Speaker #0Le gouvernement vient de passer en force l'un des budgets les plus austéritaires de ces dernières décennies. Un seul mot d'ordre, réduire la dette. Mais si on voyait les choses autrement ? Si on cessait de voir la dette comme un péché, une faute morale ? On en parle aujourd'hui avec l'anthropologue et philosophe David Graeber. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez Le Phil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don ponctuel ou récurrent en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. C'est reparti pour un triste tour. Budget 49.3, motion de censure. La vie politique française est prise dans une spirale d'autoritarisme, de contournement de la démocratie et de politique économique toujours plus austéritaire. Le budget de François Bayrou est encore plus sec que ne l'était celui de Michel Barnier il y a quelques mois. À cause de l'état déplorable des finances publiques, grâce à 10 ans de Bruno Le Maire au ministère de l'économie, le gouvernement veut faire des économies. Moins 2,5 milliards d'euros pour l'écologie, moins 1,5 pour l'enseignement supérieur et la recherche, moins 200 millions pour l'éducation nationale, suppression de subventions pour la culture et le sport. Par contre, rassurez-vous, les anciens premiers ministres et anciens présidents de la République conserveront bien leurs privilèges, comme disposer d'une voiture avec chauffeur, d'un secrétariat ou encore de bureaux tout frais payés. La suppression de ces privilèges avait été un temps évoquée, mais fort heureusement, François Bayrou a fait preuve de sa poigne légendaire et s'est opposé à cette réforme. Il faut bien qu'il y ait dans l'État des choses stables a-t-il déclaré. Comme le disait Lamartine, Une seule voiture de fonction de Nicolas Sarkozy vous manque, et tout est dépeuplé. Remercions donc Bayrou d'avoir à cœur l'intérêt des Français et des Françaises. Les enfants seront toujours plus nombreux dans les classes, des théâtres vont fermer faute de subventions, la recherche française va encore plus péricliter faute de moyens, et la transition écologique sera au point mort. Mais au moins, Jean-Pierre Raffarin pourra dépenser 170 000 euros par an. De manière plus générale, le budget de Bayrou poursuit la politique néolibérale macroniste. Alléger les charges fiscales des plus riches et des entreprises et faire des économies dans les services publics. Rappelons que le bilan de cette politique, entamé il y a dix ans, c'est un effondrement des recettes fiscales, ce qui explique l'explosion de la dette française, pas de réelle relance de la croissance et un système de santé et d'éducation en ruine. Parallèlement, Les grandes entreprises sont toujours plus renflouées d'argent public qu'elles reversent allègrement à leurs actionnaires. La France a versé près de 100 milliards de dividendes en 2024, un record absolu et le record d'Europe. Cocorico ! Et les groupes Auchan et Michelin ont versé entre 1 et 1,5 milliard d'euros de dividendes, mais ils ont aussi supprimé 3600 postes, alors qu'ils avaient bénéficié de plus de 550 millions d'argent public sous la forme de crédits d'impôt. Même Michel Barnier s'était montré quelque peu interrogatif quant à cette utilisation de l'argent public. Même si, bien entendu, tout s'est arrêté là. En résumé, les sociétés et les ménages les plus riches payent de moins en moins d'impôts, et ils sont de plus en plus riches. Pourtant, et une fois n'est pas coutume en Macronie, il y a bien dans ce budget une hausse des impôts pour les plus riches. Mais il ne s'agit que d'une augmentation temporaire, qui concerne seulement 40 000 foyers, ce qui touche plus de 460 000 euros par an. Rappelons tout de même que selon une étude publiée par le ministère des Finances, les revenus de 0,1% les plus riches ont plus que doublé en 20 ans, et que leur impôt pendant ce temps-là est passé de 30 à 25%. Cette surtaxe temporaire touche aussi les entreprises qui génèrent plus de 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires par an. Bernard Arnault, président de LVMH, a immédiatement critiqué cette taxe qui étranglerait les sociétés françaises. Là encore, rappelons que depuis l'arrivée de Macron au pouvoir, l'impôt sur les sociétés a baissé de moitié et que la fortune personnelle de Bernard Arnault a quintuplé. Pas de quoi pleurer dans les palaces. Or, si la dette explose en France, c'est précisément en raison de ces baisses d'impôts. 70 milliards de baisses en 10 ans, dont 40 pour les entreprises. Et ces baisses d'impôts n'ont pourtant pas permis de relancer la croissance française ou d'avoir des effets vraiment bénéfiques sur la population. Et pourtant, le gouvernement continue sur sa lancée. en brandissant un mot suscitant à lui seul l'effroi, la dette. Comment expliquer que le simple mot de dette suffise à lui seul à faire tressaillir tous les sbires de la Macronie ? C'est parce que la dette n'est pas un concept seulement économique, c'est un concept moral. C'est ce que montre l'anthropologue David Graeber, qui a retracé, dans un livre paru en 2011, 5000 ans d'histoire de la dette. Si le nom de David Graeber vous dit quelque chose, c'est normal. C'est lui qui a inventé le concept des bullshit jobs, les boulots à la con. David Graeber rappelle que les grandes religions se fondent sur une conception morale, métaphysique de la dette. Les humains ont une dette infinie envers Dieu. C'est le cas dans le judaïsme, mais aussi dans le christianisme. Jésus est venu sur terre pour racheter notre dette envers Dieu, que nous avons contractée lors du péché originel. La dette, c'est donc un concept religieux, fortement lié à la culpabilité. D'ailleurs, saviez-vous qu'en allemand, culpabilité et dette se disent de la même manière ? Et en français, il y a aussi une parenté étymologique entre les mots dette devoir faute et culpabilité En français, quand on doit quelque chose, c'est aussi bien matériel, je lui dois de l'argent, que moral, je dois faire quelque chose. Mais selon Graeber, la dette, ce n'est pas seulement la culpabilité. C'est aussi un acte de domination qui génère de la violence. Le créancier devient maître du débiteur, il acquiert un pouvoir sur lui. À Rome ou en Grèce antique, vous pouviez devenir esclave si vous ne remboursiez pas vos dettes. C'est ce qu'on appelle la servitude pour dette. Et cet acte de domination, il est totalement légitimé, puisque c'est celui qui a contracté une dette qui est en tort, qui a commis une faute morale, qui est coupable. Mais jusqu'à la fin du Moyen-Âge, il arrivait encore souvent que les dettes ne soient pas honorées, qu'elles soient effacées, pour préserver l'ordre social et les relations entre les habitants. À partir de la Renaissance et de l'avènement du capitalisme, les choses changent. Toutes les relations humaines sont peu à peu transformées en relations marchandes, comptables. Toute dette doit désormais être rigoureusement quantifiable et recouvrable. Pour cela, l'État fait régner l'ordre, et les rapports humains deviennent à la fois mathématiques et de plus en plus inégalitaires. Cette opération, selon Graeber, est une violence, une déshumanisation, puisque les relations humaines sont codifiées en termes monétaires, financiers. Le marché, quant à lui, est présenté comme une institution neutre, surplombante, absolue. Et l'État devient l'institution qui doit garantir le bon fonctionnement du marché, et la répression des mauvais payeurs. Ainsi, nous dit Graeber, l'argent a transformé la morale en une question d'arithmétique sans humanité, ce qui permet de justifier des choses qui, dans d'autres circonstances, auraient paru scandaleuses ou indécentes. Pour Graeber, il est tout à fait possible de sortir de cette logique. Il nous dit David Graeber appelle à une annulation massive des dettes des pays et des ménages. Et il a d'ailleurs mené des actions politiques en ce sens. L'intérêt de son livre c'est de montrer qu'on peut penser la dette autrement. De ne pas la voir uniquement comme une faute morale au sein d'un système totalement marchandisé, mais de la comprendre comme un fondement symbolique des sociétés humaines. Ce que ça veut dire, c'est que nous ne sommes pas des individus autonomes, isolés. Nous sommes pris dans un réseau d'échanges, d'interconnexions. Ce qui fait que nous nous devons des choses les uns et les unes aux autres, non pas dans un sens monétaire, mais dans un sens de transmission et de reconnaissance. Il nous faut penser autrement la dette, pas seulement comme une réalité financière, économique, froide et déshumanisée, mais comme une promesse, une relation sociale qu'il est possible de renégocier. Autrement dit, il faut re-socialiser, re-politiser la dette, la réinscrire dans une réflexion sur les finalités de nos sociétés, plutôt que d'en faire une idole écrasante, un dogme quasi-religieux qui dicte toutes nos conduites politiques. Il faut penser la dette comme le symbole des liens entre l'individu et le groupe, ainsi qu'entre le groupe et l'avenir. Repenser la dette, c'est repenser notre rapport à autrui et notre rapport aux générations futures. Le problème, c'est qu'aujourd'hui la dette n'est abordée que sous l'angle marchand, économique et négatif. La dette est une faute à réparer. Et cela nous conduit à la situation où nous sommes aujourd'hui. La collectivité doit payer, sacrifier ses hôpitaux, ses écoles et sa culture au nom d'une dette toute puissante qui reconduit de la violence et de la domination en préservant seulement les individus les plus riches. On pourrait donc passer à une conception de la dette non pas comme culpabilité, mais comme responsabilité. Une responsabilité à l'égard des plus vulnérables et à l'égard des générations futures. Dans ce cas, on changerait radicalement la structure du budget. On chercherait à reconstruire les services publics et à investir massivement dans une transition écologique devenue plus qu'urgente. Et on pourrait également négocier d'annuler une partie de la dette. Ce n'est pas si utopique, ça a déjà été fait dans l'histoire. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les nations veulent construire l'Europe au nom d'un idéal social et d'un idéal de paix. Pour ce faire, on a divisé la dette allemande presque par trois, dans une perspective de reconstruction. Et c'est ce qui lui a permis de devenir une nation prospère. L'Europe actuelle pourrait donc revenir à une posture mutualiste, solidaire et tournée vers l'avenir, au lieu d'être une institution budgétairement répressive. L'idée, ce ne serait pas de s'endetter toujours plus, mais déjà de cesser d'avoir une conception uniquement négative, moralement coupable de la dette. La dette, c'est aussi une ouverture sur l'avenir, un moyen de construire un tissu social. Aujourd'hui, de nombreux économistes rappellent que notre dette française est largement soutenable. Nous ne sommes pas au bord de l'effondrement, contrairement à ce qu'on ne cesse de nous rappeler pour nous contraindre à la rigueur et aux privations. Les plans d'austérité n'ont pas fait leur preuve économique dans l'histoire. Par contre, ils se traduisent toujours par des coûts sociaux élevés et ils reconduisent la logique décrite par David Graeber. Une logique arithmétique et déshumanisante, qui transforme les individus en coûts et utilise la dette pour justifier les inégalités et les injustices. Et c'est exactement cette logique que perpétue le budget de François Bayrou. Alors, rappelons avec David Graeber que la dette n'est pas une valeur absolue, un dogme incontestable. La dette, c'est ce qui fait de nous des sociétés, c'est notre fragilité commune. C'est notre dette les uns envers les autres. Et l'économie n'est jamais neutre ou purement technique, contrairement à ce qu'elle prétend. Elle doit être un outil au service des sociétés et non une religion qui nous écrase. Graeber nous montre que le problème, ce n'est pas la dette en tant que telle, mais l'instrumentalisation de la dette pour légitimer les inégalités et la domination. Et vous savez ce que dit aussi Graeber ? Que les révolutions naissent de l'envie de renverser les créanciers. La dette. C'est le ferment des révolutions. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Phil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram, sur mon compte, lephildactu.podcast. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Alors un grand merci à Augustin, Quentin, Bruno. Arnaud, Clément, Mathieu, Laurent, Thomas, Élodie, Étienne et Alexandre. Vous aussi, vous pouvez rejoindre l'aventure du Phil d'actu. Merci et à plus !