Speaker #0Pourquoi la plupart des drames maritimes arrivent majoritairement en pleine nuit ? Est-ce parce que l'histoire a la volonté d'accentuer l'aspect dramatique de la situation ? Honnêtement, je ne sais pas. La nuit rend les choses plus particulières, plus angoissantes, oppressantes et enveloppantes. Et le cœur de notre histoire a lieu dans la nuit du 25 au 26 juillet 1956, en plein brouillard, près de Nantucket. Évidemment, beaucoup d'entre vous connaissent l'histoire de l'Andrea Doria. C'est un naufrage célèbre, après celui du Titanic, et il est l'un des derniers transatlantiques assombrés. Mais pour l'heure, grimpez tous à bord de mon navire à remonter le temps jusque dans les années 50 et embarquons ensemble à bord du délicieux et flambant neuf Andrea Doria Agen. Vous le savez, on commence toujours par se replacer dans le contexte pour mieux comprendre la position et l'image du navire. Andrea Doria est un navire italien de l'Italian Line qui assure les traversées transatlantiques entre Gênes et New York. On n'a pas souvent parlé des navires italiens ici et c'est un tort. Car même si cette compagnie est moins importante que les compagnies anglaises ou que notre French Line nationale, elle mit toutefois à l'eau quelques pépites comme le Roma, le Rex ou le Conte di Savoia, qui ont occupé une belle place sur la ligne. Le Rex fut même détenteur du ruban bleu. Malheureusement, à la sortie de la seconde guerre mondiale, l'Italian Line a perdu quasiment toute sa flotte, ou du moins les pièces les plus importantes qui étaient alors le Comté d'Isavoya, coulé dans la lagune de Venise, et le Rex justement, coulé le long des côtes de l'actuelle Slovénie. L'Italie peine à redresser son économie et fait pâle figure. Afin de rétablir sa notoriété sur la ligne transatlantique et de montrer que le pays se remet de la guerre, Compagnie Italienne des Navigation, Italian Line, entreprend la construction de deux navires jumeaux qui sont donc Andrea Doria et Cristoforo Colombon. Ainsi, la construction d'Andrea Doria commence en février 1950. La construction d'un paquebot transatlantique est dans toutes les nations d'Europe une attraction et une fierté nationale. Le navire emporte avec lui tout le savoir-faire d'un pays que tous les passagers vont observer et apprécier durant les quelques jours de traversée. C'est un objet qui sera également admiré et convoité lors des escales ou arrivées dans les ports. C'est un symbole fort. Andrea Doria sera à mon goût une réussite totale par son aspect extérieur. Sa carène, sa coque, est toute en rondeur, ni trop haute ni trop basse, et mesure 213 mètres de long et 27 de large. Son étrave est fine et sa proue est vasée. Sa superstructure n'est pas de mesurement haute. Dix ponts pouvaient accueillir 1200 passagers répartis en trois classes. A l'arrière, des grands sun decks en escalier dont chaque niveau dispose d'une piscine découverte pour chaque classe. C'est une première sur un paquebot. Le tout est chapeauté par une très jolie cheminée elliptique centrale parfaitement propensionnée, bariolée de rouge, blanc et vert, les couleurs du drapeau national italien. C'est un paquebot très gracieux, ni trop grand, ni trop petit, avec des traits féminins, même s'il porte le nom d'un amiral et navigateur génois qui combattit d'ailleurs. les français qui voulaient s'emparer de la corse. A l'intérieur, vous ne serez pas déçus. Tout y est majestueux et luxueusement décoré dans le goût de ces belles années 50 qui commencent. Le mobilier est simple, mais sa décoration est digne d'un véritable musée italien. L'Italian Line, pour réaliser l'intérieur, lance un appel à des designers afin de rendre différents projets. C'est ainsi qu'ils attribuent la décoration des espaces aux architectes des projets retenus. On entre en première par un beau et vaste vestibule ovale épuré dans lequel on trouve également les boutiques du navire et son escalier principal qui vous emmène vers les différents ponts. C'est à ce pont que se trouvaient les salles à manger des trois classes et la décoration en première et deuxième était semblable puisque réalisée par le même architecte. En fait, en deuxième, pour une fois, on avait vraiment l'impression d'être en première. Dans la salle à manger, c'est principalement le mobilier qui diffère. Les fauteuils sont un peu moins stylisés. et sûrement légèrement moins confortable. Ben oui, il n'y a pas d'accoudoir comme en première. Il faut remonter au niveau du pont de promenade pour trouver les ponts découverts, mais aussi le salon à coquenelles des premières, décoré dans des tons bleus et jaunes se mariant à de l'aluminium. De l'autre côté du lobby, c'est le légendaire salon des premières. Au mur, peint de fresques murales presque en trompe-l'œil. Œuvre inestimable de Salvatore Fium, représentant des œuvres des maîtres italiens, Michel-Ange, Titien, Cellini, etc. Dans une alcove du salon trône au milieu d'une fresque une statue de bronze de Andrea Doria portant son armure, la main droite posée sur son épée. Rendez-vous sur ma page Instagram, je vous posterai des photos. Des petits fauteuils club blanc et bordeaux sont disposés ça et là sur des tapis s'accordant aux couleurs utilisées pour les fresques. Puis, vers l'avant, la salle de balle où on dansait jusqu'au bout de la nuit autour de son piano à queue, au milieu de ses grands fauteuils et sous l'œil de la fresque monumentale de Pierrot Zuffi, représentant dans un style cubiste le festin de Neptune. Tout autour de la salle de balle, c'est le jardin d'hiver avec ses grandes baies vitrées, très à la mode sur les transatlantiques comme on le voyait déjà sur Normandie ou Queen Mary. Évidemment, à l'arrière de ce pont, les mêmes espaces communs sont présents pour la classe cabine, deuxième classe. Moins chargée en fresques murales, peut-être, mais de belles œuvres y sont tout de même présentes. Vraiment, Andrea Doria place la barre très haut. Au pont du dessus, à l'avant, le salon d'observation et son bar qui s'ouvre sur un grand balcon pour profiter d'une vue bien dégagée sur la proue et la destination du navire qui bientôt laissera deviner les côtes des États-Unis. Y attenant, le salon d'écriture. Au niveau du dessus, les espaces sont exclusivement réservés aux premières classes. On y trouve le véranda-bar du Lido s'ouvrant sur la piscine de première. Tous les communs sont des véritables œuvres d'art, ou en tout cas, elles en possèdent. Là encore, la classe cabine n'ont pas été oubliées. Une peinture murale gigantesque de Felicità Frey représente une allégorie de l'automne, recouvrant le mur derrière le piano à queue de la salle de balle. Dans le bar de classe cabine, une autre fresque épouse les formes irrégulières du mur. Je vous passe les détails de l'embrissage de bois rare, ses céramiques, ses miroirs somptueux ou ses cristaux scintillants. Le Doria est conçu comme, je cite, une immense machine d'une efficacité totale, comme un véritable navire et aussi comme un témoignage palpable de l'importance qu'occupe la beauté dans la vie de chaque jour. Finalement, il n'y a qu'en classe touriste où tout y est plus épuré. Mais vous voyez, ce ne sont clairement pas les distractions qui manquent à bord et tout donne envie de venir y vivre une traversée. Les chambres sont tout aussi accueillantes et chaleureuses. On y trouve, évidemment, des suites en première dont l'une a particulièrement marqué les esprits. Aujourd'hui, on la trouverait kitsch ou de mauvais goût, mais à l'époque, la riche clientèle américaine se l'arrachait. C'est la suite dite Zodiac. C'est simple, elle est dans des tons bleus et entièrement décorée avec les signes du Zodiac. Même les objets comme le téléphone ou la cuvette des toilettes sont recouverts de signes du Zodiac. Sur le papier peint, je vous laisse deviner, des signes du Zodiac bien sûr. En classe cabine, elles sont dans l'air du temps des années 50 avec des couchettes simples ou superposées. Et en classe touriste, ce sont des chambres de 4 couchettes superposées. Andrea Doria est un paquebot particulièrement sûr. Il est équipé d'une double coque divisée sur toute sa longueur en... 11 compartiments étanches et il répond aux spécifications de la conférence de 1948 sur la sûreté des vies en mer qui imposait qu'un paquebot soit en capacité de rester à flot avec deux compartiments étanches inondés. Des cloisons transversales en continu s'étendent du fond jusqu'au pont A et empêchent l'eau de passer d'un bord à l'autre et d'après ces plans, le Doria ne devrait pas dépasser une gîte supérieure à 15 degrés. Ça vous paraît farfelu ou difficile à comprendre ? Bon, ne vous inquiétez pas. On va revenir sur ce sujet plus en détail puisqu'il est au cœur du naufrage. Au terme de sa construction, le Doria effectue son voyage inaugural le 14 janvier 1953, soit presque trois ans après le lancement du chantier. C'est la fierté de l'Italie qui redresse enfin la tête et se montre au reste du monde et l'accueil est très très chaleureux. Personne n'est insensible au charme incontestable de ce beau transatlantique qui part de Gênes en passant par Naples, fait des escales sur la rivière afrançaise et à Gibraltar avant de tracer tout droit vers les côtes américaines en vue de faire son entrée triomphale à New York. Il n'est peut-être pas le plus rapide, mais pouvait atteindre les 26 nœuds comme relevé pendant ses essais. Cependant, sa vitesse moyenne de croisière est de 23 nœuds. Et à cette vitesse, il dévore 10 à 11 tonnes de mazout par heure. Pas mal, non ? Dès le début de sa carrière, Andrea Doria est placée sous le commandement de Piero Calamaille. Entré dans la marine à 18 ans et ayant servi très jeune pendant la Première Guerre mondiale. Il entre ensuite au service de la marine marchande, où il embarque sur 27 bateaux différents. La Seconde Guerre mondiale interrompt sa carrière. On lui confie le commandement de la corvette de réserve et il reçoit la croix de guerre. Calamaille est un capitaine apprécié. Il est calme, rassurant et n'exerce sur ses officiers aucune pression non justifiée. On aime naviguer sous son commandement. Ce n'est pas un capitaine qui aime trop se montrer et parader parmi les passagers. Au contraire, il est discret et préfère rester près de sa passerelle. Le 17 juillet 1956, Calamaille prend donc pour la dernière fois le commandement du Doria. Je ne dis pas ça seulement parce qu'il va faire naufrage, mais parce qu'à son retour, il devra prendre le commandement du Cristoforo Colombon. Calamaille a 59 ans et approche de l'âge de la retraite qui est à 60 ans dans la marine marchande italienne. Les réserves, caves et chambres froides du Doria sont chargées de vivres qui vont être consommés durant la traversée. Quotidiennement, ce sont 5000 œufs, 700 kg de viande et de poisson, 900 kg de fruits, 70 kg de café, 800 bouteilles de vin et environ 400 litres de lait qui sont digérés par le peuple qui vit à bord de Andrea Doria. Mais dans son garage à voiture, parmi huit autres véhicules, se trouve également un modèle unique. L'occasion pour moi d'aborder une autre de mes passions qui est l'automobile. Un concept car de Chrysler est chargé à bord, la Chrysler Northman. C'est un coupé dit fastback, c'est-à-dire que la ligne du toit descend jusqu'à l'arrière de la voiture. Si elle est faite en Italie, c'est parce qu'on a confié la réalisation de cette carrosserie à la ferme italienne Gia. La vraie particularité qui fera de la Norseman un modèle légendaire qui aurait dû contribuer à son succès, c'est que son pavillon, son toit, est en porte-à-faux. Il n'est rattaché au reste de la carrosserie qu'à l'arrière. Chrysler voulait une vision complètement panoramique. A l'avant, il n'y a donc aucun montant, aucun rinfort, aucune baguette. Le toit repose légèrement sur un pare-brise lui-même sans cadre. Le concept car n'était pas seulement une maquette sur roue, non non non. Sous son capot était déjà installé un moteur Chrysler V8 de 5,4 litres, développant 235 chevaux. Ce modèle, assemblé à Turin, avait été transporté jusqu'au port de Gênes, mais arrivé en retard, il n'avait pas pu être chargé sur le premier paquebot devant quitter le port. Elle est donc chargée sur le Doria. Vous voyez, l'histoire tient à peu de choses, une succession de détails qui finissent par former un engrenage complet. Ce modèle unique, que ces ingénieurs n'auront eux-mêmes jamais vu, sera perdu pour toujours dans le naufrage. Il aurait dû être la sensation du salon prévue en 57. Il n'en reste donc que des plans et quelques rares photos. Après être parti de Gênes, Andréa Doria fait une première escale à Cannes, en France, afin de prendre quelques passagers supplémentaires. Il rejoint ensuite le port de Naples en Italie, puis Gilles Braltard, d'où il apparaît le 20 juillet à 12h30, cap sur New York. Calamaille note dans son journal de bord Nous avons à bord 1134 passagers au total, 190 en première classe, 267 en classe cabine et 677 en classe touriste. 401 tonnes de fret, 9 autos, 522 bagages personnels et 1754 sacs de courrier. Ajoutez à cela 572 hommes d'équipage. Ce début de traversée n'a rien de particulier. Les passagers vivent au rythme des mouvements du paquebot. Le matin, il y a le service religieux dans la chapelle attenant au vestibule. Au cours de la journée, on participe à des jeux, à des cocktails, à des projections de films. On fait la sieste l'après-midi sur les ponts ou bien on termine un livre dans un salon. On noue des connaissances au détour d'une conversation. On peut se détendre autour des piscines dans toutes les classes. Puis le soir, c'est le repas raffiné dans la salle à manger. Après celui-ci, direction la salle de bal ou le bar du pont du Lido pour étendre la soirée jusqu'au bout de la nuit. Les passagers s'abandonnent tout entier au luxe du Dorian, se laissent volontiers être choyés par les maîtres d'hôtel et les garçons de cabine qui espèrent aussi voir un beau pourboire à l'arrivée. Après quelques jours au milieu de l'Atlantique, Andrea Doria rencontre une tempête. Rien de bien mémorable si ce n'est qu'elle a pour conséquence de faire prendre du retard sur l'heure d'arrivée du Doria. Ce détail entrera en compte dans les futures prises de décision du commandant Calamaille. Notre histoire arrive à présent au 25 juillet 1956. Andrea Doria doit arriver le lendemain matin à New York. Il est en approche de Nantucket, dont il devrait passer le bateau-feu tard dans la soirée. À bord, l'ambiance est entre mélancolie et excitation. En première et classe cabine, on commence à faire les adieux aux personnes rencontrées au cours de cette parenthèse enchantée des huit derniers jours. On s'échange des adresses, on promet de se revoir ou de faire affaire, comme à chaque fois. Les robes sont rangées dans les mâles de voyage, les vêtements soigneusement pliés, puis les garçons de chambre commencent à amener les bagages à tribord vers le pont de promenade pour les décharger plus rapidement et ne pas être bloqués dans les coursifs demain matin. On passe au coffre du commissaire de bord pour récupérer les liasses de billets, les bijoux ou tout objet jugé trop précieux pour être gardé en cabine. Il est aux alentours de 15h ce jour-là et le Doria entre dans le brouillard. Vous savez, ce légendaire brouillard de Nantucket qui avala bien des navires. Ce brouillard, Calamai s'y attendait. Il le connaît, c'est la routine et d'après son expérience, il sait que, même si pour l'instant il est fin, il sera de plus en plus épais à mesure qu'il approchera de la côte. Il prend donc les mesures nécessaires à tenir en cas de brume, c'est-à-dire qu'il fait descendre les 11 cloisons étanches, active sa corne de brume à intervalles réguliers toutes les 100 secondes, téléphone à la chaufferie et dit au chef mécanicien C'est bon, la brume ! Celui-ci savait exactement ce qu'il devait faire en retour, descendre la pression dans les chaudières, les ramener de 40 à 37 kg, ce qui réduirait symboliquement la vitesse. En effet, la réglementation disait qu'en cas de brume, de neige ou de fort grain, l'allure du navire devait être modérée. Mais que signifie modérer ? Rien. Ce n'est pas une indication de vitesse, c'est en fait l'essai à la libre appréciation du capitaine. La vitesse du Doria passe donc de 23 nœuds à un peu plus de 21 nœuds. À ce moment, Calamai prend ce qu'on appelle un risque calculé, mais qui part d'une bande à tension. Il n'est pas le seul capitaine à le faire, tous le faisaient. Il l'a déjà fait auparavant et d'autres l'auraient fait à sa place tout comme il aurait continué de le faire si l'incident qui est en train de se nouer ne s'était pas produit. Il sait que son navire est attendu au port le lendemain matin et qu'il a déjà plus d'une heure de retard. Ce n'est pas insignifiant. 250 dockers payés par la compagnie seront présents au port à 8h pour attendre le Doria, décharger ses marchandises et préparer le voyage retour. Ce personnel est payé à l'heure que le paquebot soit là ou non. Ce risque calculé n'est pas le seul à entrer dans l'équation. Le Doria arrive à la fin de son voyage et les cuves de carburant situées à l'avant sont vides, relevant la ligne de flottaison du navire qui est du coup plus enclin à rouler. Calamaille aurait dû faire remplir les ballastes afin d'équilibrer. Il ne l'a pas fait, mais là encore, ça part d'une bonne intention. Le bateau est ainsi plus léger, il consomme moins de mazout et réalise ainsi des économies sur les frais de carburant. Ce sera lourd en conséquence par la suite, vous le verrez. Sur la passerelle, pareil, ces officiers savaient exactement ce que Calamaille attendait d'eux. La timonnerie est équipée d'un radar permettant de détecter la présence d'autres navires. Ce radar, situé à droite de la barre, est réglé sur 20 000 marins, soit environ 37 km. Un officier se place donc devant ce radar. Je vous rappelle que cette zone, à l'approche de Nantucket, est très très fréquentée entre les paquebots, les cargos, les navires de pêche, etc. Le getter... Placer dans son nitpi est également appelé et on lui demande d'aller se placer à l'extrémité de la proue du navire, c'est-à-dire à l'avant. Plus près de l'eau, sa vue sera meilleure pour apercevoir si un autre navire se trouve sur la route du Andréadoria ou non. Toutes ces précautions prises sont là, routine, c'est un automatisme. C'est comme allumer les essuie-glaces en voiture lorsqu'on roule sous la pluie. Il n'y a aucun stress, aucune inquiétude. Tout son confiance au radar et qu'Alamai est fort de son expérience et de sa renommée. Mais justement, sa confiance et son expérience sont en train de jouer contre lui. Sur les ponts, les passagers ne se soucièrent de la vitesse du bateau ou des précautions prises ou non. Cela n'est pas de leur ressort. Cependant, ils notèrent le brouillard et les derniers attraînés sur les ponts à admirer l'océan retournèrent eux aussi à leur cabine pour y finir les préparatifs du débarquement du lendemain. Ce soir-là... Pas de gala, le bal d'adieu a eu lieu la veille justement, pour laisser le temps aux passagers de soigneusement ranger leur robe et parure de lumière. À mesure que la journée passe, le brouillard s'épaissit comme prévu. Calamai ne quitte que brièvement sa passerelle lorsque le brouillard se dissipe ponctuellement. Une première fois pour remplir des documents à son bureau, et une seconde pour changer de tenue et coiffer sa tête de son béret bleu afin de protéger son crâne du froid de la nuit. Ce soir, ses allées et venues sur les ailes de la passerelle seront fréquents. Il s'y prépare. Dans la salle à manger, les passagers commencent à venir et prendre place. Il est temps pour nous de faire la connaissance de certains d'entre eux. Faufilons-nous entre les tables et là, regardez à la table de quatre. Ici, c'est la famille Chanfara. Une famille espagnole recomposée. Jane a épousé Camille Chanfara en seconde noce. Camille est un journaliste correspondant du New York Times. Times à Madrid. Ils sont en vacances aux États-Unis. Ils parlent à table de la brume qui enveloppe le paquebot et ils inventent des histoires à ses filles. La petite Joanne, 8 ans, naît de son union avec Jane. Et Linda, née du premier mariage de Jane avec Edward Morgan, un commentateur radio de New York. Toutes sortes de choses peuvent arriver dans la brume. Peut-être allons-nous aborder un autre navire. Je serai en première ligne et il me faudra couvrir l'événement pour le journal. À ce moment-là, il ne croit pas si bien dire. Voyant l'inquiétude dans les yeux de ses filles, Madame Chanfara s'empressa de les rassurer. Mais non, voyons, le navire est sûr. Regardez, le capitaine n'est pas descendu manger parce qu'il veille sur la passerelle. À notre sécurité à tous ! Un peu plus loin dans la salle, le couple Martha et Thur Peterson. Monsieur Peterson est un chiropracticien de New York réputé. On ne peut pas le louper, regardez. Grand, large d'épaule, une véritable force de la nature. Ils sont les voisins de cabine du couple Chanfara. Passons dans la salle à manger des secondes classes et faisons la connaissance de George Crandall, courtier en assurance à New York, et son ami Sylvain Hedler, directeur d'une maison d'import-export. Ils sont à table ensemble dans la salle à manger et Sylvane fait remarquer à son ami qu'il doit impérativement penser à passer voir le commissaire de bord demain matin pour récupérer son argent au coffre. Une fois le repas terminé, les deux amis décident de se rendre au bar pour y retrouver Christine, une française vivant à Menton en France, et Marguerite, mariée à un homme d'affaires londonien qu'elle vient rejoindre à New York. Tous les quatre avaient noué connaissance durant la traversée. C'était donc l'heure des adieux. Le paquebot file toujours à plus de 21 nœuds dans l'épais brouillard et deux scénarios vont à présent entrer en scène. Nous sommes sur la passerelle du Doria où à 21h20, un spot apparaît sur le radar. Un point jaune qui s'allume chaque fois que l'aiguille du radar qui tourne sur elle-même passe devant ce point. Le lieutenant de car Franck Kini s'approcha de l'appareil et scruta le point dont l'écho se rapprochait du centre du radar. Il dit alors Hum, ce ne peut être que dans Tuket Il se rendit dans la salle des cartes située juste derrière la passerelle, notant le point et relevant les données sur la carte. Il en eut à présent la certitude. Calamay donna alors l'ordre de tourner la barre de 6 degrés à gauche, sinon ils auraient coupé en deux le bateau phare, même si pour le moment, ils n'envoyaient pas la lumière dans ce brouillard épais. Ils sont à présent sur la route de New York. L'océan, bien que brumeux, est calme ce soir-là, ce qui sauvera probablement beaucoup de personnes comme nous le verrons. Comme dit précédemment, le Doria roule un peu plus qu'en début de traversée car un peu plus de 4000 tonnes de mazout ont été brûlées et les réserves d'eau douce sont elles aussi presque épuisées. Comme dit précédemment, Calamai n'a pas fait remplir les ballastes pour compenser cette perte de poids. Sur un paquebot, les superstructures sont lourdes et la coque est fine car taillée pour la vitesse. Le Doria oscille comme un balancier sur l'eau. J'exagère un peu, c'est à peine perceptible tant les passagers y sont habitués. Et le Doria n'est pas une exception. Tout paquebot tangle légèrement, aucun ne reste droit. La soirée passe, il est un peu plus de 23h et un nouveau point apparaît sur le radar face au Dorian. Les officiers et Calamaille se regroupent autour de l'appareil. Je vous rappelle que ça n'a rien d'exceptionnel dans cette zone fréquentée. Les manœuvres d'évitement sont monnaie courante et ne présentent aucune difficulté si elles sont exécutées comme elles doivent l'être. La réglementation à ce sujet est très précise. Si deux paquebots se trouvent sur la même route, ils doivent alors abattre la roue à tribord, à droite, pour qu'ils puissent se croiser bas-bord contre bas-bord, à gauche donc, comme lorsqu'on circule en voiture en fait. Le point se déplace rapidement vers le centre du radar et en se rapprochant, Calamaille constate qu'il est légèrement sur tribord du Doria et que leurs routes se croiseront. Leur première erreur est de ne pas répertorier les déplacements du point. Ainsi, il ne calcule ni sa vitesse, Ni sa route. Pour Calamai, si ce navire est sur Tribord, à droite, c'est qu'il fait route vers Nantucket, vers la côte, et qu'il s'agit sûrement d'un chalutier ou un autre navire de pêche. Très grosse erreur d'appréciation. En face du Doria, ce n'est absolument pas un navire de pêche, et c'est une autre scène qui se joue. Nous voici donc à bord du MV Stockholm. MV pour moteur-vaisseau, ce n'est pas un paquebot vapeur, mais un paquebot à moteur diesel. Il manœuvre plus vite, mais sa puissance est nettement inférieure. Stockholm est un transatlantique suédois de la Swedish American Line, mis en service en 1948 et assurant la liaison entre New York et Gothenburg en passant par Copenhague. C'est un petit paquebot à la coque blanche, longue de 160 mètres et composé de 7 ponts. Ce n'est pas un navire très apprécié. Il est réputé pour rouler fortement. Nous ne sommes pas non plus dans les fastes des luxueux paquebots anglais, français ou italiens. Non, le Stockholm est simple, mais confortable. Il n'y a rien de particulier à noter sur sa décoration. Il est parti de New York ce 25 juillet et s'apprête donc à franchir les portes du vaste océan Atlantique en passant le bateau-feu de Nantucket. Il ne navigue donc pas très vite, 18 nœuds environ, et rapidement, il est dépassé dans la journée par l'île de France, sublime paquebot français en fin de carrière, qui avec ses 23 nœuds a vite fait de rattraper le Stockholm. Il avait appareillé du port de New York peu de temps après lui et filait droit vers le Havre. Sur la passerelle de Stockholm, c'est le lieutenant Johan Ernest Carstens qui est de quart. C'est un jeune homme de 26 ans, de belles carrures, grand, large d'épaule, au visage enfantin. Il gravit rapidement les échelons, c'est un homme sérieux, consciencieux et attentif. Il espère bientôt entrer à l'école des capitaines. et assure son quatrième voyage à bord de Stockholm. C'est lui qui sera de quart entre 20h et minuit. Il relève donc son équipier et ami Lars Ennestrom et échange avec lui de la trajectoire définie avec le capitaine, du cap à tenir et des derniers bulletins météo reçus. Rien de notable ce soir-là. La mer est calme et contrairement au Doria, eux ne se trouvent pas du tout dans le brouillard. Le ciel est couvert, mais il fait encore jour, tout du moins, la luminosité commence à décliner. Carstens sait qu'il est dans une zone fréquentée. Un regard sur le radar lui indique pourtant qu'aucun autre navire ne se trouve autour d'eux. Enstrom, ce soir-là, ne s'attarde pas sur la passerelle à converser avec son ami comme il le fait habituellement. La journée fut longue et fatigante pour les lieutenants du Stockholm. Un jour de départ est toujours éprouvant. Ils étaient à la tâche depuis 6h du matin à surveiller les chargements dans les cales, contrôler l'embarquement des passagers, régler tous les petits soucis, préparer les routes, etc. Le jeune officier se trouve alors seul sur la passerelle avec trois marins sous ses ordres. Un homme à la barre, un dans le nid de pie et un autre disponible dans la timonnerie pour veiller avec lui et surveiller le radar. Carstens se sent bien et il est confiant. Il est à bonne école sur Stockholm, il le sait. Il est lui-même sous les ordres du très expérimenté et très très exigeant commandant Nordensen, âgé de 63 ans dont 46 années passées en mer. Il dirige son navire et ses hommes d'une main de fer, avec autorité et énergie, et ne laisse rien au hasard. L'homme de bar est debout sur ses calbotis, adossé contre la cloison derrière lui. Face à lui, une boîte en bois contient des chiffres, 090, lui indiquant le cap à maintenir. Il faut parfois corriger la barre. Un navire dérive constamment de son cap. Carstens sait qu'il doit fréquemment venir près de cet homme, qui a tendance à être souvent trop distrait, et laisser filer le navire de 3 ou 4 degrés. En se rapprochant de lui, il le rappelle à l'ordre sans avoir un seul mot à prononcer. Vers 21h, Nordenson se présente sur la passerelle après avoir pris son repas. Il échange quelques mots avec son lieutenant, puis redescend dans sa cabine située juste sous la passerelle en demandant à être appelé à la moindre situation et qu'il serait de retour, quoi qu'il arrive, vers 23h30. Il se rend en approche de Nantucket et à ce moment-là, il faudra procéder au changement de route. Carstens continue d'arpenter la passerelle. La nuit est tombée, il fait des allées et venues entre les ailes extérieures, scrutant l'horizon, levant les yeux vers le Nidli. Un léger voile se dessine à l'horizon, mais la visibilité reste bonne. Rien n'est à signaler, tout est calme. Il est même surpris de ne croiser aucun navire. Pourtant, il vient jeter un œil toutes les trois minutes à son radar. Sur la passerelle sombre du Stockholm, tout est calme. Peu avant 23h, un point apparaît sur le radar. Kerstens vient relever ce spot. Il constate qu'il se trouve à 6000, soit environ 11 km et 4 degrés par bas bord de leur position. Il sort sur l'aile de la passerelle, scrute l'horizon, mais ne voit rien. Il revient dans la salle des cartes et note la position. Si les deux positions ne changent pas, ils se croiseront par bas bord. Il devra quand même... abattre sa roue sur tribord, mais avant d'effectuer cette manœuvre, il veut avoir un contact visuel avec l'autre navire, comme on lui a enseigné. Il revient alors sur la passerelle et demande au guetteur de bien veiller au bateau approchant sur bâbord. Il relève encore ce que lui indique le radar, les rapporte sur ses cartes et constate que les deux navires ont une vitesse de rapprochement de 40 nœuds, ce qui donne approximativement 75 km heure. C'est donc lui aussi un navire rapide d'autonnage important. Encore une fois, j'insiste. Tout ce qui se passe à ce moment n'a rien d'inhabituel et Carstens est confiant. Il a exécuté cette manœuvre tant de fois qu'on ne peut plus les compter. L'horloge sonne 11h à la timonnerie. L'homme de bar sonne la cloche. Nordenson, dans sa cabine, l'entend. Il sait que dans 30 minutes environ, ils auront Nantucket en vue et donc qu'il devra procéder au changement de route. Il termine de rédiger son journal. Temps superbe et chaud. Légère brume à l'horizon. Quitter New York à 11h31. Il est vraiment agréable de quitter cette fournaise de New York. De son côté, le jeune lieutenant multiplie les allées et venues entre son radar et la passerelle extérieure de bas bord, s'attendant à voir les lumières de l'autre navire d'un moment à l'autre. Pensez bien que pour lui, la visibilité est bonne, il n'y a pas de brume. Il ne se doute pas un seul instant que l'autre navire, dont il ignore l'identité, est lui dans une brume très, très épaisse. Calamaille sur sa passerelle ne voit même pas le bout de sa proue sur son navire. Si vous pensez deviner ce qui va se produire, vous êtes encore... Loin de toute la vérité. Le drame pour le moment peut encore être évité. Tout repose sur les détails, mes amis. 23h06 à l'horloge de la timonnerie. Carstens revient à nouveau consulter le radar. Le point sur l'écran est toujours à bas bord et la distance entre eux est de 1,9 000 marins, soit moins de 2 km. Le guetteur s'exclame alors au même moment. Des feux par bas bord ! Carstens saisit ses jumelles et juge que les deux navires sont bien en train de s'écarter l'un de l'autre. Par précaution, il décide d'accroître la marge de sécurité et donne un premier ordre à l'homme de barre d'une voix calme et posée. À droite. 10. La barre fait deux tours à droite et Carstens voit les traves du Stockholm s'écarter des lumières de l'autre paquebot. La manœuvre est accomplie. 0. La barre est ramenée au centre. Le téléphone sonne sur la pincelle. Calmement, Kerstens décroche. Lui dit l'homme dans le nid de pie. Bien, répondit Kerstens. Mais au moment où le vigi raccrochait son téléphone, la situation changea. Il vit les feux virés de bord. Idem sur la passerelle. Le marin présent avec Kerstens, observant la manœuvre, fit le même constat depuis l'aile tribord de la passerelle. Il rentre précipitamment pour avertir son lieutenant, qui venait de faire le même constat. Médusé, Carstens sort sur l'aile bâbord et voit à présent la coque noire d'un navire se dessiner sous ses yeux et venir littéralement lui couper la route en lui présentant son flanc tribord. La situation n'est plus un banal croisement. On court droit à la catastrophe. En une fraction de seconde, il se rue sur la passerelle, attrape la poignée de son transmetteur d'ordre et fait passer de stop à en arrière toute Cette fois, il hurle à l'homme de bar. Allo à toute ! Ah ! 2, 3, 4, 5, c'est le nombre de tours qu'effectue rapidement la barre en tournant comme une toupie sur son axe. A cet instant, Carstens commet un manquement et une erreur grave. Il ne fait pas donner deux coups de sifflet pour signaler à l'autre paquebot sa manœuvre. Nordensen entendit tout le tintamarre, réagit et sauta de son fauteuil en entendant le télégraphe sonner à deux reprises, lui indiquant qu'une manœuvre urgente avait lieu. Il attrape sa casquette et sort immédiatement de sa cabine. Dans la salle des machines, on ne perdit pas une minute pour exécuter les ordres. Stockholm tressaille, vibre. Sur la passerelle, c'est une scène que personne n'oubliera de sa vie qui se déroule sous leurs yeux. La masse noire d'un navire envahit toutes les fenêtres. Carstens, en un dernier éclair, pense à une chose, descendre les cloisons étanches. À la barre, l'homme se crispe et écarquille les yeux, paralysé. Il serre les dents en se disant je suis fichu C'est la fin pour moi ! Sur un pont plus bas à l'avant du Stockholm, le docteur Horace Petit fut alerté par les sifflets d'un autre paquebot qu'on entendait à présent. Il passa la tête par son hublot et aperçut la coque du paquebot qu'ils allaient percuter. Il eut tout juste le temps de rentrer sa tête et de crier à sa femme de se cramponner à sa couchette. Ils allaient aborder violemment un autre navire. Alors, pourquoi ce virement de bord d'Andrea Doria ? Il nous faut revenir sur la passerelle du Doria pour le comprendre. Le commandant Calamai et son lieutenant Giannini font des allers-retours entre la passerelle et les ailes de navigation extérieures pour tenter d'apercevoir ce navire venant très légèrement sur tribord d'après le radar. Ils ne voient rien, bien sûr, mais aussi n'entendent rien. Pas de sirène, ni de sifflet, ce qui conforte Calamai, qui ne peut s'agir que d'un petit navire dont la sirène, si elle fonctionne, est trop faible pour percer le brouillard. Comme on l'a vu, s'il n'y a pas de sirène, c'est parce que le Stockholm n'est pas dans le brouillard, lui. Frankini, placé devant le radar, annonce à intervalles réguliers les déplacements qu'il constate. Effectuant des calculs de tête, il lui semble donc que la distance augmente et qu'il n'y a pas de risque de collision. L'erreur que Calamai et ses hommes sont en train de commettre, c'est que d'une part, Calamai se fit bien trop à son instinct et à son radar. Si lui ou ses hommes avaient noté ces relevés sur une carte, ils auraient constaté que leur route allait non seulement se croiser, mais ils auraient également obtenu la vitesse de déplacement de celui-ci et l'évidence leur aurait sauté aux yeux. Ce n'est pas un chalutier en face qui peut croiser à vitesse de 18 nœuds, non messieurs. Il ne change donc pas de cap et décide de maintenir son navire sur bas bord. Il croisera donc l'autre navire par tribord allant contre la réglementation. Pourquoi ? Là encore, ça part d'une bonne intention. Calamay se dit que s'il barre à tribord, il se rapproche de la côte. S'il croise encore un autre navire après, il se rapprochera encore de la côte et il modifiera trop son cap. l'obligeant ensuite à revenir sur la bonne route en perdant encore du temps. Il ne veut pas prendre le risque d'être encore plus en retard. Le paquebot devait initialement entrer au port de New York à 6h du matin. Ses 40 années d'expérience, sans un seul accident, se jouent contre lui. Il est trop confiant, trop sûr de lui et de son prestige de commandant de navire de luxe qu'il dirige depuis les hauteurs de sa superbe passerelle de navigation dernier cri. Plus bas dans le Doria, Dans ces ponts, ces passagers ont terminé leur repas. La famille Tchianfara ont rejoint leur cabine située sur le pont supérieur du paquebot. Madame Tchianfara couche ses filles qui dorment dans la cabine 52. La couchette de Linda est située à côté du hublot, celle de sa petite sœur à l'opposé. Bonne nuit, mes chéries. Elle embrasse ses filles, qu'elle entend encore rigoler, excitée à l'idée de commencer leur visite de New York au matin lorsqu'elle ferme la porte de la cabine. Elle regagne alors sa cabine numéro 54, qu'elle occupe avec son époux, juste à côté. Tous deux se mettent au lit et éteignent les lumières. Bonne nuit. Bonne nuit. À demain. À côté, dans la cabine 56, même chose. Monsieur et Madame Peterson gagnèrent leur lit respectif, deux lits jumeaux séparés par une commode. Peu avant onze heures, ils éteignirent la lumière et sombrèrent dans le sommeil comme beaucoup d'autres passagers à bord. Certains ne doivent leur salut qu'à peu de choses. Par exemple, remontons sur le pont des embarcations où M. et Mme Boyer terminent leur tasse de café dans le bar du Belvédère situé à l'avant. C'est un des derniers endroits du navire où il y a encore un petit peu de distraction avec le café du Lido sur le dernier pont. Là-bas, on y danse encore un peu ce soir et l'orchestre est en train d'y jouer Arrivederci Roma. Il est un peu avant 11h et M. Boyer est fatigué. Ils souhaitent descendre à leur cabine située au pont du vestibule à l'avant. Madame Boyer insiste. Prendre une deuxième tasse de café et profiter de ces derniers instants de luxe et de musique. Un homme devrait toujours écouter sa femme. Grâce à elle, il lui doit probablement la vie. Dans quelques minutes, leur cabine n'existera plus. Frank Kini au radar change l'échelle de celui-ci et le place sur la grande échelle, ramenant le cadran de 20 000 à 8 000. Il calcule alors que le point qui se déplace vite croisera le Doria par tribord avec un écart d'un mille marin, soit beaucoup moins de 2 km. Calamai s'approche du radar et l'observe calmement, sans tension. Le commandant, à ce moment précis, a encore la possibilité de faire basculer l'histoire et de sauver des vies, en plus de sauver son paquebot et sa carrière immaculée. Le temps se fige. Je vous l'ai dit et répété, il n'y a aucun stress. À tel point que l'homme à la barre demande la permission de sortir fumer une cigarette. La demande lui est accordée et un autre matelot, Giulio Viciano, prend sa place. Ayant terminé de réfléchir, dans ce qui ne durera qu'à peine... Quelques secondes, voyant le point à environ 5000 du Doria, soit moins de 10 km, Calamai scelle le sort des deux navires et l'avis de 51 personnes qui vont s'arrêter brutalement. Venez de 4 degrés à gauche, sans venir à droite. Calamai croit toujours qu'il croisera l'autre navire par tribord. Il ne l'a pas en vue. Il ne sait pas qu'il arrive droit sur les flancs du Doria. S'il avait suivi la réglementation à ce moment précis en ordonnant d'abattre à tribord, l'histoire aurait été différente. Les détails, mes amis, les petites histoires, ne sont que succession de petits détails qui ensemble forment un grand engrenage qui bouscule l'ordre des choses. Évidemment, Frankini, toujours devant le radar, annonce au commandant que les deux navires sont toujours sur des routes parallèles, éloignées de 2000 en dépit du changement de 4 degrés. Le commandant retourne alors à l'extérieur de la passerelle, ne voit toujours rien, n'entend rien d'autre que le sifflet régulier du Doria lui-même. Giannini, ayant rejoint son commandant, s'agace. Pourquoi ne l'entendons-nous pas ? Mais il devrait siffler ! Il retourne à l'intérieur saisir des jumelles et sonde à nouveau le brouillard. Enfin, il trouva une lueur. Là, le voilà ! Je le vois ! répondit le commandant en plissant les yeux. Au même moment, le téléphone sonna. C'était le guetteur à l'avant qui indiquait qu'il voyait lui aussi des feux sur tribord. À ce moment, tous ne voient qu'une lumière diffuse au travers du brouillard. Rien de net et de défini. Mais très vite, les feux d'un navire de gros tonnage devinrent bien visibles et tous constatèrent qu'ils tournaient. Et oui, Carstens effectue sa manœuvre d'évitement en tournant sur tribord, sur sa droite. Andrea Doria, en tournant sur bas bord à gauche, s'oriente donc dans la même direction. Pire, il lui offre son flanc tribord. Calamaille est stupéfait pendant une fraction de seconde. Réalise-t-il l'accumulation de toutes ses erreurs ? J'imagine qu'un homme de trempe de son expérience a dû tout voir défiler dans sa tête. La place de manœuvre est à présent trop mince. Est-ce encore possible de sauver le Doria ? Je ne pense pas. Mais Calamaille prie à cet instant son dernier ordre de manœuvre. d'une voix forte et abrupte. Toute au sinistre ! À gauche, toute. Giuliano Vecchiano tourna la barre aussi vite qu'il le put. Quand elle vint en butée, il s'y agrippa de toutes ses forces et de tout son poids. Franchini fit résonner le sifflet de deux coups, indiquant ainsi qu'il tournait. C'est ce sifflet qu'entendit le docteur Horace Petit sur Stockholm. Il bondit en même temps sur la poignée du transmetteur, souhaitant inverser les machines. Calamaï l'interrompit, lui disant qu'ils tourneront plus vite. Il espérait d'une certaine manière que les deux navires se trouveraient flanc contre flanc, limitant les prenages. Il rêvait. Est-ce qu'il tourne ? hurla Giannini à l'homme de barre. Le compas indiquait que le Doria commençait à tourner, mais c'était trop tard. Calamai, qui poussait de toutes ses forces sur la rambarde comme pour aider son paquebot à avancer plus vite, vit arriver droit à l'angle tribord de l'aile de la passerelle, la proue de Stockholm, puis toutes ses silhouettes. Devant l'horreur de cette scène qui lui paraissait irréelle, Il recula jusque dans la timonnerie. C'est à ce moment que le choc se produisit.