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L'envers du récit

Fusillades à Marseille : raconter la réalité de ces drames

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19min |21/02/2024
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19min |21/02/2024
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Description

L’envers du récit, saison 6, épisode 19.


Pierre Bienvault est journaliste au service France du quotidien "La Croix". En août 2023, il est allé à Marseille, après la mort d’un homme de 26 ans, le quinzième homicide dans la ville lié au trafic de stupéfiants en quelques mois. Pierre Bienvault a rencontré un collectif de femmes, dont des proches ont été tués lors de fusillades. En recueillant leurs paroles, il souhaitait lutter contre l’indifférence et le sentiment d’impuissance qui accompagnent chaque nouveau décompte de victimes.


► Retrouvez le récit de Pierre Bienvault : https://www.la-croix.com/France/Drogue-Marseille-meres-lutte-face-violence-sans-limite-2023-08-31-1201280832


► Vous avez une question ou une remarque ? Écrivez-nous à cette adresse : podcast.lacroix@groupebayard.com


CRÉDITS :


Rédaction en chef : Fabienne Lemahieu. Réalisation : Clémence Maret, Célestine Albert-Steward et Flavien Edenne. Entretien et textes : Clémence Maret. Captation, montage et mixage : Flavien Edenne. Chargée de production : Célestine Albert-Steward. Création musicale : Emmanuel Viau. Responsable marketing et voix : Laurence Szabason. Illustration : Mathieu Ughetti.


L'envers du récit est un podcast original de LA CROIX – Février 2024     


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #0

    Une mère me disait, mais on s'interroge toutes sur cette génération qui grandit dans cette espèce de climat de violence et d'image de violence. Et nos enfants qui ont 7, 8, 10 ans qui voient ça et disent que c'est comme s'ils vivaient dans un pays en paix, mais dans des quartiers en guerre avec des armes de guerre et des jeunes qui meurent de façon extrêmement dramatique.

  • #1

    Pierre Bienveau est journaliste au service France du quotidien La Croix. En août 2023, il s'est rendu à Marseille après la mort d'un homme de 26 ans, 15e homicide lié au trafic de drogue en seulement deux mois. Il y a rencontré un collectif de femmes dont des proches ont été tués lors de fusillades. En recueillant leurs paroles, il souhaitait décrire, au-delà des chiffres, la réalité de ces drames. Dans ce podcast, un journaliste de La Croix raconte les coulisses d'un reportage, d'une enquête, d'une rencontre. ce qui s'est passé avant et comment il l'a vécu vous écoutez l'envers du récit

  • #0

    Je m'appelle Pierre Bienveau, je travaille au service France de la Croix, où je m'occupe de la rubrique justice, police, terrorisme. Je vais vous parler d'un reportage que j'ai fait l'été 2023, fin août, sur des femmes à Marseille qui se battent contre le trafic de drogue, et surtout contre la violence et les meurtres autour du trafic de drogue. Cet été 2023, il y a eu 15 morts en deux mois, juillet et août. Et c'est vrai que face à ces morts à répétition, l'idée c'est de trouver des angles un peu différents à chaque fois, parce qu'il ne suffit pas juste de faire du factuel. Donc au journal, on a fait déjà un sujet sur la banalisation de ces règlements de comptes et sur le travail de la justice, parce que certains se disent, bon la justice, la police... Ils ne se mobilisent pas beaucoup contre ces jeunes qui sont trop tûs pour le trafic de drogue. Donc on a donné la parole à des policiers, des magistrats, qui disent qu'ils sont pleinement mobilisés, mais que ce sont des affaires souvent difficiles à résoudre parce qu'il n'y a pas d'ADN et surtout qu'il y a une énorme loi du silence autour de ces meurtres, dont très peu de gens parlent. On a fait aussi un sujet sur... La jeunesse des tueurs à gages, il y a un jeune homme qui a été arrêté, il avait 18 ans et il est soupçonné de plusieurs assassinats. Donc on a essayé de multiplier un peu les angles et là, à l'été 2023, on a décidé de donner un peu un visage à ces morts un peu anonymes parce que les chiffres deviennent un peu impersonnels, ils finissent par plus dire grand chose. Et donc je m'étais intéressé, en juin, il y avait un groupe de femmes qui avait défilé dans Marseille avec des cercueils blancs. C'était les cercueils de leurs fils, de leurs frères, de leurs neveux. Tous tués dans ces trafics de drogue. Et c'était un événement assez intéressant parce qu'il y a une loi du silence autour de ces crimes. Et là, c'était des femmes qui manifestaient à visage découvert pour parler de ces morts et pour dire que derrière ces chiffres, il y avait des vies, il y avait des hommes, souvent jeunes, qui tombaient sous les balles et qu'on ne pouvait pas les oublier complètement, même si c'était des jeunes qui étaient dans le trafic de drogue. Et donc ces femmes en juin avaient défilé dans Marseille avec des cercueils blancs. A l'époque, je n'avais pas couvert cette manifestation, mais fausse, je me suis dit que ce serait intéressant d'aller les voir pour leur donner la parole. Donc tout s'est fait assez vite, parce qu'on est un quotidien, quand c'est de l'actu un peu chaude, on travaille souvent vite pour les enquêtes. Et elles étaient assez faciles à joindre. Enfin, j'en ai joint une, deux, et puis après, on a convenu d'un rendez-vous à Marseille. Ça s'est fait assez simplement. Donc je suis descendu deux jours à Marseille. C'était une période où on n'avait plus de correspondants ni de correspondantes à Marseille. Donc c'est vrai que c'est souvent des gens très précieux pour les envoyés spéciaux quand on descend, parce qu'ils connaissent très bien la réalité locale. Donc souvent, on les appelle, on travaille un peu avec eux. Là, on n'avait plus de correspondantes. Maintenant, on en a une qui s'appelle Guylaine Hidou qui a repris le poste. Mais à l'époque, il n'y avait personne. Donc c'est aussi la difficulté quand on descend comme ça, c'est de ne pas avoir le regard un peu extérieur du journaliste qui descend. de Paris et qui plaquent peut-être certaines idées reçues sur une réalité locale qui n'est pas forcément celle qu'ils pensaient en arrivant. Donc, ce qui a été intéressant, c'est que j'ai pu travailler avec une photographe qui est installée à Marseille depuis longtemps, Johanne Lamoulaire, qui avait déjà travaillé avec ses femmes. Donc, c'était aussi intéressant de pouvoir échanger avec elle sur un peu la réalité locale. Et puis, j'ai été assez vite dans le bain sur place, puisque le... Le premier jour, j'ai rencontré longuement deux femmes, on était à une terrasse de café, on devait rester une heure, en fait on est resté trois heures parce que j'ai senti qu'il y avait chez ces femmes une énorme envie de raconter ce qu'elles vivent. Leur douleur, parce que ce sont toutes des femmes qui ont perdu un proche dans ces règlements de compte. Je suis allé aussi un matin dans un quartier, le quartier de Bassens, pour rencontrer une femme qui se bat pour les femmes de la cité et qui est confrontée elle aussi à cette violence qui gangrène un peu les quartiers. Merci. Ces femmes voulaient en fait lutter un peu contre cette déshumanisation par les chiffres, parce que c'est ce qu'elles disaient, c'est qu'on finit par plus retenir que les chiffres, et les chiffres finissent par plus vouloir rien dire. Et il y a des choses auxquelles on ne pense pas forcément de l'extérieur, c'est que pour elles, il y a des mots qui sont devenus insupportables. Le mot règlement de compte par exemple, elles ne le supportent plus, parce que l'une m'a dit mais on règle des factures, et la mort d'un jeune, ce n'est pas un règlement de compte Alors c'est vrai que c'est un terme qui s'est imposé, y compris à nous journalistes, parce que c'est le terme qu'utilise... Les policiers, les magistrats, elles, voilà, elles préféraient qu'on parle d'assassinat plutôt que de règlement de compte. Il y a un autre terme qui est insupportable à nos yeux, c'est celui de barbecue. Parfois, on retrouve des jeunes dans une voiture qui a été brûlée, dans le coffre d'une voiture, donc tout a été brûlé, y compris les corps. Et les policiers parlent de barbecue, mais pour ces victimes, c'est insupportable parce que barbecue, évidemment, ça fait penser à plein d'autres choses. Elles finissent par plus supporter d'entendre parler de barbecue quand ça renvoie à la façon dont leur proche a pu être tué. Et puis il y a aussi le terme de victime collatérale qu'elles ne supportent plus. C'est très employé et d'ailleurs même à Marseille on se rend compte qu'il y a une banalisation de ces assassinats et que ceux qui finissent par émouvoir, ceux dont on parle un peu plus, c'est ce qu'on présente comme des victimes collatérales, c'est des jeunes filles ou garçons qui n'étaient pas dans le trafic. mais qui se sont retrouvées au mauvais moment, à un mauvais endroit, c'est-à-dire ils ou elles ont pris une balle alors qu'ils étaient juste dans le quartier. Si elle refuse l'idée de victime collatérale, c'est parce qu'il y aurait derrière l'idée qu'il y aurait des victimes innocentes, entre guillemets, et des victimes coupables. Et c'est quelque chose qu'elle refuse avec force. Et ce qui m'a d'ailleurs beaucoup frappé dans leur discours, c'est de ne pas faire de distinction entre les victimes. Une de ses femmes, Laetitia, qui a perdu... Son neveu, Ryan, qui avait 14 ans, qui se promenait un soir dans la cité, c'était un soir d'août, il faisait chaud, il était avec un copain, et il y a des jeunes qui sont venus avec des kalachnikovs, qui ont rafalé, comme on dit là-bas, ils ont tiré en rafale, et ce jeune adolescent a été tué, il n'était pas impliqué dans un trafic de drogue, et c'est vrai qu'au départ, elle a eu une réaction un peu de rejet quand les femmes de ce collectif sont venues la voir pour la soutenir, elle leur a dit mais moi je ne veux pas vous voir, vous vos enfants sont morts parce qu'ils étaient dans le trafic de drogue, mon neveu n'avait rien à voir avec ce trafic Sa première réaction, c'est de dire, je ne veux pas qu'on les mette sur le même plan. Et ensuite, en dialoguant avec ses mères, en parlant, elle a compris qu'il n'y avait pas des bonnes et des mauvaises victimes. Elle a compris que la douleur était un peu universelle, que les mères pleuraient aussi leurs fils, leurs frères, et qu'il n'y avait pas de distinction à faire. Et l'une d'elles m'a dit, il ne s'agit pas de dire, voilà, un tel, ce qu'il a eu, il l'a un peu cherché, parce qu'il était dans le trafic de drogue, et d'une certaine manière, voilà ce qui arrive quand on est dans le trafic de drogue. En fait, on se rend compte que ces jeunes peuvent être tués parce qu'ils faisaient les petites mains, ils surveillaient, ils vendaient, mais que ce qu'il faut dénoncer, c'est cette violence devenue sans limite et un peu aveugle. Un témoignage qui m'a particulièrement marqué, c'est celui d'Anita. C'est la seule femme dont on a modifié le prénom. Son fils a été tué dans le centre de Marseille. Et l'histoire qu'elle m'a racontée, c'était d'abord la volonté de son fils de sortir de ce trafic. Il était depuis quelques mois dans un trafic de drogue. Il sentait que ça devenait dangereux pour lui et il a quitté la ville. Il y est revenu quelques mois plus tard, lors d'un week-end. Et ce soir-là, elle avait pris une glace avec lui sur le Vieux-Port. Et elle l'avait quitté. Il rejoint ses amis et c'est quelques heures plus tard qu'elle a été appelée par la police et elle a appris que son fils avait été tué dans le centre de Marseille. Ce qui est frappant c'est la suite de ces assassinats, c'est-à-dire qu'on a l'info brute et elle me dit moi je suis parti en Algérie pour enterrer mon fils et je suis resté un an là-bas. Tous les matins j'allais au cimetière sur la tombe de mon fils et j'étais incapable de revenir à Marseille, de le laisser là-bas. À Marseille il y avait... Mon mari, mes autres enfants qui me disaient Mais reviens, on a besoin de toi mais j'étais incapable de laisser mon garçon sur place. Et ce que me disait cette femme, c'était que, même aujourd'hui, elle dit Dehors, je suis vivante, mais je suis morte à l'intérieur Donc ça donne une idée un peu de la douleur de ces familles face à ces assassinats, d'une violence extrême et la grande brutalité de cette violence. Il y a cette idée aussi, qu'ont certains, que parfois les familles sont un peu complices. C'est-à-dire que parfois le garçon ramène de l'argent à la maison issu du trafic de drogue et que tout le monde ferme un peu les yeux, que ça permet de boucler les fins de mois, ça permet de faire vivre la maison. Et ce que disent ces femmes, c'est que non, aucune mère, aucune sœur, aucune tante n'a envie de voir son proche entrer dans un trafic de drogue quand on sait la violence complètement aveugle qui existe au jour de ces trafics et le fait qu'on peut être assassiné. Simplement parce qu'on tient un point de deal, parce qu'on fait la surveillance et qu'on a 14 ans. Et donc, elles disent que c'est très, très difficile d'empêcher son fils d'entrer dans le trafic. Une chose assez forte qu'elles disent, c'est le combat aussi, parce qu'on a l'impression de l'extérieur qu'il y a des discours de dire Ah, mais bon, il faudrait que les parents tiennent leurs enfants. Pourquoi on les laisse traîner dehors le soir ? etc. qui a une sorte un peu de passivité des familles. Ces femmes décrivent une réalité qui est souvent... L'extrême difficulté pour lutter contre la pression des trafiquants qui ont besoin de main-d'oeuvre et qui recrutent dans le quartier. Ces femmes me parlaient d'un père de famille dont le garçon, un collégien, je crois qu'il avait 13 ans, quand il rentrait de l'école, il y a le chef d'un point de deal qui lui a dit toi maintenant tu vas travailler pour nous, tu feras le guet, etc. Et donc le garçon a dit ça à son père en rentrant à la maison, le père est immédiatement descendu. Pour dire à ce trafiquant qu'il n'était pas question, qu'il continuait à ennuyer son fils, que son fils ne travaillerait jamais pour lui. En fait, le père a été littéralement tabassé par le gang qui était sur place. Au final, il a quand même réussi à éviter que son fils n'intègre le trafic. Une autre histoire assez forte, c'est une mère dont le fils était dans un trafic et qui voulait en sortir. Évidemment, il ne pouvait pas parce que les gens du réseau s'y opposaient. Donc, elle est venue avec une chaise s'asseoir à côté du point de deal en disant Écoutez, je resterai là tant que mon fils ne sera pas définitivement sorti de votre réseau. Et au final, elle aussi a été tabassée. C'est un message aussi que souhaitent passer ces femmes de Marseille, de dire qu'il n'y a pas de passivité des familles, et qu'il ne faudrait pas croire qu'on laisse nos enfants... Ils sont pris dans cette spirale à un moment, et une sorte d'impuissance aussi face à cette violence extrêmement forte qui détruit des familles, puisque c'était aussi un peu la volonté du reportage de montrer qu'à chaque annonce le matin à la radio d'un nouvel assassinat, un mort, deux morts, à chaque fois c'est des... Des familles entières qui sont touchées et c'est aussi un quartier entier qui est souvent confronté à cette violence, puisque la majorité quand même de ces assassinats ont lieu dans les quartiers même, c'est-à-dire ces fameuses bandes adverses qui viennent rafaler c'est-à-dire que comme ils utilisent des kalachnikovs, c'est des armes de guerre qui font des blessures considérables et qui permettent de tirer aussi en rafale, donc souvent... Ils peuvent toucher des passants, des gens qui étaient là, mais aussi ils peuvent toucher des immeubles, etc. Et la femme que je suis allée voir à Bassens, Zahra Thir, racontait que quelques semaines avant, il y a eu une bande adverse qui est venue, qui a tiré alors qu'il était 22h. C'était un soir où il faisait très beau, tout le monde était dehors, les femmes, les enfants, etc. Et que ça a créé une... Une panique, une terreur absolue que tout le monde s'est cachée. Elle l'était avec ses petits-neveux qui ont 4 ou 5 ans. Quand ils ont entendu les premiers tirs, ils sont tous couchés au sol. Il y a une balle qui s'est logée dans son balcon. Elle a vu ça le lendemain matin. Évidemment, ses petits-neveux hurlaient de terreur. Elle disait, nous aussi, on est confrontés à cette peur quasi quotidienne. Elle disait maintenant, les femmes hésitent à descendre le soir. Chacun reste chez soi. Et surtout, elle parlait des conséquences à long terme de cette violence. Elle disait qu'il y a quand même des jeunes qui sont confrontés, dès leur plus jeune âge, à cette idée qu'à tout moment, des jeunes peuvent arriver et tirer n'importe comment, sans savoir qui va être touché, qui ne va pas l'être. Et c'est aussi une violence à l'état brut, parce que quand ces assassinats se produisent, évidemment, ce sont les habitants les premiers qui arrivent sur les lieux. C'est des scènes absolument terribles que racontent ces mères, ces habitants de ces quartiers. C'est-à-dire qu'avant que la police arrive, c'est souvent les habitants qui descendent un drap pour recouvrir les corps. Parfois, c'est les habitants eux-mêmes qui nettoient le sang qu'il y a sur le trottoir. Une mère me disait, mais on s'interroge toutes sur cette génération qui grandit dans cette espèce de climat de violence, et d'image de violence, et nos enfants qui ont 7, 8, 10 ans qui voient ça. Elle dit que c'est comme s'ils vivaient dans un pays en paix et dans un quartier en guerre, avec des armes de guerre et des jeunes qui meurent de façon extrêmement dramatique. Voilà, donc c'est un peu le récit qu'ont fait ces femmes. Alors, on sent qu'elles ont une volonté de parler, un visage découvert pour la plupart. Elles n'ont pas fait de difficultés pour faire des photos. C'est en même temps une démarche assez courageuse parce qu'il y a beaucoup de silence autour de ces assassinats. Et ce qui est intéressant, c'est aussi le fait qu'on donne un visage un peu à cette violence. Alors, le visage des mères, des sœurs. qui essaient de se battre avec leurs moyens. Elles ont le sentiment qu'on ne fait pas avancer les enquêtes aussi vite que si c'était des jeunes qui avaient été tués dans d'autres circonstances. Les policiers répondent en disant qu'ils font ce qu'ils peuvent, que c'est des enquêtes difficiles à mener parce qu'il n'y a pas de témoins, il n'y a pas d'ADN et qu'ils récusent toute idée de dire qu'ils fermeraient un peu les yeux sur ces assassinats. Et il y a un autre point aussi qui était frappant, c'est le fait que ce soit des femmes qui se mobilisent. Et ça, ça revient souvent. Et je leur ai évidemment posé la question, c'est de dire, mais un peu, où sont les hommes dans ce combat ? Où sont les pères, notamment ? Il y a sans doute beaucoup de raisons à ça. Le fait que c'est souvent les femmes qui sont les plus actives dans le combat associatif. Par exemple, cette femme de Bassens, elle a créé cette association pour les femmes de son quartier. Et elle disait, la question de l'absence des pères, notamment, elle dit que ça peut arriver, oui, il y a des familles monoparentales où les pères sont absents, ça peut arriver dans certains quartiers. Il y a des jeunes qui sont morts, qui étaient issus de ces familles, un peu sans père, mais elle dit aussi, mais il y a beaucoup de pères qui sont là, qui se battent. Je parlais tout à l'heure du père qui s'est mobilisé pour éviter que son gamin ne soit recruté par des trafiquants. Simplement, ils vivent les choses un peu de manière différente, de manière plus discrète, de manière... Ils n'ont pas envie de montrer leur peine. Souvent, elles me disent, chez les pères, il y a une énorme culpabilité. La culpabilité du père qui n'a pas su protéger son fils, qui n'a pas su l'empêcher de rentrer dans un trafic. C'est un peu la raison du fait que ce sont des femmes qu'on voit souvent en première ligne à Marseille pour dénoncer ces violences. Donc j'ai rencontré ces femmes pendant deux jours à Marseille et donc je suis rentré à la rédaction. J'ai dit qu'il fallait donner de la place parce qu'il me semblait que la parole de ces femmes était intéressante. Donc j'ai eu de la place puisqu'on a fait trois pages d'ouverture du journal, donc un long papier. J'ai rédigé le lendemain puisque c'était de l'actu un peu chaud, donc on voulait ne pas trop tarder. Alors ça a été un papier où j'ai laissé parler un peu ces femmes, donc c'est vrai que j'ai dû en rencontrer six ou sept. L'idée, c'était surtout de restituer un peu leurs paroles de manière assez sobre, puisque ce qu'elle disait était déjà suffisamment fort, donc il n'y avait pas besoin d'en rajouter. Il n'y avait pas tellement de problème d'anonymisation des témoignages, puisque toutes parlent un peu ouvertement. Il n'y en a qu'une, celui dont le fils a été tué alors qu'il avait quitté Marseille, et qu'il est rentré juste le temps d'un week-end. Elle souhaitait qu'on soit plus discrets, donc on s'est mis un peu d'accord sur... La façon dont on allait restituer son témoignage, puisqu'elle, elle ne souhaite pas que son vrai nom soit cité, alors que les autres ont témoigné sous leur nom complet, y compris leur nom de famille. Donc ça aussi, c'est quelque chose qui frappe, parce que souvent, dans ces affaires un peu liées à la criminalité, les témoins sont souvent anonymes, on change les prénoms. Là, ils m'ont dit, vous pouvez mettre le prénom, le nom de famille, il n'y a pas de problème, on nous connaît à Marseille. On connaît notre combat et nous on n'a pas peur. C'était un peu le sens de la démarche qu'elles avaient fait en défilant dans les rues de Marseille. Ils avaient répondu à des interviews télé, donc il y a aussi cette volonté de ne pas se cacher. Évidemment, je n'ai pas pu raconter toutes les histoires, mais dans l'ensemble, je pense qu'on a quand même pu transmettre un peu ce message d'une volonté de donner un visage à ces morts et de faire en sorte que le lecteur, une fois qu'il aura lu le papier, n'entende plus de la même manière. Le matin, la radio, deux morts encore dans un règlement de compte à Marseille. L'idée, c'était de montrer que derrière, il y avait une souffrance et que ce n'était pas uniquement des morts un peu anonymes.

  • #1

    Vous venez d'écouter un épisode de l'Envers du récit. N'hésitez pas à le partager et à vous abonner à notre podcast. Le reportage de Pierre Bienveau est à retrouver sur le site et l'appli Lacroix. Le lien est dans le texte de description qui accompagne ce podcast. L'Envers du récit est un podcast original du Quotidien Lacroix.

Description

L’envers du récit, saison 6, épisode 19.


Pierre Bienvault est journaliste au service France du quotidien "La Croix". En août 2023, il est allé à Marseille, après la mort d’un homme de 26 ans, le quinzième homicide dans la ville lié au trafic de stupéfiants en quelques mois. Pierre Bienvault a rencontré un collectif de femmes, dont des proches ont été tués lors de fusillades. En recueillant leurs paroles, il souhaitait lutter contre l’indifférence et le sentiment d’impuissance qui accompagnent chaque nouveau décompte de victimes.


► Retrouvez le récit de Pierre Bienvault : https://www.la-croix.com/France/Drogue-Marseille-meres-lutte-face-violence-sans-limite-2023-08-31-1201280832


► Vous avez une question ou une remarque ? Écrivez-nous à cette adresse : podcast.lacroix@groupebayard.com


CRÉDITS :


Rédaction en chef : Fabienne Lemahieu. Réalisation : Clémence Maret, Célestine Albert-Steward et Flavien Edenne. Entretien et textes : Clémence Maret. Captation, montage et mixage : Flavien Edenne. Chargée de production : Célestine Albert-Steward. Création musicale : Emmanuel Viau. Responsable marketing et voix : Laurence Szabason. Illustration : Mathieu Ughetti.


L'envers du récit est un podcast original de LA CROIX – Février 2024     


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

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    Une mère me disait, mais on s'interroge toutes sur cette génération qui grandit dans cette espèce de climat de violence et d'image de violence. Et nos enfants qui ont 7, 8, 10 ans qui voient ça et disent que c'est comme s'ils vivaient dans un pays en paix, mais dans des quartiers en guerre avec des armes de guerre et des jeunes qui meurent de façon extrêmement dramatique.

  • #1

    Pierre Bienveau est journaliste au service France du quotidien La Croix. En août 2023, il s'est rendu à Marseille après la mort d'un homme de 26 ans, 15e homicide lié au trafic de drogue en seulement deux mois. Il y a rencontré un collectif de femmes dont des proches ont été tués lors de fusillades. En recueillant leurs paroles, il souhaitait décrire, au-delà des chiffres, la réalité de ces drames. Dans ce podcast, un journaliste de La Croix raconte les coulisses d'un reportage, d'une enquête, d'une rencontre. ce qui s'est passé avant et comment il l'a vécu vous écoutez l'envers du récit

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    Je m'appelle Pierre Bienveau, je travaille au service France de la Croix, où je m'occupe de la rubrique justice, police, terrorisme. Je vais vous parler d'un reportage que j'ai fait l'été 2023, fin août, sur des femmes à Marseille qui se battent contre le trafic de drogue, et surtout contre la violence et les meurtres autour du trafic de drogue. Cet été 2023, il y a eu 15 morts en deux mois, juillet et août. Et c'est vrai que face à ces morts à répétition, l'idée c'est de trouver des angles un peu différents à chaque fois, parce qu'il ne suffit pas juste de faire du factuel. Donc au journal, on a fait déjà un sujet sur la banalisation de ces règlements de comptes et sur le travail de la justice, parce que certains se disent, bon la justice, la police... Ils ne se mobilisent pas beaucoup contre ces jeunes qui sont trop tûs pour le trafic de drogue. Donc on a donné la parole à des policiers, des magistrats, qui disent qu'ils sont pleinement mobilisés, mais que ce sont des affaires souvent difficiles à résoudre parce qu'il n'y a pas d'ADN et surtout qu'il y a une énorme loi du silence autour de ces meurtres, dont très peu de gens parlent. On a fait aussi un sujet sur... La jeunesse des tueurs à gages, il y a un jeune homme qui a été arrêté, il avait 18 ans et il est soupçonné de plusieurs assassinats. Donc on a essayé de multiplier un peu les angles et là, à l'été 2023, on a décidé de donner un peu un visage à ces morts un peu anonymes parce que les chiffres deviennent un peu impersonnels, ils finissent par plus dire grand chose. Et donc je m'étais intéressé, en juin, il y avait un groupe de femmes qui avait défilé dans Marseille avec des cercueils blancs. C'était les cercueils de leurs fils, de leurs frères, de leurs neveux. Tous tués dans ces trafics de drogue. Et c'était un événement assez intéressant parce qu'il y a une loi du silence autour de ces crimes. Et là, c'était des femmes qui manifestaient à visage découvert pour parler de ces morts et pour dire que derrière ces chiffres, il y avait des vies, il y avait des hommes, souvent jeunes, qui tombaient sous les balles et qu'on ne pouvait pas les oublier complètement, même si c'était des jeunes qui étaient dans le trafic de drogue. Et donc ces femmes en juin avaient défilé dans Marseille avec des cercueils blancs. A l'époque, je n'avais pas couvert cette manifestation, mais fausse, je me suis dit que ce serait intéressant d'aller les voir pour leur donner la parole. Donc tout s'est fait assez vite, parce qu'on est un quotidien, quand c'est de l'actu un peu chaude, on travaille souvent vite pour les enquêtes. Et elles étaient assez faciles à joindre. Enfin, j'en ai joint une, deux, et puis après, on a convenu d'un rendez-vous à Marseille. Ça s'est fait assez simplement. Donc je suis descendu deux jours à Marseille. C'était une période où on n'avait plus de correspondants ni de correspondantes à Marseille. Donc c'est vrai que c'est souvent des gens très précieux pour les envoyés spéciaux quand on descend, parce qu'ils connaissent très bien la réalité locale. Donc souvent, on les appelle, on travaille un peu avec eux. Là, on n'avait plus de correspondantes. Maintenant, on en a une qui s'appelle Guylaine Hidou qui a repris le poste. Mais à l'époque, il n'y avait personne. Donc c'est aussi la difficulté quand on descend comme ça, c'est de ne pas avoir le regard un peu extérieur du journaliste qui descend. de Paris et qui plaquent peut-être certaines idées reçues sur une réalité locale qui n'est pas forcément celle qu'ils pensaient en arrivant. Donc, ce qui a été intéressant, c'est que j'ai pu travailler avec une photographe qui est installée à Marseille depuis longtemps, Johanne Lamoulaire, qui avait déjà travaillé avec ses femmes. Donc, c'était aussi intéressant de pouvoir échanger avec elle sur un peu la réalité locale. Et puis, j'ai été assez vite dans le bain sur place, puisque le... Le premier jour, j'ai rencontré longuement deux femmes, on était à une terrasse de café, on devait rester une heure, en fait on est resté trois heures parce que j'ai senti qu'il y avait chez ces femmes une énorme envie de raconter ce qu'elles vivent. Leur douleur, parce que ce sont toutes des femmes qui ont perdu un proche dans ces règlements de compte. Je suis allé aussi un matin dans un quartier, le quartier de Bassens, pour rencontrer une femme qui se bat pour les femmes de la cité et qui est confrontée elle aussi à cette violence qui gangrène un peu les quartiers. Merci. Ces femmes voulaient en fait lutter un peu contre cette déshumanisation par les chiffres, parce que c'est ce qu'elles disaient, c'est qu'on finit par plus retenir que les chiffres, et les chiffres finissent par plus vouloir rien dire. Et il y a des choses auxquelles on ne pense pas forcément de l'extérieur, c'est que pour elles, il y a des mots qui sont devenus insupportables. Le mot règlement de compte par exemple, elles ne le supportent plus, parce que l'une m'a dit mais on règle des factures, et la mort d'un jeune, ce n'est pas un règlement de compte Alors c'est vrai que c'est un terme qui s'est imposé, y compris à nous journalistes, parce que c'est le terme qu'utilise... Les policiers, les magistrats, elles, voilà, elles préféraient qu'on parle d'assassinat plutôt que de règlement de compte. Il y a un autre terme qui est insupportable à nos yeux, c'est celui de barbecue. Parfois, on retrouve des jeunes dans une voiture qui a été brûlée, dans le coffre d'une voiture, donc tout a été brûlé, y compris les corps. Et les policiers parlent de barbecue, mais pour ces victimes, c'est insupportable parce que barbecue, évidemment, ça fait penser à plein d'autres choses. Elles finissent par plus supporter d'entendre parler de barbecue quand ça renvoie à la façon dont leur proche a pu être tué. Et puis il y a aussi le terme de victime collatérale qu'elles ne supportent plus. C'est très employé et d'ailleurs même à Marseille on se rend compte qu'il y a une banalisation de ces assassinats et que ceux qui finissent par émouvoir, ceux dont on parle un peu plus, c'est ce qu'on présente comme des victimes collatérales, c'est des jeunes filles ou garçons qui n'étaient pas dans le trafic. mais qui se sont retrouvées au mauvais moment, à un mauvais endroit, c'est-à-dire ils ou elles ont pris une balle alors qu'ils étaient juste dans le quartier. Si elle refuse l'idée de victime collatérale, c'est parce qu'il y aurait derrière l'idée qu'il y aurait des victimes innocentes, entre guillemets, et des victimes coupables. Et c'est quelque chose qu'elle refuse avec force. Et ce qui m'a d'ailleurs beaucoup frappé dans leur discours, c'est de ne pas faire de distinction entre les victimes. Une de ses femmes, Laetitia, qui a perdu... Son neveu, Ryan, qui avait 14 ans, qui se promenait un soir dans la cité, c'était un soir d'août, il faisait chaud, il était avec un copain, et il y a des jeunes qui sont venus avec des kalachnikovs, qui ont rafalé, comme on dit là-bas, ils ont tiré en rafale, et ce jeune adolescent a été tué, il n'était pas impliqué dans un trafic de drogue, et c'est vrai qu'au départ, elle a eu une réaction un peu de rejet quand les femmes de ce collectif sont venues la voir pour la soutenir, elle leur a dit mais moi je ne veux pas vous voir, vous vos enfants sont morts parce qu'ils étaient dans le trafic de drogue, mon neveu n'avait rien à voir avec ce trafic Sa première réaction, c'est de dire, je ne veux pas qu'on les mette sur le même plan. Et ensuite, en dialoguant avec ses mères, en parlant, elle a compris qu'il n'y avait pas des bonnes et des mauvaises victimes. Elle a compris que la douleur était un peu universelle, que les mères pleuraient aussi leurs fils, leurs frères, et qu'il n'y avait pas de distinction à faire. Et l'une d'elles m'a dit, il ne s'agit pas de dire, voilà, un tel, ce qu'il a eu, il l'a un peu cherché, parce qu'il était dans le trafic de drogue, et d'une certaine manière, voilà ce qui arrive quand on est dans le trafic de drogue. En fait, on se rend compte que ces jeunes peuvent être tués parce qu'ils faisaient les petites mains, ils surveillaient, ils vendaient, mais que ce qu'il faut dénoncer, c'est cette violence devenue sans limite et un peu aveugle. Un témoignage qui m'a particulièrement marqué, c'est celui d'Anita. C'est la seule femme dont on a modifié le prénom. Son fils a été tué dans le centre de Marseille. Et l'histoire qu'elle m'a racontée, c'était d'abord la volonté de son fils de sortir de ce trafic. Il était depuis quelques mois dans un trafic de drogue. Il sentait que ça devenait dangereux pour lui et il a quitté la ville. Il y est revenu quelques mois plus tard, lors d'un week-end. Et ce soir-là, elle avait pris une glace avec lui sur le Vieux-Port. Et elle l'avait quitté. Il rejoint ses amis et c'est quelques heures plus tard qu'elle a été appelée par la police et elle a appris que son fils avait été tué dans le centre de Marseille. Ce qui est frappant c'est la suite de ces assassinats, c'est-à-dire qu'on a l'info brute et elle me dit moi je suis parti en Algérie pour enterrer mon fils et je suis resté un an là-bas. Tous les matins j'allais au cimetière sur la tombe de mon fils et j'étais incapable de revenir à Marseille, de le laisser là-bas. À Marseille il y avait... Mon mari, mes autres enfants qui me disaient Mais reviens, on a besoin de toi mais j'étais incapable de laisser mon garçon sur place. Et ce que me disait cette femme, c'était que, même aujourd'hui, elle dit Dehors, je suis vivante, mais je suis morte à l'intérieur Donc ça donne une idée un peu de la douleur de ces familles face à ces assassinats, d'une violence extrême et la grande brutalité de cette violence. Il y a cette idée aussi, qu'ont certains, que parfois les familles sont un peu complices. C'est-à-dire que parfois le garçon ramène de l'argent à la maison issu du trafic de drogue et que tout le monde ferme un peu les yeux, que ça permet de boucler les fins de mois, ça permet de faire vivre la maison. Et ce que disent ces femmes, c'est que non, aucune mère, aucune sœur, aucune tante n'a envie de voir son proche entrer dans un trafic de drogue quand on sait la violence complètement aveugle qui existe au jour de ces trafics et le fait qu'on peut être assassiné. Simplement parce qu'on tient un point de deal, parce qu'on fait la surveillance et qu'on a 14 ans. Et donc, elles disent que c'est très, très difficile d'empêcher son fils d'entrer dans le trafic. Une chose assez forte qu'elles disent, c'est le combat aussi, parce qu'on a l'impression de l'extérieur qu'il y a des discours de dire Ah, mais bon, il faudrait que les parents tiennent leurs enfants. Pourquoi on les laisse traîner dehors le soir ? etc. qui a une sorte un peu de passivité des familles. Ces femmes décrivent une réalité qui est souvent... L'extrême difficulté pour lutter contre la pression des trafiquants qui ont besoin de main-d'oeuvre et qui recrutent dans le quartier. Ces femmes me parlaient d'un père de famille dont le garçon, un collégien, je crois qu'il avait 13 ans, quand il rentrait de l'école, il y a le chef d'un point de deal qui lui a dit toi maintenant tu vas travailler pour nous, tu feras le guet, etc. Et donc le garçon a dit ça à son père en rentrant à la maison, le père est immédiatement descendu. Pour dire à ce trafiquant qu'il n'était pas question, qu'il continuait à ennuyer son fils, que son fils ne travaillerait jamais pour lui. En fait, le père a été littéralement tabassé par le gang qui était sur place. Au final, il a quand même réussi à éviter que son fils n'intègre le trafic. Une autre histoire assez forte, c'est une mère dont le fils était dans un trafic et qui voulait en sortir. Évidemment, il ne pouvait pas parce que les gens du réseau s'y opposaient. Donc, elle est venue avec une chaise s'asseoir à côté du point de deal en disant Écoutez, je resterai là tant que mon fils ne sera pas définitivement sorti de votre réseau. Et au final, elle aussi a été tabassée. C'est un message aussi que souhaitent passer ces femmes de Marseille, de dire qu'il n'y a pas de passivité des familles, et qu'il ne faudrait pas croire qu'on laisse nos enfants... Ils sont pris dans cette spirale à un moment, et une sorte d'impuissance aussi face à cette violence extrêmement forte qui détruit des familles, puisque c'était aussi un peu la volonté du reportage de montrer qu'à chaque annonce le matin à la radio d'un nouvel assassinat, un mort, deux morts, à chaque fois c'est des... Des familles entières qui sont touchées et c'est aussi un quartier entier qui est souvent confronté à cette violence, puisque la majorité quand même de ces assassinats ont lieu dans les quartiers même, c'est-à-dire ces fameuses bandes adverses qui viennent rafaler c'est-à-dire que comme ils utilisent des kalachnikovs, c'est des armes de guerre qui font des blessures considérables et qui permettent de tirer aussi en rafale, donc souvent... Ils peuvent toucher des passants, des gens qui étaient là, mais aussi ils peuvent toucher des immeubles, etc. Et la femme que je suis allée voir à Bassens, Zahra Thir, racontait que quelques semaines avant, il y a eu une bande adverse qui est venue, qui a tiré alors qu'il était 22h. C'était un soir où il faisait très beau, tout le monde était dehors, les femmes, les enfants, etc. Et que ça a créé une... Une panique, une terreur absolue que tout le monde s'est cachée. Elle l'était avec ses petits-neveux qui ont 4 ou 5 ans. Quand ils ont entendu les premiers tirs, ils sont tous couchés au sol. Il y a une balle qui s'est logée dans son balcon. Elle a vu ça le lendemain matin. Évidemment, ses petits-neveux hurlaient de terreur. Elle disait, nous aussi, on est confrontés à cette peur quasi quotidienne. Elle disait maintenant, les femmes hésitent à descendre le soir. Chacun reste chez soi. Et surtout, elle parlait des conséquences à long terme de cette violence. Elle disait qu'il y a quand même des jeunes qui sont confrontés, dès leur plus jeune âge, à cette idée qu'à tout moment, des jeunes peuvent arriver et tirer n'importe comment, sans savoir qui va être touché, qui ne va pas l'être. Et c'est aussi une violence à l'état brut, parce que quand ces assassinats se produisent, évidemment, ce sont les habitants les premiers qui arrivent sur les lieux. C'est des scènes absolument terribles que racontent ces mères, ces habitants de ces quartiers. C'est-à-dire qu'avant que la police arrive, c'est souvent les habitants qui descendent un drap pour recouvrir les corps. Parfois, c'est les habitants eux-mêmes qui nettoient le sang qu'il y a sur le trottoir. Une mère me disait, mais on s'interroge toutes sur cette génération qui grandit dans cette espèce de climat de violence, et d'image de violence, et nos enfants qui ont 7, 8, 10 ans qui voient ça. Elle dit que c'est comme s'ils vivaient dans un pays en paix et dans un quartier en guerre, avec des armes de guerre et des jeunes qui meurent de façon extrêmement dramatique. Voilà, donc c'est un peu le récit qu'ont fait ces femmes. Alors, on sent qu'elles ont une volonté de parler, un visage découvert pour la plupart. Elles n'ont pas fait de difficultés pour faire des photos. C'est en même temps une démarche assez courageuse parce qu'il y a beaucoup de silence autour de ces assassinats. Et ce qui est intéressant, c'est aussi le fait qu'on donne un visage un peu à cette violence. Alors, le visage des mères, des sœurs. qui essaient de se battre avec leurs moyens. Elles ont le sentiment qu'on ne fait pas avancer les enquêtes aussi vite que si c'était des jeunes qui avaient été tués dans d'autres circonstances. Les policiers répondent en disant qu'ils font ce qu'ils peuvent, que c'est des enquêtes difficiles à mener parce qu'il n'y a pas de témoins, il n'y a pas d'ADN et qu'ils récusent toute idée de dire qu'ils fermeraient un peu les yeux sur ces assassinats. Et il y a un autre point aussi qui était frappant, c'est le fait que ce soit des femmes qui se mobilisent. Et ça, ça revient souvent. Et je leur ai évidemment posé la question, c'est de dire, mais un peu, où sont les hommes dans ce combat ? Où sont les pères, notamment ? Il y a sans doute beaucoup de raisons à ça. Le fait que c'est souvent les femmes qui sont les plus actives dans le combat associatif. Par exemple, cette femme de Bassens, elle a créé cette association pour les femmes de son quartier. Et elle disait, la question de l'absence des pères, notamment, elle dit que ça peut arriver, oui, il y a des familles monoparentales où les pères sont absents, ça peut arriver dans certains quartiers. Il y a des jeunes qui sont morts, qui étaient issus de ces familles, un peu sans père, mais elle dit aussi, mais il y a beaucoup de pères qui sont là, qui se battent. Je parlais tout à l'heure du père qui s'est mobilisé pour éviter que son gamin ne soit recruté par des trafiquants. Simplement, ils vivent les choses un peu de manière différente, de manière plus discrète, de manière... Ils n'ont pas envie de montrer leur peine. Souvent, elles me disent, chez les pères, il y a une énorme culpabilité. La culpabilité du père qui n'a pas su protéger son fils, qui n'a pas su l'empêcher de rentrer dans un trafic. C'est un peu la raison du fait que ce sont des femmes qu'on voit souvent en première ligne à Marseille pour dénoncer ces violences. Donc j'ai rencontré ces femmes pendant deux jours à Marseille et donc je suis rentré à la rédaction. J'ai dit qu'il fallait donner de la place parce qu'il me semblait que la parole de ces femmes était intéressante. Donc j'ai eu de la place puisqu'on a fait trois pages d'ouverture du journal, donc un long papier. J'ai rédigé le lendemain puisque c'était de l'actu un peu chaud, donc on voulait ne pas trop tarder. Alors ça a été un papier où j'ai laissé parler un peu ces femmes, donc c'est vrai que j'ai dû en rencontrer six ou sept. L'idée, c'était surtout de restituer un peu leurs paroles de manière assez sobre, puisque ce qu'elle disait était déjà suffisamment fort, donc il n'y avait pas besoin d'en rajouter. Il n'y avait pas tellement de problème d'anonymisation des témoignages, puisque toutes parlent un peu ouvertement. Il n'y en a qu'une, celui dont le fils a été tué alors qu'il avait quitté Marseille, et qu'il est rentré juste le temps d'un week-end. Elle souhaitait qu'on soit plus discrets, donc on s'est mis un peu d'accord sur... La façon dont on allait restituer son témoignage, puisqu'elle, elle ne souhaite pas que son vrai nom soit cité, alors que les autres ont témoigné sous leur nom complet, y compris leur nom de famille. Donc ça aussi, c'est quelque chose qui frappe, parce que souvent, dans ces affaires un peu liées à la criminalité, les témoins sont souvent anonymes, on change les prénoms. Là, ils m'ont dit, vous pouvez mettre le prénom, le nom de famille, il n'y a pas de problème, on nous connaît à Marseille. On connaît notre combat et nous on n'a pas peur. C'était un peu le sens de la démarche qu'elles avaient fait en défilant dans les rues de Marseille. Ils avaient répondu à des interviews télé, donc il y a aussi cette volonté de ne pas se cacher. Évidemment, je n'ai pas pu raconter toutes les histoires, mais dans l'ensemble, je pense qu'on a quand même pu transmettre un peu ce message d'une volonté de donner un visage à ces morts et de faire en sorte que le lecteur, une fois qu'il aura lu le papier, n'entende plus de la même manière. Le matin, la radio, deux morts encore dans un règlement de compte à Marseille. L'idée, c'était de montrer que derrière, il y avait une souffrance et que ce n'était pas uniquement des morts un peu anonymes.

  • #1

    Vous venez d'écouter un épisode de l'Envers du récit. N'hésitez pas à le partager et à vous abonner à notre podcast. Le reportage de Pierre Bienveau est à retrouver sur le site et l'appli Lacroix. Le lien est dans le texte de description qui accompagne ce podcast. L'Envers du récit est un podcast original du Quotidien Lacroix.

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Description

L’envers du récit, saison 6, épisode 19.


Pierre Bienvault est journaliste au service France du quotidien "La Croix". En août 2023, il est allé à Marseille, après la mort d’un homme de 26 ans, le quinzième homicide dans la ville lié au trafic de stupéfiants en quelques mois. Pierre Bienvault a rencontré un collectif de femmes, dont des proches ont été tués lors de fusillades. En recueillant leurs paroles, il souhaitait lutter contre l’indifférence et le sentiment d’impuissance qui accompagnent chaque nouveau décompte de victimes.


► Retrouvez le récit de Pierre Bienvault : https://www.la-croix.com/France/Drogue-Marseille-meres-lutte-face-violence-sans-limite-2023-08-31-1201280832


► Vous avez une question ou une remarque ? Écrivez-nous à cette adresse : podcast.lacroix@groupebayard.com


CRÉDITS :


Rédaction en chef : Fabienne Lemahieu. Réalisation : Clémence Maret, Célestine Albert-Steward et Flavien Edenne. Entretien et textes : Clémence Maret. Captation, montage et mixage : Flavien Edenne. Chargée de production : Célestine Albert-Steward. Création musicale : Emmanuel Viau. Responsable marketing et voix : Laurence Szabason. Illustration : Mathieu Ughetti.


L'envers du récit est un podcast original de LA CROIX – Février 2024     


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #0

    Une mère me disait, mais on s'interroge toutes sur cette génération qui grandit dans cette espèce de climat de violence et d'image de violence. Et nos enfants qui ont 7, 8, 10 ans qui voient ça et disent que c'est comme s'ils vivaient dans un pays en paix, mais dans des quartiers en guerre avec des armes de guerre et des jeunes qui meurent de façon extrêmement dramatique.

  • #1

    Pierre Bienveau est journaliste au service France du quotidien La Croix. En août 2023, il s'est rendu à Marseille après la mort d'un homme de 26 ans, 15e homicide lié au trafic de drogue en seulement deux mois. Il y a rencontré un collectif de femmes dont des proches ont été tués lors de fusillades. En recueillant leurs paroles, il souhaitait décrire, au-delà des chiffres, la réalité de ces drames. Dans ce podcast, un journaliste de La Croix raconte les coulisses d'un reportage, d'une enquête, d'une rencontre. ce qui s'est passé avant et comment il l'a vécu vous écoutez l'envers du récit

  • #0

    Je m'appelle Pierre Bienveau, je travaille au service France de la Croix, où je m'occupe de la rubrique justice, police, terrorisme. Je vais vous parler d'un reportage que j'ai fait l'été 2023, fin août, sur des femmes à Marseille qui se battent contre le trafic de drogue, et surtout contre la violence et les meurtres autour du trafic de drogue. Cet été 2023, il y a eu 15 morts en deux mois, juillet et août. Et c'est vrai que face à ces morts à répétition, l'idée c'est de trouver des angles un peu différents à chaque fois, parce qu'il ne suffit pas juste de faire du factuel. Donc au journal, on a fait déjà un sujet sur la banalisation de ces règlements de comptes et sur le travail de la justice, parce que certains se disent, bon la justice, la police... Ils ne se mobilisent pas beaucoup contre ces jeunes qui sont trop tûs pour le trafic de drogue. Donc on a donné la parole à des policiers, des magistrats, qui disent qu'ils sont pleinement mobilisés, mais que ce sont des affaires souvent difficiles à résoudre parce qu'il n'y a pas d'ADN et surtout qu'il y a une énorme loi du silence autour de ces meurtres, dont très peu de gens parlent. On a fait aussi un sujet sur... La jeunesse des tueurs à gages, il y a un jeune homme qui a été arrêté, il avait 18 ans et il est soupçonné de plusieurs assassinats. Donc on a essayé de multiplier un peu les angles et là, à l'été 2023, on a décidé de donner un peu un visage à ces morts un peu anonymes parce que les chiffres deviennent un peu impersonnels, ils finissent par plus dire grand chose. Et donc je m'étais intéressé, en juin, il y avait un groupe de femmes qui avait défilé dans Marseille avec des cercueils blancs. C'était les cercueils de leurs fils, de leurs frères, de leurs neveux. Tous tués dans ces trafics de drogue. Et c'était un événement assez intéressant parce qu'il y a une loi du silence autour de ces crimes. Et là, c'était des femmes qui manifestaient à visage découvert pour parler de ces morts et pour dire que derrière ces chiffres, il y avait des vies, il y avait des hommes, souvent jeunes, qui tombaient sous les balles et qu'on ne pouvait pas les oublier complètement, même si c'était des jeunes qui étaient dans le trafic de drogue. Et donc ces femmes en juin avaient défilé dans Marseille avec des cercueils blancs. A l'époque, je n'avais pas couvert cette manifestation, mais fausse, je me suis dit que ce serait intéressant d'aller les voir pour leur donner la parole. Donc tout s'est fait assez vite, parce qu'on est un quotidien, quand c'est de l'actu un peu chaude, on travaille souvent vite pour les enquêtes. Et elles étaient assez faciles à joindre. Enfin, j'en ai joint une, deux, et puis après, on a convenu d'un rendez-vous à Marseille. Ça s'est fait assez simplement. Donc je suis descendu deux jours à Marseille. C'était une période où on n'avait plus de correspondants ni de correspondantes à Marseille. Donc c'est vrai que c'est souvent des gens très précieux pour les envoyés spéciaux quand on descend, parce qu'ils connaissent très bien la réalité locale. Donc souvent, on les appelle, on travaille un peu avec eux. Là, on n'avait plus de correspondantes. Maintenant, on en a une qui s'appelle Guylaine Hidou qui a repris le poste. Mais à l'époque, il n'y avait personne. Donc c'est aussi la difficulté quand on descend comme ça, c'est de ne pas avoir le regard un peu extérieur du journaliste qui descend. de Paris et qui plaquent peut-être certaines idées reçues sur une réalité locale qui n'est pas forcément celle qu'ils pensaient en arrivant. Donc, ce qui a été intéressant, c'est que j'ai pu travailler avec une photographe qui est installée à Marseille depuis longtemps, Johanne Lamoulaire, qui avait déjà travaillé avec ses femmes. Donc, c'était aussi intéressant de pouvoir échanger avec elle sur un peu la réalité locale. Et puis, j'ai été assez vite dans le bain sur place, puisque le... Le premier jour, j'ai rencontré longuement deux femmes, on était à une terrasse de café, on devait rester une heure, en fait on est resté trois heures parce que j'ai senti qu'il y avait chez ces femmes une énorme envie de raconter ce qu'elles vivent. Leur douleur, parce que ce sont toutes des femmes qui ont perdu un proche dans ces règlements de compte. Je suis allé aussi un matin dans un quartier, le quartier de Bassens, pour rencontrer une femme qui se bat pour les femmes de la cité et qui est confrontée elle aussi à cette violence qui gangrène un peu les quartiers. Merci. Ces femmes voulaient en fait lutter un peu contre cette déshumanisation par les chiffres, parce que c'est ce qu'elles disaient, c'est qu'on finit par plus retenir que les chiffres, et les chiffres finissent par plus vouloir rien dire. Et il y a des choses auxquelles on ne pense pas forcément de l'extérieur, c'est que pour elles, il y a des mots qui sont devenus insupportables. Le mot règlement de compte par exemple, elles ne le supportent plus, parce que l'une m'a dit mais on règle des factures, et la mort d'un jeune, ce n'est pas un règlement de compte Alors c'est vrai que c'est un terme qui s'est imposé, y compris à nous journalistes, parce que c'est le terme qu'utilise... Les policiers, les magistrats, elles, voilà, elles préféraient qu'on parle d'assassinat plutôt que de règlement de compte. Il y a un autre terme qui est insupportable à nos yeux, c'est celui de barbecue. Parfois, on retrouve des jeunes dans une voiture qui a été brûlée, dans le coffre d'une voiture, donc tout a été brûlé, y compris les corps. Et les policiers parlent de barbecue, mais pour ces victimes, c'est insupportable parce que barbecue, évidemment, ça fait penser à plein d'autres choses. Elles finissent par plus supporter d'entendre parler de barbecue quand ça renvoie à la façon dont leur proche a pu être tué. Et puis il y a aussi le terme de victime collatérale qu'elles ne supportent plus. C'est très employé et d'ailleurs même à Marseille on se rend compte qu'il y a une banalisation de ces assassinats et que ceux qui finissent par émouvoir, ceux dont on parle un peu plus, c'est ce qu'on présente comme des victimes collatérales, c'est des jeunes filles ou garçons qui n'étaient pas dans le trafic. mais qui se sont retrouvées au mauvais moment, à un mauvais endroit, c'est-à-dire ils ou elles ont pris une balle alors qu'ils étaient juste dans le quartier. Si elle refuse l'idée de victime collatérale, c'est parce qu'il y aurait derrière l'idée qu'il y aurait des victimes innocentes, entre guillemets, et des victimes coupables. Et c'est quelque chose qu'elle refuse avec force. Et ce qui m'a d'ailleurs beaucoup frappé dans leur discours, c'est de ne pas faire de distinction entre les victimes. Une de ses femmes, Laetitia, qui a perdu... Son neveu, Ryan, qui avait 14 ans, qui se promenait un soir dans la cité, c'était un soir d'août, il faisait chaud, il était avec un copain, et il y a des jeunes qui sont venus avec des kalachnikovs, qui ont rafalé, comme on dit là-bas, ils ont tiré en rafale, et ce jeune adolescent a été tué, il n'était pas impliqué dans un trafic de drogue, et c'est vrai qu'au départ, elle a eu une réaction un peu de rejet quand les femmes de ce collectif sont venues la voir pour la soutenir, elle leur a dit mais moi je ne veux pas vous voir, vous vos enfants sont morts parce qu'ils étaient dans le trafic de drogue, mon neveu n'avait rien à voir avec ce trafic Sa première réaction, c'est de dire, je ne veux pas qu'on les mette sur le même plan. Et ensuite, en dialoguant avec ses mères, en parlant, elle a compris qu'il n'y avait pas des bonnes et des mauvaises victimes. Elle a compris que la douleur était un peu universelle, que les mères pleuraient aussi leurs fils, leurs frères, et qu'il n'y avait pas de distinction à faire. Et l'une d'elles m'a dit, il ne s'agit pas de dire, voilà, un tel, ce qu'il a eu, il l'a un peu cherché, parce qu'il était dans le trafic de drogue, et d'une certaine manière, voilà ce qui arrive quand on est dans le trafic de drogue. En fait, on se rend compte que ces jeunes peuvent être tués parce qu'ils faisaient les petites mains, ils surveillaient, ils vendaient, mais que ce qu'il faut dénoncer, c'est cette violence devenue sans limite et un peu aveugle. Un témoignage qui m'a particulièrement marqué, c'est celui d'Anita. C'est la seule femme dont on a modifié le prénom. Son fils a été tué dans le centre de Marseille. Et l'histoire qu'elle m'a racontée, c'était d'abord la volonté de son fils de sortir de ce trafic. Il était depuis quelques mois dans un trafic de drogue. Il sentait que ça devenait dangereux pour lui et il a quitté la ville. Il y est revenu quelques mois plus tard, lors d'un week-end. Et ce soir-là, elle avait pris une glace avec lui sur le Vieux-Port. Et elle l'avait quitté. Il rejoint ses amis et c'est quelques heures plus tard qu'elle a été appelée par la police et elle a appris que son fils avait été tué dans le centre de Marseille. Ce qui est frappant c'est la suite de ces assassinats, c'est-à-dire qu'on a l'info brute et elle me dit moi je suis parti en Algérie pour enterrer mon fils et je suis resté un an là-bas. Tous les matins j'allais au cimetière sur la tombe de mon fils et j'étais incapable de revenir à Marseille, de le laisser là-bas. À Marseille il y avait... Mon mari, mes autres enfants qui me disaient Mais reviens, on a besoin de toi mais j'étais incapable de laisser mon garçon sur place. Et ce que me disait cette femme, c'était que, même aujourd'hui, elle dit Dehors, je suis vivante, mais je suis morte à l'intérieur Donc ça donne une idée un peu de la douleur de ces familles face à ces assassinats, d'une violence extrême et la grande brutalité de cette violence. Il y a cette idée aussi, qu'ont certains, que parfois les familles sont un peu complices. C'est-à-dire que parfois le garçon ramène de l'argent à la maison issu du trafic de drogue et que tout le monde ferme un peu les yeux, que ça permet de boucler les fins de mois, ça permet de faire vivre la maison. Et ce que disent ces femmes, c'est que non, aucune mère, aucune sœur, aucune tante n'a envie de voir son proche entrer dans un trafic de drogue quand on sait la violence complètement aveugle qui existe au jour de ces trafics et le fait qu'on peut être assassiné. Simplement parce qu'on tient un point de deal, parce qu'on fait la surveillance et qu'on a 14 ans. Et donc, elles disent que c'est très, très difficile d'empêcher son fils d'entrer dans le trafic. Une chose assez forte qu'elles disent, c'est le combat aussi, parce qu'on a l'impression de l'extérieur qu'il y a des discours de dire Ah, mais bon, il faudrait que les parents tiennent leurs enfants. Pourquoi on les laisse traîner dehors le soir ? etc. qui a une sorte un peu de passivité des familles. Ces femmes décrivent une réalité qui est souvent... L'extrême difficulté pour lutter contre la pression des trafiquants qui ont besoin de main-d'oeuvre et qui recrutent dans le quartier. Ces femmes me parlaient d'un père de famille dont le garçon, un collégien, je crois qu'il avait 13 ans, quand il rentrait de l'école, il y a le chef d'un point de deal qui lui a dit toi maintenant tu vas travailler pour nous, tu feras le guet, etc. Et donc le garçon a dit ça à son père en rentrant à la maison, le père est immédiatement descendu. Pour dire à ce trafiquant qu'il n'était pas question, qu'il continuait à ennuyer son fils, que son fils ne travaillerait jamais pour lui. En fait, le père a été littéralement tabassé par le gang qui était sur place. Au final, il a quand même réussi à éviter que son fils n'intègre le trafic. Une autre histoire assez forte, c'est une mère dont le fils était dans un trafic et qui voulait en sortir. Évidemment, il ne pouvait pas parce que les gens du réseau s'y opposaient. Donc, elle est venue avec une chaise s'asseoir à côté du point de deal en disant Écoutez, je resterai là tant que mon fils ne sera pas définitivement sorti de votre réseau. Et au final, elle aussi a été tabassée. C'est un message aussi que souhaitent passer ces femmes de Marseille, de dire qu'il n'y a pas de passivité des familles, et qu'il ne faudrait pas croire qu'on laisse nos enfants... Ils sont pris dans cette spirale à un moment, et une sorte d'impuissance aussi face à cette violence extrêmement forte qui détruit des familles, puisque c'était aussi un peu la volonté du reportage de montrer qu'à chaque annonce le matin à la radio d'un nouvel assassinat, un mort, deux morts, à chaque fois c'est des... Des familles entières qui sont touchées et c'est aussi un quartier entier qui est souvent confronté à cette violence, puisque la majorité quand même de ces assassinats ont lieu dans les quartiers même, c'est-à-dire ces fameuses bandes adverses qui viennent rafaler c'est-à-dire que comme ils utilisent des kalachnikovs, c'est des armes de guerre qui font des blessures considérables et qui permettent de tirer aussi en rafale, donc souvent... Ils peuvent toucher des passants, des gens qui étaient là, mais aussi ils peuvent toucher des immeubles, etc. Et la femme que je suis allée voir à Bassens, Zahra Thir, racontait que quelques semaines avant, il y a eu une bande adverse qui est venue, qui a tiré alors qu'il était 22h. C'était un soir où il faisait très beau, tout le monde était dehors, les femmes, les enfants, etc. Et que ça a créé une... Une panique, une terreur absolue que tout le monde s'est cachée. Elle l'était avec ses petits-neveux qui ont 4 ou 5 ans. Quand ils ont entendu les premiers tirs, ils sont tous couchés au sol. Il y a une balle qui s'est logée dans son balcon. Elle a vu ça le lendemain matin. Évidemment, ses petits-neveux hurlaient de terreur. Elle disait, nous aussi, on est confrontés à cette peur quasi quotidienne. Elle disait maintenant, les femmes hésitent à descendre le soir. Chacun reste chez soi. Et surtout, elle parlait des conséquences à long terme de cette violence. Elle disait qu'il y a quand même des jeunes qui sont confrontés, dès leur plus jeune âge, à cette idée qu'à tout moment, des jeunes peuvent arriver et tirer n'importe comment, sans savoir qui va être touché, qui ne va pas l'être. Et c'est aussi une violence à l'état brut, parce que quand ces assassinats se produisent, évidemment, ce sont les habitants les premiers qui arrivent sur les lieux. C'est des scènes absolument terribles que racontent ces mères, ces habitants de ces quartiers. C'est-à-dire qu'avant que la police arrive, c'est souvent les habitants qui descendent un drap pour recouvrir les corps. Parfois, c'est les habitants eux-mêmes qui nettoient le sang qu'il y a sur le trottoir. Une mère me disait, mais on s'interroge toutes sur cette génération qui grandit dans cette espèce de climat de violence, et d'image de violence, et nos enfants qui ont 7, 8, 10 ans qui voient ça. Elle dit que c'est comme s'ils vivaient dans un pays en paix et dans un quartier en guerre, avec des armes de guerre et des jeunes qui meurent de façon extrêmement dramatique. Voilà, donc c'est un peu le récit qu'ont fait ces femmes. Alors, on sent qu'elles ont une volonté de parler, un visage découvert pour la plupart. Elles n'ont pas fait de difficultés pour faire des photos. C'est en même temps une démarche assez courageuse parce qu'il y a beaucoup de silence autour de ces assassinats. Et ce qui est intéressant, c'est aussi le fait qu'on donne un visage un peu à cette violence. Alors, le visage des mères, des sœurs. qui essaient de se battre avec leurs moyens. Elles ont le sentiment qu'on ne fait pas avancer les enquêtes aussi vite que si c'était des jeunes qui avaient été tués dans d'autres circonstances. Les policiers répondent en disant qu'ils font ce qu'ils peuvent, que c'est des enquêtes difficiles à mener parce qu'il n'y a pas de témoins, il n'y a pas d'ADN et qu'ils récusent toute idée de dire qu'ils fermeraient un peu les yeux sur ces assassinats. Et il y a un autre point aussi qui était frappant, c'est le fait que ce soit des femmes qui se mobilisent. Et ça, ça revient souvent. Et je leur ai évidemment posé la question, c'est de dire, mais un peu, où sont les hommes dans ce combat ? Où sont les pères, notamment ? Il y a sans doute beaucoup de raisons à ça. Le fait que c'est souvent les femmes qui sont les plus actives dans le combat associatif. Par exemple, cette femme de Bassens, elle a créé cette association pour les femmes de son quartier. Et elle disait, la question de l'absence des pères, notamment, elle dit que ça peut arriver, oui, il y a des familles monoparentales où les pères sont absents, ça peut arriver dans certains quartiers. Il y a des jeunes qui sont morts, qui étaient issus de ces familles, un peu sans père, mais elle dit aussi, mais il y a beaucoup de pères qui sont là, qui se battent. Je parlais tout à l'heure du père qui s'est mobilisé pour éviter que son gamin ne soit recruté par des trafiquants. Simplement, ils vivent les choses un peu de manière différente, de manière plus discrète, de manière... Ils n'ont pas envie de montrer leur peine. Souvent, elles me disent, chez les pères, il y a une énorme culpabilité. La culpabilité du père qui n'a pas su protéger son fils, qui n'a pas su l'empêcher de rentrer dans un trafic. C'est un peu la raison du fait que ce sont des femmes qu'on voit souvent en première ligne à Marseille pour dénoncer ces violences. Donc j'ai rencontré ces femmes pendant deux jours à Marseille et donc je suis rentré à la rédaction. J'ai dit qu'il fallait donner de la place parce qu'il me semblait que la parole de ces femmes était intéressante. Donc j'ai eu de la place puisqu'on a fait trois pages d'ouverture du journal, donc un long papier. J'ai rédigé le lendemain puisque c'était de l'actu un peu chaud, donc on voulait ne pas trop tarder. Alors ça a été un papier où j'ai laissé parler un peu ces femmes, donc c'est vrai que j'ai dû en rencontrer six ou sept. L'idée, c'était surtout de restituer un peu leurs paroles de manière assez sobre, puisque ce qu'elle disait était déjà suffisamment fort, donc il n'y avait pas besoin d'en rajouter. Il n'y avait pas tellement de problème d'anonymisation des témoignages, puisque toutes parlent un peu ouvertement. Il n'y en a qu'une, celui dont le fils a été tué alors qu'il avait quitté Marseille, et qu'il est rentré juste le temps d'un week-end. Elle souhaitait qu'on soit plus discrets, donc on s'est mis un peu d'accord sur... La façon dont on allait restituer son témoignage, puisqu'elle, elle ne souhaite pas que son vrai nom soit cité, alors que les autres ont témoigné sous leur nom complet, y compris leur nom de famille. Donc ça aussi, c'est quelque chose qui frappe, parce que souvent, dans ces affaires un peu liées à la criminalité, les témoins sont souvent anonymes, on change les prénoms. Là, ils m'ont dit, vous pouvez mettre le prénom, le nom de famille, il n'y a pas de problème, on nous connaît à Marseille. On connaît notre combat et nous on n'a pas peur. C'était un peu le sens de la démarche qu'elles avaient fait en défilant dans les rues de Marseille. Ils avaient répondu à des interviews télé, donc il y a aussi cette volonté de ne pas se cacher. Évidemment, je n'ai pas pu raconter toutes les histoires, mais dans l'ensemble, je pense qu'on a quand même pu transmettre un peu ce message d'une volonté de donner un visage à ces morts et de faire en sorte que le lecteur, une fois qu'il aura lu le papier, n'entende plus de la même manière. Le matin, la radio, deux morts encore dans un règlement de compte à Marseille. L'idée, c'était de montrer que derrière, il y avait une souffrance et que ce n'était pas uniquement des morts un peu anonymes.

  • #1

    Vous venez d'écouter un épisode de l'Envers du récit. N'hésitez pas à le partager et à vous abonner à notre podcast. Le reportage de Pierre Bienveau est à retrouver sur le site et l'appli Lacroix. Le lien est dans le texte de description qui accompagne ce podcast. L'Envers du récit est un podcast original du Quotidien Lacroix.

Description

L’envers du récit, saison 6, épisode 19.


Pierre Bienvault est journaliste au service France du quotidien "La Croix". En août 2023, il est allé à Marseille, après la mort d’un homme de 26 ans, le quinzième homicide dans la ville lié au trafic de stupéfiants en quelques mois. Pierre Bienvault a rencontré un collectif de femmes, dont des proches ont été tués lors de fusillades. En recueillant leurs paroles, il souhaitait lutter contre l’indifférence et le sentiment d’impuissance qui accompagnent chaque nouveau décompte de victimes.


► Retrouvez le récit de Pierre Bienvault : https://www.la-croix.com/France/Drogue-Marseille-meres-lutte-face-violence-sans-limite-2023-08-31-1201280832


► Vous avez une question ou une remarque ? Écrivez-nous à cette adresse : podcast.lacroix@groupebayard.com


CRÉDITS :


Rédaction en chef : Fabienne Lemahieu. Réalisation : Clémence Maret, Célestine Albert-Steward et Flavien Edenne. Entretien et textes : Clémence Maret. Captation, montage et mixage : Flavien Edenne. Chargée de production : Célestine Albert-Steward. Création musicale : Emmanuel Viau. Responsable marketing et voix : Laurence Szabason. Illustration : Mathieu Ughetti.


L'envers du récit est un podcast original de LA CROIX – Février 2024     


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

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    Une mère me disait, mais on s'interroge toutes sur cette génération qui grandit dans cette espèce de climat de violence et d'image de violence. Et nos enfants qui ont 7, 8, 10 ans qui voient ça et disent que c'est comme s'ils vivaient dans un pays en paix, mais dans des quartiers en guerre avec des armes de guerre et des jeunes qui meurent de façon extrêmement dramatique.

  • #1

    Pierre Bienveau est journaliste au service France du quotidien La Croix. En août 2023, il s'est rendu à Marseille après la mort d'un homme de 26 ans, 15e homicide lié au trafic de drogue en seulement deux mois. Il y a rencontré un collectif de femmes dont des proches ont été tués lors de fusillades. En recueillant leurs paroles, il souhaitait décrire, au-delà des chiffres, la réalité de ces drames. Dans ce podcast, un journaliste de La Croix raconte les coulisses d'un reportage, d'une enquête, d'une rencontre. ce qui s'est passé avant et comment il l'a vécu vous écoutez l'envers du récit

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    Je m'appelle Pierre Bienveau, je travaille au service France de la Croix, où je m'occupe de la rubrique justice, police, terrorisme. Je vais vous parler d'un reportage que j'ai fait l'été 2023, fin août, sur des femmes à Marseille qui se battent contre le trafic de drogue, et surtout contre la violence et les meurtres autour du trafic de drogue. Cet été 2023, il y a eu 15 morts en deux mois, juillet et août. Et c'est vrai que face à ces morts à répétition, l'idée c'est de trouver des angles un peu différents à chaque fois, parce qu'il ne suffit pas juste de faire du factuel. Donc au journal, on a fait déjà un sujet sur la banalisation de ces règlements de comptes et sur le travail de la justice, parce que certains se disent, bon la justice, la police... Ils ne se mobilisent pas beaucoup contre ces jeunes qui sont trop tûs pour le trafic de drogue. Donc on a donné la parole à des policiers, des magistrats, qui disent qu'ils sont pleinement mobilisés, mais que ce sont des affaires souvent difficiles à résoudre parce qu'il n'y a pas d'ADN et surtout qu'il y a une énorme loi du silence autour de ces meurtres, dont très peu de gens parlent. On a fait aussi un sujet sur... La jeunesse des tueurs à gages, il y a un jeune homme qui a été arrêté, il avait 18 ans et il est soupçonné de plusieurs assassinats. Donc on a essayé de multiplier un peu les angles et là, à l'été 2023, on a décidé de donner un peu un visage à ces morts un peu anonymes parce que les chiffres deviennent un peu impersonnels, ils finissent par plus dire grand chose. Et donc je m'étais intéressé, en juin, il y avait un groupe de femmes qui avait défilé dans Marseille avec des cercueils blancs. C'était les cercueils de leurs fils, de leurs frères, de leurs neveux. Tous tués dans ces trafics de drogue. Et c'était un événement assez intéressant parce qu'il y a une loi du silence autour de ces crimes. Et là, c'était des femmes qui manifestaient à visage découvert pour parler de ces morts et pour dire que derrière ces chiffres, il y avait des vies, il y avait des hommes, souvent jeunes, qui tombaient sous les balles et qu'on ne pouvait pas les oublier complètement, même si c'était des jeunes qui étaient dans le trafic de drogue. Et donc ces femmes en juin avaient défilé dans Marseille avec des cercueils blancs. A l'époque, je n'avais pas couvert cette manifestation, mais fausse, je me suis dit que ce serait intéressant d'aller les voir pour leur donner la parole. Donc tout s'est fait assez vite, parce qu'on est un quotidien, quand c'est de l'actu un peu chaude, on travaille souvent vite pour les enquêtes. Et elles étaient assez faciles à joindre. Enfin, j'en ai joint une, deux, et puis après, on a convenu d'un rendez-vous à Marseille. Ça s'est fait assez simplement. Donc je suis descendu deux jours à Marseille. C'était une période où on n'avait plus de correspondants ni de correspondantes à Marseille. Donc c'est vrai que c'est souvent des gens très précieux pour les envoyés spéciaux quand on descend, parce qu'ils connaissent très bien la réalité locale. Donc souvent, on les appelle, on travaille un peu avec eux. Là, on n'avait plus de correspondantes. Maintenant, on en a une qui s'appelle Guylaine Hidou qui a repris le poste. Mais à l'époque, il n'y avait personne. Donc c'est aussi la difficulté quand on descend comme ça, c'est de ne pas avoir le regard un peu extérieur du journaliste qui descend. de Paris et qui plaquent peut-être certaines idées reçues sur une réalité locale qui n'est pas forcément celle qu'ils pensaient en arrivant. Donc, ce qui a été intéressant, c'est que j'ai pu travailler avec une photographe qui est installée à Marseille depuis longtemps, Johanne Lamoulaire, qui avait déjà travaillé avec ses femmes. Donc, c'était aussi intéressant de pouvoir échanger avec elle sur un peu la réalité locale. Et puis, j'ai été assez vite dans le bain sur place, puisque le... Le premier jour, j'ai rencontré longuement deux femmes, on était à une terrasse de café, on devait rester une heure, en fait on est resté trois heures parce que j'ai senti qu'il y avait chez ces femmes une énorme envie de raconter ce qu'elles vivent. Leur douleur, parce que ce sont toutes des femmes qui ont perdu un proche dans ces règlements de compte. Je suis allé aussi un matin dans un quartier, le quartier de Bassens, pour rencontrer une femme qui se bat pour les femmes de la cité et qui est confrontée elle aussi à cette violence qui gangrène un peu les quartiers. Merci. Ces femmes voulaient en fait lutter un peu contre cette déshumanisation par les chiffres, parce que c'est ce qu'elles disaient, c'est qu'on finit par plus retenir que les chiffres, et les chiffres finissent par plus vouloir rien dire. Et il y a des choses auxquelles on ne pense pas forcément de l'extérieur, c'est que pour elles, il y a des mots qui sont devenus insupportables. Le mot règlement de compte par exemple, elles ne le supportent plus, parce que l'une m'a dit mais on règle des factures, et la mort d'un jeune, ce n'est pas un règlement de compte Alors c'est vrai que c'est un terme qui s'est imposé, y compris à nous journalistes, parce que c'est le terme qu'utilise... Les policiers, les magistrats, elles, voilà, elles préféraient qu'on parle d'assassinat plutôt que de règlement de compte. Il y a un autre terme qui est insupportable à nos yeux, c'est celui de barbecue. Parfois, on retrouve des jeunes dans une voiture qui a été brûlée, dans le coffre d'une voiture, donc tout a été brûlé, y compris les corps. Et les policiers parlent de barbecue, mais pour ces victimes, c'est insupportable parce que barbecue, évidemment, ça fait penser à plein d'autres choses. Elles finissent par plus supporter d'entendre parler de barbecue quand ça renvoie à la façon dont leur proche a pu être tué. Et puis il y a aussi le terme de victime collatérale qu'elles ne supportent plus. C'est très employé et d'ailleurs même à Marseille on se rend compte qu'il y a une banalisation de ces assassinats et que ceux qui finissent par émouvoir, ceux dont on parle un peu plus, c'est ce qu'on présente comme des victimes collatérales, c'est des jeunes filles ou garçons qui n'étaient pas dans le trafic. mais qui se sont retrouvées au mauvais moment, à un mauvais endroit, c'est-à-dire ils ou elles ont pris une balle alors qu'ils étaient juste dans le quartier. Si elle refuse l'idée de victime collatérale, c'est parce qu'il y aurait derrière l'idée qu'il y aurait des victimes innocentes, entre guillemets, et des victimes coupables. Et c'est quelque chose qu'elle refuse avec force. Et ce qui m'a d'ailleurs beaucoup frappé dans leur discours, c'est de ne pas faire de distinction entre les victimes. Une de ses femmes, Laetitia, qui a perdu... Son neveu, Ryan, qui avait 14 ans, qui se promenait un soir dans la cité, c'était un soir d'août, il faisait chaud, il était avec un copain, et il y a des jeunes qui sont venus avec des kalachnikovs, qui ont rafalé, comme on dit là-bas, ils ont tiré en rafale, et ce jeune adolescent a été tué, il n'était pas impliqué dans un trafic de drogue, et c'est vrai qu'au départ, elle a eu une réaction un peu de rejet quand les femmes de ce collectif sont venues la voir pour la soutenir, elle leur a dit mais moi je ne veux pas vous voir, vous vos enfants sont morts parce qu'ils étaient dans le trafic de drogue, mon neveu n'avait rien à voir avec ce trafic Sa première réaction, c'est de dire, je ne veux pas qu'on les mette sur le même plan. Et ensuite, en dialoguant avec ses mères, en parlant, elle a compris qu'il n'y avait pas des bonnes et des mauvaises victimes. Elle a compris que la douleur était un peu universelle, que les mères pleuraient aussi leurs fils, leurs frères, et qu'il n'y avait pas de distinction à faire. Et l'une d'elles m'a dit, il ne s'agit pas de dire, voilà, un tel, ce qu'il a eu, il l'a un peu cherché, parce qu'il était dans le trafic de drogue, et d'une certaine manière, voilà ce qui arrive quand on est dans le trafic de drogue. En fait, on se rend compte que ces jeunes peuvent être tués parce qu'ils faisaient les petites mains, ils surveillaient, ils vendaient, mais que ce qu'il faut dénoncer, c'est cette violence devenue sans limite et un peu aveugle. Un témoignage qui m'a particulièrement marqué, c'est celui d'Anita. C'est la seule femme dont on a modifié le prénom. Son fils a été tué dans le centre de Marseille. Et l'histoire qu'elle m'a racontée, c'était d'abord la volonté de son fils de sortir de ce trafic. Il était depuis quelques mois dans un trafic de drogue. Il sentait que ça devenait dangereux pour lui et il a quitté la ville. Il y est revenu quelques mois plus tard, lors d'un week-end. Et ce soir-là, elle avait pris une glace avec lui sur le Vieux-Port. Et elle l'avait quitté. Il rejoint ses amis et c'est quelques heures plus tard qu'elle a été appelée par la police et elle a appris que son fils avait été tué dans le centre de Marseille. Ce qui est frappant c'est la suite de ces assassinats, c'est-à-dire qu'on a l'info brute et elle me dit moi je suis parti en Algérie pour enterrer mon fils et je suis resté un an là-bas. Tous les matins j'allais au cimetière sur la tombe de mon fils et j'étais incapable de revenir à Marseille, de le laisser là-bas. À Marseille il y avait... Mon mari, mes autres enfants qui me disaient Mais reviens, on a besoin de toi mais j'étais incapable de laisser mon garçon sur place. Et ce que me disait cette femme, c'était que, même aujourd'hui, elle dit Dehors, je suis vivante, mais je suis morte à l'intérieur Donc ça donne une idée un peu de la douleur de ces familles face à ces assassinats, d'une violence extrême et la grande brutalité de cette violence. Il y a cette idée aussi, qu'ont certains, que parfois les familles sont un peu complices. C'est-à-dire que parfois le garçon ramène de l'argent à la maison issu du trafic de drogue et que tout le monde ferme un peu les yeux, que ça permet de boucler les fins de mois, ça permet de faire vivre la maison. Et ce que disent ces femmes, c'est que non, aucune mère, aucune sœur, aucune tante n'a envie de voir son proche entrer dans un trafic de drogue quand on sait la violence complètement aveugle qui existe au jour de ces trafics et le fait qu'on peut être assassiné. Simplement parce qu'on tient un point de deal, parce qu'on fait la surveillance et qu'on a 14 ans. Et donc, elles disent que c'est très, très difficile d'empêcher son fils d'entrer dans le trafic. Une chose assez forte qu'elles disent, c'est le combat aussi, parce qu'on a l'impression de l'extérieur qu'il y a des discours de dire Ah, mais bon, il faudrait que les parents tiennent leurs enfants. Pourquoi on les laisse traîner dehors le soir ? etc. qui a une sorte un peu de passivité des familles. Ces femmes décrivent une réalité qui est souvent... L'extrême difficulté pour lutter contre la pression des trafiquants qui ont besoin de main-d'oeuvre et qui recrutent dans le quartier. Ces femmes me parlaient d'un père de famille dont le garçon, un collégien, je crois qu'il avait 13 ans, quand il rentrait de l'école, il y a le chef d'un point de deal qui lui a dit toi maintenant tu vas travailler pour nous, tu feras le guet, etc. Et donc le garçon a dit ça à son père en rentrant à la maison, le père est immédiatement descendu. Pour dire à ce trafiquant qu'il n'était pas question, qu'il continuait à ennuyer son fils, que son fils ne travaillerait jamais pour lui. En fait, le père a été littéralement tabassé par le gang qui était sur place. Au final, il a quand même réussi à éviter que son fils n'intègre le trafic. Une autre histoire assez forte, c'est une mère dont le fils était dans un trafic et qui voulait en sortir. Évidemment, il ne pouvait pas parce que les gens du réseau s'y opposaient. Donc, elle est venue avec une chaise s'asseoir à côté du point de deal en disant Écoutez, je resterai là tant que mon fils ne sera pas définitivement sorti de votre réseau. Et au final, elle aussi a été tabassée. C'est un message aussi que souhaitent passer ces femmes de Marseille, de dire qu'il n'y a pas de passivité des familles, et qu'il ne faudrait pas croire qu'on laisse nos enfants... Ils sont pris dans cette spirale à un moment, et une sorte d'impuissance aussi face à cette violence extrêmement forte qui détruit des familles, puisque c'était aussi un peu la volonté du reportage de montrer qu'à chaque annonce le matin à la radio d'un nouvel assassinat, un mort, deux morts, à chaque fois c'est des... Des familles entières qui sont touchées et c'est aussi un quartier entier qui est souvent confronté à cette violence, puisque la majorité quand même de ces assassinats ont lieu dans les quartiers même, c'est-à-dire ces fameuses bandes adverses qui viennent rafaler c'est-à-dire que comme ils utilisent des kalachnikovs, c'est des armes de guerre qui font des blessures considérables et qui permettent de tirer aussi en rafale, donc souvent... Ils peuvent toucher des passants, des gens qui étaient là, mais aussi ils peuvent toucher des immeubles, etc. Et la femme que je suis allée voir à Bassens, Zahra Thir, racontait que quelques semaines avant, il y a eu une bande adverse qui est venue, qui a tiré alors qu'il était 22h. C'était un soir où il faisait très beau, tout le monde était dehors, les femmes, les enfants, etc. Et que ça a créé une... Une panique, une terreur absolue que tout le monde s'est cachée. Elle l'était avec ses petits-neveux qui ont 4 ou 5 ans. Quand ils ont entendu les premiers tirs, ils sont tous couchés au sol. Il y a une balle qui s'est logée dans son balcon. Elle a vu ça le lendemain matin. Évidemment, ses petits-neveux hurlaient de terreur. Elle disait, nous aussi, on est confrontés à cette peur quasi quotidienne. Elle disait maintenant, les femmes hésitent à descendre le soir. Chacun reste chez soi. Et surtout, elle parlait des conséquences à long terme de cette violence. Elle disait qu'il y a quand même des jeunes qui sont confrontés, dès leur plus jeune âge, à cette idée qu'à tout moment, des jeunes peuvent arriver et tirer n'importe comment, sans savoir qui va être touché, qui ne va pas l'être. Et c'est aussi une violence à l'état brut, parce que quand ces assassinats se produisent, évidemment, ce sont les habitants les premiers qui arrivent sur les lieux. C'est des scènes absolument terribles que racontent ces mères, ces habitants de ces quartiers. C'est-à-dire qu'avant que la police arrive, c'est souvent les habitants qui descendent un drap pour recouvrir les corps. Parfois, c'est les habitants eux-mêmes qui nettoient le sang qu'il y a sur le trottoir. Une mère me disait, mais on s'interroge toutes sur cette génération qui grandit dans cette espèce de climat de violence, et d'image de violence, et nos enfants qui ont 7, 8, 10 ans qui voient ça. Elle dit que c'est comme s'ils vivaient dans un pays en paix et dans un quartier en guerre, avec des armes de guerre et des jeunes qui meurent de façon extrêmement dramatique. Voilà, donc c'est un peu le récit qu'ont fait ces femmes. Alors, on sent qu'elles ont une volonté de parler, un visage découvert pour la plupart. Elles n'ont pas fait de difficultés pour faire des photos. C'est en même temps une démarche assez courageuse parce qu'il y a beaucoup de silence autour de ces assassinats. Et ce qui est intéressant, c'est aussi le fait qu'on donne un visage un peu à cette violence. Alors, le visage des mères, des sœurs. qui essaient de se battre avec leurs moyens. Elles ont le sentiment qu'on ne fait pas avancer les enquêtes aussi vite que si c'était des jeunes qui avaient été tués dans d'autres circonstances. Les policiers répondent en disant qu'ils font ce qu'ils peuvent, que c'est des enquêtes difficiles à mener parce qu'il n'y a pas de témoins, il n'y a pas d'ADN et qu'ils récusent toute idée de dire qu'ils fermeraient un peu les yeux sur ces assassinats. Et il y a un autre point aussi qui était frappant, c'est le fait que ce soit des femmes qui se mobilisent. Et ça, ça revient souvent. Et je leur ai évidemment posé la question, c'est de dire, mais un peu, où sont les hommes dans ce combat ? Où sont les pères, notamment ? Il y a sans doute beaucoup de raisons à ça. Le fait que c'est souvent les femmes qui sont les plus actives dans le combat associatif. Par exemple, cette femme de Bassens, elle a créé cette association pour les femmes de son quartier. Et elle disait, la question de l'absence des pères, notamment, elle dit que ça peut arriver, oui, il y a des familles monoparentales où les pères sont absents, ça peut arriver dans certains quartiers. Il y a des jeunes qui sont morts, qui étaient issus de ces familles, un peu sans père, mais elle dit aussi, mais il y a beaucoup de pères qui sont là, qui se battent. Je parlais tout à l'heure du père qui s'est mobilisé pour éviter que son gamin ne soit recruté par des trafiquants. Simplement, ils vivent les choses un peu de manière différente, de manière plus discrète, de manière... Ils n'ont pas envie de montrer leur peine. Souvent, elles me disent, chez les pères, il y a une énorme culpabilité. La culpabilité du père qui n'a pas su protéger son fils, qui n'a pas su l'empêcher de rentrer dans un trafic. C'est un peu la raison du fait que ce sont des femmes qu'on voit souvent en première ligne à Marseille pour dénoncer ces violences. Donc j'ai rencontré ces femmes pendant deux jours à Marseille et donc je suis rentré à la rédaction. J'ai dit qu'il fallait donner de la place parce qu'il me semblait que la parole de ces femmes était intéressante. Donc j'ai eu de la place puisqu'on a fait trois pages d'ouverture du journal, donc un long papier. J'ai rédigé le lendemain puisque c'était de l'actu un peu chaud, donc on voulait ne pas trop tarder. Alors ça a été un papier où j'ai laissé parler un peu ces femmes, donc c'est vrai que j'ai dû en rencontrer six ou sept. L'idée, c'était surtout de restituer un peu leurs paroles de manière assez sobre, puisque ce qu'elle disait était déjà suffisamment fort, donc il n'y avait pas besoin d'en rajouter. Il n'y avait pas tellement de problème d'anonymisation des témoignages, puisque toutes parlent un peu ouvertement. Il n'y en a qu'une, celui dont le fils a été tué alors qu'il avait quitté Marseille, et qu'il est rentré juste le temps d'un week-end. Elle souhaitait qu'on soit plus discrets, donc on s'est mis un peu d'accord sur... La façon dont on allait restituer son témoignage, puisqu'elle, elle ne souhaite pas que son vrai nom soit cité, alors que les autres ont témoigné sous leur nom complet, y compris leur nom de famille. Donc ça aussi, c'est quelque chose qui frappe, parce que souvent, dans ces affaires un peu liées à la criminalité, les témoins sont souvent anonymes, on change les prénoms. Là, ils m'ont dit, vous pouvez mettre le prénom, le nom de famille, il n'y a pas de problème, on nous connaît à Marseille. On connaît notre combat et nous on n'a pas peur. C'était un peu le sens de la démarche qu'elles avaient fait en défilant dans les rues de Marseille. Ils avaient répondu à des interviews télé, donc il y a aussi cette volonté de ne pas se cacher. Évidemment, je n'ai pas pu raconter toutes les histoires, mais dans l'ensemble, je pense qu'on a quand même pu transmettre un peu ce message d'une volonté de donner un visage à ces morts et de faire en sorte que le lecteur, une fois qu'il aura lu le papier, n'entende plus de la même manière. Le matin, la radio, deux morts encore dans un règlement de compte à Marseille. L'idée, c'était de montrer que derrière, il y avait une souffrance et que ce n'était pas uniquement des morts un peu anonymes.

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    Vous venez d'écouter un épisode de l'Envers du récit. N'hésitez pas à le partager et à vous abonner à notre podcast. Le reportage de Pierre Bienveau est à retrouver sur le site et l'appli Lacroix. Le lien est dans le texte de description qui accompagne ce podcast. L'Envers du récit est un podcast original du Quotidien Lacroix.

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