Dominique SenequierJ'ai fait une très grande partie de mes études à Toulon. J'étais particulièrement douée en mathématiques et en physique. J'avais une grand-mère professeure de mathématiques, donc cela paraissait tout à fait naturel que, finalement, ma carrière soit comme celle de ma grand-mère. J'aurais dû faire les classes, la licence, peut-être l'agrégation, à Aix-en-Provence et rester dans le Midi. Et ce qui s'est produit, c'est un peu le destin. Les choses ne sont pas toujours telles que vous les prévoyez ou telles que vous les pensez. Puisqu'en avril 1972, quand j'étais en mathématiques spéciales à Marseille, le professeur nous a indiqué que Michel Debré avait passé une nouvelle loi, parce qu'il était très féministe, et qu'il avait ouvert le concours d'entrée à Polytechnique aux femmes. Du coup, le professeur nous a demandé : est-ce que certaines d'entre vous (on était quelques filles dans la classe) veulent se présenter ? Et donc, moi, j'ai dit oui. Et puis, je dirais que le hasard a fait que j'ai été reçue du premier coup. Je pense que ma vie a complètement changé de direction par rapport à un parcours qui était un peu tracé, dans lequel je ne me posais pas de questions. Moi, j'avais 19 ans. C'était magnifique, on était des pionnières. Je crois que, d'ailleurs, on était prises dans l'action et qu'on n'a pas réalisé. Vu aujourd'hui, avec 52 ans de recul, je me dis, mais Dominique, tu aurais dû savourer chaque seconde... Mais j'ai savouré quand même beaucoup. Il y avait des corps d'État. Les premiers sortaient dans le corps des Mines, le corps des Ponts, le corps des Télécoms. Moi, j'ai pris un petit corps, qui avait deux ou trois polytechniciens par an, qui s'appelait le corps de contrôle des assurances. J'avais voulu ça dans l'idée d'avoir une vie plus tranquille. Et puis, en fait, au bout de cinq ans, je me suis dit, Dominique, regarde-toi en face. Tu n'as pas l'âme d'un contrôleur. Je suis quelqu'un d'assez vivant, dynamique. Et donc, je suis allée voir un chasseur de tête. Il m'a dit, écoutez, vous avez déjà appris 5 ans de l'assurance, donc, allez dans l'assurance ! Voilà, allez-y. Et là, j'ai été tout de suite prise parce qu'il n'y avait pas de femmes. Il y avait très peu de femmes. Et donc, je suis rentrée au GAN. Il y avait une femme qui avait 65 ans qui partait en retraite. Et la direction générale était terrorisée de ne pas avoir une autre femme avec un potentiel de rentrer dans la direction. Je suis rentrée dans la réassurance. Et c'est un sujet qui m'a plu. Quand vous assurez, vous assurez tout. Quand vous réassurez, vous réassurez tout. Vous réassurez des grands contrats d'assurance vie. Je raconte toujours que, quand j'étais dans cette société de réassurance, j'étais de permanence un 31 décembre et que je reçois un télex, il y avait encore des télex à l'époque, et c'était la police d'assurance-vie de Sammy Davis Jr., le jazzman. Et on me dit, est-ce que vous voulez réassurer 10 millions de francs sur la police d'assurance de Sammy Davis Jr ? C'est-à-dire que vous prenez un morceau de cette police, qui était peut-être de 50 millions de francs ou dollars, je ne me souviens plus. Est-ce que vous voulez prendre ? Et je n'avais pas la capacité, vous voyez, de prendre les 10 millions de francs sur le bilan de la société, je ne pouvais pas. Donc, il fallait que je trouve quelqu'un pour partager. Donc, j'interroge Londres, les Lloyds, et ils me répondent : "more than two bottles of whiskey a day is not assurable ». C’est beau, non ? Donc, j'ai des souvenirs comme ça, d'anecdotes, qui font une vie. Des rencontres... je crois que la vie, ce sont les rencontres. Ce n'est rien d'autre que les rencontres. Je suis dans la même société depuis 1996. Simplement, ce sont les actionnaires qui ont changé. De 1996 à 2012, c'était AXA. Et maintenant, c'est nous-mêmes, les actionnaires. Tous les employés de la société et les managers ont à peu près 50% de l'entreprise. Et on a trouvé des institutionnels et des family offices pour les autres 50%. Et on a beaucoup crû depuis. C'est un immense succès, on va le dire. Puisque quand on a quitté AXA en 2012, nous gérions 32 milliards de dollars. Et aujourd'hui, on gère 170 milliards de dollars. Donc, c'est une très grande progression en 12 ans. En fait, je pense que je partage la satisfaction de tous les entrepreneurs. J'ai vu que Xavier Niel a fait un speech à l'Olympia sur sa vie d'entrepreneur. J'ai lu les commentaires dans le Figaro, dans les Échos. C'est un parcours absolument extraordinaire. C'est le plus grand parcours français. Donc, simplement, dans sa tête, je vois bien la satisfaction. Je la comprends, même si notre réussite n'est pas à l'échelle de celle de Xavier Niel. Dans notre métier de l'asset management, nous sommes arrivés premiers européens, ou dans les trois premiers européens, et donc extrêmement reconnus aussi outre-Atlantique, aux États-Unis. Ardian, c'est un nom qui est connu, qui est respecté à New York, en Californie, et c'est une très grande satisfaction parce que, partir de rien, et faire une société qui compte dans le monde... On compte pour nos clients en Asie, en Chine, au Japon, en Corée. On a des clients à Abu Dhabi, en Arabie Saoudite. Donc c'est une satisfaction immense d'avoir eu un succès collectif, tous ensemble, parce que ce n'est jamais le succès d'un individu. C'est un succès collectif. Et ça, c'est très intéressant. Il y a beaucoup de chercheurs en sociologie qui ont effectué des recherches les ressorts d'un succès collectif. Pourquoi des gens sont-ils heureux de travailler ensemble et de réussir ensemble ? Je pense que c'est plutôt analogue à un club de foot ou à un club de rugby, voire à un orchestre. C'est-à-dire que vous avez dans l'orchestre le premier violon, qui est souvent le premier qui se lève. Ça pourrait être chez nous ce que j'appellerais le "head du buy-out" ... Je suis désolée, je vais rentrer dans un langage un peu trop technique, le "head" des activités secondaires. Et vous avez celui qui fait kling-kling de temps en temps sur des timbales. Bon, eh bien, s'il n'y a pas le kling-kling sur les timbales, l'œuvre qu'aura écrite Wagner ne sera pas la même. Et donc, c'est en fait ce travail collectif. Il apporte sa petite touche à l'excellence de l'interprétation d'une symphonie ou d'un opéra. C'est ça qui est fascinant. Je n'ai jamais eu aucun plan de carrière. Même maintenant, je n'ai pas de plan de vie. J'ai quelque chose de bouddhiste sur ce sujet-là. Il faut se concentrer tous les jours pour faire au mieux ce que vous devez faire et surtout sur le plan moral, éthique. Donc, je n'ai pas de plan de vie. Je pense que la vie s'enchaîne, le soleil se lève tous les jours, se couche tous les jours et que le lendemain est un autre jour. Je suis particulièrement heureuse de la dernière étape qui a été le choix des personnes qui me succèdent. Je pense que c'est la chose qui, j'espère, dans le long futur, m'honorera le plus parce que c'est une étape qui est extrêmement difficile. Il faut savoir se retirer progressivement. Je pense que c'est la plus belle chose qu'on puisse offrir aux jeunes, leur montrer qu'on sait qu'on a passé une étape de grande maturité et qu'il faut transmettre. En fait, pendant que j'étais en activité, j'ai toujours transmis. J'ai transmis des compétences, je les ai formés. J'adore enseigner et donc tout ce que j'avais appris, j'étais heureuse de le redonner. Mais là, c'est différent. C'est tout ce qu'ils ont appris : se rendre compte qu'ils ont la capacité complète à prendre la relève. Un grand patron ne peut devenir grand patron qu'avec une lumière intérieure de justice, d'équité et de bienveillance. Même dans ce que j'ai vécu récemment pendant trois ans, la préparation de ma succession, il fallait bien que j’aie cette lumière intérieure pour, sans doute, faire le meilleur choix. Et en même temps, avoir cette lumière pour moi-même, pour arriver à vivre aussi différemment, en étant moins attachée à suivre tout le quotidien de notre entreprise. Donc c'est très important, cette lumière, tournée vers l'extérieur et tournée vers soi-même.