arlette16 juillet 1942, 6 heures du matin, je me souviens comme aujourd'hui, on frappe à la porte, maman demande qui elle est, la police, elle ouvre, et là il y a deux policiers avec leur pèlerine, avec une feuille à la main, et ils disent voilà, on vient chercher votre mari Abraham Reymann. Et maman, elle dit, "mais il est déjà parti. Il est parti du camp de Pithiviers et même en destination inconnue". Et eux savaient. Et eux, sans se démonter, ont dit, "c'est pas grave, c'est pas grave, c'est vous et vos enfants". Et ils commencent à nommer Madeleine, ma soeur, Arlette, moi, et Marie, et Malka, ma mère. Et là... J'ai vu ma mère qui était une maîtresse femme, on avait du personnel toujours à la maison, elle avait l'habitude d'avoir du personnel sous ses ordres, elle gardait toujours son sang-froid, qui a perdu son sang-froid. Elle s'est battue avec lui. Elle a pris tout ce qu'elle a trouvé, des tabourets, des chaises, des vases, des tables, elle ne voulait pas se laisser arrêter. Elle dit « Vous ne m'aurez pas, je n'irai pas, vous avez pris mon mari, je n'irai pas. » et moi je me souviens je tire maman par sa chemise de nuit en lui disant "maman tu veux pas aller le chercher le diderot le Zola, papa il a dit qu'on craignait rien" et maman elle comprend rien du tout elle dit "arrête qu'est-ce que tu racontes encore" elle ne comprend rien et moi je ne comprends pas non plus.
Eux sans se démonter "Faites vite, prenez quelques vêtements pour quelques jours et puis de la nourriture". Mais quelle nourriture ? On n'avait pas de nourriture d'avance. Il n'y avait pas de supermarché. Les juifs, on n'allait pas aux mêmes horaires. On n'avait pas grand-chose, on n'avait rien.
"Prenez des vêtements et… et puis on vous emmène, fermez le gaz, fermez à clé, donnez la clé à la gardienne".
Ma mère a pris quelques vêtements qu'elle a mis dans une valise qu'on avait et puis on est descendu comme des voleuses.
Dans l'immeuble où j'habitais, il y avait quatre familles juives, tous avec des enfants, les plus petits, la petite Régine, trois ans, aux yeux bleus, blondes. Tout le monde a été arrêté. Tout le monde.
Il y avait ces horribles autobus qui nous attendaient en bas. Les gens... vous savez avant la guerre... les juifs ne partaient pas en vacances. Il n'y avait pas tellement d'argent. Les gens n'avaient pas de valise. Pour aller à l'école, on avait un cartable, ou en carton bouilli ou en cuir si on avait les moyens, mais il n'y avait pas de sac à dos. Les mamans n'avaient pas pour mettre des vêtements. Qu'est-ce qu'il fallait emmener ? Les enfants, des langes, des changes. Il n'y avait pas de change en cellulose. C'était tout en tissu. Qu'est-ce qu'elles ont fait, les mamans ? Elles ont pris soit une tête d'oreiller, soit un drap, une nappe, ont mis quelques vêtements. On est au mois de juillet… puis on ne sait pas quoi. "prenez des vêtements de la nourriture, puis partez".
Il y avait ces autobus où on nous a entassés, dedans on nous a poussés, on nous a mis les bagages sur la plateforme. Je déteste ces autobus. J'en vois encore de temps en temps passer quand ils tournent un film. J'ai horreur de ces autobus. de nous voir pousser, comment c'était.
C'était une journée chaude, mais c'était une journée, vous savez, comme des fois au mois de juillet, il pleuvait un peu, comme si le ciel pleurait avec nous, en fait.
Puis on est partis, les autobus nous ont emmenés direction le vélodrome d'hiver.
Moi, le Vélodrome d'hiver, je ne connaissais pas. Parce que le Vélodrome d'hiver, c'était un endroit pour les sportifs, pour les manifestations politiques, pour le sport, tout ça. Mes parents n'étaient ni politisés, je ne pense pas, à part qu'ils étaient très français, surtout pas très sportifs, mais on était plutôt du côté musicien, parce que je me souviens avoir été au Châtelet, voir au Pays du Sourire, voir des concerts, plutôt comme ça. Mais pas de... Je ne connaissais pas du tout le vélo d'hiver. Et on est arrivé dans ce vélodrome d'hiver, vous dire comment c'était…
Vous savez, quand on étudie après l'enfer de Dante, c'était dantesque. Les autobus arrivaient et on nous a déversé ce vélo-drone d'hiver. Il n'y avait rien. C'était énorme ce vélo d'hiver. C'était comme maintentant un petit Bercy, il y avait cette piste cyclable, où les manifestations de vélo, il y avait au milieu un terre-plein, il y avait ces gradins en béton, on s'est assis dessus. Oui, c'est vraiment dantesque, parce qu'il n'y avait pas d'eau. Soi-disant, ils avaient coupé l'eau parce que l'hiver précédent, avaient été rigoureux, donc les canalisations avaient sauté, mais enfin, donc il n'y avait pas d'eau, il n'y avait rien à manger.
Vous décrire ce que c'était que ce Vélodrome d'hiver, c'est indescriptible.
Je me souviens, je dis à un moment à maman, "j'ai envie de faire pipi". Elle me dit, "écoute, je reste avec les affaires, avec Madeleine, tu vas avec Lazare", parce qu'avec les petits voisins de l'immeuble, on s'était regroupés sur les gradins en béton, et nous on était tout en bas, on n'était pas tout là-haut, puisqu'on est arrivés dans les premiers, elle me dit « tu vas avec Lazare, il doit y avoir des toilettes en haut » .
Lazare me prend par la main, il a déjà 11 ans, et on monte et on monte, et je sens cette odeur, et je sens cette odeur. Pourquoi ? Parce que, j'ai dit, il n'y avait pas d'eau. Tout était bouché. Et en montant, quand on est arrivé en haut, il y avait des gens qui faisaient pudiquement contre le mur. D'autres se cachaient derrière un vêtement pour faire pudiquement. Mais l'urine et les excréments, ça descendait. Et je sentais l'odeur. Et je vois ces excréments qui descendent.
Moi, à ce moment-là, je viens d'avoir 9 ans. Et je ne connais rien du tout.
Je vois des tampons avec du sang. C'est horrible. L'odeur et ces tampons avec ce sang, ces chiffons qui sont plein de sang.
Et moi je suis persuadée qu'on est en train de tuer tout le monde. Et je me mets à hurler, "on tue tout le monde là-haut". Et je descends en hurlant, bien sûr j'ai fait pipi dans ma culotte, bien sûr maman m'a changée. Et je me mets à hurler, "maman là-haut on tue tout le monde, il y a du sang partout".
Et maman m'a pris dans ses bras et elle a essayé de me consoler en me disant, "plus tard tu sauras, non, on ne tue pas les gens, ça fera de toi une jeune fille…"
Je ne comprends rien du tout. Et je ne veux pas comprendre à 9 ans. Moi je ne veux pas comprendre, personne ne m'a expliqué. Je n'ai pas d'autres soeurs, on ne m'a pas expliqué ce que c'est que les règles, qu'est-ce que c'est d'être indisposée.
Et les femmes n'avaient pas de change, il n'y avait rien. C'était l'horreur totale. Quand je vous dis que c'était Dantesque, c'était Dantesque.
Ce que l'on a vécu dans ce Vélodrome d'hiver, c'est inhumain.
Que les Français ont laissé faire ça. Il y avait des vieillards, des malades, des gens sur des brancards, des grabataires, des gens qui ont vidé les hôpitaux, des femmes enceintes.
J'ai vu des gens se mutiler avec des aiguilles à tricoter en espérant être rapatriés sur les hôpitaux.
Même à un moment, maman me tient encore dans ses bras et je lui dis « Maman, mais qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui tombe de là-haut ? » Oh, elle me dit « Oh, c'est rien, c'est quelqu'un qui a dû perdre du linge » . Puis comme je suis bruyante, je me calme, puis je dis « Je vais aller voir » . C'était quelqu'un qui se suicidait. C'était le premier suicide que j'ai vu. Il s'était jeté de là-haut. Je vous dis, c'était inhumain ce qu'ils ont fait dans ce... inhumain.
Le vélodrome d'hiver, ça a été pour moi un passage très, très difficile. Ce manque de confiance, comment la police française a pu laisser faire ça.
On est restés, je pense, je ne sais pas, assez longtemps, presque vers les derniers, parce qu'à un moment, quelques jours après, ils appelaient dans les micros des noms. Et les gens descendaient aussitôt qu'ils appelaient leur nom.
Donc on a entendu notre nom, on est descendus, et il y avait les voisins à côté, les Sheinbaum, nous on est R, ils étaient S. Ils sont descendus, on nous a remis dans ces horribles autobus. Et la direction, la gare d'Austerlitz.
Je vous ai dit que je suis une casse-cou. Mais je ne peux pas aller à la gare d'Austerlitz. Je ne peux pas.