- Speaker #0
Innsbruck est une jolie ville dans le Tirol, au pied des montagnes. C'est là, dans le lieu dit Wilton, que se trouve l'abbaye des Prémontrés, un ordre religieux catholique aussi appelé Ordre des Norbertins. L'abbaye, avec sa basilique de style baroque, est encore aujourd'hui la plus riche et la plus importante du Tirol. Même s'il y a sans doute moins de chanoines et de fidèles aujourd'hui que quand Émile y est venu négocier la vente du calice. Enfin, d'après ce qu'il prétend du moins, c'est ce que je suis venu vérifier. Émile a-t-il vraiment aidé les prémontrés à vendre le calice au musée d'art et d'histoire de Vienne ? A-t-il sauvé ce calice des mains des nazis ? D'après le conservateur du musée de Vienne, côté acheteur, la réponse était clairement non. Mais je veux encore laisser le bénéfice du doute à Émile et vérifier la version des prêts montrés côté vendeur. Bonjour Myriam,
- Speaker #1
j'ai hâte de te voir, c'est très agréable de te rencontrer.
- Speaker #0
J'ai rendez-vous avec l'archiviste de l'abbaye, Myriam Trojeur. Derrière les portes de l'abbaye se trouve un grand cloître, et à l'intérieur, des plafonds, murs et escaliers richement décorés. Dans la bibliothèque, des rangées de livres anciens sont classés par thème, indiqués en latin, histoire sacrée, mathématiques, scolastique. Et dans une salle plus moderne, réservée de l'humidité et de la lumière, se trouvent les archives les plus précieuses liées à l'histoire de l'abbaye. Dans ces archives, le calice prend une part très importante.
- Speaker #2
Il habitait à Baden-Bavine ? Il était l'agent, l'intermédiaire.
- Speaker #1
Il a cherché un acheteur pour le calice.
- Speaker #2
Je pense qu'à cette époque, il devait être réputé comme bon antiquaire. Parce que le musée n'aurait pas travaillé avec un inconnu.
- Speaker #0
C'est la première fois dans mes recherches que je vois le nom d'Emile aussi clairement lié à la vente du calice. Et ça, ça me rassure un peu. Il n'avait donc pas menti sur son implication dans la vente.
- Speaker #2
C'est intéressant, vous voyez, ce n'est pas du papier normal. Lorsque l'on écrivait sur une machine à écrire au XXe siècle, et jusque dans les années 80 je pense, il y avait tout.
- Speaker #1
toujours une copie carbone.
- Speaker #2
Et ceci est la copie d'Emile,
- Speaker #1
et non celle du monastère.
- Speaker #2
C'est un peu étrange. Comme si M. Sokal avait donné ses archives de la vente au monastère.
- Speaker #1
Pourquoi aurait-il fait cela ?
- Speaker #2
Je ne sais pas.
- Speaker #0
Est-ce qu'il voulait effacer toute preuve qu'il avait travaillé pour eux ? Pourquoi Émile avait-il voulu effacer ces preuves ? Dans son dossier d'immigration belge, il disait qu'il risquait d'être jugé comme traître à la patrie pour son rôle dans la vente. Il faut donc croire que la situation financière de l'abbaye n'était pas l'unique raison de la vente. Parce que, je vous le rappelle, elle s'est déroulée à une période charnière de l'histoire. la veille de l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne. Le conservateur du musée de Vienne m'a bien dit que ces événements n'avaient en rien empêché ou menacé la vente. Mais un autre document apporte une toute autre lumière sur cette période. Les mémoires du prieur de l'abbaye de Wilton à Innsbruck, dont les premières pages racontent la vente du cadis, en octobre 1937.
- Speaker #3
L'abbaye de Wilton devait de façon urgente trouver 3 à 4 millions de shillings pour s'appurer des dettes de construction. L'archi-abbé de Saint-Pierre-de-Salzbourg mit en relation l'abbaye de Wilton avec un marchand d'art du nom de Sokal, un homme d'affaires juif. Après d'âpres négociations avec le musée d'histoire de l'art de Vienne, l'abbaye de Wilton n'a obtenu qu'un prix d'achat de 470 000 shillings pour son calice à Anse-Romand. C'est avec le cœur lourd que l'abbé Heinrich Schuller se sépara du calice que les habitants de Wilton avaient gardé pendant sept siècles comme leur trésor le plus précieux. Une fois encore, les confrères purent prendre le joyau dans leurs mains. Le lendemain, c'était un dimanche, le 24 octobre 1937, le chanoine Alois Leitner et le prieur Heinrich Pregenzer, accompagnés de M. Sokal de la Galerie Sainte-Lucas, sont allés en train jusqu'à Vienne. Le calice était discrètement emballé dans un sac à dos. Arrivé à Vienne, ils se sont rendus directement, malgré l'heure tardive du soir, au musée d'histoire de l'art, où les attendait déjà le directeur du musée. 150 000 shillings ont été versés lors de la remise. Le reste de la somme d'achat de 470 000 shillings devait être transféré dans les six mois. Début 1938, la situation politique en Autriche devenait de plus en plus menaçante. L'abbaye fit pression sur Vienne pour obtenir le paiement du solde de 320 000 shillings. En vain. Puis vint le jour noir pour l'Autriche, le 13 mars 1938. Les événements se sont précipités. Le chancelier a été contraint par Hitler d'abdiquer. Les troupes allemandes ont envahi l'Autriche et les nationaux socialistes ont pris le pouvoir. L'abbaye craignait pour la somme importante qu'elle devait encore se voir versée. L'abbé envoya immédiatement l'administrateur du moulin, M. Ludolf Pariger, à Vienne. Bien que tout soit en désordre à Vienne, il obtint, à l'exception d'un petit solde, le paiement du montant du calice. Tout joyeux, Ludolf a pu remettre la somme sauvée à l'abbé.
- Speaker #0
D'après les mémoires du prieur, c'était surtout ce Ludolf qui avait sauvé l'argent de la vente. Mais quoi qu'il en soit, j'ai maintenant la confirmation que la vente a été largement menacée par la situation politique. L'arrivée des nazis au pouvoir. Et ça, c'est aussi l'opinion de Myriam.
- Speaker #2
Le monastère a vendu le calice parce qu'ils avaient besoin d'argent. Ça,
- Speaker #1
c'est ce qu'ils disaient.
- Speaker #2
Moi, je crois, et c'est juste mon opinion, qu'ils ont aussi pensé à l'héritage culturel. Et ils savaient que le calice était l'un de leurs plus précieux biens. Ils voulaient pouvoir le transmettre à quelqu'un qui puisse l'apprécier et empêcher les nazis de le leur enlever.
- Speaker #0
Parce que vous pensez qu'ils craignaient que les nazis ne s'emparent de ce type de trésor ?
- Speaker #2
Ils le savaient.
- Speaker #0
D'après Myriam, les prémontrés avaient donc vendu le calice pour éviter qu'il n'arrive dans les mains des nazis. Mais pourquoi les nazis auraient-ils voulu s'en emparer ? Quand j'ai commencé à me pencher sur les rapports entre l'Église et les nazis, ça m'a ouvert tout un pan de l'histoire qui m'était inconnue jusque-là. Alors dans le cadre de l'abbaye, figée dans le passé, où le chœur des enfants de Wilton répète des chants séculaires, Je vais vous raconter comment les événements se sont déroulés pour l'abbaye après la prise au pouvoir des nazis. Nous sommes en mars 1938. Peut-être que cette année-là aussi, le cœur des enfants de Wilton répète la Passion Saint-Mathieu en prévision des fêtes de Pâques. Mais c'est une autre mise à mort qui se prépare, celle de l'institution catholique par les nazis. Peu après leur arrivée au pouvoir, les nazis lancent l'opération Klostersturm, tempête sur les monastères, et cela à travers toute l'Allemagne, dont je vous rappelle que l'Autriche fait alors partie. Dès le mois d'août 1939, ils s'emparent de l'abbaye des Prémontrées d'Innsbruck et expulsent les chanoines. Certains sont emprisonnés, d'autres envoyés au camp de Dachau. À travers cette opération, les nazis confisquent aussi les biens et trésors artistiques. L'abbaye d'Innsbruck n'est pas la seule concernée. Plus de 300 propriétés catholiques furent détruites, confisquées ou pillées. Alors personne ne saura jamais ce que le calice serait devenu s'il était resté à l'abbaye des Prémontrés, ni s'il aurait été restitué après la guerre. Mais dans ce contexte angoissant, les Prémontrés aidés par Émile avaient bel et bien dû être soulagés. Ils avaient sauvé le monastère de la Banqueroute et mis le calice à l'abri la veille de l'Anchelous, juste avant que les nazis ne prennent les commandes du musée. De retour à Vienne, j'ai rendu visite à un professeur spécialiste de l'histoire de l'Église catholique autrichienne, Rupert Klieber. Il m'a expliqué pourquoi l'Église catholique aussi était la cible des plans d'Hitler et en quoi le destin d'Émile avait dû s'y retrouver mêlé. Le professeur Klieber m'a expliqué que les nazis n'aimaient pas les ordres catholiques car ils voulaient nazifier tous les secteurs de la société. C'est ce qu'on a appelé la Gleichstaltung, la mise au pas de la société dans son ensemble pour imposer le pouvoir total.
- Speaker #3
L'hostilité des nazis à l'égard de l'église catholique était presque aussi prononcée que celle à l'égard de la communauté juive.
- Speaker #4
Par exemple,
- Speaker #3
lors d'une assemblée anticléricale, ici, sur la place des héros, il y avait un slogan. Le cardinal Initzer et les juifs sont de la même espèce.
- Speaker #0
Les nationaux socialistes voyaient d'un mauvais oeil l'influence de l'église sur la population.... Ils estimaient que leur richesse était illégitime, qu'elle n'avait été acquise que grâce à des siècles d'exploitation de la population. Alors pour réduire le pouvoir important de l'Église en Autriche, qui, je vous le rappelle, n'avait pas connu la Révolution comme chez nous, les nazis ont voulu limiter leur indépendance financière en confisquant leurs biens. Émile, en aidant les prémontrés à vendre le calice et à en récupérer une somme très importante, saboter donc les efforts allemands pour soumettre les autorités catholiques.
- Speaker #3
La vente du calice représentait une grosse somme d'argent. Et elle était donc naturellement suspectée d'être illégale ou contre les intérêts nationaux.
- Speaker #0
Ce serait donc pour ça qu'Emile aurait tenté de supprimer toute preuve de son implication dans la vente, notamment en donnant toutes ses archives de la vente à l'abbaye d'Innsbruck.
- Speaker #4
Oui, cela pourrait avoir un sens.
- Speaker #3
Peut-être que Sokal lui-même ne voulait pas qu'il y ait beaucoup de documents prouvant son implication dans la transaction,
- Speaker #4
parce qu'il pouvait s'attendre à ce que dans tous les cas,
- Speaker #3
cette activité pour les milieux ecclésiastiques, qui plus est par un homme d'affaires juif, serait interprétée en sa défaveur et qu'elle lui porterait préjudice.
- Speaker #0
Émile n'avait donc pas intérêt à ce qu'on trouve en sa possession tout document pouvant être utilisé contre lui. Après ces nouvelles découvertes, un gros chapitre de mon enquête se clôture. Émile était bel et bien impliqué comme agent dans la vente du calice de l'abbaye d'Innsbruck au musée d'art et d'histoire de Vienne, et avait effectivement rendu service à l'abbaye à un moment très vulnérable de son histoire. Cette vente aurait pu lui causer beaucoup de problèmes dans l'Autriche nazie, en plus du simple fait d'être juif bien sûr, et tout cela avait dû contribuer à sa fuite hors d'Autriche. Mais à ce stade de l'histoire, il est grand temps que je vous parle d'un autre personnage important. Lorsqu'Emile fouille en Belgique, il laisse derrière lui ses trois enfants ainsi que sa femme, Maria, mon arrière-grand-mère. Et quelques mois plus tard, Maria meurt brutalement à Vienne. Et en cherchant les raisons de sa mort, je me suis rappelé que les atrocités nazies ne se sont pas cantonnées au camp de concentration. Un autre lieu. Rivalise d'horreur. Les asiles psychiatriques. La Malette verte est un podcast réalisé par Perrine Socal. Une production du Xara ASBL, avec le soutien du Fond d'aide à la création radiophonique de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Pour en savoir plus sur les recherches et sur le contexte historique, Rendez-vous sur le compte Instagram La Malette Verte. Un tout grand merci aux petits chanteurs de Wilton, dirigés par Johannes Stecker.