- Jeanne
J'ai coutume de dire que dans les moments difficiles, il ne faut pas se laisser submerger par les émotions, mais plutôt garder le cap sur les actions concrètes. J'ai coutume de dire, un podcast réalisé par Manon Dejean.
- Manon
Bonjour à toutes et à tous et bienvenue dans ce nouvel épisode de J'ai coutume de dire. Aujourd'hui, je reçois Jeanne, 24 ans, initiatrice de l'Union pour la jeunesse calédonienne. Face au manque de représentativité de la jeunesse, elle a créé ce collectif pour défendre leurs intérêts et promouvoir le dialogue et l'inclusion. Dans cet épisode, Jeanne nous raconte son parcours personnel, marqué par des épreuves, notamment le deuil, qu'elle a dû surmonter en pleine crise sociale et identitaire. Depuis les bouleversements du 13 mai, elle n'a cessé de se questionner et de puiser dans ses moments difficiles la force de porter un projet collectif, ambitieux et porteur de sens. Sans plus attendre, plongeons ensemble dans l'univers de Jeanne et découvrons l'histoire inspirante de son engagement et de sa vision pour l'avenir de la jeunesse calédonienne. Salut Jeanne !
- Jeanne
Salut !
- Manon
Comment ça va aujourd'hui ?
- Jeanne
Alors ça va, aujourd'hui je traverse une période qui est assez complexe. D'un côté, je me sens un peu fatiguée par tout ce qui se passe, mais en même temps, il y a toujours cet espoir, cette volonté d'avancer qui persiste. Ces derniers temps, j'ai investi mon temps dans des projets qui me prennent beaucoup d'énergie et j'ai aussi les examens qui ont repris à l'université, comme je suis en études de droit. Et donc je continue de garder le cap en me concentrant sur le résultat de mes actions. Et c'est vrai que dans mon entourage, j'ai beaucoup de soutien ou de personnes, je ne suis pas toute seule. Et c'est ça qui fait au final que j'arrive à m'en sortir avec tout ce qui se passe et de me rappeler que cette période, comme toutes les autres, finira par passer. Bref, c'est un mélange d'émotions, mais je pense que c'est normal dans le contexte actuel, et je fais de mon mieux pour naviguer à travers tout ça.
- Manon
Et tu avais quelque chose à nous raconter aujourd'hui ?
- Jeanne
Alors oui, tout a commencé en novembre 2023. À ce moment-là, j'étais plongée dans un nouvel objectif, c'était celui de découvrir la justice transitionnelle. C'est une matière qui est très liée à mes études de droit, que j'ai découverte justement grâce à l'université, avec des conférences qui étaient proposées. Cette matière, en fait, elle propose un moyen concret de résoudre des conflits dans un pays. Et elle passe par le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit à la réparation et les garanties de non-répétition. Et en fait, j'étais rapidement intéressée par ce domaine parce que j'y voyais un moyen de réconcilier le pays. Alors j'ai participé au débat, au congrès qui s'appelait le chemin du pardon. Et ce jour-là, j'ai réalisé que le sujet de l'avenir institutionnel du pays n'intéressait pas vraiment les jeunes, puisqu'on était peut-être quatre dans la salle. Donc j'ai pris la parole, j'ai voulu exprimer ce ressenti que beaucoup de jeunes ont, celui de ne pas se sentir représentés dans les débats sur l'avenir du pays, celui d'être tiraillés entre plusieurs visions binaires, sans pouvoir trouver notre place. Et je pense que la jeunesse a besoin de trouver sa place dans un espace qui lui laisse une chance de s'exprimer.
- Manon
Quand tu parles de vision binaire, tu peux expliquer un peu plus ?
- Jeanne
Oui, c'est vraiment la vision binaire politique dont je parle, donc celle où tu dois être dans un camp ou un autre, une vision qui est clivée, où si tu appartiens à l'un, tu n'appartiens pas à l'autre. Donc ça signifie abandonner une de nos identités. Et ça pour moi, ce n'est pas quelque chose qui représente la plupart des jeunes aujourd'hui. Donc c'est un manque aussi de représentativité de la jeunesse dans les discours politiques, dans les décisions qui sont prises par nos représentants. Et j'ai constaté qu'il y avait peu ou pas de plateforme d'échange pour les jeunes ou d'espace avec des réels partages d'opinions avec les autres générations. Et donc souvent, on entend des phrases comme t'es jeune moi je suis plus âgé que toi j'ai l'expérience que tu n'as pas donc en gros tais-toi. Et ce genre de remarques, c'est presque un réflexe, comme une manière de rappeler la place de la jeunesse dans la société. Et c'est comme si, à cause de notre âge, notre opinion avait moins de valeur. Donc en fait, il y a aussi cette autre phrase qu'on balance parfois, c'est nous on a été jeunes, mais vous, vous n'avez jamais été vieux Cette remarque me fait doucement rire parce que finalement ça repose sur une sorte de supériorité implicite, comme si en vieillissant on avait une sagesse inattaquable alors que ce n'est pas forcément le cas. Et c'est pas parce qu'on est jeune qu'on sait rien ou qu'on ne comprend pas le monde. C'est juste que notre manière de le voir et de l'appréhender est différente. Et on vit des réalités qui sont plus différentes que celles d'hier. Puisqu'on n'a peut-être jamais été vieux, mais on grandit dans un monde qui évolue, un monde qui est connecté, un monde qui va vite et aussi un monde qui est incertain. Puisqu'on est aussi, et surtout, les enfants de l'après-accord. Quand je dis après-accord, c'est les accords de... S'il y a un dino, puis surtout la corde de Nomea. Ce qui veut dire qu'on est issu d'une période de paix. Même si cette période de paix était provisoire, on vient quand même d'une période de paix. Ce qui est vraiment dommage, c'est que ces remarques créent un fossé au lieu de bâtir un pont entre les générations. Je pense qu'au lieu de se taire, les jeunes devraient pouvoir s'exprimer par rapport à leurs ressentis, leurs idées, ou leur façon de voir les choses, même si elles sont différentes. Et c'est sur cette base de ces valeurs-là que le 25 novembre 2023, j'ai lancé une bouteille à la mer et j'ai créé l'Union pour la jeunesse calédonienne. C'est un collectif qui vise à représenter les intérêts des jeunes calédoniens dans un espace de confiance, de parole, de partage, de débat, dans la construction d'un projet de société calédonien. L'idée, c'est d'apporter notre pierre à l'édifice en tant que jeunes, mais surtout de permettre des échanges entre les générations, qu'ils soient constructifs et sans jugement, sans considération politique, qu'on fasse partie d'un camp ou un autre, peu importe, sans considération ethnique. On prône la voie du partage, en fait. C'est le partage de notre avenir pour les générations futures, quelles que soient nos couleurs de peau, quelles que soient... notre milieu social, culturel ou professionnel. Et cette opportunité, c'était une opportunité de pousser les Calédoniens vers la réflexion sur la place que doit avoir la jeunesse dans la société actuelle. Et ce qui est vraiment intéressant, c'est qu'en formant ce collectif, on a tout de suite pressenti le tournant qu'allait prendre le pays en raison des divergences politiques. Le 13 avril, la marche des drapeaux en ville. On a lancé une pétition et notre combat c'était Oui à l'harmonie dans la diversité, non au clivage, un appel de la jeunesse calédonienne pour un amir commun Et cette pétition c'est en quelque sorte la première page de notre livre. Et aujourd'hui en regardant en arrière je vois combien cet événement a été important pour le collectif, mais pour moi également. Il m'a conduit là où je suis maintenant avec une nouvelle vision de ce qui compte vraiment pour moi.
- Manon
Trop bien. Et donc toi, tu as quel âge ? Et pourquoi tu penses qu'il faut à ce point représenter la jeunesse aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie ?
- Jeanne
J'ai 25 ans et je pense qu'on devrait mieux représenter la jeunesse parce que déjà, c'est elle qui s'est exprimée à partir du 13 mai. Et au-delà de ça, je pense qu'on vit dans un pays où les jeunes sont un peu opprimés par rapport à... leur façon de voir les choses ou leur façon de vivre. On nous dit souvent qu'en tant que jeunes, on est la génération des ratés, la génération TikTok, on est souvent critiqués. Après, ça, c'est quelque chose qui révèle d'une répétition dans le temps. La plupart du temps, les générations d'avant critiquent les générations futures, etc. Mais c'est vrai que dans notre société, en tout cas calédonienne, du pays, quand je dis calédonienne, c'est canaque, océanienne, pacifique, c'est vraiment le pays dans son entièreté. On a, de par nos cultures aussi, une place de la jeunesse qui est très inférieure par rapport au discours de nos aînés. Puisque nous, on va naturellement respecter la parole des anciens, de par les traditions, de par la culture, de par tout ça. Donc c'est une autorité, finalement, qui est assez formelle dans notre société, qui fait que la place de la jeunesse, la jeunesse ne se trouve pas en fait sa place dans tout ça. Cette place entre modernité et tradition, et en même temps, la place qu'on a, nous, en tant que Calédoniens, ne sachant même pas si finalement, Calédoniens, ce terme existe vraiment, puisque on est bouleversés entre plusieurs identités. Étant donné qu'on est métissés, la plupart du temps, on a tous du sang d'un camp ou un autre, et le combat actuel est politique, mais il est aussi culturel. Et c'est ça la particularité, c'est que dans un combat sociétal, on ne peut pas s'identifier qu'à des idées politiques parce qu'on ne nous propose pas un programme basé sur des idéologies ou sur des projets de société. On nous propose de choisir notre identité, notre nationalité, notre sang en fait. Et ça, on ne peut pas choisir.
- Manon
Donc tu crées ce collectif et le 13 mai 2024, il se passe quoi dans ta vie ?
- Jeanne
Le 13 mai 2024, c'est une date que je n'oublierai jamais, probablement. En fait, en réalité, j'ai des souvenirs fragmentés à cette période. Je sais que j'étais en résidence étudiante, mais je crois que tout s'est passé si vite qu'au final, j'en ai oublié un peu des passages. Mais pour autant, cette journée et toutes celles qui ont suivi ont été assez spéciales pour moi et je pense que c'est le cas pour beaucoup de gens ici. Mais pour ma part, ça faisait déjà des semaines que je sentais que ça allait arriver. En réalité, je m'y attendais. Quand ça s'est produit, j'ai tout de suite ressenti une certaine confusion par rapport à la situation, comme si tout se mélangeait dans ma tête, tous mes repères, comme si j'avais eu tous mes repères qui s'effondraient d'un coup. Je me demandais pourquoi ça arrive maintenant, pourquoi et surtout comment on va faire pour gérer ça, comment on va s'en sortir. Et très vite, cette confusion s'est transformée en colère. Une colère presque irrationnelle, dirigée contre la situation, dirigée contre le sort, les circonstances. Et cette colère, c'était une manière de repousser la tristesse qui montait en moi. Et il faut savoir qu'en 2024, c'était une année qui était particulièrement difficile pour moi. C'est l'année où j'ai perdu mon frère, en février. Et c'est un vide que rien ne pouvait combler. Je n'avais pas vraiment eu le temps de faire mon deuil correctement. et de trouver un semblant d'apaisement que trois mois plus tard, en mai, je me retrouvais encore dans un tourbillon et loin d'être guérie. Perdre un frère, c'est comme perdre une partie de soi. Et puis, ce n'était pas seulement cette perte qui pesait sur moi, à ce moment-là, je venais aussi de mettre fin à une relation, et donc j'ai déménagé. C'est pour ça aussi que je suis arrivée en résidence étudiante. C'était aussi la source d'un isolement encore plus fort, puisque je déménage dans un milieu que je ne connais pas. Et c'est vrai qu'à ce moment-là, tu te dis, il n'existe pas un mode d'emploi pour gérer cette situation. C'est le genre de truc qui t'arrive peut-être une fois dans ta vie. Tu ne sais pas comment t'en sortir de tout ça. J'avais vraiment l'impression que j'allais jamais pouvoir reprendre mon souffle. Comme si j'étais tout le temps en apnée. Et pourtant, avec le recul, je me rends compte que cette période difficile... Elle m'a vraiment permis de grandir d'une manière que je n'aurais jamais imaginée. Elle m'a permis d'accepter qu'il y a plein de choses dans la vie qu'on ne peut pas contrôler, qui sont hors de notre contrôle, et que la douleur ne se maîtrise pas, elle se traverse. Et c'est une époque, je dirais, où j'ai découvert la résilience. Je me suis plongée dans mes études, dans la vie associative, dans mes projets, et je me suis engagée partout où je le pouvais. Je voulais pas rester une seconde sans rien faire.
- Manon
Et quelle a été ta réaction par rapport à ce qui s'est passé en Nouvelle-Calédonie ?
- Jeanne
Alors ma première réaction, c'était d'appeler ma mère. Au début, c'était vraiment l'inconnu. En même temps, c'était un peu extravagant. Tu te dis, waouh, il se passe un truc. Enfin, c'est pas forcément quelque chose de positif, mais vraiment juste l'excitation du truc, waouh, il se passe quelque chose, quoi. Tu ne sais pas encore ce qui se passe, parce que c'est encore le début, mais en même temps, tu te dis, bon, ça a l'air quand même un peu négatif, donc on ne va pas trop non plus. Donc voilà, au début, c'était vraiment ça. En plus, je venais d'emménager dans cette nouvelle résidence, donc je ne connaissais personne. Et rapidement, il y a eu beaucoup d'infrastructures qui ont commencé à brûler autour de chez moi. Donc là, je commençais à me dire, OK, bon, là, il y a un problème. Et donc, notre résidence, on a été évacuée parce qu'on a eu l'alarme incendie qui s'est allumée. Donc à ce moment-là, je me suis dit, oula, c'est l'apocalypse. Vraiment, on est tous sortis en courant. Il y avait les gens autour dans les autres résidences qui criaient, sortez tous les jeunes et tout. Donc nous, on pensait vraiment que le bâtiment brûlait parce qu'autour de chez nous, tout le monde criait, sortez vite, sortez vite. C'était incroyable. Et donc, ça a duré une heure. On était tous dehors en troupeau. On ne se connaissait pas. On se regardait tous un peu bizarrement. Et puis on ne savait pas quoi faire en fait à ce moment-là. Mais en fait c'était une fausse alerte. Du coup au bout d'une heure on est tous re-rentrés dans la résidence comme si rien n'était. Et puis assez rapidement on a fait connaissance avec les autres résidents. Et au fur et à mesure que le temps passait, il y a eu un certain lien d'entraide qui s'est créé entre nous. Donc il y avait certains jeunes qui montaient la garde en lien avec des autres gardiens du quartier. On avait d'autres qui s'occupaient de la cuisine, d'autres qui surveillaient les différents points d'accès à notre rue. C'était vraiment une vraie organisation. Donc on dormait avec un sac à côté de nous, près. Des fois, je dormais limite avec mes chaussures, et puis avec des réserves alimentaires, de quoi survivre à la situation. Et je crois que ça m'a vraiment aidée de me sentir soutenue avec d'autres jeunes aussi qui vivaient la même situation que moi, parce que dans la résidence, on n'était que des jeunes. Et un jour, un gars à côté de la résidence a tiré un coup de fusil sur une voiture qui passait. Alors, on a appelé la gendarmerie. Et assez rapidement, le maire a décidé de nous faire évacuer. Cette fois-ci, c'était une décision réelle, donc ce n'était pas juste une alarme incendie. Je trouvais que la situation était un peu angoissante. Du coup, j'ai pris ma voiture, je suis partie. Je me suis dit, je vais rejoindre ma famille à Païta.
- Manon
Toi, tu es calédonienne. Qu'est-ce que tu as pu ressentir par rapport à tout ce qui se passait autour de toi ?
- Jeanne
En tant que calédonienne, c'est vrai que la situation, c'est vraiment un tiraillement entre plusieurs identités. C'est se sentir à la fois tout en n'obtant rien, de se dire du jour au lendemain, tu ne sais plus quitter, puisque, comme je l'ai dit, appartenir à un camp signifie rejeter l'autre. Et on ne sait pas, quand on est jeune, quel avenir on veut, nous, vraiment. On a des idées, on sait quelle vision on a du monde, mais on n'a pas quelque chose de strictement établi en tête. Donc l'idée que du jour au lendemain... tout puisse basculer, je t'avoue que ça fait peur. Tu te dis, ok, qu'est-ce qu'il se passe ? On ne sait pas trop comment gérer la situation à ce moment-là, et on se dit, d'un autre côté, il faut quand même qu'on fasse quelque chose, parce que le point de bascule, il est maintenant. Ce n'est pas demain qu'il va falloir dire, ah ben non, je n'étais pas d'accord finalement avec la situation. Je pense que si on doit donner notre mot en tant que jeune, c'est aujourd'hui, ce n'est pas hier, c'est trop tard, et puis demain, on ne sait pas quand. quand est-ce qu'il va arriver. Pour moi, c'est aujourd'hui qu'on doit prendre la parole, qu'on doit s'exprimer, et puis même si on fait des erreurs et qu'on n'est pas sûr de nous, nos aînés ou nos anciens, quand ils prenaient la parole, ils n'étaient pas plus sûrs d'eux, parce que sinon on ne serait pas arrivé dans cette situation-là. On a, à mon avis, des ressources en tant que jeunes qui vont au-delà de ce qu'on a pu nous proposer jusqu'à aujourd'hui, une vision qui est différente de celle d'avant.
- Manon
Tu disais que tu écoutais beaucoup plus de... Musique du pays depuis les événements, est-ce que tu peux expliquer un petit peu d'où vient ce besoin ?
- Jeanne
C'est vrai, c'était vraiment, et je le fais encore d'ailleurs, c'est vraiment un moyen de se rattacher à la culture du pays. Finalement, à la fois perdue dans plusieurs identités, je pense que je me suis vraiment trouvée finalement. Et c'est à travers toutes ces musiques, je me rends compte qu'il y a 15 ans de ça, les gens racontaient déjà des messages forts dans leur musique, les musiques d'ici. Il existe de chez nous, il y a beaucoup de caneca, beaucoup de musique locale. Mais quand j'écoute, je me dis, ah ouais, quand même. En fait, depuis toujours, les artistes essaient de nous faire passer des messages qu'on n'a pas su entendre, qu'on n'a pas su écouter. C'est dans la musique, dans les arts, dans ce genre de choses non politisées, je dirais, qui ont essayé en tout cas de nous transmettre un message. Et c'est beaucoup de messages basés sur l'amour du pays, sur l'acceptation de qui on est, de notre identité réelle. Parce que si on n'arrive pas à faire peuple aussi aujourd'hui, c'est parce qu'on ne se reconnaît pas comme des personnes qui se ressemblent. À un moment donné, il faut qu'on fasse le trait sur ces différences de couleur de peau ou de culture. On a beau avoir un vécu différent, c'est ça qui fait aussi notre richesse en tant que Calédoniens. Un Calédonien, pour moi, c'est quelqu'un qui va manger à la table de n'importe qui, qui va toujours avoir l'humour, même dans les situations les plus improbables. Et puis, la voie de vivre aussi, puis le partage, la générosité, l'humilité, la reconnaissance de l'autre, le respect, pour moi, c'est ça le point principal. C'est tu baisses la tête quand tu passes devant quelqu'un par respect, ça c'est être Calédonien. Et puis en même temps, pour moi, on est tous des frères, tous des sœurs. Et puis c'est ça, un vrai Calédonien.
- Manon
Et donc comment ça va vraiment ?
- Jeanne
En vrai, ça va. Aujourd'hui, je me sens confiante par rapport à tout ce que j'ai pu traverser. Je sais que je suis encore en chemin, mais beaucoup plus de clarté, parce que j'ai fait un gros travail sur moi, de développement personnel, d'introspection surtout, de remise en question. Et c'est vrai que ça n'a pas été simple, que j'ai été beaucoup tourmentée par cette histoire d'identité, comme si j'avais perdu la mienne. Et au final, je me suis rattachée à ce que j'avais commencé, donc ce collectif Union pour la jeunesse calédonienne. C'était la seule identité multiculturelle dans laquelle je me reconnaissais. J'ai réellement changé ma manière de voir les choses. Depuis le 13 mai, je suis beaucoup moins naïve, beaucoup plus forte et beaucoup plus à l'écoute des autres. Je suis constamment dans la remise en question, mais je ne remets plus en question mes principes, ceux sur lesquels j'ai fondé ma vie, donc l'ouverture d'esprit. Et ce que cette période m'a vraiment appris, c'est que la résilience, ce n'est pas seulement une question de force, c'est surtout... une question d'acceptation et d'adaptation à la situation. Et maintenant que j'ai des objectifs clairs aussi dans ma vie, grâce à ces engagements que j'ai pris dans ma vie professionnelle, ma vie personnelle, ça me permet d'avancer, que ce soit dans le milieu associatif ou dans le milieu de mes études. Et franchement, après tout ça, on se dit qu'on est capable d'affronter n'importe quoi. Quand on est en bas de la pente, on ne peut que remonter en fait.
- Manon
Du coup, Jeanne, si tu as un mot pour la fin, qu'est-ce que tu aurais également envie de dire à tous ceux qui peuvent se sentir comme toi ?
- Jeanne
Alors, à ceux qui se sentent comme j'ai pu me sentir, je voudrais dire que, déjà, vous n'êtes pas seuls dans ce que vous traversez, qu'on est beaucoup, voire une majorité, quasiment tous, à avoir vécu la même chose, à différents degrés, c'est sûr, mais on a tous passé par cette étape-là et que c'est normal de se sentir perdu. que si le pays semble cloisonner entre deux visions binaires et opposées, il est possible de prendre la voie du milieu. Et dans cette situation, je pense qu'il ne faut surtout pas abandonner qu'on doit continuer à avancer, mais avec des objectifs clairs, réalisables et concrets. Ne pas se laisser emporter par les émotions, regarder l'avenir, mais de façon réaliste. Pas trop non plus idéaliser. rester raisonnable et rationnel. Et aussi, je voulais dire que nos aînés avaient commencé un travail. Mais il y a eu une fracture avec ce 13 mai, parce que personne n'a vraiment repris le flambeau. Et c'est maintenant, en fait, c'est à nous, la jeunesse, de reprendre ce travail de réconciliation. Et c'est à notre tour maintenant de nous engager, de faire notre part. comme le colibri pour reconstruire avec la petite part qu'on pourra apporter pour apaiser notre pays à notre échelle. J'ai coutume de dire que dans les moments difficiles, il ne faut pas se laisser submerger par les émotions, mais plutôt garder le cap sur les actions concrètes et réalisables que l'on peut accomplir. Prendre conscience de la situation actuelle, c'est reconnaître un malaise sociétal et politique, ancré depuis bien trop longtemps. et comprendre que chacun à son échelle peut contribuer au changement.
- Manon
Merci beaucoup Jeanne pour ce partage de ton récit et de ton histoire. C'est très touchant.
- Jeanne
Merci à toi.
- Manon
Merci d'avoir partagé avec nous ce moment, de nous avoir écouté tout au long de ce récit. A très bientôt pour un nouvel épisode de J'écoute une Bedevire. où d'autres voix et d'autres histoires viendront nous donner envie de nous réinventer et de réfléchir sur l'avenir. A très vite !