Speaker #0Bonjour et bienvenue dans En Roue Livres!, le podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres, de toutes les époques et de tous les pays. Parce qu'ici, on n'aime pas trop les cloisonnements, pas plus que les étiquettes. En Roue Livres!, c'est une immersion dans un ouvrage avec passion, avec intérêt, mais aussi avec une bonne dose d'humour et de second degré. Je suis Loubna Serraj, les livres et moi, c'est une vieille, vieille histoire d'amour qui... contrairement à ce que chantent les Rita Mitsouko, ne finit pas mal. Enfin, je crois, du moins j'espère. Bref, les livres donc, vous l'aurez compris. Mais pas n'importe lesquels, spécialement ceux qui me font tourner la tête, le cœur ou les deux. En Roue Livres!, épisode 9, c'est parti !
"Pourquoi me filmez-vous ? Nous vous filmons. Avez-vous appris la nouvelle? Non. Vous avez gagné le prix Nobel de littérature. C'est pas vrai! En revenant des courses, Doris Lessing apprend la nouvelle. Nommée à plusieurs reprises pour le Nobel, elle clamait alors haut et fort qu'elle se fichait pas mal des récompenses. Elle reconnaît que celui-ci a une saveur particulière, mais ne manque pas de régler ses comptes. "Ils m'ont dit il y a longtemps qu'ils ne m'aimaient pas et que je ne l'aurais jamais. Ça fait au moins 40 ans. J'ai gagné tous les prix en Europe, tous. Alors vous savez, un de plus, oui bon, c'est le Nobel. Comme je dis, c'est le grand chelem, c'est très bien."
Nous sommes le 11 octobre 2007 et, comme vous venez d'entendre, la britannique Doris Lessing réagit à son couronnement par le prix Nobel de littérature. Le comité a récompensé, je cite, "la conteuse épique de l'expérience féminine qui, avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée". Et si vous avez l'impression que ce lyrisme tranche étrangement avec la réaction de la principale intéressée, sachez que c'est loin de n'être qu'une impression. Doris Lessig n'était allergique aux dogmes et aux compétitions qu'elle trouvait pour le peu ridicules, ou comme elle était indifférente aux conventions, notamment en disant à chaque fois ce qu'il ne fallait pas. Ce tempérament s'est affirmé très tôt dans un parcours en soi inhabituel. Jugez-en par vous-même. Elle naît en Iran en 1919 et passe son enfance dans ce qui était appelé la Rhodésie du Sud, autrement dit l'actuel Zimbabwe. À 15 ans, elle claque la porte de l'école par pur ennui et se passionne pour la littérature. Eh oui, Lessing était rock'n'roll avant que cela ne devienne à la mode. Entre 1950 et 2013, Doris Lessing écrit environ une soixantaine d'ouvrages. Des ouvrages très éclectiques qui ont toujours divisé la critique. On y trouve du roman psychologique, de l'autobiographie, des témoignages, des écrits assez visionnaires, de la science-fiction et des essais. Elle n'hésite pas à mêler les genres et les registres, du réalisme au fantastique. Le tout dans un style épique et lyrique. En fait, l'écrivaine parvient à donner écho aux grandes questions de société telles que les injustices raciales ou de genre, comme aux interrogations existentielles. Rebelle et tête brûlée, elle s'amuse même à envoyer parfois des livres signés sous un autre nom pour voir si les maisons d'édition reconnaissent sa manière d'écrire et surtout pour ne pas s'illusionner sur la pertinence de ses écrits. Elle est morte en novembre 2013 mais, de son vivant, beaucoup la présentaient comme une icône ou une romancière féministe. Ce qu'elle détestait, car elle refusait absolument toutes les étiquettes. Elle a même été mise au banc de certains mouvements qu'elle a condamnés, notamment quand ils attribuaient des qualités supérieures au genre féminin ou quand ils déclaraient la guerre des sexes. Lessing a ces mots : "La plupart des femmes réagissent comme des petits chiens dès qu'un homme leur dit « tu n'es pas féminine, tu menaces ma virilité » . Quelle profonde erreur ! D'autres hommes, moins ignorants et moins peureux, savent que les deux sexes ont, au cours des âges, assumé une infinité de rôles sans en être, c'est le moins, diminué".
D'ailleurs, Doris Lessing a été surprise que le livre d'aujourd'hui, 'Le Carnet d'or', écrit entre 1956 et 1961, ait été qualifié lors de sa publication de manifeste féministe. Aussi, à sa réédition, elle y a intégré une préface d'une trentaine de pages comme une mise au point où elle reprécise le thème central de son livre. Ni un roman à thèse, ni héraut de libération féminine, sans toutefois nier son soutien aux femmes. Elle écrit par exemple : "J'ai toujours voulu décrire mon époque, les années 50, l'après-guerre, les dernières années de Staline vues d'Angleterre, comme le fit Tolstoï pour la Russie ou Stendhal pour la France. Mais cette tentative suppose que le filtre que constitue le regard d'une femme sur le monde ait la même valeur que le filtre masculin". Autrement dit, ne m'enfermez pas dans une écriture dite féminine parce que je parle de personnages féminins ou que je suis une femme, ou, de manière plus concise : et toc!
Mais peut-être vais-je trop vite en besogne. "Le Carnet d'or', donc. Il s'agit de son œuvre la plus célèbre. C'est un roman largement inspiré de sa propre vie, mais d'une structure assez inédite à différentes portes d'entrée. Son personnage principal est Anna Wulf, autrice d'un livre intitulé 'Frontières de guerre' qui a eu un certain succès qu'elle n'assume pas totalement. Hantée par le terrible syndrome de la page blanche, elle est également désillusionnée par tout ce qui l'entoure et si fragmentée de l'intérieur qu'elle matérialise cet effondrement en notant ses pensées sur des carnets. Quatre carnets précisément. Le noir revient sur ses années militantes en Afrique, sur ses réflexions, sur le roman, le journalisme. Il commence par ces mots : "Il fait si sombre". Le carnet rouge est consacré à la politique. Anna est une communiste aussi déçue par l'idéologie que par l'être humain en général. Tout comme Doris Lessing. Le carnet jaune est une fiction qu'elle écrit mettant en scène une sorte de double d'elle-même en version plus forte, plus décidée, moins cassée, mais qui traverse aussi des hauts et des bas. Et enfin, le carnet bleu, son journal intime, probablement celui dans lequel elle se reconnaît le moins tant il décrit sa part obscure, celle qui flirte dangereusement avec la folie et la dépression. Et puis, il y a une surprise, un cinquième carnet qui constitue la dernière partie du livre, le carnet d'or. Celui qu'Anna entame après avoir abandonné un à un tous les autres. Celui où elle arrive enfin à rassembler ses morceaux. Celui où elle renaît, mais sans verser dans l'idylle à l'eau de rose, ce qui en soit rafraîchissant. Mais à quoi ressemble l'écriture de Doris Lessing dans 'Le Carnet d'or' ? On va l'entendre. Ici, quelques pensées que met l'écrivaine dans la tête de son double littéraire, Anna Wulf...
"Très peu de monde se soucie réellement de la liberté, de la vérité, vraiment très peu. Rares sont ceux qui ont de l'envergure, cette force dont dépend la vraie démocratie. En l'absence de gens courageux, une société libre meurt, ou ne naît pas. Je restai là, découragée, déprimée. Car il subsiste en nous tous qui avons été élevés dans une démocratie occidentale la ferme croyance que la liberté se fortifiera, qu'elle survivra aux pressions. Et cette croyance semble survivre à toutes les épreuves contraires. Elle constitue certainement un danger en soi. Assise là, dans ma cuisine, j'eus la vision d'un monde divisé en nations, en systèmes, en blocs économiques, qui se durcissaient et se consolidaient. Un monde où il deviendrait de plus en plus ridicule de parler même de liberté, de conscience individuelle. Je sais qu'on a déjà écrit à propos de ce genre de vision. C'est quelque chose de déjà lu. Mais pendant quelques instants, ce n'était pas des mots. C'était une sensation réelle dans la substance même de ma chair et de mes nerfs."
Un peu plus loin, c'est une réflexion sur le roman que l'on suit, non sans plaisir...
"Pendant les trois mois où j'ai écrit des critiques et où j'ai lu dix livres ou davantage par semaine, j'ai fait une découverte. L'intérêt avec lequel je lisais ces livres n'avait rien de commun avec ce que je ressens lorsque je lis, disons, Thomas Mann, le dernier écrivain au sens ancien qui a employé le roman pour exprimer des jugements philosophiques sur la vie. En fait, la fonction du roman semble changer. C'est maintenant un avant-poste du journalisme. Nous lisons des romans pour nous documenter sur des zones de vie que nous ne connaissons pas. Le Nigeria, l'Afrique du Sud, l'armée américaine, un village minier, les coteries de Chelsea, etc. Nous lisons pour découvrir ce qui se passe. Un roman sur 500 ou sur 1000 possède la qualité qu'un roman devrait posséder pour être un roman, la qualité philosophique. Je découvre que je lis la plupart des romans avec le même genre de curiosité qu'un livre documentaire. Le roman est devenu une fonction de la société fragmentée, de la conscience fragmentée. Les êtres humains sont tellement divisés, de plus en plus divisés et morcelés en eux-mêmes, à l'image du monde, qu'ils cherchent désespérément, sans le savoir, des informations sur d'autres groupes à l'intérieur de leur propre pays, sans parler de groupes dans d'autres pays. Ils tâtonnent, aveuglément, à la recherche de leur propre entité. Et le roman-reportage constitue un moyen d'avancer dans cette direction."
Mais ce n'est pas tout. En plus des carnets, il y a le roman dans le roman, dans lequel Doris Lessing décrit la vie d'Anna et de sa colocataire Molly, une fiction intitulée 'Femmes libres' de manière extrêmement ironique. Ironique puisque les deux protagonistes qu'elle décrit sont plutôt ligotées par la vie, marginalisées, car toutes les deux artistes divorcées et vivant seules dans Londres des années 50, entre la dépression d'Anna et les angoisses professionnelles et familiales de Molly. Eh oui, Lessing avait le sens de l'humour. 'Femmes libres' est la porte d'entrée à chaque grand chapitre des quatre carnets, comme un va-et-vient entre une vue panoramique narrée par Doris Lessing et une contre-plongée d'un plan qu'on photographie porté par Anna Wulf.
Un parti pris particulier, certes, mais surtout très prenant tout au long de ces 945 pages. Eh oui, il faut s'accrocher quand on plonge dans le cubisme littéraire de Doris Lessing. Mais promis, ça en vaut la peine. En plus d'être si particulier, 'Le Carnet d'or' est aussi terriblement d'actualité. Rappelez-vous, il a été publié en 1962. Et bien, plus de 60 ans plus tard, on y trouve des thèmes comme le politique, entre engagement et désillusion, le social, entre relations humaines, amicales et amoureuses, et le psychologique, entre identités multiples, quête de sens et cohérence de soi. Il évoque aussi les angoisses et les peurs qui peuvent nous habiter et qui nous amènent parfois au bord de la maladie mentale. Et, fait intéressant, rien dans ce roman n'est amené de manière péremptoire. Tout au long de sa lecture, vous restez maître ou maîtresse de votre propre réflexion. L'écrivaine offre à chaque lecteur et à chaque lectrice, avec acuité, le miroir d'une pensée qui cherche à être libre, à faire entendre sa "petite voix personnelle" pour reprendre son expression, aussi hésitante ou fragmentée soit-elle. Pour elle, je cite : "Il n'existe qu'une façon de lire et elle consiste à flâner dans les bibliothèques ou les librairies. à prendre les livres qui vous attirent et ne lire que ceux-là, à les abandonner quand ils vous ennuient, à sauter les passages qui traînent et à ne jamais, jamais rien lire parce qu'on s'y sent obligé ou parce que c'est la mode."
Et pour finir, je ne résiste pas à l'envie de partager une petite phrase de Doris Lessing qui illustre un peu son caractère, une phrase qui m'est très précieuse. Elle dit ceci, « Je n'appartiens à aucun clan, j'aime trop la liberté. »
Je m'appelle Loubna Serraj et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques. Pour cet épisode, c'était Le Carnet d'or de Doris Lessing, publié en 1962 en anglais, puis en 1976 en français par Albin Michel après une traduction de Marianne Véron. Au passage, il a reçu le prix Médicis du roman étranger la même année. Le format poche est disponible aussi chez Le Livre de Poche.
Merci à Bouchard el Azhari pour l'accompagnement à la production et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!