Speaker #0Cette seule phrase de l'écrivain franco-tchèque Milan Kundera, décédé en 2023, permettrait de nourrir des centaines, voire des milliers de livres. Ceux qu'il a signés, dont le plus connu reste peut-être "L'insoutenable légèreté de l'être", nous emmènent souvent dans la condition humaine, ses paradoxes, ses misères et ses grandeurs. Mais c'est un autre livre que j'ai choisi aujourd'hui. Pas son plus connu, je dois dire, il s'agit de "L'ignorance", publié en 2003 aux éditions Gallimard. Un livre qui commence dans un aéroport. (Pont musical)
Alors oui, je sais, c'était trop facile, je vous le concède, mais que voulez-vous ? "L'ignorance" débute dans le hall d'embarquement de l'aéroport de Roissy à Paris, avec la rencontre d'Irena et Joseph, tous deux tchèques ayant émigré en 68 après l'échec du printemps de Prague. Vingt ans plus tard, après la disparition du communisme, ils reviennent dans leur pays natal, elle quittant la France où elle s'était réfugiée et lui le Danemark où il s'était installé. Alors si vous vous dites que nous avons là un énième roman sur le thème du retour à la mère patrie, sachez qu'il n'en est rien car c'est un roman signé Kundera, lui-même émigré depuis 73, déchu de sa nationalité tchécoslovaque en 79 avant qu'elle ne lui soit restituée 40 ans plus tard. L'écrivain décrit la remise en question, les remises en question je dois dire, qui accompagnent la décision de revenir dans son pays. Des réflexions qui n'émanent pas que d'Irena ou de Joseph, mais aussi, voire surtout, de leur entourage. Aux yeux des autres, les amis d'hier comme d'aujourd'hui, la famille, ils seront toujours des émigrés. Une pression s'exerce donc sur eux une fois que le motif originel de l'exil, autrement dit le refus d'un régime totalitaire, n'existe plus. Une pression que Kundera illustre par cette pensée d'Iréna face à une question vive de son amie française. La fameuse question « qu'est-ce que tu fais encore ici ? »
« Elle ne se remifle plus. Elle fut envoûtée. Envoûtée par des images qui soudain émergèrent de vieilles lectures, de films, de sa propre mémoire et de celles peut-être de ses ancêtres. Le fils perdu qui retrouve sa vieille mère. L'homme qui revient vers sa bien-aimée à laquelle le sort féroce l'a jadis arraché. La maison natale que chacun porte en soi. Le sentier redécouvert où sont restés gravés les pas perdus de l'enfance. Ulysse qui revoit son île après des années d'errance. Le retour, le retour, la grande magie du retour. »
Ulysse. Ulysse qui a aussi mis 20 ans avant de rejoindre Pénélope à Ithac. Kundera se saisit de ce mythe fondateur, "L'Odyssée" d'Homère, tout au long de son livre. On y revient de manière récurrente, mais jamais lassante. Il confronte et croise l'existence dans leur déracinement et dans le temps entre passé, présent et futur, comme il confronte et croise les destins de ses personnages.
« Pendant les 20 ans de son absence, les Itaquois gardaient beaucoup de souvenirs d'Ulysse, mais ne ressentaient pour lui aucune nostalgie. Tandis qu'Ulysse souffrait de nostalgie et ne se souvenait de presque rien. On peut comprendre cette curieuse contradiction si on se rend compte que la mémoire, pour qu'elle puisse bien fonctionner, a besoin d'un entraînement incessant. Si les souvenirs ne sont pas évoqués encore et encore dans les conversations entre amis, ils s'en vont. Les émigrés regroupés dans des colonies de compatriotes se racontent, jusqu'à la nausée, les mêmes histoires qui ainsi deviennent inoubliables. Mais ceux qui ne fréquentent pas leurs compatriotes, comme Irena ou Ulysse, sont inévitablement frappés d'amnésie. Plus leur nostalgie est forte, plus elle se vide de souvenirs. Plus Ulysse languissait, plus il oubliait. Car la nostalgie n'intensifie pas l'activité de la mémoire, elle n'éveille pas de souvenirs. Elle se suffit à elle-même, à sa propre émotion, tout absorbée qu'elle est par sa propre souffrance. »
Mémoire et nostalgie, deux grands thèmes de ce roman. Kundera évoque une intéressante réflexion sur la mémoire humaine, si pauvre, si imparfaite, si défaillante, et donc si désuète quand il s'agit d'être fidèle. Pour reprendre les mots de Joseph, "c'est comme si sa mémoire le détestait". Le souvenir ou son interprétation devient "du vraisemblable plaqué sur de l'oublié". Et quand il aborde la nostalgie, l'écrivain nous rappelle que le retour en grec se dit « nostos » , alors que « algos » signifie « souffrance » . La nostalgie serait donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner. En portugais, on dit « saudade » pour évoquer ce sentiment mélancolique mêlé de rêverie. Les espagnols parlent d' « añoranza » qui vient du verbe « añorar » ou « ignorar » en catalan, autrement dit « avoir de la nostalgie » , des mots dérivés du latin « ignorar » . Sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparaît comme la souffrance de l'ignorance. « Tu es loin et je ne sais pas ce que tu deviens, mon pays est loin et je ne sais pas ce qui s'y passe.»
Et d'un coup, vous vous dites « Ah, d'où le titre du livre ? » Et si vous ne vous dites pas cela, c'est que vous êtes probablement trompé d'épisode. Quoi qu'il en soit, l'ignorance dont il est question relève autant du regard que nous portons sur nous-mêmes que de celui des autres. Un regard souvent plus efficace que le pire des régimes pour enfermer les gens à l'intérieur d'eux-mêmes. Tout comme Ulysse rejoignait en son pays, Irena et Joseph se retrouvent en Bohème, un peu désillusionnés et lestés d'un poids de deux décennies qu'aucun de leurs proches, plus si proches que cela finalement, ne voudraient sous-peser ou en connaître les détails. On leur demande d'être exactement tels qu'ils étaient avant leur départ, alors qu'ils ne peuvent même pas l'envisager tant ils ont changé, tant ils se sont éloignés de cette version d'eux-mêmes. L'exil n'est plus pour eux une malédiction, mais tout son contraire. Ulysse serait-il Ulysse s'il n'avait pas vécu toutes ces formidables épopées à Troie, auprès de la nymphe Calypso, ou encore quand il fit naufrage en Phéacie ? Sûrement pas. Et pendant que ses concitoyens lui narrent ce qu'il a manqué durant son absence, lui n'a qu'une seule envie, leur raconter ce qu'il a vécu. D'où cette phrase de Kundera, « Mais à Ithaque, il n'était pas un étranger, il était l'un des leurs. Et c'est pourquoi l'idée ne venait à personne de lui dire, raconte. » Les protagonistes de "L'Ignorance" vont et viennent, se côtoient, se séparent, se reconnaissent, s'ignorent, mais tous se livrent sous la plume alerte et énergique mêlant ironie, mélancolie et sincérité de Kundera. Les champs de l'inconcevable, du non-divulgable, côtoient ceux de l'évidence. Les interrogations sur nos identités, dans une quête improbable, viennent frapper aux portes de la nostalgie qui peut en être constitutive, bien qu'elle puisse aussi n'être qu'illusoire.
La vraie vie est souvent imprévisible et facétieuse. Eh bien cet ouvrage qui demeure un roman dans la fiction de ses personnages, mais qui n'en est pas moins un essai dans sa réflexion sur l'émigration, est fidèle à la vraie vie. Ses 53 chapitres s'agencent, se meuvent comme les scènes d'un film avec ses flashbacks et ses prises décalées. Il est étonnant, par sa simplicité intacte, tout au long de ses 181 pages, tout en demeurant étincelant par les réflexions qu'il provoque chez celles et ceux qui le lisent.
Des réflexions... idéologiques, vous demanderez-vous peut-être ? Puisque dès qu'on parle d'immigration et d'exil, les idéologues s'échauffent et nous chauffent les oreilles. J'emprunterai quelques mots à Kundera qui a signé un livre intitulé "L'art du roman", c'est dire s'il s'est intéressé à la question! L'écrivain répond donc à Norman Byron lors d'une interview datant de 1979, hier donc, accordée pour la revue "Liberté". D'après lui : « Si le roman refuse de se conformer à une des idéologies politiques de notre époque et refuse de participer aux simplifications idéologiques de plus en plus grossières, ce n'est pas une neutralité, c'est un défi. Car le roman renverse ainsi l'ordre accepté des valeurs, l'interprétation acceptée du normal, du système, des idées reçues. Faire un roman, c'est inventer des personnages. Cette activité a été maintes fois décriée. Mais c'est quand même un jeu intéressant. Il nous apprend à comprendre les vérités des autres et le caractère limité de notre propre vérité. Il nous apprend à comprendre le monde comme une interrogation à multiples visages. C'est pourquoi le roman est un art profondément anti-idéologique, car l'idéologie nous présente toujours le monde du point de vue d'une seule vérité. Elle nous le présente comme une illustration de cette vérité. C'est pourquoi, je le répète, le roman est un art anti-idéologique, et il est, dans notre monde follement idéologisé, nécessaire comme le pain.»
1979, hier je vous disais, ou alors aujourd'hui ?
Je m'appelle Loubna Serraj et c'était En Roue Livres!, un podcast qui vous fait découvrir ou redécouvrir des livres de tous les genres et de toutes les époques. Pour cet épisode, c'était "L'Ignorance" de Milan Kundera, publié en 2003 chez Gallimard et disponible également en version poche chez Folio.
Merci à Boucha El Azhari pour l'accompagnement à la production et merci à vous d'avoir écouté En Roue Livres!.