Speaker #0En ce moment, les actualités sont toutes plus inquiétantes les unes que les autres. Menaces d'une guerre nucléaire entre les États-Unis, Israël et l'Iran, réchauffement climatique qui ne fait que s'accélérer, politiques de plus en plus répressives en France, courons-nous vers une catastrophe inéluctable ? Comment devons-nous agir et réagir face à ces menaces existentielles ? Comment penser l'avenir ? On en parle avec le philosophe Jean-Pierre Dupuis. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don ponctuel ou récurrent en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. Cette année, l'actualité a été particulièrement inquiétante. Il y a l'horreur du génocide à Gaza et la complicité occidentale, les menaces de guerre nucléaire en Ukraine et maintenant en Iran, qui nous ramènent aux heures les plus menaçantes de la guerre froide, des politiques particulièrement répressives contre les personnes exilées, avec la semaine dernière, des rafles organisées par Bruno Retailleau dans toute la France pour arrêter des personnes en situation irrégulière. Et puis, le réchauffement climatique, qui ne cesse de s'intensifier. Ça y est, le seuil des 1,5 degrés supplémentaires sera inéluctablement franchi. La seule question est désormais de savoir où on va s'arrêter. On a donc le sentiment d'être dans une dystopie autoritaire et de se diriger irrémédiablement vers l'apocalypse. Alors, comment expliquer notre inertie ? Comment expliquer que la majorité de la population et des gouvernements détournent les yeux ? Le philosophe Jean-Pierre Dupuis s'est posé ces questions il y a déjà 20 ans. Selon lui, l'obstacle majeur à un sursaut face à toutes ces menaces est d'ordre conceptuel. Nous avons acquis les moyens de détruire la planète et nous-mêmes, mais nous n'avons pas changé nos façons de penser. Ce qu'il remarque, c'est que nous faisons toujours tout pour sortir la catastrophe de notre réalité. Le paradoxe de la catastrophe, c'est qu'elle déborde toujours notre imagination, nos prévisions, nos calculs probabilistes. C'est ce qui différencie la catastrophe du risque d'ailleurs. Le risque, c'est un danger prévisible. La catastrophe, elle, elle n'est jamais vraiment anticipable. Elle dépasse toujours les possibilités qu'on avait identifiées. Avant de se produire, la catastrophe nous paraît toujours inconcevable, irréelle. Elle est toujours impossible jusqu'au moment où elle advient. Alors, comment empêcher ce qu'on ne peut imaginer ? La prévention paraît impossible. Inversement, si nous parvenons à empêcher la catastrophe, si rien ne se produit, alors nous nous dirons rétrospectivement que nous avons exagéré les dangers. Nous allons minimiser a posteriori et nous dire que la prévention était inutile. Ainsi, dans les deux cas, nous sortons la catastrophe du champ des possibles, soit parce qu'elle n'est jamais prévisible, soit parce qu'elle ne s'est jamais produite. Dupuis veut donc réinventer un modèle conceptuel qu'il appelle « catastrophisme éclairé » . Qu'est-ce que cela signifie ? Dupuis commence par identifier deux postures nocives. D'un côté, l'optimisme naïf, de l'autre, la collapsologie. Les optimistes naïfs, voire béats, ce sont ceux qui détournent les yeux, qui pensent que l'humanité s'en sortira toujours. Nous nous adapterons, disent-ils, nous créerons la technologie nécessaire. Nous ne nous inquiétons pas, le futur détient la solution. Les collapsologues, à l'extrême inverse, sont celles et ceux qui pensent que l'effondrement est certain. Ils ont donc cessé d'agir pour empêcher la catastrophe et n'agissent plus que pour survivre dans un monde de l'après. Ces deux types de comportements renforcent la probabilité que la catastrophe se produise, puisqu'ils ne font rien pour l'en empêcher. Les premiers n'y croient pas, les seconds y croient trop. Dans les deux cas, on n'agit pas, et donc on contribue à la faire advenir. Alors, comment envisager la catastrophe ? Que pourrait être ce catastrophisme éclairé ? Ce qu'il faudrait, nous dit Dupuis, c'est combiner les deux approches. Être à la fois certain de la catastrophe, afin qu'elle puisse être dissuasive, tout en ouvrant la possibilité qu'elle ne se produise pas, afin de préserver l'espoir et générer l'action. Une ligne de crête difficile à tenir. Il faut obtenir une image de l'avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante, est suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation. En fait, plutôt que de repousser la catastrophe dans un temps improbable, voire impossible, il faut la penser au présent. Comme une épée de Damoclès, à laquelle il nous faut sans cesse nous confronter. Il faut sortir d'une représentation du temps, où passé, présent, futur sont bien distincts et se succèdent. Nous devons plutôt penser un présent où l'avenir est déjà là. Dupuis nous enjoint ainsi à être à la fois certains et incertains, à penser la catastrophe comme inéluctable tout en laissant l'avenir ouvert. Une ouverture qui doit générer de l'action et non du déni ou de l'attentisme. Aujourd'hui, les scientifiques spécialistes du réchauffement climatique ne parviennent pas à prévoir. Et ils alertent sur un possible emballement climatique, dont les conséquences sont impossibles à anticiper. Les dernières années ont été plus chaudes que ce que les scientifiques avaient imaginé, et chaque mois bat son propre record de chaleur. Il est tout à fait possible que la catastrophe s'emballe, s'accélère, qu'elle soit en fait déjà en train d'advenir. Quant à la catastrophe nucléaire, elle nous paraît impossible, et pourtant elle est tout à fait plausible. De même, le fascisme nous paraît cantonné au passé, et pourtant les pratiques fascisantes se multiplient dans nos sociétés. Et quand nous détournons les yeux, ou bien quand nous sommes résignés au pire, nous aidons tout cela à advenir. En fait, le catastrophisme éclairé est un défi à notre illusion de toute puissance. Il nous pousse à l'humilité. La catastrophe décrit notre incapacité à maîtriser notre puissance, nos technologies, notre soif de pouvoir, la certitude que nous pouvons prédire l'avenir. Dans le catastrophisme éclairé, nous dit Dupuis, nous nous confrontons à notre destin, qui n'est tel que parce que nous ne reconnaissons pas les conséquences de nos actes. La proposition de Dupuis, c'est donc de considérer que le pire est toujours certain, que l'impossible est inéluctable, tout en laissant l'avenir entre-ouvert. C'est ce paradoxe qu'il faut maintenir, cette urgence permanente, cette épuisante inquiétude. Nous devons être des prophètes de malheur, qui annonçons le pire pour qu'il ne se produise pas. Même, nous devons être des faux prophètes, qui annonçons la catastrophe en espérant que l'avenir nous donne tort. Alertons autour de nous, agissons en tenant compte des problématiques climatiques et politiques, œuvrons à rendre crédible l'imaginaire de la catastrophe, vivons au temps de l'apocalypse. Comment faire vivre la catastrophe dans le temps présent ? Eh bien, en la représentant justement, en la rendant présente. en imaginant ce qu'elle pourrait être, même si on sait qu'elle dépassera toujours nos prédictions. De plus en plus d'artistes, d'auteurs, d'autrices, de créateurs, de créatrices de contenu tentent de donner vie aux anticipations climatiques et politiques pour générer des prises de conscience sur l'imminence de la catastrophe. Il y a quelques années, la série britannique Years and Years m'avait particulièrement marquée. En quatre épisodes, elle montrait un avenir à la fois repoussant et totalement crédible, exactement. comme dans le catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuis. Si nous détournons si facilement le regard, c'est parce que la catastrophe a aujourd'hui la forme d'un trou noir, une grande inconnue qui nous aspire et nous oblige à fermer les yeux. Si nous parvenons au contraire à faire vivre les représentations d'un avenir catastrophique, aussi bien dans les domaines politiques que climatiques, alors nous parviendrons peut-être à mobiliser et à générer des actions collectives. Je suis convaincue qu'aujourd'hui plus que jamais, L'imaginaire a un grand rôle à jouer dans l'avenir de l'humanité. Il nous faut reconquérir la puissance de l'imagination pour éviter que le cauchemar ne devienne réalité. Et si la catastrophe advient tout de même, si nous n'y suffisons pas, au moins nous pourrons dire que nous avons tout fait pour l'en empêcher. Ni optimisme béat, ni pessimisme radical, mais tout simplement pouvoir se regarder dans le miroir. En grec, catastrophe signifie soit bouleversement, soit fin. À nous d'agir en faveur du premier sens pour empêcher le second. C'était le dernier épisode de cette saison. Merci mille fois de l'avoir suivi à mes côtés. Mais rassurez-vous, dès la semaine prochaine, c'est le début de l'été du fil d'actu. Des épisodes courts sur la pop culture pour pouvoir philosopher dans un transat. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Merci à Claudia, Lionel, Yves, Augustin, Laurent, Thomas, Marc, Mathieu, Clément, Claire, Erwann, Denis, Méliné, Marie, Nicolas, Béatrice, Franck, Juliette, Gauthier, Florence, Bastien, Tristan, Vincent, Élodie, Alex, Bruno, Alexandre, Étienne, Aurélie et Charlelie. Vous aussi, vous pouvez rejoindre l'aventure du fil d'actu. Merci et à très vite.