos à l'autre bout du monde, ce que je suis prête à beaucoup critiquer, ce que j'ai fait d'ailleurs dans un livre, cette façon d'aller documenter un monde de façon extérieure et de le ramener à plein de points de vue assez critiquables. Et pour moi, la photographie avait quelque chose de très intime. Mon père est quelqu'un de très sensible. J'ai encore la chance de l'avoir. Il est sensible, il a quelque chose de très poète. Et donc les photos qu'il faisait, même si maintenant je les regarde et je vois bien que techniquement ça ne tient pas vraiment, mais il y a quelque chose de l'intime qui montre une écriture, une sensibilité. Et la photo avant tout pour moi c'est ça. C'est un accès à la sensibilité de... du monde et à la sensibilité de l'autre à la mienne, en fait. Et je pense que ça a toujours été ça. Alors après, j'ai eu d'autres usages de la photographie, mais au fond, j'y reviens toujours, à ça. C'est un outil qui peut être très dangereux, la photo. Ça a servi à coloniser, à érotiser les femmes, enfin, ça sert à plein de choses assez dégueulasses, au fond. Et puis, ça sert à avoir un accès à l'invisible. Oui, à ce qui frémit dans le monde. D'ailleurs, j'ai beaucoup travaillé avec des vitesses lentes pendant longtemps, ce qui permettait d'un peu déréaliser, un peu voir ce qui frémissait.
- Speaker #2
Oui, d'avoir un espèce de mouvement.
- Speaker #1
La première série que j'avais faite, où là j'avais une réelle intention artistique, c'était des statues de Christ. Alors bon, c'est un corps à disposition dans chaque église. J'ai toujours eu un attrait pour les églises, les synagogues. J'ai beaucoup travaillé sur les religions. Ça a toujours été quelque chose qui m'a beaucoup intéressée. Et donc, j'ai commencé par cette série. Et donc, les Christes sont souvent dans des églises qui sont sombres. Et je laissais le temps de ma respiration, en fait. Et je me souviens d'une gamine qui est venue à une expo et qui a dit Mais tu le connais vraiment Et là, je lui ai regardé Pourquoi Parce qu'il respire. J'ai dit Ouais, il respire. Donc non, je ne le connais pas vraiment. Mais voilà, ça a longtemps été une... Ma façon d'écrire, c'est-à-dire avec la respiration, pour une pratique plus artistique, plus plastique. Oui, c'était ça.
- Speaker #2
Et aujourd'hui, à l'heure actuelle, tu es considérée et tu te revendiques comme photographe, féministe, activiste, ce qui n'a pas toujours été le cas. Est-ce qu'on peut revenir sur le travail photographique que tu as fait avant
- Speaker #1
Oui, bien sûr.
- Speaker #2
Avant cette... cette actualité qui est plus récente. Et sur les quelques séries que tu as faites, je n'ai pas les années, je ne connais pas les années, mais j'ai vu une série sur Compostelle. J'ai l'impression que l'autoportrait, c'est quelque chose que tu pratiques. Est-ce que tu peux me parler un peu de cette série de Compostelle Qui en plus... Pas forcément un lien avec la religion, mais qui m'intéresse.
- Speaker #1
Alors, en fait, quand j'arrive à comprendre que je vais pouvoir devenir photographe, j'ai déjà 39 ans. C'est pas rien. Et donc, en 2001, comme je l'ai dit, tout explose. Les deux tours exposent aux Etats-Unis. Et puis, mon travail, ma compagne me quitte. j'ai plus d'endroit où vivre donc j'ai plus de revenus et donc je suis pas bien tout s'effondre je vois arriver la quarantaine difficilement et en fait je me dis je suis au Verniat et un des chemins de Compostelle part du Puy-en-Velay et je lui dis j'ai une tente, des chaussures puis je vais partir je voyais pas ce que je pouvais faire d'autre c'était début juin Et donc, j'avais des procès aussi. Enfin, franchement, c'était une sale époque. Et donc, je suis partie, vent du bas. La veille, je fumais encore deux paquets de clopes par jour. Le lendemain, plus. Enfin, j'étais dans un état psychologique et physique assez désastreux. Mais ça m'a fait du bien. Et ce qu'il y a, c'est que les seules photos que j'ai faites... Alors, je suis partie, on était... Pas encore au numérique. Et donc, j'ai pris un petit boîtier automatique. J'ai pris trois pellicules, noir et blanc. Et les seules photos que j'ai faites, c'était lorsque je buvais. L'appareil photo était sur ma gourde. Donc, quand j'avais soif, je faisais une photo de mon visage. Je n'ai rien photographié d'autre que mon visage, de façon assez rituelle. Mais je n'ai pas du tout pensé, en fait, cette histoire. Je l'ai fait, simplement. Et en fait, quand je suis rentrée... J'ai retrouvé ma compagne, j'ai retrouvé un toit. Et puis, j'ai tiré ces photos. J'avais un ami qui avait un labo tiré urbain, qui m'a beaucoup inspirée aussi comme photographe. Et quand j'ai vu ça, je me suis dit, ah ben oui, voilà, la photo, c'est là aussi pour toucher ce sensible. En fait, on voyait tout le chemin. Rien que sur mon visage, en fait. Mais à une autre dimension, qu'il y a des arbres ici, qui est très bien aussi. Ce n'est pas un jugement. C'est juste que... Voilà, et puis j'ai vu quelque chose de moi. Je pense que c'est la première fois que je me regardais, en fait, vraiment. Et voilà, je pense que c'est le premier acte d'engagement, en fait, en photographie. Et d'ailleurs, ma compagne de l'époque m'a dit Envoie-le au Rencontre d'Arles C'était au Voix Off. Et puis ça a été sélectionné, c'est la première fois que je suis allée à Arles, c'était en 2003. Et ça a été dingue parce que ça a été projeté dans la cour de l'archevêché. J'étais dans une émotion, c'était fou parce que moi j'avais jamais été là. Il y avait une musique très très belle. Moi j'étais très émue. Et puis, je pense que 15 ans plus tard, j'étais à la fête des voisins chez moi. Et il y a une jeune femme qui me dit... Pas photographe Vous n'avez pas fait une série qui a été projetée Je lui ai dit Si, si. Il m'a dit C'est moi qui l'avais montée. Et c'est Céline Clanné, qui est une très bonne amie, qui est photographe, qui venait d'arriver dans mon immeuble et on est devenus amis comme ça. C'était elle qui avait... Elle se souvenait de ces photos. En fait, étrangement, je suis devenue assez connue parce que ma première série, c'est mon visage.
- Speaker #2
Et c'est cette série-là Oui,
- Speaker #1
c'est ça.
- Speaker #2
Et tu avais marché combien de temps
- Speaker #1
Un mois.
- Speaker #2
Un mois.
- Speaker #1
Je dormais dans des tentes, dans ma tente, tout ça. Oui,
- Speaker #2
il y a toute une désespoir et de l'espoir général.
- Speaker #1
Oui, il y a des épuisements.
- Speaker #2
Pas que des cours, mais de toi aussi. Jusqu'à une espèce de petit sursaut ou grand sursaut et de retour à la vie.
- Speaker #1
Oui, ça a été important et ça a marqué beaucoup de gens, en fait, cette série. Il y a des gens encore qui m'en parlent, c'est étonnant quand même. Surtout qu'elle n'a jamais été exposée. Il y a quelques tirages qui ont été exposés en Belgique lors d'une biennale. Mais elle n'a jamais été exposée. Et il se trouve que j'avais fait deux tirages, deux jeux de tirage. C'était sur du Quintemers. C'était des beaux tirages. Et quelqu'un m'avait dit qu'il l'exposerait. Puis c'est dédié. Et après, j'ai beaucoup déménagé. J'ai perdu ce jeu qui était sous Marie-Louise. Et puis je l'ai retrouvé. Il avait été inondé dans une rotation de caves. Et alors là, c'est encore plus beau parce qu'il y a le temps qui est passé. C'est toujours pas loin de ma porte. C'est-à-dire que si ça brûle, je prends ça. J'ai deux, trois choses à prendre et je prends ça.
- Speaker #2
Il y a une autre série qui a retenu mon attention qui s'appelle Le ciel est bleu, tout va bien. Qui n'a strictement rien à voir avec cette série de Santiago de Compostelle ni avec ce que j'ai vu de toi récent. C'est des photographies... On dirait des paysages américains, très froids, il n'y a pas d'humains, il n'y a pas de... en couleurs. Est-ce que cette série est antérieure ou postérieure à Santiago de Compostela C'est postérieure,
- Speaker #1
c'est quand je suis allée aux Etats-Unis. Je suis allée beaucoup plus tard aux Etats-Unis, à Houston. Il y avait un festival, j'avais des amis américains qui m'ont dit Ouais, il faut que tu viennes etc. Et donc j'ai eu une galerie à Houston pendant une dizaine d'années, ce qui était une expérience vraiment très très intéressante. Donc, c'est avant d'aller à Houston que j'ai fait ce travail. Et en fait, ce sont des paysages américains. Le ciel, à chaque fois, c'est le même. Ce qui est troublant, c'est que c'est toujours le même ciel. C'est un ciel qui est faux. C'est un aplat, en fait, simple. Et oui, c'était pour montrer l'apparente, en fait. On a l'impression de connaître ces paysages, en fait. C'est des paysages, voilà, c'est l'Ouest américain, etc. Mais moi, j'avais été frappée lors de ce voyage par une apparente tranquillité. Or, on se dit que les Américains, ce n'est pas une apparente tranquillité. Et il y avait un taux de pollution, d'une consommation qui était impressionnante. Et voilà, en remplaçant ce siège, je voulais dire, ouais, tout va bien. Mais en fait, non, ça ne va pas. On est en train de masquer, c'est un produit marketing, cette histoire de... des Etats-Unis, mais dans le fond, il y a quelque chose qui me gênait beaucoup. Il y avait quelque chose qui résonne de façon assez fausse par rapport à mes valeurs et qui se confirme maintenant. Et voilà, c'est cette image un peu léchée, comme ça, un peu...
- Speaker #2
C'est hyper perturbant. Enfin, moi, j'étais un peu désarçonnée.
- Speaker #1
Voilà, c'est ça. Alors, je l'ai laissé sur mon site parce que cette série plaît beaucoup à une de mes amies dont la vie compte pour moi. C'est Diane Ducruet. Mais voilà, elle est assez singulière, oui. Enfin, je n'ai pas toujours fait des travaux comme ça.
- Speaker #2
Et avant de passer au présent, j'ai fait aussi un lien entre une ancienne série qui s'appelle L'île sans rivage, où le corps devient paysage et s'enforester, qui est une série actuelle dont on parlera après, où le paysage devient corps. J'ai l'impression qu'il y a un lien entre ces deux séries.
- Speaker #1
Oui, alors si tu as été sur mon site, tu vois en première page, il y a un extrait de vidéo. C'est mon père qui me filme dans la forêt près de chez nous. Moi, j'habite en Auvergne, j'habite à côté d'une forêt. Donc, je dois avoir 7 ans à peu près, 7-8 ans là-dessus. De vivre près d'une forêt, ce n'est pas rien. Donc, j'ai toujours fait des photos dans la forêt. J'ai fait plein de choses dans cette forêt. Je pense que je n'aurais pas pu vivre certaines intensités, certaines difficultés si je n'avais pas pu revenir dans la forêt très régulièrement. C'est un lieu qui, en tout cas pour moi, est sécurisant. Et donc, si on revient à l'île sans rivage, c'est un tournant très, très important. En fait, j'avais été invitée comme artiste dans une résidence en Norvège, sur l'île de Halsnoy. C'est à l'ouest de la Norvège. Et ça a été magique. J'y étais au mois de juillet, je crois. Donc, les jours sont très, très longs. Et je suis restée un mois. En plus, ma compagne m'a retrouvée là-bas. Elle a participé au projet. Tout était... On était sur une île, donc tout le temps dehors. Nous, on était hébergés dans un musée. En plus, j'avais la chance d'être avec une photographe américaine dont j'adore le travail, Sharon Harper. Et du matin au soir et la nuit, je mettais des dispositifs photographiques. au bord de l'eau, ça pouvait être du polaroïd, ça pouvait être une espèce de chambre que j'avais découpée dans un carton qui traînait, ça pouvait être du papier périmé que je mettais dehors, etc. J'avais, comme un pêcheur ou une pêcheuse, toute la journée, en fait, je posais des éléments à travers l'île, et puis je revenais les chercher, et puis la nuit, par exemple, la nuit, j'avais fait une petite chambre photographique avec un petit trou et je le mettais devant notre lit. Et on voyait au matin, quand j'allais tirer dans un petit labo, j'allais révéler le papier, on voyait les mouvements de la nuit. On disparaissait, bien entendu, mais on voyait ce mouvement de la nuit. Et souvent, ma compagne était là tous les matins, tous les soirs, je la photographiais au même endroit, avec la même vitesse, la même intensité. Et en fait, tout était... était magique là-bas. Il y avait quelque chose qui relevait de l'existentiel. Il y avait la mer, qui est un élément, je dirais, stable, comme le ciel. Et puis, les îles et nous, les humains, qui disparaîtront à plus ou moins court terme. Il y avait toujours cette espèce de confrontation. Le ciel changeait en permanence. C'était un moment d'une intensité folle. Je ne dormais pas beaucoup, en fait, parce que j'étais très... Oui, très, très inspirée par cet environnement. Et puis, quelques années plus tard, j'ai eu la chance de pouvoir continuer ce travail à Corpo, qui est une île en Finlande. C'est grâce à Elina Brotterus que j'ai pu aller là-bas. Et oui, être dans la nature, être près des éléments, et demeure quand même ma première inspiration.
- Speaker #2
La nature est une personne à part entière, plus qu'une personne. Oui, tout le monde.
- Speaker #1
Voilà, il y a une immersion, ça permet de toucher des choses, ce que je te disais au début, cette espèce de vibration du monde, de la vie, en fait. Et donc, ces deux expériences sur deux îles ont été d'une joie profonde. C'était une des plus belles expériences photographiques de ma vie. Vraiment de recherche, c'était vraiment super.
- Speaker #2
Si on se trans... porte dans le présent. Quand je t'ai appelée la première fois pour te demander si tu voulais bien accepter mon invitation pour participer à ce podcast, tu m'as dit tu sais ce que je fais, tu sais bien ce que je fais, je ne suis pas que photographe, qu'est-ce que tu sais de moi Alors je t'ai dit t'es photographe, mais pas que, t'es autrice, réalisatrice, féministe, activiste. Et là, t'as arrêté, t'as dit ok, ça va. Tu sais à qui tu t'adresses. Ça m'a marquée. Et ce que je sais, ce que j'ai lu et cru comprendre, c'est que... Tu n'étais pas activiste jusqu'aux années 2010 à peu près, jusqu'à la...
- Speaker #1
La Manif pour tous.
- Speaker #2
La Manif pour tous, merci. Et que ça avait été tellement violent qu'à partir de ce moment-là, c'était devenu une évidence et tu étais devenue activiste. Et peu de temps après, tu as fait un blog qui s'appelle ou qui s'appelait Atlante et Cariatide. Donc tout ça est lié et c'est peut-être avec ce blog que le changement s'est opéré. est-ce que tu peux... On va faire un peu là-dessus.
- Speaker #1
D'abord, si je t'ai demandé ce que je fais, ce n'est pas des questions de prétention, mais ça fait quand même dix ans que je ne l'ai pas choisi. Mais bon, c'est comme ça, j'ai de la visibilité, mais je ne sais jamais à quel endroit je suis visible, en fait. Quand quelqu'un m'aborde, c'est souvent compliqué, en fait. Parce que je ne sais jamais ce que les gens attendent. Tu pourrais rajouter que je suis lesbienne aussi. Et ce n'est pas rien quand tu as fait un livre sur les lesbiennes. et ce que les lesbiennes ont attendu de moi. Et donc, c'est pour ça que des fois, je valide un peu qu'est-ce qu'on sait, parce que quand les gens m'abordent, je ne sais pas ce qu'ils veulent. Et ça peut être très déstabilisant, parce que tout le monde n'est pas sympa, en fait. Lorsque j'étais à Alsnoï, c'était en 2012, et déjà, on voyait bien se profiler les débats, on voyait bien que ça allait être très tendu. Et je me suis dit, je vais suivre vraiment comment une loi se fait. Et je n'ai pas imaginé à quel point ça m'emmènerait. Et il y a eu un moment en janvier 2013 qui a été très violent. C'était, je crois, la première semaine de janvier. Il y a eu une énorme manifestation contre le mariage. Qui, personnellement, moi, le mariage, je m'en foutais un petit peu quand même. Ce n'était pas mon sujet, mais c'est un sujet quand même. Et puis, c'est la première fois que... Une partie de la population française était opposée à l'acquisition de droits de concitoyennes et concitoyens. C'était quand même une première. Et puis l'homophobie a été extrêmement violente et les lesbiennes étaient encore plus invisibilisées. Les gays, l'inter-LGBT étaient représentés par des hommes, mais nous on était invisibles alors que nos droits reproductifs étaient au cœur de la loi. Et donc il y a eu ce... je crois que c'était un 13 janvier. Et j'étais vers Nation, j'étais avec ma compagne, on devait rejoindre une copine. Et là, il y a des dizaines et des dizaines de bus qui étaient là, qui se garaient. Et puis, il y avait plein de gens qui étaient tout à fait contents de venir manifester contre nos droits. Et là, il y a quelque chose qui a dévissé dans ma tête, une colère est montée. Et je me suis mise à crier je suis lesbienne et je vous emmerde alors que je ne disais jamais l'homo lesbienne. Je n'étais pas cachée, je n'étais pas dans le placard, mais... Mais lesbienne était trop sulfureux, c'était trop engagé pour moi, ça n'allait pas ce mot, je ne l'utilisais pas. D'ailleurs, je n'utilisais pas de mot. Voilà, comme ça, c'était vite fait. Une fois que j'ai eu le mot en bouche, je ne l'ai plus jamais lâché parce que ça a été un moment de grande émancipation. Je disais publiquement, voilà, je suis ça. Et vous êtes content, vous n'êtes pas content, mais c'est la réalité. Et ce n'est pas pour vous contrarier. C'est juste que je suis lesbienne. Et que parmi vous, avec tous vos gosses, dans vos gosses, il y en a qui sont gays, qui sont lesbiennes, qui sont trans, etc. Donc, c'était un moment clé. Et puis, un jour, j'ai pensé que c'était décorrélé. Mais en fait, si je regarde en arrière, c'était corrélé. J'ai eu une discussion avec trois autres photographes, pas le même âge, pas les mêmes générations, pas les mêmes types de boulot, trois femmes. Et j'ai dit qu'il y avait trop d'hommes qui étaient exposés à la MEP. Elles m'ont dit que j'avais tort et ça m'a énervé.
- Speaker #0
Et maintenant, quand on me dit que j'ai tort, je sais que j'ai raison sur ces sujets-là, parce que je l'ai validé à chaque fois. Donc, je me suis mise à compter. J'ai fait des tableaux infinis. J'ai beaucoup lu. Je suis allée à des conférences de sociologie. Je me suis beaucoup renseignée. Puis à un moment, je me suis dit, mais oui, il y a un énorme problème et il faut le poser sur la table. Et donc, je me suis dit, je vais faire un blog avec une fausse identité, parce qu'on aurait dit, pourquoi elle et pourquoi... Et puis, je suis tombée sur un article dans un magazine professionnel de l'édition qui avait fait une étude qui montrait, sans grande surprise, que les hommes ne lisaient pas les femmes. Je me suis dit, moi, je veux qu'ils lisent, parce qu'en plus, toutes les grandes institutions les mieux dotées en France en photographie sont dirigées par des hommes. Et donc, j'ai pris un nom d'homme. Alors j'ai pris le prénom de mon arrière-grand-père paternel et le nom de famille de ma grand-mère maternelle. Et donc ça a fait Vincent David. Et j'ai commencé à écrire comme ça, avec une identité d'homme. Parce que moi je les lis les hommes, donc je sais bien comment ils écrivent. L'inverse n'est pas pareil. Moi je répère tout de suite quand un mec écrit avec une identité pseudo-féminine. Et là, ça a été dingue parce que j'amenais des chiffres, j'amenais des études, et j'étais un mec. Donc, tout le monde trouvait ce Vincent David intelligent, cultivé, pas clivant. Oh là là, qu'il était intéressant. Et que moi, ce que je disais, moi, Marie Ausha, quand on m'en parlait, on me disait, mais tu ne connais rien, va le lire. Et ça m'a changé parce que tu vois bien qu'à ce moment-là, on est en 15, donc je dois avoir 52 ans. Et je n'ai jamais pensé que je pouvais être quelqu'un d'intelligent. C'est ouf quand tu parles d'illégitimité. Et là, d'un coup, je me dis, mais hé Mais en fait, t'as quelque chose dans la tête, t'as quelque chose à dire, puisqu'ils le disent. Et puis je le voyais bien, donc j'ai pris confiance. Et là, ça change tout quand on a confiance en soi. Ça change tout. Mais à un moment, il fallait bien que je révèle mon identité. Et là, je suis passée de mec bien à hystérique radicale. C'était à peu près un an et demi plus tard, à une conférence à la MEP. J'ai été beaucoup attaquée.
- Speaker #1
Oui, parce qu'à ce moment-là, du coup, la photo... Tu la laisses un peu de côté.
- Speaker #0
C'est-à-dire que je continue à en faire, professionnellement. Il faut que je mange quand même. Mais artistiquement, je ne peux pas tout tenir, en fait.
- Speaker #1
Oui, c'est différents combats.
- Speaker #0
Je ne peux pas tout...
- Speaker #1
Parce que c'est un combat.
- Speaker #0
Ah ben, c'est du quotidien. Tu te réveilles avec, tu te couches avec. Ouais, il faut apprendre à filmer, il faut apprendre à écrire, il faut apprendre à convaincre, il faut apprendre à parler. C'est passionnant. On a monté un collectif, la part des femmes, en 2018. Donc, c'est apprendre à travailler en collectif. C'est un boulot plein temps. Et puis moi, j'avais moins de boulot. Quand les gens ont su que c'était moi qui avais emmerdé tout le monde, j'ai eu moins de travail, bien sûr.
- Speaker #1
Parce que j'ai lu une phrase qui m'a marquée, qui est J'ai pas décidé d'être militante. C'est vrai. C'est une phrase forte.
- Speaker #0
Oui, mais c'est le réel. À partir du moment où on a su que ça faisait un an et demi que c'était moi, ça a été net. Les commandes se sont arrêtées. Ce n'est pas quelque chose que j'ai choisi.
- Speaker #1
Tu n'étais plus passe-partout.
- Speaker #0
Non, je n'étais plus la lesbienne invisible. Et puis, c'est un petit milieu, la photo. Et puis, il y a beaucoup d'hommes. Les hommes se vexent facilement. Ils sont fragiles. Et surtout dans ces métiers, il y a quand même des questions d'ego assez importantes. Et donc, oui, ça a bousillé la carrière que je voulais avoir.
- Speaker #1
Et est-ce que justement, dix ans après, parce que c'est à peu près dix ans... Oui,
- Speaker #0
c'est ça.
- Speaker #1
Est-ce que tu trouves que ça a évolué Oui, bien sûr.
- Speaker #0
Oui, oui, ça a évolué. Alors bon, c'est un métier qui est de plus en plus en perte de vitesse. C'est très compliqué. Mais oui, ça a évolué parce qu'il y a eu une pression forte sur les institutions. Nous, on l'a mise, le ministère l'a mise. Et puis, il y a eu MeToo aussi qui est arrivé. Il y a eu quand même une grosse pression. Nous, pour faire changer Arles, On avait fait une lettre, c'est ça qui a été l'acte fondateur de notre collectif, on avait fait une lettre en interpellant le directeur. Et quand on a fait bouger Arles, ça a fait bouger le reste. Forcément, c'est quand même le plus grand, des plus grands festivals mondiaux. Ce qui est devenu difficile après, ça a été la partie, je dirais, photo-documentaire, photo-journalisme. Ça, ça a été violent. J'ai eu des menaces. Il y avait des directeurs de festivals, ils sont tous dans le sud-ouest, qui menaçaient de me faire des procès. Ils me menaçaient sur les réseaux sociaux. Il y en avait un qui m'appelait Marie Daech. Il y en a qui m'appelaient la polpotte de la photo. C'était difficile. Oui, j'ai été menacée. Quand je suis retournée à Arles à la semaine pro en 2019... Je n'ai pas dormi à Arles, j'ai dormi à Avignon. Je me suis dit un peu avec un coup dans le nez, les gars, ils sont capables de me casser la figure.
- Speaker #1
Je rebondis par rapport à ça, Marie, par rapport à ce mot menace que je découvre, entre guillemets, que tu as évoqué aussi lorsqu'on s'est rencontré une fois, une signature de livre et qu'on parlait de ta dernière série qui s'appelait L'amour aussi, dont on va parler dans pas longtemps. Et je te disais justement, mais je suis... Je suis super étonnée, j'entends parler de cette série, je l'ai vue dans un reportage à la télé, mais je ne vois aucune image, je n'arrive pas à trouver d'image dessus. Donc j'ai du mal à me familiariser avec cette série. Et tu m'as dit, mais comme une évidence, je ne peux pas mettre d'image de cette série accessible au public, ni sur mon site, ni sur les réseaux, c'est trop dangereux. Et je ne m'attendais pas du tout à cette réponse. Donc c'est quelque chose qui... Est-ce que tu peux... Un peu appuyée là-dessus parce que c'est...
- Speaker #0
Oui, alors là, c'est une autre menace. Là, la menace, elle était contre moi, simplement parce qu'une femme ose déranger un entre-soins masculin. Ça, la violence des hommes, c'était contre moi. Là, pour la série et l'amour aussi, donc j'ai photographié des lesbiennes. Par exemple, c'est une série que je n'exposerai jamais. Il y a tout un jeu qui est tiré sur des grandes bâches. Je ne les exposerai jamais en extérieur. Parce que c'est évident. que ça va être déchiré. Alors, ce n'est pas pour le coup de la bâche, mais elles vont être abîmées en tant que lesbiennes. On ne peut pas mettre des lesbiennes dans l'espace public comme ça. Et certaines qui ont été sélectionnées pour la presse, ce sont des lesbiennes qui sont des activistes, qui savent ce qu'elles risquent, qui ont l'habitude. On connaît Alice Coffin. Ce sont des nanas qui ont cette expérience-là, qui est dure. Être lesbienne, c'est jamais un avantage. Et on sait très bien ce qu'on prend comme violence. Donc moi, je ne peux pas, même sur mon site, les exposer. Sinon, c'est leur faire prendre un risque. Elles ont déjà pris le risque de parler, de se représenter, parce qu'on le sait que c'est un risque. Donc il y a un livre, ça suffit. Il y en a qui n'en ont pas parlé à leur famille.
- Speaker #1
Est-ce qu'on peut revenir d'ailleurs sur cette série qui s'appelle Et l'amour aussi qui... a changé beaucoup de choses pour toi, pour les filles que tu as photographiées, pour la société, je pense. Et que tu as commencé, je crois, en 2020, au moment de la grande commande photographique de la BNF.
- Speaker #0
C'est 2022. 2022. Oui, donc le ministère de la Culture a confié à la BNF de gérer une grande commande photographique avec 200 photographes, 100 en 2022 et 100 en 2023. Et j'avais eu des discussions un peu avec le ministère, mais moi, je ne pensais pas y participer. Parce que très concrètement, je ne suis pas photojournaliste. Je travaille pour la presse régulièrement, mais je ne suis pas photojournaliste. Mais en fait, j'avais de quoi candidater. J'avais des portraits qui étaient publiés. J'avais de quoi candidater. Et je me disais qu'il était... Alors moi, déjà, je motivais plein de femmes ou des amis qui pouvaient être d'origine... africaines, etc., pour qu'on soit plus diverses. Mais moi, je ne pensais pas y aller. Et puis, j'ai une amie qui m'a dit On attend ton dossier, là. Il faut absolument que tu le candidates. Je me suis dit Mais moi, j'ai rien à dire, en fait. Et puis, d'un coup, je me suis dit Mais si, en fait, ça sera 10 ans après le mariage. Et donc, j'ai candidaté. Et en écrivant le projet, j'étais sûre que je serais sélectionnée. C'est fou. Mais c'est parce que je me suis dit, en fait... personne d'autre que moi peut faire ce travail. Alors, ce n'est pas une question d'égo, mais il y avait une logique. C'est-à-dire que pour dire à un jury je connais ce sujet, je vais pouvoir traiter ce sujet il faut dire je suis lesbienne il faut dire je connais ça
- Speaker #1
Pour les auditeurs, quel était le sujet
- Speaker #0
C'était 10 ans après le mariage pour tous, où en sont les lesbiennes en France Et donc, il faut pouvoir le dire, ça. Mais moi, je connais plein de lesbiennes qui sont photographes et qui ne le diront jamais. Mais moi, comme ma carrière était déjà foutue, je peux dire, de toute façon, ce n'était pas un secret, je peux dire, voilà, je suis lesbienne et moi, je vais faire ça. Et donc, j'ai été sélectionnée et j'ai commencé à travailler en janvier 2022. On avait neuf mois pour faire ce sujet et tout de suite, j'ai su que je ferais un livre parce qu'il n'y avait rien, il n'y avait rien sur les lesbiennes qui documentent des lesbiennes. Et les deux seules références que j'avais, c'était Zanelle et Muroli, que j'avais rencontré en 2012 à Arles. Et puis...
- Speaker #1
Qui fait un travail de dingue.
- Speaker #0
Qui fait un travail de dingue, oui. Et Johnny Byron, qui est surnommé Jeb, qui est une nord-américaine qui avait fait un travail absolument dingue dans les fins des années 70, début 80. C'est les deux seuls livres. Les deux seuls. Et donc, moi, je me suis simplement sentie légitimée par ces deux femmes. Voilà. Et il se trouve qu'en plus, j'ai échangé avec elle, etc. Et je me suis dit, je ferai un livre. Donc, j'ai claqué tout l'argent assez rapidement parce que je me suis dit, il faut que j'en fasse beaucoup plus que la commande. Et donc, j'en ai fait plus que la commande. Je réfléchissais à qui je pouvais, où est-ce que je pouvais publier. Je n'avais jamais publié un livre photo. Mais là, je savais qu'il y avait un enjeu énorme. En fait, que je réparais ce qui s'était vécu en 2010, en 2012, en fait. Et c'est Lucie Giffroy qui est une des fondatrices de... la déferlante pour qui je travaillais, qui savait que je faisais ce projet et qui m'a dit, voilà, on va le publier. Je n'étais pas sûre au début parce qu'elles n'avaient pas publié de livre photo. Puis un jour, elle m'a dit, je te rappelle, on prend du temps, etc. Et à la fin, je dis, oui, en fait, c'est les meilleurs pour le faire. Et on l'a fait, pour qui connaît un peu les livres photo, on l'a sorti à 6 000 exemplaires. Il va être réimprimé en avril. Il est sorti en novembre 2023. Six mois plus tard, la moitié des exemplaires étaient vendus. J'ai passé neuf mois sur les routes. J'étais invitée à plein d'endroits. C'est énorme. Mais ouais, il va être réimprimé, là. Tu vois ce que c'est qu'un livre photo Ça tire à 500 000 max, quoi.
- Speaker #1
2500 best-sellers.
- Speaker #0
Voilà, c'est ça. Et ça a eu un impact énorme, parce que les lesbiennes n'avaient pas de représentation. Et il y a des... textes, il y a des témoignages, et on en avait un besoin fou. Moi, j'en avais besoin, mais les lesbiennes en avaient un besoin énorme. Moi, j'ai vu des gens s'effondrer en larmes dans mes bras, que je ne connaissais pas. Nous, nos images, on a tellement peu d'images qu'on a appris à aimer des images qui nous dévalorisent, faites par des mecs. La vie d'Adèle, ça en dit plus sur les fantasmes sexuels de Kéchiche que sur la... Tu vois, c'est... Il y avait un besoin dingue pour des jeunes et des vieilles. Les deux. Pour toute classe sociale, il n'y avait rien. Et là, il y avait quelque chose. Donc moi, ça m'a dépassée.
- Speaker #1
Tu as dit, concernant ce projet, je ne me suis jamais sentie aussi bien que pendant cette commande.
- Speaker #0
C'est vrai. Professionnellement, ça a été un truc dingue. J'aurais pu convaincre n'importe qui. J'étais dans une énergie... Ouais, j'étais dans une forme olympique. Et c'était génial. Franchement, génial. Je ne suis jamais sortie d'une séquence, d'une rencontre, en me disant ouais, bon, c'était toujours... J'arrivais, c'était comme si je les connaissais depuis toujours. C'était facile. C'était facile. Alors que c'est quand même un projet lourd. Et tout était facile et joyeux.
- Speaker #1
Et c'est aussi une histoire de réparation.
- Speaker #0
De consolation.
- Speaker #1
Je voulais vous parler avec différentes invitées. C'est une thématique qui revient souvent dans la photographie. Le médium qui sert à consoler ou à réparer, à transmettre, évidemment.
- Speaker #0
Oui, je pense qu'il y a beaucoup de choses, d'un point de vue de femmes, ou de lesbiennes, on a quand même pas mal de choses à réparer. Alors il y a certains hommes qui s'engagent aussi sur des sujets. Je pense à un livre, je ne sais plus le nom du photographe, mais il a eu un prix. Son père a été tué dans un hôtel et puis il a fait toute une enquête 30 ans plus tard. On voit bien, c'est très, très sensible. Il répare quelque chose. Il faudrait retrouver le nom. Mais c'est quand même, nous, on a des gros sujets à réparer, quand même. Et la photo, oui, forcément, sert à ça. Et puis, oui, il y avait aussi là une façon de faire photo qui était différente. Voilà, on était égales. On était égales, quoi. On se faisait confiance. On savait notre responsabilité à faire ça. Chacune. C'est pas tous les jours, quand même, qu'on a cette liberté de faire ça. Donc non, c'était... Et je sais que c'est un livre qui va marquer, enfin qui a déjà marqué et qui marquera. Mais je ne le prends pas, il y a mon nom sur la couverture bien sûr, mais c'est un collectif.
- Speaker #1
C'est une œuvre collective.
- Speaker #0
Oui, c'est ça.
- Speaker #1
Comment tu gères l'équilibre entre la création artistique et l'engagement politique
- Speaker #0
Mal. Mal. Alors là, c'est en train de changer. Parce qu'on a déjà accompli beaucoup. Les dernières années ont été très, très intenses quand même. J'ai besoin. Là, je suis en train de travailler sur des choses en cire, avec de la fonte. J'ai besoin de créer, mais je n'ai pas complètement le temps. Et puis, j'ai un manque de moyens un peu quand même. Parce que... Ça tire, financièrement. Et puis, étrangement, je suis aussi appelée à plus écrire. On m'a demandé d'écrire un truc. Ça tombe bien, moi, quand j'étais gamine, je voulais être photographe et écrivain, donc c'est très bien. Je suis amenée aussi à écrire et j'aime beaucoup ça aussi. Mais ce n'est pas toujours facile de tout mener. Gagner sa vie... changer le monde et photographier ou filmer une feuille qui frémit dans le ventre. C'est pas facile.
- Speaker #1
Et tu penses que la photographie peut disparaître de ta vie Que ça peut être un cycle qui est en train de se terminer et ouvrir un autre cycle C'est possible,
- Speaker #0
oui.
- Speaker #1
Plus lié aux mots et à l'écriture
- Speaker #0
C'est possible, je vois. Ça fait longtemps que je n'ai pas eu une commande. Alors bon, j'ai quand même pas mal de photos dans des... banque d'images qui m'alimente un peu aussi. Mais j'ai des commandes de particuliers. Je vends des tirages, mais ça fait longtemps que je n'ai pas eu une commande d'un journal. Et de toute façon, ça ne paye pas bien. Et donc, ça fait longtemps que je ne suis pas tous les jours avec mon appareil photo à la main, c'est vrai. Ça ne me manque pas pour l'instant.
- Speaker #1
Merci beaucoup,
- Speaker #0
Marie. Merci, Maud.
- Speaker #1
Merci d'avoir écouté cet épisode, j'espère qu'il vous a plu. Si c'est le cas, partagez-le autour de vous et sur les réseaux sociaux. N'hésitez pas non plus à laisser un avis positif sur vos applications de podcast. Pour ne rien manquer de déclic, suivez-moi à atmaudebernose sur Instagram. Si vous avez des compliments, des critiques ou des réflexions, n'hésitez pas non plus, ça aide toujours. Merci enfin à la Cité Audacieuse pour son studio d'enregistrement. A bientôt