Speaker #0Alors, mon père a quitté la Pologne pour les pogroms, la misère, l'antisémitisme. Il avait deux endroits où il aurait pu aller. Parce qu'il avait un frère qui était aux États-Unis, il aurait pu choisir les États-Unis. Il aurait pu aller en Argentine, en Uruguay, parce qu'il avait aussi une soeur qui était là-bas. Et il a choisi la France parce que lui, il nous disait tout le temps, c'est le pays des droits de l'homme. Et c'était important. Père était plus français qu'un français. Mais vraiment plus français qu'un français. Je me souviens l'été 1938, donc avant la guerre. Nous sommes avec ma sœur et mes parents à côté de Royan à Pontaillac en vacances. Et j'entends mon père qui dit, qui parlait avec des amis, « S'il y a la guerre, moi je m'engage tout de suite. » Mais à ce moment-là, je n'ai pas 8 ans, je ne comprends rien. Pour moi, la guerre, c'est ce que je faisais avec les copains, avec les enfants. On se battait et tout ça. Je dis, mais qu'est-ce qu'il veut dire, papa ? Je ne comprenais pas du tout. Mon père s'est engagé tout de suite, en 39. Il s'est engagé au 26e bataillon de France. Il a été cantonné à Barcaresse. Et donc, il était très, très, très français. On avait une vie extraordinaire, magnifique. Moi, j'habitais rue du Temple, un quartier populaire. dans un immeuble, un grand immeuble, tout le monde pouvait rentrer. On pouvait prendre un goûter chez les uns, chez les autres. Il suffisait de monter dans les étages, on tournait la porte. La rue était à nous. Les cours des immeubles étaient à nous. On jouait dans la rue. Donc j'ai eu une vie extraordinaire. En tant que petite fille, je n'ai pas du tout souffert, du tout, du tout. Mes parents n'étant pas vraiment religieux, les fêtes, on les faisait. Pessah, ma mère changeait la vaisselle, on faisait fanouka et on faisait Noël. Donc j'ai été élevée comme ça, mais surtout dans l'amour de la France. La France à cette époque était très ouverte, mais c'est arrivé très très vite. Vous aviez ces lois anti-juives qui nous interdisaient d'aller à droite, puis le recensement qu'on a fait. Et il y a eu très vite ce que l'on appelle pas des rafles, des arrestations. Vous aviez deux arrestations primordiales. l'arrestation des notables et l'arrestation du billet vert. L'arrestation du billet vert, c'est mon père qui a été arrêté. C'est sur convocation et je me souviens encore maintenant d'un petit billet vert grand comme ça où il y avait écrit dessus « Présentez-vous au commissariat de votre arrondissement » j'habite rue du Temple donc c'était rue Beaubourg, « pour vérification d'identité » . Et mon père il dit « Bon, ben je vais y aller » . Vous savez, ces femmes qui ont ce sixième sens, ma mère qui avait ce sixième sens, qui dit « Écoute, on nous a déjà tout pris, mais n'y va pas, on nous a dû faire recenser. Pourquoi tu y vas ? Ça ne sert à rien, les papiers sont en ordre. » Et j'entends mon père qui dit « Mais qu'est-ce que je risque ? Les enfants sont français, on est en France, je me suis battu pour la France, j'ai fait mon service militaire, il n'y a pas de raison de ne pas y aller. » Et les dernières paroles que j'ai entendues de mon père, puisqu'après je n'ai plus jamais entendu, c'était « Mais qu'est-ce que je risque dans la France de Voltaire, de Diderot, de Zola, de Rousseau ? » Attendez, moi j'ai 8 ans à cette époque, je ne sais pas qui c'est, je n'ai pas étudié, je ne sais pas qui c'est, je n'ai pas l'âge. Moi je crois que c'est des copains, je suis persuadée que c'est des copains qui vont l'aider. C'était bien fichu ce billet vert. Il y avait écrit « accompagné d'un adulte » . Donc ma mère décide d'y aller. Nous on veut y aller, donc on y va aussi, ma sœur et moi. Et je me souviens, on est rentrés dans le commissariat, on lui a pris ses papiers et on lui a dit « bon écoutez, allez lui chercher les vêtements » . Et il n'est plus jamais ressorti. De là, il est parti dans le camp de Pitiviers. Il est resté interné au camp de Pitiviers jusqu'à début 1942. Début 1942, on a reçu un autre petit billet, parti en destination inconnue. Et nous, on pensait qu'il était parti travailler en Allemagne, comme le STO qui existait. On s'est dit, bon, il est parti en Allemagne, on va le retrouver. Et en fait... Mon père a été déporté par le convoi numéro 4, direction Auschwitz, chez son acte de décès d'Auschwitz, carré français, baraque 28, chambre à gaz, four crématoire. Ma mère était persuadée qu'il allait revenir à la libération jusqu'à ce qu'un des survivants du convoi numéro 4 est revenu. "Ecoute ne l'attendend pas. Il a souffert de la soif. Il a bu son urine. Et on peut boire son urine. Et après, il n'a pas supporté. Et on l'a vu partir à la chambre à gaz dans Auschwitz". La vie s'est organisée très vite parce qu'on n'avait déjà plus rien, on n'avait pas les mêmes horaires pour aller chercher l'alimentation, il y avait des tickets pour tout, bon ça c'est rien. Le fait marquant après le départ de mon père en destination inconnue, puisque je ne savais pas où c'était, ça a été l'obligation d'acheter l'étoile jaunes. Cette étoile jaune, on l'a achetée avec de l'argent, on n'avait pas, pas forcément, avec des tickets de vêtements, ça nous a privé de tickets de vêtements. Et oui, j'ai une photo avec cette étoile jaune. Pourquoi j'ai cette photo ? Parce que quand ma mère est revenue avec ces horribles étoiles jaunes pour me la coudre, et c'était écrit pour qu'elle soit cousue à petit point que même un petit doigt d'enfant ne passe pas à travers pour être sûr qu'on n'ait pas la tentation de l'arracher. Et moi, je dis à ma mère, sje ne vais pas à l'école avec ça. Je ne vais pas. Ce n'est pas une décoration". C'est vrai que j'étais une bonne élève. On donnait à ce moment-là, il y avait des médailles, il y avait des bons points, il y avait des tas de choses. J'avais toutes les semaines, j'avais des récompenses d'école. Je lui dis "ça, ce n'est pas une décoration. Moi, je vais à l'école laïque. Je ne vais pas avec ça à l'école". Et je suis entêtée puisque je suis un... Un caractère plutôt fort. Et comment elle a fait ma mère ? Ma mère, justement, pleine de psychologie et de diplomatie, elle dit « Écoute, tu sais quoi ? Papa, il a dit qu'il faut être fier de ton français. Donc, tu sais qu'est-ce qu'on va faire ? On va mettre l'étoile, on va faire des photos et on les enverra à papa en Allemagne. » C'est pour ça que j'ai ces photos avec ma mère, avec l'étoile jaune. Parce qu'on est partis sur les grands boulevards, où il y avait un photographe, et on a fait des photos. On était persuadés qu'on l'enverrait, on pensait que mon père était prisonnier dans un camp comme ça en Allemagne pour travailler. On ne pensait pas qu'il est parti sur le schiste vers la mort. Elle m'a cousu cette étoile et on a fait les photos. Le lendemain matin, je vais à l'école avec. Je ne suis pas très fière. Je rase un peu les murs et j'arrive dans l'école. Je vais à l'école Rue des Vertus qui n'est pas très loin, qui est juste en face de l'immeuble presque où on habite. Et puis là, j'ai la directrice qui nous réunit tous ensemble et qui commence à dire, voilà, il y a des petites filles qui ont les étoiles, si j'entends la moindre réflexion, toute l'école sera renvoyée. Bon, ça va, je rentre dans ma classe et là, j'ai ma institutrice, ma maîtresse d'école, j'ai oublié tous les noms, mais elle, je m'en souviens, mademoiselle Gélas. Pourquoi je m'en souviens ? Parce qu'elle a tenu le même langage. Elle a dit « Voilà, il y a des petites filles qui ont des étoiles. Si j'entends la moindre réflexion, toute la classe vous serait toute punie. » Bon, donc je suis plutôt au relax, ça va, je passe ma journée très bien. Arrive 16h30, je rentre à la maison, je prends mon goûter et je fais comme tous les jours. Je vais rejoindre les garçons au square de la rue du Temple qui existe toujours. Puisque j'habitais à 200 mètres de là, je prends mes patins roulettes. Ce ne sont pas des patins roulettes comme maintenant en plastique. Moi, c'était du métal, ça faisait un bruit terrible. Je prends mes patins roulettes pour aller au square du temple. À cette époque, tous les squares, il y avait un gardien devant pour être sûr que les chiens ne rentrent pas, pour jouer sur les pelouses. C'était très gardé, très bien surveillé. Et il y a le gardien du square qui est là, moi je suis avec mes patins roulettes, et je vais pour rentrer et il m'arrête. Et il me dit « Est-ce que tu sais lire ? » Je dis « Oui, j'ai 8 ans et demi, bien sûr que je sais lire ! » Et il m'a pris par la main et il m'a mis devant cette affiche où il y avait écrit « Interdit aux Juifs et aux Chiens » . Et là... Ça a été l'horreur. Ça a été le pire pour une petite fille de 8 ans et demi. Parce que… comme si je le pressentais. Mais bon j'étais relax. Puis ils me connaissaient. Tous les jours ils me voyaient. Tous les jours je jouais là-bas. Et ce jour-là, je ne peux pas. Donc bien sûr, je suis partie en pleurant. Je suis rentrée à la maison, maman. m'a consolée. Et à partir de là, là, vraiment, on a vécu en vase très clos. Parce que je ne voulais plus sortir. Puis je ne voulais pas sortir avec cette étoile. On m'avait mis devant le fait accompli. Je n'étais plus un chien, je n'étais plus rien. Donc toutes les valeurs que mon père m'avait dites, il m'avait inculquées. Si tu perds, tu demandes à un gardien, tu demandes à un... policier… En qui avoir confiance ? J'ai plus confiance en rien du tout. Donc on a vécu comme ça très difficilement jusqu'à ce qu'est arrivé le 16 juillet 1942