Muriel Morot-MonomyJe suis ce qu'on appelle basco-béarnaise. J'ai grandi dans les Pyrénées-Atlantiques, qui sont donc entre le Pays basque et le Béarn, et j'allais chez mes grands-parents d'un côté et de l'autre. Une enfance super heureuse entre la campagne, l'océan... le sud-ouest ! C’est comme un petit élastique pendant toute ma vie d'adulte, où j'ai vécu ailleurs, à Paris, à Bristol, à Toulouse ; et cette espèce d'élastique me ramenait ici, où je vis pour de bon depuis quatre ans maintenant. Pendant des années, je me suis dit, mais ton drame, c'est de ne pas avoir de passion. Enfin, un truc pour lequel on se passionne et qu'on sait qu'on veut faire. J'étais désespérée de ne pas avoir ce truc évident. Je crois beaucoup au transgénérationnel, et depuis que j'ai démarré ce projet-là, sur la laine, les choses s'alignent et font sens. La genèse du projet sur la laine remonte à l'été 2019. C'est une rencontre avec un berger, tout simplement. On était en vacances dans la maison familiale dans le Béarn. Il y avait une opération, Cabanes Ouvertes, où vous pouvez rencontrer des bergers qui montent en estive, donc qui vont passer environ trois mois par an en haut de la montagne. Vous discutez avec eux et vous découvrez comment ils vivent. Le berger commence à parler de la laine en disant : "Nous, on doit tondre nos brebis une fois par an. On ne sait pas quoi faire de la laine". Il nous explique que ça lui reste sur les bras, et qu'avant c'était mieux valorisé. La journée se passe, je rentre dans la voiture et je dis à mon mari "est-ce que tu as entendu ce qu'il a dit ?". Et il dit : "mais oui, sur la laine, c'est quand même un truc de fou". Et j'ai commencé à creuser le sujet. Je me suis rendue compte que c'était une filière qui était à la croisée des chemins de nombreuses problématiques qui me parlaient intimement. Qu'il s'agisse de la désindustrialisation, du fait que la filière textile en France se soit complètement effondrée, ou la situation des éleveurs qui sont au bout de la chaîne alimentaire. On parle de gens qui travaillent énormément et qui arrivent à la coopérative et à qui on impose le prix auquel ils vont vendre leur lait. Ils n'ont aucune marge de négociation. Donc beaucoup de choses me parlaient. Le côté environnemental, évidemment, avec ces montagnes de polyester dans nos vies, dans nos vêtements, partout, tout le temps. Et donc, j'ai commencé à m'intéresser au sujet. Il tondait six semaines plus tard, donc je lui ai acheté 600 kilos de laine. Il y en a qui s'achètent des sacs très chers, ce n'est pas mon cas. J'avais un peu d'argent de côté, je me suis acheté de la laine. Il s'agit d'une filière assez restreinte, voire toute petite. Tout le monde se connaît et les gens sont très accueillants. Ils veulent transmettre leur savoir et ils ont envie que cette filière revive. Donc, la montée en compétence est assez facile, assez simple. Ce qu'on peut faire avec de la laine et c'est spontanément ce que j'ai fait, c'est du fil. C'est donc la première chose que j'ai faite. Cela a été très formateur, mais je me suis dit : en réalité, ce n'est pas ce que je vais faire. Parce que déjà, le fil français coûtait très cher à produire. C'est le prix de vente du mérinos néo-zélandais, sans la même qualité. Il faut savoir que dans l'univers de la laine française, on a 40 ans de retard en matière de croisement des races pour avoir des laines d'excellente qualité. Par excellente qualité, on entend une laine très fine, qui ne gratte pas, parce qu'on s'est habitué à avoir des matières qui ne grattent pas. Assez vite, je me suis dit que je n'allais pas faire du tricot, des classiques avec du fil. Je vais faire tout le reste, ce qu'on appelle les non-tissés. Je me suis rapprochée d'un laboratoire de recherche qui s'appelle le CETI, le Centre Européen des Textiles Innovants. Et nous avons sorti le premier produit, de la ouate. Les fibres de laine sont thermo liées. Le rendu est comme de la ouate de polyester, mais c'est 100% biosourcé. La fameuse ouate de laine, c'est une matière qui se présente sous forme de rouleau, que l'on met à l'intérieur des doudounes, des manteaux, des gigoteuses pour bébés, à l'intérieur des sacs, aussi. C'est une matière également utilisée dans l'ameublement, sur les assises de fauteuils. Il y en a beaucoup autour de nous, en matelassage, sous différentes formes de produits finis. Et ça, c'est effectivement la première matière qu'on a sortie et qu'on a commercialisée. Voilà, et le côté R&D, le côté grosse machine, le côté usine, j'ai trouvé cela passionnant. En revanche, il y a eu toute la phase d'industrialisation derrière. Quand je suis sortie avec mes échantillons, je me suis dit, ça y est, le plus dur est fait. Pas du tout ! Il m'a fallu un an de plus d'industrialisation pour trouver les bons partenaires, les bons volumes, pour sourcer les bonnes laines. Cela a été quand même assez long. Et ce n'est toujours pas un long fleuve tranquille, car on n'est pas sur une filière standardisée. Mais elle se développe bien. Tout va bien. La signification de Traille, ce sont deux sens. Le premier, c'est mon nom de famille maternelle. Et le deuxième, c'est le nom du chemin que les brebis empruntent quand elles montent en estive. J'ai eu beau chercher un nom qui n'ait pas autant d'implications personnelles. Et puis, pour finir, j'y suis allée jusqu'au bout. C'est comme un petit hommage. Je me rends compte aujourd'hui, avec le recul, que j'étais un peu tête brûlée. Mais ça m'a permis de créer de nombreux contacts, de sensibiliser au sujet de la laine et puis de dérouler et de signer avec des gens de la région. Nous avons 1200 tonnes de laine chaque année, ce sont des volumes monstrueux. L'idée, c'est de trouver une solution pour tous les éleveurs du Pays basque et du Béarn. Il y a deux, trois challenges encore, mais c'est mon but. Et puis, il y a aussi le côté militant. On a tous les mêmes valeurs et c'est chouette d'être dans ces collectifs et de construire des choses, de créer un maillage un peu plus grand. Je veux continuer à pouvoir mener ce projet en étant assez libre dans mes choix et à pouvoir porter une forme de militantisme dans des mondes très éloignés de la filière laine. C'est vraiment passionnant. Je voudrais aussi que ça continue à grandir en termes de nouvelles matières, de nouveaux partenaires avec, surtout, de plus en plus de tonnes de laine valorisées chaque année. Aujourd'hui, c'est un terme galvaudé, mais le côté famille de la filière laine est très fort. Le partenariat avec les industriels, qui ont aussi des contraintes de rentabilité, de volume minimum, mais qui sont quand même très bienveillants face à des acteurs et des actrices comme moi. J'ai beaucoup d'amis qui se posent des questions sur le sens de leur métier. Je pense que ce n'est pas évident de pivoter. Il y a énormément de freins. En revanche, quand on est face à quelque chose d'évident, avec en plus pour moi le côté personnel, il faut s'autoriser à le vivre. Et clairement, je suis ravie d'être passée aujourd'hui du côté des passionnés. Je savais que c'était chouette, je suis ravie d'y être. Il reste beaucoup de choses à reconstruire, à soutenir, à considérer... Je ne dis pas qu’il faut s'habiller en 100% made in France, mais s'y intéresser, c'est déjà bien.