Speaker #0Demain, c'est le 1er mai, la fête du travail, ou plutôt la journée internationale des travailleurs. Si la première expression, fête du travail, célèbre la valeur travail, la deuxième, journée des travailleurs, évoque plutôt la lutte collective des travailleurs pour leurs droits. Alors, quelle signification allons-nous choisir en offrant nos bouquets de muguets ? On en parle avec le philosophe André Gortz. Je suis Alice. de Recherchoir et vous écoutez le fil d'actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don ponctuel ou récurrent en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. Le 1er mai est un jour férié presque partout dans le monde, et son histoire est très ancienne. Son origine se trouve d'abord dans la nature, en fait le printemps et la vie qui revient. Chez les Celtes, par exemple, le 1er mai est le symétrique printanier de Halloween. Mais c'est en 1886 que le 1er mai acquiert une signification politique importante. Ce jour-là, à Chicago, des ouvriers manifestent pour leurs droits. Cela fait au moins deux ans qu'ils réclament de passer à la journée de 8 heures, contre leur journée de 10, parfois 12 heures, 6 ou 7 jours par semaine. Ce 1er mai 1886, c'était la date coup près pour que les entreprises donnent leur accord. En l'absence de cet accord, c'est la grève générale, et tout le pays se met à manifester, plus de 340 000 personnes dans tous les Etats-Unis. La manifestation se passe plutôt bien. Mais dans la soirée, les choses dégénèrent. La police tue trois manifestants. Le lendemain, la mobilisation continue. Soudain, une bombe explose et une bagarre générale s'ensuit. Plusieurs policiers sont alors tués. Huit syndicalistes anarchistes seront arrêtés et condamnés pour cela, en dépit d'une absence totale de preuves. Quatre d'entre eux seront pendus le 11 novembre 1887, un an et demi plus tard. Et on appelle ce jour le Black Friday. Ironie de l'histoire, le Black Friday est aujourd'hui, aux Etats-Unis, un jour où les magasins pratiquent des soldes considérables, ce qui pousse à la surconsommation. D'une journée symbolisant la lutte collective pour les droits des travailleurs, le Black Friday est devenu l'emblème de la consommation à outrance. Mais revenons à notre fête des travailleurs. Nous sommes maintenant en 1889, quelques années après le massacre de Chicago. C'est le centenaire de la Révolution française. Pour l'occasion, le philosophe et politique Friedrich Engels réunit à Paris la Deuxième Internationale. Engels est un grand ami de Karl Marx, avec qui il a co-écrit un certain nombre d'ouvrages et co-fondé la pensée communiste. Engels crée l'Internationale Ouvrière, un mouvement destiné à coordonner le mouvement ouvrier mondial. En 1889, c'est la deuxième édition. On fait alors du 1er mai une journée de manifestation pour la journée de 8 heures, en hommage à l'histoire américaine.
Speaker #0Depuis, il y a eu 135 1er mai. La journée de 8 heures est peu à peu mise en place dans les années 20, mais la journée du 1er mai demeure, pour célébrer la lutte des travailleurs. En France, Ambroise Croizat, le père de la Sécurité sociale, institue le 1er mai comme jour férié en 1947. Le 1er mai a donc une signification historique marquée par des idéaux de gauche. Cette journée symbolise la lutte pour les droits, la manifestation, et l'internationale ouvrière. D'ailleurs, anecdote amusante, alors que le 1er mai a un lien très fort avec l'histoire américaine, les Américains ne célèbrent pas la fête du travail le 1er mai, justement en raison de sa trop forte tonalité marxiste. Et pourtant, pendant la Seconde Guerre mondiale, le 1er mai est aussi célébré par le maréchal Pétain. mais sous une forme un tout petit peu modifiée. Elle devient la fête du travail et de la concorde sociale. Le travail avec un T majuscule, bien entendu. Vichy célèbre les valeurs travail, famille, patrie. Et dans ce cadre, le travail, ce n'est pas la lutte des classes, loin de là. Voilà ce qu'écrit Pétain. L'égalité doit s'encadrer dans une hiérarchie, fondée sur la diversité des fonctions et des mérites. Seul le travail et le talent deviendront le fondement de la hiérarchie française. Pétain est l'un de ceux qui ont fondé l'idéal contemporain de l'égalité des chances et de la méritocratie en réalité. Et si vous voulez en savoir plus, ne manquez pas l'épisode du fil d'actu sur la méritocratie. La notion de travail se révèle donc paradoxale. Elle est mobilisée par tous les bords politiques, mais à chaque fois de manière différente. Quel que soit le bord politique, on remarque que le travail acquiert une valeur anthropologique, c'est-à-dire que le travail est ce qui définit l'homme. Même chez Marx, en réalité, le travail est ce qui permet à l'homme de s'émanciper, il est le cœur de son humanité. Et on considère l'homme comme un homo faber, l'homme est celui qui fait, qui fabrique. Et bien sûr, aujourd'hui encore, notre gouvernement ne cesse de brandir le travail comme étant la seule dignité de l'homme. On avait déjà parlé de ce rapport au travail dans l'épisode sur la fusion des ministères du travail et de la santé, avec le philosophe Jacques Ellul. Aujourd'hui, je vais vous présenter la pensée d'un autre philosophe, contemporain de Jacques Ellul, et lui aussi précurseur de l'écologie, André Gortz. André Gortz écrit dans les années 1970-1980. Alors que les premières alertes sur l'état de la planète se font entendre, Gortz critique la recherche effrénée de la croissance et du productivisme. Il nous dit deux choses. Premièrement, Gortz pense la catastrophe écologique imminente. Le capitalisme et le productivisme sont, selon lui, des idéologies mortifères, car ils détruisent la planète et vident les ressources. Gortz prophétise l'effondrement. Je le cite. D'autres civilisations se sont effondrées avant la nôtre, dans des guerres d'extermination, la barbarie, la famine et l'extinction de leur peuple pour avoir consommé ce qui ne peut se reproduire et détruit ce qui ne se répare pas. André Gortz est l'un des premiers à penser la décroissance. Il propose une écologie radicale, fondée sur une transformation de nos modes de vie. Son projet de société, c'est la suffisance. Il faut se libérer de la consommation et des faux besoins. Et toute cette réflexion, et c'est le deuxième point, conduit à une approche nouvelle du travail. Plutôt que de faire du travail le cœur de notre humanité, il faut au contraire se libérer du travail. Gortz affirme que la vraie vie commence en dehors du travail et que, je cite, « il ne s'agit plus de conquérir du pouvoir comme travailleur, mais de conquérir le pouvoir de ne plus fonctionner comme travailleur. L'idée, c'est que la société ne soit plus entièrement fondée sur la valeur travail, que le travail ne soit plus la valeur morale par excellence, qui détermine l'intégralité des rapports sociaux et constitue la majeure partie de la vie des gens. Gortz défend le partage du travail et la création d'un revenu minimum d'existence dès les années 80 et 90. Vous l'aurez compris, Gortz s'oppose à la fois au capitalisme et au communisme, qui défendent tous deux la croissance à outrance et le productivisme. En 1990, il publie un article dans Le Monde Diplomatique que je vous conseille vivement de lire, et je vous mettrai le lien dans la description de l'épisode. Cet article est à la fois puissant et limpide. Gortz note que l'augmentation de notre productivité devrait baisser notre quantité de travail. Puisque nous produisons toujours plus de richesses pour une quantité de travail nécessaire toujours moindre, nous devrions travailler de moins en moins. Et en effet, il y a de moins en moins de travail et il n'y en a pas assez pour tout le monde. Mais l'idéologie du travail est tellement ancrée que nos sociétés refusent cette réalité. Au lieu de partager le travail et de faire advenir une société du temps libre, nous développons de nouveaux types d'emplois, les services à la personne. Selon Gortz, nous transformons en prestations de service des activités que nous assumions auparavant nous-mêmes. Gortz nous dit « Nous entrons à reculons dans une civilisation du temps libéré, incapable de la voir et de la vouloir, incapable donc de fonder une culture du temps disponible et une culture des activités choisies. Alors, selon l'analyse de Gortz, il faut penser à un nouvel horizon sociétal pour cesser de faire du travail rémunéré la source principale de l'identité et du sens de la vie. Il ajoute, il faut transformer cette libération du temps en une liberté nouvelle. et en des droits nouveaux. Le droit de chacun de gagner sa vie en travaillant, mais en travaillant de moins en moins, de mieux en mieux. Aujourd'hui, on estime qu'environ la moitié des activités économiques ne répondent à aucun besoin réel et ne doivent leur existence qu'à un système économique fondé sur la logique du profit. Alors, dans la lignée d'André Gortz, on pourrait imaginer un horizon proche, où la fête du 1er mai ne serait ni la fête du travail, ni la journée des travailleurs, mais la célébration de la fin du travail. Le 1er mai pourrait être la journée célébrant le passage à une philosophie de la décroissance, de la suffisance, du loisir, des activités gratuites, sans but productif. Le 1er mai serait la fête du droit à la paresse. et on consacrerait la journée à faire des bouquets de muguets. Malheureusement, nous sommes encore loin de cette société. Mais ce n'est peut-être pas si utopique. Alors, en attendant la fête du non-travail, il nous faut lutter collectivement pour le partage des richesses et la fin de l'idéologie productiviste, au nom de l'équité sociale et de la préservation écologique. Alors, pour le moment, c'est plutôt un bouquet de fleurs rouges qu'il nous faut confectionner. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram sur mon compte Alice de Rochechouart. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Merci à Lucie, Élodie, Alix, Bruno, Alexandre, Étienne, Philippe, Cédric, Augustin, Laurent, Thomas. Mathieu, Clément, Louis-Michel, Grégoire, Isabelle, Olympe, Antoine, Franck, Alain, Célia, José, Juliette, Gauthier, Florence, Bastien, Florian et Tristan. Vous aussi, vous pouvez rejoindre l'aventure du fil d'actu. Merci et à très vite !