Speaker #0Tout est dit, ou presque, dans cet extrait. Un extrait d'un documentaire réalisé par Marie Amiguet et Vincent Meunier, sorti en 2021 et adapté du livre d'aujourd'hui "La Panthère des Neiges" de Sylvain Tesson. Si ce film a remporté le César du meilleur film documentaire un an après, ainsi que le Lumière du meilleur documentaire, le livre a, quant à lui, décroché le prix Renaudot en 2019, alors qu'il ne figurait même pas dans la liste des finalistes.
Comme nous l'avons entendu de la bouche même de Tesson, Tout commence quand son ami, le photographe animalier Vincent Meunier, lui propose de l'accompagner pour observer des blaireaux dans la forêt. Alors, je précise, de vrais blaireaux, pas les versions humanoïdes lourdes que l'on croise parfois. Bref, Sylvain Tesson accepte l'invitation et se rend compte que lui, grand voyageur et baroudeur, vit quelque chose d'inédit. Il l'exprime avec ces mots...
"C'était la première fois, la première fois que je me tenais si calmement postée, dans l'espérance d'une rencontre. Je ne me reconnaissais pas. Jusqu'alors, j'avais couru de la Yakoutie à la Seine-Et-Oise, obéissant à trois principes. L'imprévu ne venant jamais à soi, il faut le traquer partout. Le mouvement féconde l'inspiration. L'ennui court moins vite qu'un homme pressé. Je tenais l'immobilité pour une répétition générale de la mort."
Eh oui, l'écriture de Tesson est pleine de poésie. Cette première expérience l'amène à accepter, sans hésitation, d'aller, toujours avec Munier, sur les hauts plateaux du Tibet, en plein hiver et à 5000 mètres d'altitude. Pour quelle raison ? Tenter de voir la panthère des neiges, une bête que le photographe poursuit depuis 6 ans, espérant, sans garantie aucune, saisir son image. Il faut savoir, comme le note l'auteur, qu'il reste 5000 panthères dans le monde. Il ajoute cette précision : "statistiquement, on comptait davantage d'êtres humains vêtus de manteaux de fourrure". Il est donc séduit par le projet et écrit : «'Panthère'. Le nom teintait comme une parure. Rien ne garantissait d'en rencontrer une. L'affût est un pari. On part vers les bêtes, on risque l'échec. Certaines personnes ne s'en formalisent pas et trouvent un plaisir dans l'attente. Pour cela, il faut posséder un esprit philosophique porté à l'espérance. Hélas. je n'étais pas de ce genre. Moi, je voulais voir la bête, même si, par correction, je n'avouais pas mes impatiences à Munier.»
Ce que Sylvain Tesson décrit dans son livre est, bien entendu, cette expédition, ce voyage physique, tout en prenant soin de tenir la promesse faite à Vincent Munier de ne pas divulguer les appellations exactes des lieux. Il utilise donc une géographie musicale avec des termes comme « la vallée des loups » , « le lac de Tao » ou « la grotte du mouton » . Il en arrive à ce constat : « Désormais, le Tibet dessinerait en moi une carte des souvenirs. moins précises que les atlas, appelant davantage aux rêves, préservant le havre des bêtes. »
Mais au-delà d'une description, aussi belle soit-elle, l'écrivain nous fait prendre de la hauteur au fur et à mesure de son ascension. Car 'La Panthère des Neiges' est une quête, une quête photographique, naturaliste certes, mais surtout un périple poétique qui questionne le mode de vie de nos sociétés développées et la beauté du monde animal. « La préhistoire pleurait, peut-on lire, et chacune de ses larmes était un yac. Leur ombre disait ... Nous sommes de la nature, nous ne varions pas, nous sommes d'ici et de toujours, vous innovez sans cesse, où vous dirigez-vous ? » Et Tesson, qui n'en est pas à son premier voyage, en vient à écrire ceci. « On pouvait s'échiner à explorer le monde et passer à côté du vivant. » Lui qui a déjà sillonné 4000 km en side-car entre Moscou et Paris, qui est parti en Sibérie, en Afghanistan et bien d'autres contrées, touche du doigt deux révélations. La première est perceptible dans ses mots. "Je venais de le comprendre. Le jardin de l'homme est peuplé de présences. Elles ne nous veulent pas de mal, mais elles nous tiennent à l'œil. Rien de ce que nous accomplissons n'échappera à leur vigilance. Les bêtes sont des gardiens de square, l'homme y joue au cerceau en se croyant le roi. C'était une découverte. Elle n'était pas désagréable. Je savais désormais que je n'étais pas seul."
Quant à la deuxième révélation de Tesson, c'est l'affût. L'affût comme style de vie. Ces longues heures, ces longues journées passées à attendre l'arrivée improbable d'un animal. Et en véritable anti-moderne, il écrit : « On attendait une ombre en silence face au vide. C'était le contraire d'une promesse publicitaire. Nous endurions le froid sans certitude d'un résultat. Au 'tout, tout de suite' de l'épilepsie moderne, s'opposait le 'sans doute rien, jamais' de l'affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l'improbable. Je me jurais, une fois rentré en France, de continuer à pratiquer l'affût. Nul besoin de se trouver à 5000 mètres dans l'Himalaya. La grandeur de cet exercice, partout praticable, était de toujours procurer ce qu'on exigeait de lui. À la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d'un restaurant, dans une forêt ou sur le bord de l'eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d'écarquiller les yeux et d'attendre que quelque chose surgisse. On ne l'aurait jamais noté si on ne s'était pas maintenu aux aguets. Et si rien n'arrivait, la qualité du temps passé s'était trouvée accrue par l'attention portée. L'affût est un mode opératoire, il fallait en faire un style de vie.»
En fait, Tesson repense la patience, et c'est une impatiente née qui vous le dit. Il repense l'impatience dans chaque mot, dans chaque phrase de ce livre.
Alors, je vous imagine en train de vous demander, mais alors, et cette panthère des neiges, est-ce qu'elle existe vraiment ?
(Pont musical)
Alors non, celle-ci c'est la panthère rose et je ne suis pas sûre qu'elle existe, mais la panthère des neiges, si. La rencontre a quelque chose de mystique, de souffle retenu, de temps suspendu.
« Aujourd'hui, révèle-t-il, le souvenir de cette vision revêt en moi un caractère sacré. Elle levait la tête, humait l'air, elle portait l'héraldique du paysage tibétain. Son pelage, marqueterie d'or et de bronze, appartenait au jour, à la nuit, au ciel et à la terre. Elle avait pris les crêtes, les névées, les ombres de la gorge et le cristal de ciel, l'automne des versants et la neige éternelle, les épines des pentes et les buissons d'armoises, le secret des orages et des nuées d'argent, l'or des stèpes et le linceuil de glace, l'agonie des mouflons et le sang de chamois. Elle vivait sous la toison du monde, elle était habillée de représentations, la panthère, esprit des neiges, s'était vêtue avec la terre. Je la croyais camouflée dans le paysage. C'était le paysage qui s'annulait à son apparition. Par un effet d'optique digne du zoom arrière cinématographique, à chaque fois que mon œil tombait sur elle, le décor reculait. Puis se résorbait tout entier dans les traits de sa face. Née de ce substrat, elle était devenue la montagne, il en sortait. Elle était là et le monde s'annulait. Elle incarnait la Physis grecque, natura en latin, dont Heidegger donnait cette définition religieuse, "ce qui surgit de soi-même et apparaît ainsi".»
Une apparition qui va survenir à quatre reprises et qui va à chaque fois procurer d'intenses émotions pour lui. Il y a bien sûr la joie, la satisfaction, mais également, voire surtout, la naissance d'un dialogue. Un dialogue muet avec deux personnes disparues, sa mère décédée et son amour perdu. Attention, extrait très touchant...
« L'intensité avec laquelle on se force à jouir des choses est une prière adressée aux absents. Ils auraient aimé être là. C'est pour eux que nous regardons la panthère. Cette bête, songe fugace, était le totem des êtres disparus. Ma mère emportée, la fille en allée, chaque apparition me les avait ramenées.»
Dans ce récit, la panthère des neiges est également la métaphore de l'invisibilité, de l'évanescence, de la fulgurance, de la grâce et de la force absolue. Et quand elle croise le regard de Tesson, c'est en manifestant un désintérêt total envers lui et ses compagnons de route. Pour l'être humain. maître du monde et à l'ego surdimensionné, on repassera...
Alors, Jack Dawson n'avait visiblement pas croisé une panthère des neiges avant d'embarquer sur le Titanic.
Mais revenons à ce livre. Finalement, 'La Panthère des Neiges' mêle manifeste animalier ou écologique, quand il note par exemple « la Terre avait été un musée sublime, par malheur l'homme n'était pas un conservateur » , et récit introspectif. L 'un ne peut aller sans l'autre pour Tesson. Même si c'est probablement l'un des ouvrages où il a le plus dévoilé ce côté intime, sans toutefois en faire un livre triste. Bien au contraire, il y a beaucoup de choses dans ce récit. De la poésie, ça vous l'avez sûrement noté, et aussi des pics d'humour, des saillies d'ironie, des hommages aux aphorismes de Jules Renard, à des peintres comme celles qu'il qualifie de "semi-toquée et semi-géniale", Séraphine de Senlis, ou encore des partages de pensées d'Héraclite. Et, cerise sur le gâteau, ou devrais-je dire le piquet sur le sommet, on y lit aux antipodes de la société de consommation des envolées célébrant l'introspection, la lenteur et la beauté, même sans pitié des animaux. Il y a un mot qui nous étreint à la dernière page, l'émerveillement. Alors que, comme l'écrivain, je dois avouer que je suis peu incline au silence et à l'immobilité. Mais voilà, ce livre est une sorte d'appel à ouvrir les yeux grands, très grands, pour nous rendre compte que dans ce monde, il survient plus de choses qu'on ne le croit. Et puis, j'aime bien cette idée, légèrement saugrenue qu'a l'auteur et qu'il exprime ainsi...
« Après tout, la descente d'un loup dans un troupeau de yacks, la fuite de 8 ânes survolés par un aigle n'étaient pas des événements moins considérables que la visite d'un président américain à son homologue coréen. J'aurais vu d'une presse quotidienne dévolue aux bêtes, au lieu de "Attaques meurtrières pendant le carnaval", on lirait dans les journaux "Des chèvres bleues gagnent les conlons". On y perdrait en angoisse, on y gagnerait en poésie. »
Je m'appelle Louna Serraj et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques. Dans cet épisode, c'était 'La Panthère des Neiges' qui était à l'honneur, un récit de Sylvain Tesson, publié en 2019 aux éditions Gallimard et en 2021 en version poche chez Folio.
Merci à Bouchra el Azhari pour l'accompagnement à la production et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!