- Speaker #0
On est dans une prison mentale, mais verrouillée à fond la caisse.
- Speaker #1
Les gueules cachées, ce sont des personnes qui acceptent de vous raconter ce que vous ne voyez pas et qu'on ne veut pas toujours entendre.
- Speaker #0
On pense qu'on décide, mais on décide de rien du tout. C'est comme si on avait un petit dictateur dans notre tête qui nous disait tous les jours ce qu'on doit faire.
- Speaker #1
Gueule cachée, épisode 6, Coraline. Quand se nourrir devient une épreuve, la nourriture une ennemie, Coraline nous raconte. Merci infiniment d'être avec nous. Là, on prend un petit thé dans ce coin très calme et très sympa. Je vais commencer, une fois n'est pas coutume, par la fin. Coraline, qu'est-ce que tu fais aujourd'hui ?
- Speaker #0
Alors aujourd'hui, ta question, elle porte sur quoi exactement mon programme du jour ou j'en suis là dans ma vie à l'heure actuelle ?
- Speaker #1
Ça me va comme réponse. Alors peut-être que le programme du jour a une importance, justement. Alors commençons par ça, aujourd'hui ton programme du jour.
- Speaker #0
C'est déjà ce matin d'être avec toi dans ce café pour faire le podcast. Et cet après-midi c'est boulot. Je vais faire mes consultations étant donné que j'exerce en tant que diététicienne en libérale depuis plusieurs années. Donc là je ne serai pas au cabinet cet après-midi, c'est que des visios, mais j'alterne selon les jours.
- Speaker #1
Alors c'est intéressant parce que d'une certaine façon... il y a un lien assez direct entre la réalité de ce que tu fais effectivement là, aujourd'hui avec ce petit thé et cette parole ce récit pour ce podcast gueule cachée et ton activité de cet après-midi, on en reparlera après. Coraline, gueule cachée ça te parle ? Est-ce que toi tu te sens une gueule cachée ?
- Speaker #0
Maintenant non mais pendant longtemps oui. Il y avait beaucoup de honte et pas mal de dissimulation sur ce que je considérais comme honteux ou ce que je pensais qui n'allait pas être compris. Donc, pendant longtemps, ça a été ça.
- Speaker #1
Alors, ce pendant longtemps, il a commencé quand ? Quand est-ce que ton rapport à la nourriture, on va le dire, a commencé à... J'ai même pas les mots. À se déséquilibrer, se désajuster, tu vas me dire ?
- Speaker #0
Moi, je dirais se déréguler, en fait. C'est ça. Ça a commencé à se dérégler. Quand j'avais 14 ans, j'étais en dernière année de collège. Et c'est là, je dirais, que la petite graine du faire attention à ce que je mangeais, elle s'est plantée et elle a commencé à germer. Donc, j'étais pas grosse, j'étais mince. Par contre, je voulais absolument ne pas grossir. C'est aussi dans ces années-là qu'il y a commencé à y avoir la campagne de sensibilisation, manger, bouger. Et puis en regardant ça, j'ai commencé un petit peu à me poser des questions sur mes goûters, mes gâteaux, mes machins. Et voilà, ça a aussi un peu contribué aux premières restrictions, on va dire, que j'ai mises en place.
- Speaker #1
Alors ça, c'est un comble. La campagne manger-bouger, en fait, elle a eu l'effet sur toi, un effet complètement inverse ?
- Speaker #0
Oui, c'est ce que je dis souvent là, maintenant, avec le recul, c'est que c'est à double tranchant, ce type de campagne de sensibilisation, parce que pour les personnes qui sont plutôt anxieuses ou perfectionnistes, ça peut vite entraîner de vouloir faire les choses trop bien, en fait. Moi, c'est parti de là. Je ne voulais pas spécialement maigrir, par contre, je ne voulais absolument pas grossir. Et en ne voulant pas grossir, j'ai maigri en fait.
- Speaker #1
Il y avait un besoin de contrôle sur l'éventuelle prise de poids.
- Speaker #0
Oui, c'était ça. C'était contrôler mon poids. C'était une démarche d'optimisation de mon alimentation à l'époque. Moi, je le percevais comme ça. Je sais que ça peut être différent chez d'autres personnes, mais moi, je n'ai jamais été dans des restrictions vraiment hyper importantes. Je ne faisais pas de jeûne ou ne mangeais que des pommes ou de la salade, ce genre de choses. Par contre, effectivement, c'était ultra contrôlé, pas trop de matière grasse, pas trop de ceci, pas trop de cela. Les yaourts, c'était que des natures, les gâteaux, ils étaient supprimés, les pâtisseries, les viennoiseries, tout ce qui était considéré comme malsain, en fait, au fur et à mesure, c'est devenu complètement absent de mon alimentation. Et puis, il y a manger et bouger. Donc bouger, c'est pareil, je ne me posais pas trop de questions au départ et de fil en aiguille, c'était toujours plus. Faire de la marche, mais pas parce qu'on a envie de marcher, parce qu'on se dit qu'il faut marcher un minimum de temps, parce que sinon, pareil, ce n'est pas bien et on va grossir. Faire des abdos le matin dans sa chambre, aller courir. Tous les prétextes étaient bons pour me dépenser le plus possible.
- Speaker #1
Tu es arrivée à quoi ? On est partie, tu as 14 ans. Ça prend combien de temps à devenir dangereux pour toi ?
- Speaker #0
La perte de poids a été assez progressive, je pense, par rapport à d'autres cas, à d'autres personnes. J'ai perdu une dizaine de kilos en l'espace d'un an. Mais comme j'étais déjà pas épaisse de base, forcément les retentissements ont été importants quand même. Et après, cette petite graine, le truc c'est qu'une fois qu'elle est plantée, elle germe très vite. Et en fait, au-delà de la perte de poids, à partir du moment où la nourriture devient une obsession, on ne pense qu'à ça, c'est-à-dire ce qu'on a mangé au repas, ce qu'on mangera au suivant, et puis on anticipe. Et puis, si on est invité quelque part, qu'on ne sait pas ce qu'on va manger, ça met en stress. Les restaurants, ce n'est plus un plaisir. Il y a les repas, mais il y a aussi justement l'activité physique qui va avec. Est-ce que je vais pouvoir faire ma marche ? Est-ce que je vais pouvoir faire mon sport ? Et ça, en l'espace de quelques mois, ça y est, c'est bon, ça s'installe. Et il n'y a plus que ça, en fait. Ça prend... Tout l'espace en fait, dans sa tête, dans son esprit. Et ce qui fait qu'on va être content de soi et de sa journée, c'est est-ce que j'ai bien mangé ? Alors le bien, je le mets bien entre guillemets. Et est-ce que j'ai suffisamment bougé ? Et par contre, si ce n'est pas le cas, si je suis de mauvaise humeur, je suis irritable, et je pense seulement au lendemain à comment je vais rattraper le coup en fait.
- Speaker #1
Tu es dans un système, tu es dans le milieu scolaire, mais à toi-même ? tu finalement te contrains à un système de notation extrêmement sévère.
- Speaker #0
Oui, c'est exactement ça. C'est vraiment des... Alors je ne vais pas dire des injonctions qu'on s'inflige, parce que c'est la maladie qui s'est installée qui nous l'inflige. Mais voilà, il y a une espèce de fusion à un moment donné entre le trouble et la personne. Et ouais, personne ne me les donnait, ces règles. C'était le TCA qui me les dictait, mais moi-même en même temps, d'une certaine manière. Mais je me sentais bien, en fait. TCA, c'est l'acronyme pour trouble du comportement alimentaire. Ça prend en compte les troubles cliniquement bien déterminés, identifiés, anorexie mentale, boulimie, hyperphagie. Mais il y a aussi toutes les formes un peu plus subsyndromiques. Pour résumer, le trouble du comportement alimentaire, il est là à partir du moment où l'alimentation est une source de préoccupation majeure. ces sources de stress. C'est qu'il y a déjà quelque chose qui ne va plus.
- Speaker #1
Quand tu en parles, au début, tu as parlé de petites graines. Puis après, tu as parlé de... On a presque un sentiment qu'il y a une sorte d'animal en toi, à nourrir, à calmer ou à dresser. Comment est-ce que tu vis ça quand tu as 14, 15, 16 ans ?
- Speaker #0
En fait, les premiers mois... Moi, je ne me rendais pas compte qu'il y avait un problème. Pour moi, en fait, j'étais dans le juste. C'était bien ce que je faisais. Et malgré l'alimentation qui, clairement, n'était pas suffisante, la perte de poids et l'hyperactivité physique, je me sentais hyper bien. Je ne me sentais pas fatiguée. Alors ça, c'est vraiment propre au trouble. Il y a ce qu'on appelle un clivage entre la tête et le corps. Mais la tête, elle décidait... tout et le corps, il n'avait pas son mot à dire, je ne l'entendais pas. De toute façon, les signaux, ils étaient éteints et tout allait bien. Moi, je qualifie vraiment ça de sentiment d'hyperpuissance. C'est un truc, mais c'est vraiment hyper fort et je n'ai jamais ressenti ça à un autre moment dans ma vie que pendant cette période-là. Un sentiment d'invasibilité, je peux tout faire. De toute façon, ça, je n'ai pas besoin de le manger, je n'en ai pas envie, je n'en ai pas besoin, je n'ai pas faim. Et mon sport, si je veux le faire, je le ferai et je suis prête à tout pour le faire et personne ne m'en empêchera. Et si on m'en empêche, je ferai le double demain. Voilà, c'est vraiment ce sentiment-là que j'avais pendant quasiment un an.
- Speaker #1
Alors quand on te regarde, c'est impressionnant parce qu'il y a une sorte de joie à l'évocation de ce souvenir. Euh... d'une certaine façon, la superpuissance, ben... on te l'envie un peu. Tu l'as regretté ?
- Speaker #0
C'est ça qui, je dirais, peut encore me frapper à l'heure actuelle. Je me rends bien compte qu'en l'évoquant et qu'en y repensant, il y a quasiment une forme de nostalgie, parce que c'était bon, c'était trop bon. Et encore une fois, je n'ai jamais pu le retrouver par ailleurs. Mais ça, ça dure un temps. C'est la lune de miel. Mais après, il y a le divorce qui se fait et on se rend compte que ce sentiment d'hyperpuissance, en fait, il est complètement illusoire et qu'on est dans une prison mentale, mais verrouillée à fond la caisse. Et qu'en fait, on pense qu'on décide, mais on décide de rien du tout. C'est comme si on avait un petit dictateur là dans notre... peut-être qu'il nous disait tous les jours ce qu'on doit faire. Et on n'a pas de prise en fait, en vérité, là-dessus.
- Speaker #1
Qu'est-ce qui a, à un moment donné, perçu ce petit dictateur ? Qu'est-ce qui fait qu'à un moment, stop quoi ?
- Speaker #0
Alors ça reste très personnel, encore une fois, je pense que ce n'est pas le cas pour tout le monde. Moi, le stop, ça a été l'hospitalisation. Parce que le fait de me retrouver à l'hôpital, je me suis dit, bon, OK, t'es à l'hosto, c'est quand même qu'il y a un truc qui ne va pas, en fait. Et c'était difficile, mais je n'avais pas le choix. À l'hôpital, mes petites marches, mon petit sport, déjà, c'était mort. Et puis, c'était des plateaux repas de l'hôpital. Mais en fait, sur le coup, ça m'a fait un soulagement. Parce que... Je me suis sentie aussi en sécurité en fait, au milieu hospitalier. J'avais confiance en les médecins et je me suis dit, bon ok, là maintenant tu fais ce qu'on te dit et tu regardes comment ça se passe en fait déjà. Et le fait d'avoir aussi vraiment ce coup d'arrêt, ce stop net, là je l'ai senti aussi la fatigue, l'épuisement, que ce soit mental et physique. Là, les signaux, j'ai pu les ressentir de nouveau. Et pour le coup, ça m'a fait du bien de manger les repas de l'hôpital sans me poser de questions, en fait. Sans avoir justement le dictateur dans la tête qui me disait, non, mais ça, t'as pas le droit. Et puis ça, c'est cette portion. Et puis si tu manges ça, ensuite, tu manges pas ça. Là, il y avait les menus de l'hosto. Puis je mangeais mes plateaux et basta. Et ça m'a fait un allègement mental de dingue.
- Speaker #1
Quand on souffre, quand tu souffres de cette phase anorexique, en fait, tu es épuisée. C'est épuisant de porter ça, c'est épuisant de faire ça. Tu épuises ton corps, tu épuises ton esprit. Et en fait, ce qu'on entend, c'est que le jour où ça s'arrête, tu es crevée. Quand tu arrives à l'hôpital, tu pèses combien ?
- Speaker #0
J'étais descendue à 32 kg pour 1,68 m. Donc j'avais un IMC autour des 13-14. Donc des nutritions sévères.
- Speaker #1
Donc là, tu lâches tout, tu décides de faire confiance en fait ?
- Speaker #0
Oui, je décide de faire confiance au corps médical, effectivement. Et puis il y a aussi l'autre aspect, quand tu es hospitalisé, là tu es coupé de tout. Donc tes études, c'est entre parenthèses. Ta famille, tu la vois plus comme avant, tu n'es pas chez toi. Moi, ça m'a permis de pouvoir aussi me recentrer sur ce qui était important. C'est-à-dire qu'à un moment donné, dans ma tête, ça a aussi fait le truc de... En fait, qu'est-ce qui est important ? Ce que tu vas manger au repas ou de pouvoir retourner chez toi et faire ce que tu as envie de faire, en fait. Ça a remis, je dirais aussi, la nourriture, pour le coup, à sa juste place, en fait. que ouais non, il n'y a pas à faire tout un foin parce que j'ai mangé telle ou telle chose à tel et tel repas. Au final, je me disais mais en fait, tu t'en fous. Qu'est-ce que tu veux ? Tu as envie de sortir d'ici en fait et de faire ta vie.
- Speaker #1
Donc il y a ce sursaut. Tu vas rester combien de temps hospitalisée ?
- Speaker #0
Deux mois et demi. Quand même pour qu'il y ait la re-nutrition qui se fasse. Donc c'était long les deux mois. Surtout qu'à l'époque, c'est encore un petit peu le cas aujourd'hui, mais ils ont revu les pratiques niveau thérapeutique. Il y avait ce qu'on appelait la parentectomie. Donc quand même une coupure avec la famille pendant un certain temps. Je sais qu'il y a beaucoup de personnes qui trouvent que c'est pas bien, que c'est horrible, que c'est trop violent, que c'est une privation de liberté. Mais encore une fois, moi je suis pas d'accord avec ça parce que dans mon cas, c'est ce qui a permis en fait le sursaut et si j'avais pas eu cette coupure, le TSA il aurait continué à me balader en fait. Ça a été dur, mais moi, ça m'a permis justement d'avoir envie de me reconnecter à ma famille et à d'autres choses, quoique à ces questions d'alimentation. Donc ça a été pendant deux mois, avec la particularité que j'ai fait ma rentrée au lycée en étant encore hospitalisée, parce que je n'avais pas un poids qui était suffisamment remonté. Donc ça a été juillet-août et la moitié, les trois quarts du mois de septembre. Donc j'allais en cours, mais je revenais à l'hôpital tous les soirs.
- Speaker #1
Est-ce que tu as senti une étiquette par rapport aux autres lycéens, par rapport à tes petits camarades de classe ? Ou tu n'en parlais pas ? Parce que c'est quand même un âge où le regard des autres, je ne te prends rien, est quand même assez important. Voilà, tu as fait ta rentrée, tu es rentrée le soir à l'hôpital. Est-ce que les autres le savaient ou pas ?
- Speaker #0
Alors non, moi, je n'en ai pas parlé. Après, je dirais à cette... période-là, je dirais, le regard des autres était vraiment pas important pour moi, parce que pour moi, ce qui comptait, c'était déjà d'avoir pu la faire la rentrée, parce que la question s'est posée, est-ce que je la faisais pas du tout ou est-ce qu'on trouvait un espèce de système d'équipe, donc moi j'étais déjà juste contente de pouvoir la faire, j'ai toujours été à fond dans les cours, dans les études, donc en gros, les gens, j'en avais un peu rien à foutre, moi clairement, je voulais avoir des bonnes notes à l'époque, c'était ça. Et je pense que j'avais même pas non plus conscience du regard potentiel qui pouvait se poser sur moi et sur la maigreur que j'avais encore à cette époque-là. Donc il n'y avait même pas forcément de peur du regard des autres, parce que moi j'arrivais même pas à imaginer qu'ils puissent y avoir un regard particulier sur moi. Parce que je ne me percevais pas toujours, encore pas tel que j'étais vraiment. Donc j'avais pas encore vraiment... conscience de que j'étais toujours quand même très maigre et du décalage qu'il pouvait avoir avec les autres. Donc je pensais même pas qu'on allait me regarder bizarrement en fait, ça me venait pas à l'esprit. Donc là, à ce niveau là, c'était plutôt cool quoi.
- Speaker #1
La rentrée se fait, est-ce qu'on tord le cou à ce TCA, à ce petit dictateur ? Est-ce qu'on lui tord le cou en une fois ?
- Speaker #0
Haha, ça aurait été chouette mais non. Parce que le TCA ça a la peau dure et forcément quand on sort aussi du cadre hospitalier, il y a quand même des trucs qui reviennent en fait. Parce qu'on est de nouveau confronté à son assiette sans que ce soit guidé par l'hôpital. Donc moi déjà les repas à la cantine, je portais un autre œil dessus que sur ceux que j'avais à l'hosto. Il y avait quand même des aliments qui étaient restés tabous, même pendant l'hospitalisation. Donc cela, il y avait toujours un blocage. Et petit à petit, le TCA, je dirais qu'il a regagné du terrain. L'hospitalisation m'a servi de leçon, entre guillemets, dans le sens où ça a constitué un garde-fou et où je n'étais plus jamais, je vais avoir une interruption comme ça dans ma vie. Donc mon poids, je vais quand même faire attention à ce qu'il ne descende pas trop. Donc il y avait cette espèce de compromis. Et en même temps, l'importance que j'accordais à mon image corporelle, la peur d'être trop grosse, le fait que certains aliments soient encore diabolisés, c'était toujours là. Donc la charge mentale, elle est très vite revenue aussi. En fait, c'était bon, ok, j'ai de nouveau un poids qui est pas mal. Pas plus ! Surtout pas, ça par contre, c'est niette quoi.
- Speaker #1
Cette question du contrôle n'avait pas disparu.
- Speaker #0
Non, elle n'a pas disparu et je dirais que même à l'heure actuelle, le contrôle dans ma vie... Ça reste un gros truc. J'ai quand même beaucoup plus d'apaisement qu'il y a maintenant une quinzaine d'années. Mais que ce soit dans comment j'organise mes journées, comment je gère ma vie, je dirais même encore comment je gère mon alimentation à l'heure actuelle, mais quand même dans un truc qui reste carré. Ça, c'est jamais vraiment parti.
- Speaker #1
Bon, mais ça... de ton point de vue, tu as trouvé un juste milieu. Qu'est-ce qui se passe après cette phase d'attaque frontale avec ton petit dictateur ? On va continuer à l'appeler comme ça. Comment est-ce qu'il va se transmuter ?
- Speaker #0
Il va se transmuter assez violemment au bout de cinq ans. J'ai quand même eu cinq années avec une dominance restrictive. Et moi, je dis maintenant que je vivotais. Effectivement, cette espèce de compromis, je dirais, avec le trouble de bon, ok, tu fais en sorte de ne pas retourner à l'hôpital, mais bon, tu ne vas pas au-delà, tu tires quand même sur la corde autant que tu peux Au bout de cinq ans, ça, ça a lâché. J'ai fait ma première crise de boulimie. Et ça, ça a été hyper, hyper violent à vivre.
- Speaker #1
On sent quand tu en parles qu'il y a encore un peu d'effroi. Qu'est-ce qui s'est passé à ce moment-là, concrètement ?
- Speaker #0
C'était repas de Noël. Moi, ça faisait des années que mes repas de Noël, ils n'étaient plus comme avant, le début du TC. Je n'avais pas forcément mangé tous les plats. Foie gras en entrée, c'était mort. Le dessert, je prenais une pomme à la place. Voilà, le truc un peu classique, c'est que je prends quand même un dessert. Par contre, le gâteau au chocolat, une yette. Et là, cette année-là, j'ai craqué sur les petits brédalas de Noël alsacien. Et je me suis enfilée deux paquets. C'est venu d'un coup, en fait. J'ai mangé le premier gâteau et hop, j'ai enchaîné tous les autres. très rapidement, sans même vraiment me rendre compte du volume que j'avais à ingérer. Et après, forcément, gros mal de bide et culpabilité immense et une peur. Là, il y a vraiment ce que tu as dit, une peur de mais qu'est-ce qui se passe ? Ça fait cinq ans que j'ai un contrôle ultime sur tout ce que je mange. Je me suis enfilée deux paquets de gâteaux. touché à un seul gâteau et là j'en ai mangé quasiment un kilo en l'espace de 15 minutes, qu'est-ce qui se passe ?
- Speaker #1
À ce moment-là, tu n'as pas de réponse. Est-ce que tu en as trouvé depuis à cette question, qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui s'est passé pour que les vannes claquent ?
- Speaker #0
Alors pendant longtemps, j'étais clairement paumée avec ça, à savoir que je n'avais pas non plus de prise en charge spécifique vis-à-vis du TCA. Donc j'étais suivie par un médecin généraliste, mais bon maintenant avec le recul que j'ai, il me dit qu'il a fait du mieux qu'il pouvait, mais clairement il était à côté le monsieur. Donc mes parents, ils ont beaucoup essayé de me rassurer au départ. Ce qui se passe, en fait, c'est qu'il y a une forme de minimisation, dans le sens où, dans les faits, j'avais encore du poids à prendre. Donc, en fait, les gens, c'est un peu, bon, c'est pas grave, t'as mangé deux paquets de gâteaux, c'est bon, avec même le petit truc, bon, si ça peut la faire se rempluber un peu, on va pas la stresser vis-à-vis de ça. Et avec clairement pas la conscience de la souffrance, en fait, que ça engendrait chez moi. et vraiment de ne pas comprendre ce qui se passe. Alors j'avais lu quand même quelques trucs au fil des années, et j'avais vu qu'effectivement, la bascule se faisait assez fréquemment entre anorexie et boulimie. Donc ça, je l'avais identifié, j'avais même posé le mot dessus, mais ça a encore généré plus de panique, parce que du coup, je me suis mis l'étiquette, putain, ça y est, maintenant je suis boulimique, c'est la catastrophe, donc ça n'a fait qu'alimenter mon stress. Et en revanche, sur tout ce qui était mécanisme, d'où ça venait, etc., je savais rien du tout. Et après, j'ai essayé de chercher d'autres causes possibles. Donc j'ai vraiment pensé à un moment donné que j'avais une infection parasitaire et un verre solitaire. Parce que je me suis dit, c'est pas possible que tu bouffes comme ça, il doit y avoir un truc. Donc j'ai commencé à chercher des trucs sur Internet, sur le Ténia, sur machin. J'ai voulu faire des examens, des explorations. Non, non, c'était pas ça en fait, c'était vraiment l'évolution du trouble.
- Speaker #1
Donc il y a vraiment une envie de rationaliser pour se rassurer, chose qui s'avère illusoire. Qui va t'apporter des réponses ? Toi-même ? On a l'impression qu'il n'y a que toi qui peux les apporter finalement.
- Speaker #0
C'est vraiment au fur et à mesure, en ayant certaines lectures spécialisées, en allant sur certains forums. Alors forum, je mets toujours les gros warnings parce qu'il y a un petit peu tout et n'importe quoi. Et justement, quand on souffre de ces pathologies-là, on n'est nous-mêmes pas les plus à même. Donner des conseils, mais j'ai quand même pu choper des informations à droite, à gauche. Par la suite, j'ai enfin pu avoir aussi des prises en charge vraiment spécialisées. Et c'est là où j'ai compris que c'était le trop de contrôle qui avait mené au trop au final. Et que c'était juste, entre guillemets, le corps qui reprenait ses droits. Et que le mental, c'était normal qu'à un moment donné, il lâche aussi. Et que c'était plus de la survie qu'autre chose, quand bien même c'était très difficile à vivre et très difficile à accepter. En soi, c'était quand même plutôt positif. Là, maintenant, le dictateur, en fait, il n'a plus les pleins pouvoirs. Le corps, il se rebelle. Maintenant, il dit stop, quoi.
- Speaker #1
D'une certaine façon, cette effrayante phase de boulimie... Tu as l'air de dire qu'elle t'a sauvée, elle a tendu le cou à ce fameux dictateur.
- Speaker #0
Oui, je l'envisage comme ça, mais ça reste assez récent. C'est seulement dans les dernières années où j'ai pu l'envisager. Mais pendant de nombreuses années, je tournais en boucle autour de ça. Chaque crise, c'était un effondrement, mais vraiment un effondrement avec une détestation de soi, mais incommensurable en fait. Et de se sentir comme une merde, de se sentir en échec, de se sentir dégueulasse aussi. Et toute la nourriture qu'on a ingérée, on aimerait la faire sortir. En l'occurrence, je n'avais pas de purges, un type vomissement aux prises de laxatives, donc ça me restait vraiment sur... Sur l'estomac, je me souviens, j'étais pliée en deux dans mon lit, je me tordais, ou des fois je me tapais sur le ventre parce que j'étais en colère contre moi-même. Et les compensations derrière, il y avait vraiment une espèce de punition. Ah là, tu t'es gavée, demain ma fille, tu vas faire trois heures de sport et tu ne vas rien bouffer parce que ça, il faut bien que tu l'élimines. J'ai fait plusieurs années comme ça. Voilà, il y a pendant un temps où ça tient, et où il y a une espèce de chronicisation aussi justement de cette boulimie, parce qu'on commence à prendre l'habitude, bon bah j'ai fait une crise, hop là demain je réadapte ma journée, je calme mon sport, je fais un machin, sauf que les crises elles deviennent de plus en plus nombreuses, et l'épuisement il commence à être là aussi. Moi j'ai des souvenirs, je faisais une crise tard le soir, je me levais à 4h du matin pour aller courir avant d'aller en cours. Et je prévoyais encore une séance de sport après les cours. Et forcément, j'avais moins de temps pour faire les devoirs. Donc, les devoirs, il fallait quand même les faire. Et voilà, ça s'enchaînait comme ça. Il y a eu aussi les soirées quand j'étais étudiante. Des fois, retour de soirée, bim, grosse crise. Le lendemain, tant pis, couche à 3h du matin, tu te lèves à 7h parce que tu vas éliminer tout ce que tu as mangé. Donc, c'était vraiment un cercle infernal.
- Speaker #1
Tout ce travail pour finalement continuer à se détester soi-même.
- Speaker #0
Oui, c'est-à-dire que malgré tous les efforts, malgré toutes les compensations, on ne s'aime toujours pas en fait. Il y a toujours un truc qui ne va pas. Et c'est aussi d'avoir pu identifier à un moment donné ce mal-être plus profond qui était là, ce problème d'estime de moi-même qui m'a aidée à avancer. Oui, en fait. Pouvoir, je dirais, un petit peu plus me dire, mais tu as le droit de te faire du bien et tu n'es pas non plus obligé de te punir à chaque fois que tu fais un truc que tu ne juges pas bien ou qui ne serait pas assez bien, en fait. Tu peux être un petit peu plus light vis-à-vis de toi-même.
- Speaker #1
On peut se dire ça à soi-même, on a besoin de l'entendre de la part d'autres.
- Speaker #0
pour avancer ?
- Speaker #1
Le fait de l'entendre de la part d'autres personnes, c'est quand même toujours aidant. Et en même temps, comment dire, des fois ça coule sur soi en fait. Comme sur les plumes d'un canard, j'avais toujours que ce soit mon entourage ou plein de personnes qui me disaient que... que j'étais très bien, que je faisais beaucoup de choses très bien, qui ne comprenaient pas aussi pourquoi j'étais tellement dure avec moi-même. Mais je ne sais pas, ça coulait sur moi en fait. Les paroles, elles ne vous pénètrent pas forcément. Et c'est nécessaire de parvenir à se le dire vraiment à soi-même. Mais ça ne se fait pas d'un coup, ça se fait par petites touches en fait, petit à petit.
- Speaker #0
On peut dire que c'est ça la clé.
- Speaker #1
Alors c'est pas la seule et unique clé, parce qu'il y en a vraiment plusieurs et ça dépend des personnes. Mais oui, c'est une des clés. De pouvoir se dire qu'on mérite d'être bien en fait dans sa vie. On n'y parviendra pas tous les jours ou à chaque instant, mais qu'on y a droit en fait. Et surtout que nos deux valeurs, elles ne dépendent pas. de ce qu'on mange, du poids qu'on fait, du corps qu'on a. Et ça, rien que de pouvoir l'intégrer un petit peu, ça aide beaucoup.
- Speaker #0
Avec cette clé, Coraline, que tu nous partages... Est-ce qu'une fois qu'on a intégré ça, le petit dictateur, il est muselé à jamais ?
- Speaker #1
Je ne pense pas. Du moins, à titre personnel, moi, ce n'est pas ce que j'ai ressenti ou comme ça que je l'ai vécu. Le petit dictateur, il reste toujours présent. Après, la différence, c'est qu'à la place d'être comme un gros haut-parleur, il peut être juste présent en bruit de fond, en fait. Donc, prendre moins de place. Ça rejoint cette notion de guérison. Il y a souvent ce questionnement, est-ce qu'on peut vraiment guérir d'un TCA ? Et puis la guérison, c'est quoi ? Etc. Moi, je trouve que la guérison, elle est propre à chacun. Et ce que j'aimerais dire aussi, c'est que la guérison telle qu'elle est perçue, de Ah ça y est, je suis en paix avec mon corps, je suis en paix totale avec mon alimentation, etc. Ça peut paraître... hyper lointain et hyper inaccessible. Et je pense que ce n'est pas accessible à tout le monde, clairement. En revanche, on n'est pas obligé d'arriver à ce stade-là pour se sentir mieux et pour avoir une meilleure qualité de vie.
- Speaker #0
C'était Gueule cachée, épisode 6, Coraline.
- Speaker #1
Encore une fois, le dictateur, on n'est pas obligé de le faire disparaître de sa tête pour mieux vivre. mais on peut plus ajuster le volume et moins souvent l'écouter en fait.
- Speaker #0
Guel Caché, un podcast de Laetitia Forgeodarc, création sonore et musicale Marine Anger pour le studio Sonia. Merci à Coraline pour son témoignage. Merci à vous tous qui avez porté le projet participatif de cette série. Vous pouvez retrouver un nouvel épisode tous les 15 jours sur toutes les plateformes. Et puis sur mon site internet laetitiaforgeaudarc.com