undefined cover
undefined cover
Jean-Baptiste Brenet et la philosophie arabe cover
Jean-Baptiste Brenet et la philosophie arabe cover
Le Phil d'Actu - Philosophie et Actualité

Jean-Baptiste Brenet et la philosophie arabe

Jean-Baptiste Brenet et la philosophie arabe

1h02 |07/02/2025
Play
undefined cover
undefined cover
Jean-Baptiste Brenet et la philosophie arabe cover
Jean-Baptiste Brenet et la philosophie arabe cover
Le Phil d'Actu - Philosophie et Actualité

Jean-Baptiste Brenet et la philosophie arabe

Jean-Baptiste Brenet et la philosophie arabe

1h02 |07/02/2025
Play

Description

Qu’est-ce que la philosophie arabe ? Et quel est son lien avec la philosophie européenne ?


Voici les questions que j’ai posées au philosophe Jean-Baptiste Brenet, spécialiste de philosophie arabe médiévale et traducteur. Avec lui, nous allons remonter le fil de l’histoire, et nous plonger au cœur du Moyen-Âge, dans la pensée du philosophe de langue arabe Averroès.


Vous découvrirez comment la pensée arabe nourrit l’Europe chrétienne et la confronte à ses propres failles, déclenchant une bataille philosophique qui va contribuer à diaboliser le monde arabo-musulman. Or c’est peut-être en comprenant mieux cette histoire, que nous pourrons lutter contre le mépris de la civilisation arabe qui ronge nos sociétés actuelles. Vous verrez aussi que la pensée d’un philosophe du 12ème siècle nous questionne encore aujourd’hui sur notre humanité, et sur notre compréhension de l’intelligence.


Alors, préparez-vous pour un voyage dans le temps, à la découverte d’une pensée dont la modernité nous bouscule et nous invite à penser... autrement.



Montage : Alice Krief, les Belles Fréquences


Le Phil d'Actu, c'est le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité !

Ce podcast est 100% indépendant, gratuit, sans publicité. Il ne survit que grâce à vos dons.


🙏 Pour me soutenir, vous pouvez faire un don, ponctuel ou régulier, sur cette page.

💜 Merci pour votre soutien !


Si vous aimez l'épisode, n'oubliez pas de vous abonner, de mettre 5 étoiles, et de le partager sur les réseaux sociaux.


Pour ne rien manquer du Phil d'Actu, suivez-moi sur Instagram !


Un grand merci aux tipeur-ses : Alice, Veronika, Pierre, Julie, Maya, Michel, Julien, Thomas, Marc, Matthieu, Clément, Agnès, Isabelle, Mariam, Céline.

Grâce à vous, on n'a pas fini de réfléchir ensemble à l'actualité politique !


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu, le podcast engagé qui remet la philosophie au cœur de l'actualité. Ici, pas de philo prétentieuse et déconnectée du monde, mais une philo accessible et ancrée dans la société. Tous les mercredis, je vous propose une chronique commentant l'actualité et, une fois par mois, l'interview d'un ou d'une philosophe contemporaine. Prêt et prête pour une philosophie vivante et engagée ? Bienvenue dans le fil d'actu. Qu'est-ce que la philosophie arabe ? Et quel est son lien avec la philosophie européenne ? Voici les questions que j'ai posées au philosophe Jean-Baptiste Brunet, spécialiste de philosophie arabe médiévale et traducteur. Avec lui, nous allons remonter le fil de l'histoire et nous plonger au cœur du Moyen-Âge, dans la pensée du philosophe de langue arabe, Averroès. Dans cette interview, vous découvrirez comment la pensée arabe irrigue l'Europe chrétienne et la confronte à ses propres failles, déclenchant une bataille philosophique qui va contribuer à diaboliser le monde arabo-musulman. Or, c'est peut-être en comprenant mieux cette histoire que nous pourrons lutter contre le mépris de la civilisation arabe qui ronge nos sociétés actuelles. Vous verrez aussi que la pensée d'un philosophe du XIIe siècle peut nous questionner encore aujourd'hui sur notre humanité et sur notre compréhension. de l'intelligence. Alors, préparez-vous pour un voyage dans le temps à la dépouvaire d'une pensée dont la modernité nous bouscule et nous invite à penser autrement. Bonjour Jean-Baptiste. Bonjour. Alors Jean-Baptiste, tu es spécialiste de philosophie arabe. Tu as publié plusieurs livres sur un philosophe dont on va avoir l'occasion de discuter qui est Averroès, philosophe arabe du XIIe siècle. Et tu as également publié des livres sur des réflexions sur que veut dire penser. On aura aussi l'occasion, je pense, d'en rediscuter. Mais avant toute chose, on va commencer par la question rituelle du fil d'actu. Quelle est pour toi, Jean-Baptiste, la définition de la philosophie ?

  • Speaker #1

    C'est la question la pire et je n'en ai a priori aucune idée. Il se trouve que récemment, j'ai dû faire une conférence sur ce sujet-là. J'ai voulu fuir au début et puis je me suis dit, bon, à mon âge, c'est peut-être le moment du bilan. donc j'ai pris ça non mais c'est vrai je me suis dit après tout ça fait plus de 30 ans que je fais ça c'est-à-dire qu'est-ce que je fais qu'est-ce que je fais comment je pourrais en parler aux gens autour de moi même à ma mère à mon père au fond qui m'ont vu toutes ces années travailler j'ai choisi quand j'en ai parlé donc ça existera sous forme de texte mais vraiment j'en ai parlé par un biais par un angle j'ai voulu juste tirer un fil qui ne prétend absolument pas répondre à la question voilà dans sa totalité, ni en donnant une réponse qui pourrait valoir pour tout soi. Donc c'est uniquement ma façon à moi, par un petit biais, et j'ai tiré le fil banal qui consiste à dire que la philosophie, par tradition, c'est une manière de voir. Au fond, il y a un petit texte d'Aristote dans son traité de l'âme qu'on oublie, qui est tout simple et magnifique, qui dit que voir, c'est voir le visible et l'invisible. Cette seconde partie de la phrase, au fond, on l'oublie. Je me suis dit peut-être que... L'objet du philosophe, c'est de penser la privation et ce que ça engage, le fait que le monde manque de quelque chose, que nous manquions.

  • Speaker #0

    Dans l'idée, si j'interprète bien ce que tu dis, le monde tel qu'il est, et donc l'invisible, le monde peut-être tel qu'il devrait être ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça.

  • Speaker #0

    Il y a un peu utopique là-dedans, imaginaire utopique ?

  • Speaker #1

    C'est ça, il y a quelque chose qui manque. En fait, la chose est plus profonde que ça chez Aristote, parce qu'il dit l'invisible, c'est au moins trois choses. privé de visibilité, et ça c'est toute la question de la privation, avec la réaction, je pourrais dire politique.

  • Speaker #0

    C'est marrant, tu dis ça, j'allais immédiatement faire une lecture politique. Parce que c'est les gens invisibilisés, c'est ça dont il est question.

  • Speaker #1

    C'est la privation, c'est la pauvreté, tout ça, et donc qu'est-ce que ça stimule qui est d'ordre politique et pratique chez le philosophe. Puis Aristote dit, mais l'invisible c'est aussi le trop peu visible, c'est-à-dire ce qui n'est pas... pas assez puissant pour qu'on le voit. C'est le maudit, c'est le faible. Et ça, ça rejoint la question de la privation. Mais ça a rapport à ce qu'on appellerait aujourd'hui l'incapacité, le handicap, une forme de moindre être aussi. Et troisièmement, l'invisible, en fait, c'est l'excès de visibilité. Une chose qu'on ne peut pas voir parce qu'elle est trop visible. Et là, c'est peut-être la philosophie à ses marges, un peu avec la mystique ou la religion, ou le sacré. Et je me suis dit, tiens, c'est trois branches, ça. qu'on néglige et qui peut-être me permettent d'aller explorer, de comprendre, sans avoir débrouillé tous les fils, mais ce que moi j'ai cherché là-dedans.

  • Speaker #0

    Ce n'était pas si mal. La question n'était pas si dure en fait. Toi, tu t'intéresses à la philosophie arabe, tu étudies et tu traduis des philosophes. Est-ce que tu peux nous expliquer comment tu en es venu à choisir cet objet de recherche qui n'est pas du tout majoritaire dans la philosophie française ?

  • Speaker #1

    Il y a probablement plusieurs raisons, des séries de raisons, mais certaines qui m'échappent, qui sont d'ordre un peu biographique, très personnelles. Dans mon cas, moi je suis né à Marseille, j'ai grandi à Marseille. très marseillais, très méditerranéen, d'une certaine manière. Donc, c'est présent, je pense, dans mon rapport à la pensée arabe et au monde arabe, et d'autres choses. J'ai eu de la famille en Algérie, ma grand-mère qui m'a en partie élevé était de Cordoue, qui est la ville d'Averroës. Donc, elle a grandi là-bas. Bon, bref, il y a des éléments comme ça. Mais sinon, en effet, comme tout le monde, j'ai grandi philosophiquement en ignorant tout de la pensée arabe, et plus largement de la pensée médiévale, qui a été ma première spécialité, disons. Donc c'est un ensemble de hasards, c'est que quand j'ai passé l'agrégation de philosophie au début des années 90, il y avait en texte étranger, j'avais choisi le latin, il y avait un texte de Thomas d'Aquin. C'était pour moi vraiment à l'opposé et de ce que j'aimais et de ce que je maîtrisais. Et Thomas d'Aquin, le scolastique, le théologien chrétien, est un homme qui a bâti sa théologie prodigieuse en cédant des grandes sources arabes de l'époque qui étaient le perse à Vicenne, Ibn Sina, et le cordouan à Véroès. Musique touché du doigt quelque chose qui m'a perturbé, qui m'a déplacé un petit peu. Et puis, brutalement, j'ai tout abandonné. J'ai quitté tout ce qui m'était familier, facile, tout ce à quoi je me destinais, la philo allemande, la phénoménologie, la philo moderne. J'ai tout laissé tomber et j'ai plongé 700 ans plus tôt dans le latin, puis bientôt l'arabe et la théologie, moi qui étais fort peu religieux. J'ai toujours eu dans l'idée de... Non pas de revenir au point de départ, mais d'utiliser cet écart. Parce que le but pour moi n'était pas de me loger dans le Moyen-Âge et de m'y noyer. Le but, c'était de combler cette lacune inacceptable, d'aller voir le manquant. Oui,

  • Speaker #0

    c'est ça. Ta définition était déjà un instinct que tu as eu.

  • Speaker #1

    C'est vrai. Cette espèce de trou qu'il y avait. L'idée, c'était de récupérer ça à ma façon et de le réinjecter dans le jeu. dans le jeu commun qui était celui de l'enseignement qu'on reçoit et qu'on continue de donner sans beaucoup de variations.

  • Speaker #0

    Est-ce que tu peux nous parler de cette grande figure qui t'accompagne dans toute ta recherche philosophique et dont on a cité le nom là quelques fois déjà ?

  • Speaker #1

    Averroès. Averroès, il s'appelle Ibn Rushd en arabe. Averroès, c'est son nom latin. C'est un homme du XIIe siècle. Il est andalou à l'époque où l'Andalousie est sous domination musulmane. Il est né en 1126, il meurt en 1198, il meurt à Marrakech, qui est un peu la capitale de l'Empire. L'Empire à l'époque, c'est un empire berbère, un empire qu'on appelle Al-Mohad. Ceux qui défendent l'unicité de Dieu, c'est Al-Mohad en vérité. Et cet homme-là est un homme exceptionnel en lui-même déjà, parce que c'est un homme qui a une brillante carrière, il est juge, et pas seulement juge parmi d'autres, il est grand juge, et c'est la plus grande autorité juridique de son époque à Séville et à Cordoue. Donc c'est un homme de pouvoir, c'est un intellectuel organique en vérité, il est au service du pouvoir et d'un pouvoir fort qui a renversé une autre dynastie. Donc c'est une période politiquement intéressante. C'est un homme qui est médecin aussi et qui sera même le médecin personnel du calife. Et puis par ailleurs, c'est par ce biais-là que je m'y suis le plus intéressé, il est philosophe. Ce qui à l'époque ne correspond aucun statut social, on est philosophe un peu à titre privé.

  • Speaker #0

    Maintenant non plus d'ailleurs.

  • Speaker #1

    Maintenant non plus, on pourrait dire ça. Il fait de la philosophie un peu pour lui, il y passe tout son temps, il donne des cours. Il aura même des fils à qui il va donner des cours, à la mosquée ou ailleurs. Et il va consacrer toute sa vie, la légende dit toutes ses nuits, parce que par ailleurs il travaille. Toutes ses nuits, on dit qu'il n'a pas commenté Aristote seulement deux nuits, la nuit de Cénos et la nuit de la mort de son père, mais tout le reste du temps il va passer son temps à lire et commenter Aristote. Il va effectivement essayer d'expliquer Aristote sous plusieurs formes, tantôt en le résumant, tantôt en le paraphrasant, tantôt plutôt vers la fin de sa vie en le commentant mot à mot. Il va commenter... tout le corpus disponible d'Aristote, lequel corpus, disponible en arabe, altéré, modifié, mais aussi enrichi, accru, n'était pas disponible en terre chrétienne. Donc à l'époque, pour dire à peu près à l'époque d'Averroës à Paris et à Avelar, Avelar, il n'a quasiment rien d'Aristote lorsque Averroës a tout. Et cet homme, donc très valable en lui-même, est par ailleurs un des grands génies de la pensée arabe, entre guillemets. Je dis entre guillemets parce que arabe, ce n'est pas ethniquement arabe, linguistiquement d'abord. Des gens qui lisent l'arabe et qui pensent et qui écrivent en arabe dans un contexte islamique, mais certains ne sont pas arabes. Il y a des chrétiens, il y a des juifs.

  • Speaker #0

    Il y a des Perses. C'est arabisant, en fait. C'est arabophone.

  • Speaker #1

    Arabophone, c'est pas arabophone. Donc, c'est d'abord ça, mon critère. Et cet homme-là, il s'inscrit dans une chaîne de grands génies dont on ne nous parle pas, d'ailleurs, le plus souvent. Al-Kindi, l'Irakien, 9e siècle. Al-Farabi, le Kazakh ou le Turc, 10e siècle. Ibn Sina, Avicenne, le Perse, 11e siècle. Avicenne, pour le coup, on connaît. Avicenne, oui. Al-Razali, le théologien. Ibn Bajjah, l'autre Andalou. Ibn Tufayl, encore un Andalou. Bref, il y a une série de grands penseurs comme ça, et Averroës est un peu en bout de cette Ausha. La chaîne ne s'arrête pas, mais il est en bout de cette Ausha, et il hérite un peu de tout ce bagage magnifique qui permet à la philosophie de continuer de vivre sous une forme exceptionnellement féconde. Mais ce n'est pas tout. Il se trouve que, et ça c'est un phénomène rarissime dans l'histoire de la pensée, cet homme, à sa mort, va être traduit en hébreu et en latin.

  • Speaker #0

    Très rapidement.

  • Speaker #1

    Averroès. Averroès. Il est aussi bien un personnage arabe qui relève de l'histoire arabe qu'un personnage qui relève de l'histoire grecque parce qu'il la prolonge, qu'un personnage qui relève des mondes juifs et latins parce que traduit, il va devenir un modèle pour les enseignants et les étudiants qui voudront comprendre quelque chose d'Aristote. Il faut voir que, comme je le disais, il meurt en 1198 et ici à Paris, en 1220-1225, on a déjà disponible... Une grande partie de ces commentaires d'Aristote, c'est l'époque où l'université vient de naître. Le caverouès, pendant 400-500 ans, il va s'imposer dans l'université médiévale comme le commentateur d'Aristote, qu'on appelle le philosophe, et lui, dans les textes, on dit simplement commentator. Et cet homme-là m'a intéressé en tant que figure incontournable, à la fois interne à la pensée européenne latine et externe, parce que c'est un arabe, parce que c'est un musulman. Et de fait, l'Europe aura pendant des centaines d'années entretenu avec lui un rapport très ambigu, très ambivalent, de fascination parce qu'on le lit comme le meilleur exégète et de rejet parce qu'on considère que sur certains points, sa lecture est délirante, extravagante, scandaleuse. Et donc c'est à la fois un modèle et un maudit. Et pour cette raison de scandale, je me suis intéressé à lui aussi parce que j'y vois, on en reparlera peut-être, mais j'y vois... un problème de l'Europe à l'égard de sa propre identité qu'elle n'a toujours pas réglé.

  • Speaker #0

    D'accord, donc très intéressant ce que tu expliques sur Averroès. Et même si je ne me trompe pas de ce que tu expliques dans tes réflexions, c'est que l'Europe chrétienne a accès à Aristote uniquement via les traductions d'Averroès, en fait. Ou en tout cas, les traductions arabes. Voilà.

  • Speaker #1

    L'Aristote disponible au XIIIe siècle, c'est en grande partie un Aristote arabisé, qui vient de l'arabe... qui venait lui-même du syriac, qui traduisait le grec. Donc c'est un Aristote quand même très altéré, mais ça n'est pas la seule source. Il y a aussi un Aristote qui vient directement du grec, traduit en latin. D'abord, il y a un Aristote qui a perduré au fil du temps. On a un petit peu de l'organone, on a les secondes analytiques, on a les premiers analytiques, on a des textes comme cela, mais on n'a pas la métaphysique, on n'a pas la physique, on n'a pas le traité de l'âme. Donc, il manque en gros presque l'essentiel du corpus. Et donc, en fait, c'est via les Arabes que cet Aristote, le corpus quasi complet, revient, accompagné des commentaires arabes. Donc, Averroës n'est pas un traducteur. Il est très sensible à la langue, mais il n'est pas un traducteur. Il n'est qu'un commentateur arabe d'un texte arabe.

  • Speaker #0

    Jusqu'à présent, la théologie européenne chrétienne est plutôt dominée par la pensée de Platon. Corrige-moi si je me trompe. Le XIIe, ça va être un moment où on va redécouvrir la pensée d'Aristote pour refonder un peu la théologie.

  • Speaker #1

    Ce n'est pas exactement la pensée de Platon. D'ailleurs, le vrai retour de Platon, c'est ce qui marquera le commencement de la Renaissance, en vérité. Donc, le ping-pong. Donc, là, le vrai Platon, il revient. Platon, c'est le maître d'Aristote. Donc, ils sont évidemment très proches et en même temps très différents. Et pour les raisons qui nous intéressent, c'est qu'en gros, Platon défend une théorie, je le fais très simple. Mais une théorie de la connaissance et de l'être qui est basée sur ce qu'on appelle les idées, là où Aristote, son élève, considère que les idées, ça n'existe pas, que ce qu'il y a de plus réel dans le réel, c'est le réel, c'est-à-dire les choses qui nous entourent, en quoi Aristote d'ailleurs est beaucoup plus proche de nous. Ce qui est réel, c'est ceci, cela, tout autour de moi. L'idée, c'est si l'on veut le concept, le concept, il a une forme de réalité, mais qui est dérivée. de ce que je sens des choses. Et de même, pour ce qui est de l'âme, eh bien, notre âme n'est pas immortelle. elle advient en même temps que le corps. Aristote, lui, défend l'idée d'une unité très forte de l'individu. Et cette unité que nous sommes, elle se déploie dans le rapport très concret que nous avons aux choses. D'où l'orientation extrêmement empiriste d'Aristote. C'est-à-dire que pour penser et pour être ce que nous sommes, il faut se tourner vers le monde tel qu'il est. C'est à partir de la sensation et de l'expérience qu'on aura des choses, qu'on va se mettre à penser, que se mettant à penser, on va développer notre humanité.

  • Speaker #0

    On a du mal à comprendre comment ça peut plaire à la théologie chrétienne. Alors que la théologie chrétienne, en caricaturant un petit peu, c'est quand même la pensée de l'âme, de l'âme immortelle. On n'aime pas trop le corps, les sensations, le rêve. Voilà, comment est-ce qu'on peut...

  • Speaker #1

    Très bonne question. C'est en fait, l'auteur de la théologie chrétienne, c'est Platon. Le système. qui convient le mieux à la théologie chrétienne, c'est Platon. Ne serait-ce que pour la question de l'immortalité de l'âme, puisque pour Aristote, notre âme ne survit pas à la corruption du corps. Mais de fait, l'histoire a fait que le corpus qui a été disponible, c'était celui d'Aristote.

  • Speaker #0

    Donc c'est un accident total, on se dit on a un penseur grec, on va essayer de le mettre au choc.

  • Speaker #1

    Alors pendant longtemps, la théologie n'a pas tout bâti sur Aristote, mais sur du néo-platonisme. Mais lorsque les grandes synthèses théologiennes vont se faire au Moyen-Âge, les grands noms de la théologie, lorsque cela va se faire, qu'est-ce qu'ils peuvent lire ? Ce n'est pas Platon, ils peuvent lire Aristote. Donc, ils doivent faire avec ce qu'ils ont et essayer de christianiser en quelque sorte Aristote autant que possible, ce qu'un Thomas d'Aquin a su pouvoir faire. En disant, mais non, pour qui le lit bien en vérité, Aristote, c'est un auteur parfait pour le chrétien. En vérité, oui, c'est un tour de l'histoire, parce que c'est Platon qu'il leur fallait. Mais ils n'ont pas eu Platon. Mais ça enrichit peut-être de façon inattendue, mais sublime, la théologie chrétienne.

  • Speaker #0

    Ils auraient pu se dire qu'il était hérétique et qu'ils avaient l'habitude.

  • Speaker #1

    Oui, non, ils l'ont dit en partie, puisque l'Église a tout fait au XIIIe siècle pour freiner l'arrivée d'Aristote. On l'a censuré. En 1210-1215, on censure Aristote. en 1245-1250, Aristote est au programme de l'université. Donc en 40 ans, il s'est imposé et l'Église ne pourra rien faire d'autre que d'accepter sa présence. Oui,

  • Speaker #0

    donc dans ce cas-là, autant tenter une réconciliation.

  • Speaker #1

    Mais de la part de Thomas, c'était sincère, c'est-à-dire que pour un certain nombre de chrétiens qui ne sont pas adversaires de la raison et de la philosophie, il faut laisser une place à la raison naturelle. Elle a sa place, elle a sa limite. À un moment donné, il faudra basculer dans la foi parce que c'est la foi qui apportera les solutions. Il y a des choses qui dépassent complètement la raison naturelle, mais dans l'ordre de la raison naturelle, Aristote, c'est le meilleur. Voilà ce que dira Thomas, mais au prix, évidemment, de certaines déformations. Parce qu'il prête à Aristote des thèses qu'aucun aristotélicien d'aujourd'hui n'accepterait. Donc, évidemment, on tord les corpus et les auteurs dans le sens qui nous arrange. C'est de bonne guerre.

  • Speaker #0

    On va revenir un petit peu sur une piste que tu as entreouverte tout à l'heure, qui était de dire... que Averroès, que tu as appelé l'inquiétant dans un de tes livres, vient donc inquiéter une identité européenne et aussi la manière dont l'Europe se raconte elle-même, se pense elle-même. Est-ce que tu peux nous expliquer un peu ça, cette ambiguïté ? Tu parlais de fascination et détestation à la fois. Est-ce qu'on peut revenir un petit peu là-dessus ?

  • Speaker #1

    Oui, fascination, parce que c'est un immense commentateur et que tout le monde a besoin de le lire, même si c'est finalement pour s'en séparer après. Et détestation, rejet avec une force incroyable. Dans un premier temps... Non pas parce qu'il est musulman, par exemple. Ça aurait pu être un conflit strictement religieux. Ce n'est pas le cas. C'est intéressant que ça ne soit pas le cas, parce que ça va revenir par la fenêtre, cette question-là. Ça n'a jamais totalement disparu. On sait bien que c'est un arabe. On l'appelle comme ça, parfois. Averroès, Arabs, l'arabe. Petrarque au XIVe siècle, Petrarque l'humaniste, soi-disant. Petrarque dit, Averroès, c'est un chien enragé. De toute façon, c'est un arabe. Je déteste toute cette race. Il faut faire comme si elle n'avait pas existé. Il dit cela.

  • Speaker #0

    Ah, Petrarch sur CNews !

  • Speaker #1

    Petrarch, hein ? Petrarch sur CNews. Donc, elle existe, cette question, mais par exemple, Thomas d'Aquin, son plus grand adversaire latin, qui est postérieur d'un siècle, il dit « je ne vais pas parler d'Averroès comme musulman, c'est évident qu'en tant que chrétien, on y est opposé, qu'il défend le faux livre d'un faux prophète. » Ça, c'est pas le problème.

  • Speaker #0

    Ça, c'est acté. Voilà,

  • Speaker #1

    ça, c'est clair. Non, le problème, c'est qu'Averroès, sur certains points, de ses commentaires est allé trop loin. Il a défendu des thèses qu'on juge folles, absolument inadmissibles. En l'occurrence, des thèses qu'il a proposées en commentant le traité de l'âme d'Aristote. Quand Aristote parle de l'âme, c'est assez complexe, surtout pour ce qu'il dit de l'âme humaine. Parce que les plantes ont une âme, les animaux ont une âme, et l'humain a une âme. Il faut essayer de comprendre la différence de l'humanité. Ce qui fait qu'un humain est un humain et pas un chien ou un rhododendron, c'est qu'il a un intellect. Et la difficulté est de savoir ce que c'est que cet intellect, ce que c'est comme puissance, et quel rapport ça a aux autres facultés de l'âme, la sensation, le toucher, quel rapport ça a au cerveau ou au corps. Et donc Aristote a du mal à préciser ces questions-là, et toute la tradition va se disputer. Et Averroès, en élève sérieux, qui ne prétend pas du tout faire œuvre originale, il essaie de comprendre ce qu'Aristote a voulu dire, et il débouche sur trois thèses. Il dit... l'intellect humain, il est totalement séparé des corps humains, voire des individus. Donc c'est une sorte d'hyperintelligence à la verticale des têtes. Deuxièmement, cet intellect, il est un pour toute l'espèce humaine. Il n'y a pas autant d'intellect que d'individus. Il y a une intelligence pour toute l'humanité. Et troisièmement, cet intellect, il est éternel. Il n'y a pas eu de création. Quand tu nais, il y a déjà ton intellect qui est là. Et quand tu meurs, il y aura encore, entre guillemets, ton intellect qui sera là. Alors, les latins ont jugé ces trois thèses non aristotéliciennes catastrophiques. Et pourquoi c'est catastrophique ? Thomas le dit très simplement et très bien. Il dit, si Averroès a raison, conclusion, l'homme ne pense pas. Si l'homme ne pense pas, ce n'est plus un homme, c'est une bête, c'est un animal. Donc Averroès, il fait de nous des animaux, il n'y a plus de morale, il n'y a plus de politique, il n'y a plus de rapport à Dieu. On ne veut pas mieux qu'une bête à peine supérieure, parce qu'on a de l'imagination un peu raffinée, mais c'est tout. Mais on n'a plus la capacité de penser. Pourquoi ? Parce que si l'intellect est séparé, alors ma pensée, elle est dehors, elle n'est pas en moi, plus d'intériorité. S'il y a un seul intellect, bon ben, alors on pense tous la même chose. Il n'y a plus de maître, il n'y a plus de disciple, il n'y a plus Jésus et Judas, c'est les mêmes. Et s'il est éternel, alors on arrive trop tard, tout a déjà été pensé puisque le monde est éternel selon les philosophes. Donc, on est une page noire, pas une page blanche, tout a été dit, c'est fichu, on n'a plus rien à faire. Donc, il faut absolument... détruire cela et à partir du XIIIe siècle on va dire Averroès le grand commentateur d'Aristote c'est aussi un dépravator c'est aussi un corruptor et il met en danger notre humanité et du XIIIe siècle au XVIe, XVIIe peut-être même XVIIIe siècle on ne va cesser de faire ce reproche à Averroès et à ses disciples latins de ruiner l'intelligence humaine et donc l'humanité même.

  • Speaker #0

    Et la responsabilité, comme tu disais.

  • Speaker #1

    La responsabilité, en gros, pour dire très simplement, même si c'est anachronique, l'Europe chrétienne, l'Europe entre guillemets, parce que ça n'existe pas encore, fait d'Averroès un promoteur de l'anti-cogito. Donc l'Europe, c'est le cogito.

  • Speaker #0

    Alors le cogito, c'est Descartes, on va expliquer rapidement, mais si tu peux nous...

  • Speaker #1

    C'est-à-dire l'idée que l'individu se saisit lui-même comme être pensant et que le fait pour lui de penser, c'est ce qui l'assure. de l'accès à la vérité. Donc, si je peux soutenir des choses, dire des choses, y croire, évoluer dans un monde avec des vérités, si je peux être certain de moi-même, c'est qu'évidemment, je suis un être pensant et en tant que je pense. Oui,

  • Speaker #0

    c'est le « je pense, donc je suis » , la formule qu'on a apprise tous au lycée, d'ailleurs. Avec Averroès, il y a une espèce d'idée de quelque chose qui nous dépasse en tant qu'espèce humaine. On participe tous de ça, mais c'est vrai que ça casse un peu la singularité.

  • Speaker #1

    Voilà, c'est l'individu est hors-jeu. En gros, la... personne ou la personnalité de l'individu est hors-jeu. La pensée, c'est plus son affaire. C'est un truc cosmique, c'est un truc global. C'est pas à lui, c'est pas en lui et c'est pas en même temps que lui. Une catastrophe à tous les niveaux. C'est très marrant parce que c'est ça qui va déclencher la querelle, qui est plus que ça, qui est vraiment ultra-violente. Il n'y a pas d'équivalent, je crois, dans l'histoire de la pensée. Peut-être Spinoza... dont on fera d'ailleurs un fils maudit d'Averroès, on va souvent l'assimiler Averroès, mais en fait, le plus grand des maudits, c'est Averroès. Je dis maudit en un sens particulier, ce n'est pas un fou furieux comme il y en a eu, dont on a brûlé les oeufs ou qu'on a brûlé eux-mêmes.

  • Speaker #0

    C'est un vrai psychopathe intentionnel. Non,

  • Speaker #1

    c'est que c'est un psychopathe par ailleurs génial, donc tout le monde sait qu'il est génial. Donc il y a un problème.

  • Speaker #0

    Il est d'autant plus dangereux.

  • Speaker #1

    Voilà, donc on ne peut pas tout jeter d'Averroès, et pourtant, il a au cœur de son système... Ils nous menacent gravement. Donc, c'est ça qui va lancer la chose. Tout le monde va être accusé d'être avéroïste. Dès qu'on a un ennemi, Descartes, c'est un avéroïste. Leibniz parle tout le temps des avéroïstes. Kant, il est traité d'avéroïste.

  • Speaker #0

    Vous pourrez essayer chez vous, d'ailleurs. Voilà.

  • Speaker #1

    On est toujours l'avéroïste de quelqu'un, vraiment. Les protestants se font traiter d'avéroïstes. Les catholiques aussi. Parce qu'il y a une autre chose, outre cette question de psychologie, d'intellect, d'intelligence. qui traverse toute l'histoire de l'Europe. En gros, on reproche à Averroës d'être un hypocrite. Et on va coller à son nom, et à tous ceux qui voudraient s'approcher de lui, on va coller cette image de l'hypocrisie. En gros, on dit, c'est très injuste, parce qu'Averroës, comme philosophe, a exactement défendu l'inverse. On dit, Averroës, c'est un rationaliste, qui ne croit pas, qui ne croit plus, qui ne croit pas en Dieu, il est athée, mais il n'ose pas le dire, par prudence sociale, il veut sauver sa tête, et il fait semblant de croire. Donc il fait semblant d'être un bon musulman. Et ceux qui le suivront en Europe feront semblant d'être des bons chrétiens, mais en fait, ce sont des hypocrites parce qu'ils ne croient plus. Et d'ailleurs, tout ce qu'ils écrivent et tout ce qu'ils enseignent philosophiquement, ça va contre la religion. Donc, on va faire des avéroïstes un peu les préfigurateurs des libertins, des railleurs libertins, mais des super hypocrites qui masquent leur jeu. Et donc, on les accuse de défendre ce qu'on aura appelé la double vérité. C'est-à-dire, quand on est avéroïste, on dit... Il y a une vérité en philosophie, exemple, le monde est éternel, ça c'est la philosophie qu'il dit, mais il y a une vérité de la foi, le monde a été créé par Dieu, et bien sûr, je tiens à la vérité de la foi. Mais Thomas d'Aquin dira, mais ça c'est une arnaque, c'est un compromis, si tu as démontré que le monde est éternel, tu ne peux pas, par ailleurs, croire à la conclusion contraire. Donc tu fais semblant, donc tu es un hypocrite. Alors qu'Averroès, le vrai, comme je le disais, défend au contraire l'idée qu'il y a une forme. une de la vérité, enfin une vérité une, plus exactement, mais différentes voies d'accès et que la religion, à commencer par l'islam qui est la meilleure des religions à ses yeux, est une voie d'accès vers cette vérité une, la philosophie en étant une autre. La philosophie, c'est la voie d'accès la plus pure à la vérité pour l'élite, pour les esprits clairs, mais au fond, quant au contenu, la vérité est la même. Et donc, c'est pour ça, ces deux raisons, en gros le monopsychisme, la théorie délirante de l'intellect et la théorie de la double vérité, que l'Europe va maudire sur 500 ans avec Ausha.

  • Speaker #0

    Il y avait autre chose aussi sur laquelle, une question qui se croise avec celle-ci, c'est, tu as parlé du fait que l'islam était la meilleure religion pour Averroës, est-ce que sa philosophie, elle correspond à une certaine théologie musulmane ? Est-ce que du coup, ce qui se joue à la fin, ça redevient un duel religieux, même si ce n'était pas au départ ? L'Europe musulmane, l'Europe chrétienne, qu'est-ce qui se passe ?

  • Speaker #1

    C'est une très bonne question aussi. Moi, je ne dirais pas du tout, justement, c'est une erreur, c'est un cliché aussi qu'on a. sur Averroès ou sur un penseur arabe. C'est-à-dire l'idée que parce qu'il est arabe, parce qu'il écrit en arabe en contexte islamique, en gros, il ne fait que de l'exégèse coranique. Pas du tout, Averroès est musulman. Il pense que le Coran est un texte parfait, insupérable, magnifique. Il va à la mosquée, il prie. Pour lui, ça ne fait aucun doute. Mais il dit que toutes les religions sont vraies, par ailleurs. Parce qu'elle est révolutionnaire à l'époque. Oui, simplement l'islam qui arrive en dernier. et au niveau dogmatique et technique la plus raffinée des religions. Mais du coup, lui, par ailleurs, entre lui et lui, ce qu'il lui faut, c'est de la philosophie. Il se trouve qu'on doit être religieux parce qu'on est enfant d'abord, et qu'on évolue dans une société, on n'est pas sur une île déserte. Et donc, il faut qu'il y ait une espèce de ciment social de vérité, je veux dire. Pas simplement quelque chose qui unit les gens, mais quelque chose qui les unit dans la vérité. La religion est bien pour ça. Et puis, les gens sont disparates. et il faut de la vérité pour tous. Et au fond, la religion, c'est la forme vulgaire de la vérité. Mais la question, c'est de savoir du coup, jusqu'où l'islam intervient dans sa pensée. Question très difficile. Est-ce qu'il y a une philosophie chrétienne ? Est-ce qu'il y a une philosophie musulmane ? Que des éléments interviennent thématiques ? Parce qu'il y a des objets que l'islam, la question du califat, de la direction, la question de l'imamah qui dirige dans une cité, qui est le chef religieux. la question de la responsabilité des actes, qu'est-ce qu'elle se pose en islam, bref, des thématiques qui ont une couleur musulmane, parce qu'Averroès est musulman, il y en a beaucoup, donc ça c'est certain. Maintenant, le développement de sa philosophie présente une certaine autonomie, une certaine neutralité, moi je dirais. L'islam est à la fois le contexte ambiant, par ses objets il est en partie déterminant, mais vous ne lirez pas, en lisant les commentaires philosophiques d'Aristote, propose Averroès, vous ne lirez pas de l'exégèse coranique, c'est tout à fait autre chose.

  • Speaker #0

    J'ai lu quelque part que tu disais que Averroès était devenu le symbole d'un islam rejeté par l'Europe chrétienne. Est-ce qu'il faut voir une réécriture ? Et si oui, quelle est l'image de l'islam qui est dénoncée à travers Averroès et des auteurs comme ça ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est parce que j'ai étudié la représentation qu'on a faite d'Averroès dans la peinture italienne. Il se trouve que c'est une chose un peu extraordinaire, qu'on ne sait pas trop. Mais Averroës a été peint à partir du XIVe siècle, c'est très tôt, et jusqu'au XVIe siècle, et de nombreuses fois en Italie. Et donc, d'une certaine manière, c'est l'arabe le plus peint de la peinture italienne, à mon avis. Et on le peint toujours dans un dispositif un peu humiliant, qui est celui d'un triomphe de Thomas d'Aquin, où on voit le saint justement rayonnant en majesté, puis à ses pieds, un peu écrasé semble-t-il, en tout cas au second plan, tout en bas. On voit Averroès. Donc je me suis intéressé à ça, croyant au début, naïvement, retrouver une sorte d'écho en peinture de cette querelle philosophique dont on vient de parler. Et que Thomas d'Aquin voulait lui-même, puisqu'il voulait affronter de raison à raison, de philosophe à philosophe. Et quand on regarde cette peinture, on se rend compte qu'en fait, l'Averroès commentateur, l'Averroès philosophe, l'Averroès rationaliste... L'Averroès peut être symbole d'une pensée arabe elle-même toute concentrée sur l'intellect et la lecture d'Aristote, mais tout ça a complètement disparu. Et ce qu'on a voulu montrer, c'est un homme avec son turban, sa barbe noire, sa tunique, ses babouches, écrasé par le saint chrétien. Donc en fait, d'une querelle philosophique extrêmement riche, extrêmement dense, puissante, et traversant les siècles, on a fait un duel confessionnel et on a réduit Averroès. on en a fait le porte-étendard de l'islam.

  • Speaker #0

    Donc le triomphe du christianisme sur l'islam.

  • Speaker #1

    Exactement. Et le motif a été répété. Et au fil du temps, selon l'expansion, la menace islamique aux frontières de l'Europe, on a varié un petit peu des éléments. Mais par exemple, parmi les derniers tableaux, lorsque les Turcs prennent Constantinople, lorsque plusieurs villes sont là et que l'Europe chrétienne paraît refluée, On va flanquer à côté de Thomas d'Aquin, on va mettre Charles Quint et le pape, donc le pauvre Averroès est toujours là, mais il figure l'Ottoman, en tout cas il figure le dehors menaçant. C'est le dehors menaçant qu'il faut tenir à la frontière, qu'il faut repousser. Et Thomas d'Aquin, dont on fait l'héritier exclusif, non seulement de Dieu, mais du savoir profane, parce que parfois on met Aristote et Platon à ses côtés, qui lancent par leur livre des rayons jusqu'à lui. Donc par là, on figure vraiment par là, une situation dont nous sommes encore aujourd'hui les héritiers malheureux, c'est-à-dire on veut donner l'idée d'une Europe chrétienne aux racines grecques. On veut donner l'idée d'un christianisme héritier exclusif de la pensée grecque, et qui triomphe par exclusion. de la pensée arabe, en l'occurrence par l'exclusion d'Averroës qui en est le symbole. C'est un délire absolu qui aurait même choqué Thomas d'Aquin lui-même, qui n'ignorait pas du tout qu'une grande partie du savoir dont il hérite, qu'il utilise, même si c'est pour à partir de là bâtir sa propre philosophie, sa propre théologie, est un savoir arabe. Thomas n'ignore rien de la médiation arabe et de la dépendance qu'il entretient. à l'égard d'Averroës. Donc, la peinture qu'on a sous les yeux depuis des centaines d'années, qu'on peut regarder d'un air naïf, mais qui est en fait insidieux, c'est une peinture de propagande. C'est une peinture super idéologique. Et c'est bizarre parce que le premier tableau, qui a été peint en 1323, peint exactement ce que je viens de dire et qui est un problème dont nous ne sommes pas sortis. C'est-à-dire, tout est fait pour chasser l'arabe du jeu.

  • Speaker #0

    C'est intéressant dans ce que tu dis, tu dis qu'il est à ses pieds, on a la scène du combat de boxe ou de catch où il l'a évanquée. Et donc aussi, il y a l'idée que la civilisation arabe et la pensée arabe seraient en dessous, seraient inférieures. Est-ce que c'est à ce moment-là qu'on construit vraiment ce narratif-là ? Ou à ton avis, c'est antérieur ? Si tu dis que Thomas d'Aquin avait quand même une connaissance et un respect pour le savoir arabe, est-ce que c'est... à partir de ces représentations-là et de cette propagande dont tu parles, qu'on construit l'idée d'une Europe supérieure ?

  • Speaker #1

    Pas seulement, c'est des plusieurs niveaux d'intervention, parce que dès le XIIe siècle, quand on va se mettre à traduire le Coran en arabe, on va avoir des gens qui s'intéressent au monde arabe, qui s'intéressent à la science arabe, qui d'ailleurs proposent d'aller y voir, de la traduire, de l'utiliser, et puis des gens totalement hostiles, et on a déjà un christianisme évidemment qui... qui commencent de s'opposer là, à Alessa. C'est plusieurs couches. Mais c'est sûr que cette iconographie-là, elle participe de ce mouvement de caricature dangereux, parce que ça truque l'histoire. Sauf que je défends aussi l'idée que la peinture ruse, ce qui me plaît beaucoup. C'est-à-dire qu'en fait, quoi qu'on ait voulu, quoi que les commanditaires aient voulu et que les peintres aient su, en réalité, malgré eux, ils ont peint autre chose. Ils ont peint quelque chose de l'histoire réelle, comme si sur la toile ou sur les murs, parce qu'il y a beaucoup de fresques aussi, l'histoire, le réel s'était vengé en quelque sorte et avait montré ce que la peinture avait voulu travestir. Donc je pense que cette avéroesse islamisée, barbarisée, écrasée qu'on a voulu figurer, en fait, on l'a peint autrement. D'abord, on l'a peint invisibilisée parce qu'on l'a peint. Et la meilleure façon de dire... De détruire un ennemi, c'est de ne plus le citer. Ce qu'on appelait à l'époque romaine la Danatio Memoriae ou l'Abolitio Memoriae, c'est-à-dire on allait buriner sur les arcs de triomphe le nom de la personne qu'on ne voulait plus voir. Non, là, on l'a peint. Donc, d'une certaine manière, il est dans le cadre. Oui,

  • Speaker #0

    on le légitime, on le reconnaît.

  • Speaker #1

    Il est dans le cadre et en plus, on a fait le second membre d'un couple avec Thomas d'Aquin. Donc, on lui rend une sorte d'hommage négatif, mais un hommage quand même parce qu'on est quand même... Thomas est grand d'une certaine manière de la grandeur de son adversaire. Il a d'autant plus triomphé qu'il a triomphé du plus grand. Donc on lui rend une forme d'hommage. Il y a plein de petites ruses sur l'étoile, parce qu'aussi, il n'est pas seulement dans l'étoile, il est même au beau milieu. Être au beau milieu, c'est à la fois inratable et gênant. Il est là, on ne peut pas le rater avec O.S. C'est-à-dire que si on ne prend pas l'histoire du point de vue de la religion, du conflit confessionnel, si on ne prend pas l'histoire du point de vue... géographique, militaire, mais du point de vue intellectuel. C'est pas l'autre de ce qu'on appellera l'Europe. C'est pas le dehors de l'Europe. Pas du tout. Et d'ailleurs, il est là. Quand on peint la grande figure qu'est Thomas d'Aquin, on ne peut pas ne pas peindre cet autre qui est au sol, mais peut-être comme un socle aussi, et pas comme tout en bas, et qui est au sol, en vérité, c'est peut-être le plus intéressant. Non pas comme écrasé, souvent on répète ça en histoire de l'art, mais c'est pas vrai, il n'est pas du tout piétiné. On voit... Beaucoup de figurations de piétinés quand on montre l'empereur avec les hérétiques. Là non, il est au sol, allongé à l'anguille, dans des postures un peu différentes de méditatifs, de songeurs méditant en génie. En génie, c'est-à-dire en homme qui a rapport à une forme de réalité complexe, mais d'une autre façon que... Celle qui vaut pour nous, peut-être. Donc, il y a une forme de valorisation de la figure d'Averroës dans ces tableaux, inattendue, mais qui me plaît bien parce que ça réajuste le portrait qu'on peut faire de lui au sein de l'Europe.

  • Speaker #0

    Et ces tableaux, ils étaient commandités par qui ? Comment ça se passait la composition ? Parce que là, tu donnes beaucoup de signification et de sens à toute cette composition. Comment ça se passait concrètement le processus de création et de composition ?

  • Speaker #1

    Il y a toujours un commanditaire, il y a des mécènes. Alors, on n'a pas de texte de commanditaire, aucun, qui surtout explique exactement le détail de la commande, quels éléments on voulait. Ce qu'on sait, parfois, c'est qu'ils étaient dominicains ou proches des dominicains, puisque Thomas d'Aquin était dominicain. Donc, ce n'est pas simplement le christianisme qu'on voulait valoriser, mais c'était une école parmi d'autres. Oui,

  • Speaker #0

    ce courant théologique de Thomas d'Aquin.

  • Speaker #1

    On n'a pas d'élément qui prouve exactement ou qui indique exactement ce qu'on a cherché. Mais c'était assez clair, encore une fois, quand vous montrez un rayon qui fout droit le livre d'Averroës, tandis que d'autres rayons illuminent l'Église en partant de l'œuvre de Thomas d'Aquin, on comprend le message. Il est très certain que même si l'Europe a eu conscience de la dette qu'elle avait à l'égard de la Grèce, et elle s'en est vantée d'ailleurs, en prétendant se raccrocher en quelque sorte à cette splendeur grecque,

  • Speaker #0

    on dit depuis les Grecs, c'est quelque chose qui est très présent,

  • Speaker #1

    en revanche, elle a quand même certainement... eu la volonté, à un moment donné de son histoire, de penser son propre génie aussi. Et penser son propre génie, ça veut dire mettre fin à un héritage trop pesant. En voulant penser son propre génie, il s'agissait surtout de rompre avec tout ce qui pouvait apparaître comme un héritage arabe. Donc de cela, elle n'a pas voulu. Mais c'est pourquoi la figure d'Averroès aussi est inquiétante parce que prétendre qu'il n'y a pas de dette, prétendre qu'il n'y a pas d'héritage, qu'il n'y a pas d'ascendance arabe, prétendre que l'arabe... vraiment, encore une fois, mettons-le entre guillemets, la pensée arabe, c'est vaste, c'est vague, mais n'a rien à voir dans le processus d'acculturation de l'Europe, la formation de sa pensée, de ce qui allait donner notre modernité. Prétendre cela, c'est tellement faux, en vérité, qu'Averroès, sur ses tableaux et puis dans les textes qui parlent de lui, même si c'est pour le dénoncer, il revient comme un refoulé. C'est le refoulé qui revient. Et qui revient parce que le refoulé, on ne peut pas l'étouffer, on ne peut pas l'éteindre. Le réel se rappelle à nous et il tape à la porte en disant « l'histoire est un peu plus complexe que cette figuration-là » . Il a une dimension un peu spectrale.

  • Speaker #0

    Oui, c'est le fantôme de l'Europe.

  • Speaker #1

    C'est le fantôme de la dette.

  • Speaker #0

    Et ce qui est intéressant dans ce que tu expliques sur Averroes, c'est qu'il nous permet aussi de penser que contrairement à une image très grossière et caricaturale qu'on pouvait avoir aujourd'hui encore, de la pensée arabe, de la philosophie arabe, c'est une philosophie, une pensée de l'intellect, de l'intelligence, de l'humanité, de l'accès à la vérité, et non pas un espèce de peuple, de serviteur. C'est quelque chose que tu as expliqué, ça ?

  • Speaker #1

    Oui, parce qu'il y a beaucoup de clichés là-dessus, là aussi, ils sont encore forts aujourd'hui. En gros, la pensée, elle est grecque et allemande, elle est aryenne.

  • Speaker #0

    Très à la mode en ce moment, on y est. On va pouvoir parler d'actualité un petit peu après, d'ailleurs.

  • Speaker #1

    Et les Arabes... Ce sont des mystiques, ce sont des poètes, ils ont une langue du désert et ils ont rapport au grand tout. Donc nous, les Européens, nous sommes les penseurs de la personne, de la subjectivité, de la morale. Et les Arabes sont les penseurs de la goutte d'eau qui vient rejoindre l'océan, se fondre dans la totalité. Et ils n'ont pas beaucoup de sentiments de la personnalité de l'individu. Bon, ces clichés-là sont catastrophiques. Et d'abord, on met tous les penseurs d'arabe dans le même sac, comme s'ils se valaient les uns les autres, alors qu'ils sont très différents. Ils défendent des positions différentes, ils n'ont pas les mêmes corpus, pas les mêmes traditions. Ils ne sont pas parfois musulmans de la même façon, d'ailleurs. Mais surtout, ce qui frappe, en effet, c'est qu'on les prenne tous, les plus grands. Al-Farabi, Ibn Sina, Kindi, Ibn Rushd, Averroes, c'est tous des penseurs qui disent que la marque de l'homme, c'est son intellectualité. Ce qui fait l'homme, c'est la raison. Et être homme comme il se doit, c'est déployer au maximum de ses possibilités sa rationalité. Ça ne dit pas tout de leur position, bien sûr. Il faut savoir comment ils pensent le rapport à la foi, le rapport à la religion, à la société. Mais tout de même, prétendre faire, par exemple, de l'Europe latine, le sol natal ou l'un des sols, en tout cas, de la rationalité, contre des musulmans qui seraient tout entiers mystiques, c'est une absurdité absolue. Et d'ailleurs... Là aussi, ce n'est pas la peinture, mais c'est l'histoire d'une certaine manière qui s'est vengée. Parce qu'on a parlé de Kant, de la subjectivité de ce triomphe-là, mais cette histoire moderne, elle est dépassée elle-même. Elle est dépassée par Nietzsche, elle est dépassée par Marx, elle est dépassée par Freud. Et aujourd'hui, ce qui revient, c'est non pas l'autre de la rationalité, ce n'est pas la mystique qui revient, mais c'est cette autre forme de rationalité, très puissante, très subtile, avec d'autres contours parfois, mais que les penseurs arabes nous proposaient. Donc au fond, on veut imposer l'idée qu'il y aurait une seule forme de raison contre des barbares tout autour, alors qu'il y a une histoire commune de la rationalité, avec des modalités diverses, et dans cette histoire commune, la pensée arabe a proposé des systèmes extrêmement puissants qui aujourd'hui séduisent beaucoup de personnes. Par exemple, quelqu'un comme Agamben, il peut facilement faire d'avéroïsme et d'avéroïsme l'une de ses sources. Il y a une grande partie de la pensée italienne la plus marxiste, la plus contemporaine, qui a puisé dans l'avéroïsme et dans cette idée d'une intelligence collective. Donc, c'est une autre forme de ressentiment. Oui, de sortir de l'individualisme subjectiviste.

  • Speaker #0

    C'est l'image d'ailleurs qu'on a souvent du philosophe qui est seul, qui pense seul, alors que bon, c'est complètement faux évidemment. Mais c'est vrai qu'aujourd'hui, j'avais pas aperçu que ça pouvait avoir cet intérêt-là, cette intelligence collective. C'est vrai que c'est quelque chose dont on parle aujourd'hui. On construit une autre forme de connaissance qui ne soit pas l'individu seul, mais au contraire...

  • Speaker #1

    C'est ça, parce qu'à Verrues, c'est pas simplement quand on en parle. pas simplement pour racheter l'histoire, faire justice à ce qui a eu lieu. Non, c'est parce que c'est un grand penseur, au même titre que d'autres grands penseurs, qui, en dépit de tous les aspects caducs de leur pensée, parce qu'au niveau scientifique, ils sont en retard ou totalement dépassés, ont essayé d'élaborer des idées qui restent séduisantes, qui restent fortes aujourd'hui. Et quand Averroès nous dit, au fond, bien sûr, ce qu'il s'agit de faire, c'est de penser. Ça, c'est certain. L'homme pense, on doit penser, on doit tous penser, et il dit même, une société réussie c'est quoi ? C'est une société qui produit de la philosophie. Donc vous voyez, on est loin de...

  • Speaker #0

    Du néolibéralisme !

  • Speaker #1

    On est loin du néolibéralisme, mais on est loin du cliché qui voudrait que ce soit une société exclusivement religieuse. Oui,

  • Speaker #0

    de mystique religieux, oui bien sûr.

  • Speaker #1

    Donc il faut produire de la philosophie dans cette société, à certaines conditions, en s'articulant correctement avec la religion, en d'ailleurs chassant au maximum la théologie, parce qu'il ne faut pas confondre... la religion et la théologie, et la théologie est à exclure pour Averroës. Et quand il dit donc qu'il faut penser, c'est certain, c'est le but. Et la question, c'est de savoir ce que penser veut dire. Et au fond, il n'y a pas d'évidence quant à ce que la pensée veut dire. Est-ce que l'intériorité, l'expérience que je fais de la pensée sont des choses évidentes ? Nous-mêmes, aujourd'hui, même quand on réfléchit avec les neurosciences, savoir ce que le cerveau a à y voir, le rapport entre les connexions neuronales et une pensée, on ne s'en sort toujours pas aujourd'hui, je veux dire. Donc quand lui dit, est-ce que dire qu'une pensée, elle est en moi, c'est si évident que ça, qu'est-ce que ça veut dire qu'elle soit en moi ? Est-ce que pour qu'une pensée soit à moi, il faut qu'elle dépende d'une intelligence qui soit la mienne, rien que la mienne dès la naissance ? Ça, c'est fascinant, par exemple. On nous bassine depuis des dizaines et des dizaines d'années avec les questions d'intelligence, le QI, HPI ou je ne sais pas quoi. Mais Averroës, quand il nous dit, au fond, l'intelligence en soi… c'est quelque chose d'indifférencié, ça appartient à personne. L'intelligence, ce n'est pas d'un tel ou d'un tel. L'intelligence, c'est une puissance qui caractérise tous les humains. Après, on va tous savoir, en fonction de nos corps, de nos éducations, de nos désirs, de nos rencontres, de notre chance, on va tous avoir des moyens différenciés de mettre en œuvre cette intelligence. Et notre vie, ce sera ça. Ce sera cette espèce de connexion, c'est très moderne d'ailleurs l'idée de connexion. beaucoup parlé d'intelligence artificielle aussi. Notre vie mentale, notre vie, c'est cette connexion que chacun, à sa façon, établit entre le sol concret de son expérience avec son entourage et cette puissance qui n'appartient à personne et qui, lorsqu'il mourra, sera rendue au pot commun. Comme on dit parfois, c'est le pot commun. Je m'approprie et d'une façon paradoxale, et c'est un paradoxe qui est très important, parce qu'à la fois je fais le mien, ou mienne l'intelligence et toi tu le fais à ta façon et chacun ici fait ça et en même temps quand on acquiert l'intelligence paradoxalement on s'universalise c'est à dire que plus je pense plus moi avec mon corps dans ma vie, avec mon expérience avec ma volonté, mon désir je pense, plus je m'approche d'une forme de pensée qui réunit les individus parce que ça s'appelle la vérité je tire à moi cette puissance de pensée je la fais mienne Mais je la fais mienne pas pour m'isoler dans ma personnalité, mais en fait pour, dans un mouvement ascendant, d'une certaine manière, m'universaliser. Oui,

  • Speaker #0

    mais c'est vrai que c'est une idée très contemporaine de se dire qu'on est à la fois nous, individus, subjectivités. mais faisant partie d'un tout, avec des allers-retours. Oui, c'est ça. Ça fait presque penser à, ça serait carrément ultra contemporain, mais des transferts d'énergie, quelque chose comme ça. Qu'est-ce qu'on pensait à cette image-là ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça. Oui, mais l'idée du souffle, d'ailleurs, elle existe dans les textes de l'époque. Inspiration, expiration, l'expiration. L'universel, c'est un peu l'expiration de l'individualité, de l'individualité pensante. J'inspire, ça veut dire je m'approprie la pensée. C'est avec mon corps à moi que je fais ça. Et quand je le fais, ça débouche sur un concept, ça débouche sur une idée. Et plus je le fais, moins je suis moi. Donc il y a ce va et vient.

  • Speaker #0

    C'est toi qui va penser et tu vas finir par t'effacer derrière l'idée que tu as peut-être produite.

  • Speaker #1

    Mais il ne faut pas aller trop vite vers l'effacement, parce que ça c'est le cliché anti-arabe. Au fond, c'est le cliché mystique où on dirait que la pensée arabe ne se soucie pas du tout de l'individualité. C'est totalement faux. Au contraire, Averroës, par exemple, c'est vraiment pour moi, c'est comme ça que je le lis depuis des années, mais c'est un penseur de l'image ou du fantasme. Ce qui t'appartient, ce qui m'appartient, c'est ton corps, mon corps avec mes images. Tout ce qu'on va penser, on l'aura pensé parce qu'on aura d'abord imaginé, parce qu'on aura senti. Donc en fait, on tire de nos images, on tire nos idées de nos images. Donc selon les images qu'on aura eues, en fonction de nos corps, de la manière de les classer, de les stocker, le nombre qu'on aura eues, ça c'est notre expérience de vie. Et c'est ça l'humanité. C'est ça l'individualité de la pensée. Tout ce qu'on a reproché à Véroès, au fond, c'est à savoir le fait de ruiner la pensée humaine, c'est parce qu'on n'a pas accepté la place qu'il donnait au fantasme et à l'image. Jamais Véroès, qui était son premier critique, n'a prétendu détruire la rationalité humaine. Simplement, il disait, il faut en repenser les coordonnées, en gros.

  • Speaker #0

    En fait, il faut repenser ce que c'est que la rationalité.

  • Speaker #1

    Il faut repenser ce que c'est que penser. Et penser, ça se fait à partir de notre corps, de nos images. Et il a des très belles formules. Il dit, au fond, une idée, un concept, c'est toujours enrobé d'une image, c'est toujours vêtu d'une image. Penser, c'est jamais abstrait. Penser, c'est toujours très concret pour chaque individu. Penser, c'est toujours penser à partir de cette image, dans ce contexte, ce corps avec ses désirs. Quand on a compris ça, on voit bien qu'on a là un système possible pour comprendre ce que, pour l'individu, pour la personne, sans violence en fait, penser veut dire. Les latins n'en ont pas voulu. Les latins ont dit, non, en fait, la pensée, ça n'existe que si d'emblée, en naissant, tu as ton intellect qui est la meilleure puissance de ton âme à toi. Point. Si jamais tu fantasmes, tu vas être un mélancolique parce que tu vas te noyer dans tes fantasmes, mais jamais tu n'arriveras à dépasser l'image.

  • Speaker #0

    Ce qui est intéressant dans ce que tu décris, c'est que, c'est là encore extrêmement contemporain, c'est... arrêter d'opposer la pensée et l'image, le corps et l'esprit, l'émotion et la raison. Et donc, on a l'impression de ça un peu dans ce que tu expliques, que c'est ok, pensons justement différemment nos catégories.

  • Speaker #1

    D'ailleurs, le concept clé de la pensée rame, qui sera aussi l'un des concepts clés de la pensée latine, puis qui va disparaître, un croit-on, c'est le concept de jonction ou de connexion, ou le concept de couplage. Ils ont ces deux mots. Tout est une affaire de couplage. C'est-à-dire que le... l'erreur totale serait de croire que la pensée, c'est le fort intérieur, que l'humanité se joue comme dans un ensemble clos qui serait la tête de l'individu. Tout est connecté à tout. Dans l'individu, tout se connecte à tout. L'individu est connecté à son entourage, à son monde, au cosmos et à Dieu.

  • Speaker #0

    C'est super new age à Verhoeven.

  • Speaker #1

    C'est complètement new age. Ça plaît à la pensée politique la plus contemporaine parce que l'idée de multitude qu'on convoque, c'est ça. Il y a cette idée-là que, à la fois, moi, j'ai un rôle à jouer en tant que moi, et je vis ma vie, je veux dire, il ne s'agit pas de l'annuler, mais en même temps, ça n'est jamais l'affaire d'un seul, jamais.

  • Speaker #0

    Ça m'inspire deux questions. La première, c'est que, depuis le début de cette interview, on dit la pensée arabe, la philosophie arabe. Est-ce qu'on peut envisager une homogénéité, une unité ? Ça, c'est une question un peu complexe, mais voilà. Et la deuxième question, ce sera d'aller vers l'actualité. On parle de la modernité d'Averroès. Qu'est-ce que ça nous apporte de plus intéressant aujourd'hui pour penser le contemporain ? Et quelle est l'actualité politique de toutes ces réflexions que tu mènes ?

  • Speaker #1

    La pensée arabe, non, c'est une facilité, c'est une commodité. Bon, il faut bien parler, on met tout entre guillemets, on discrimine à chaque phrase, on ne s'en sort pas. Mais non, encore une fois, d'abord, arabe, je le prends d'un sens seulement linguistique. Il faudrait voir toutes les nuances, ce n'est pas les mêmes ethnies, ce n'est pas les mêmes régions. Et donc, entre l'Irak du Xe siècle et l'Andalousie du XIIe, c'est sûr que ce n'est pas le même corpus, ce n'est pas le même agenda. Donc, il y a des différences. Il y a des chiites, il y a des sunnites. Bon, donc, des nuances, il y en a beaucoup. Il y a des couleurs différentes et il y a des familles différentes. Donc, mettre tout le monde dans le même sac, ça ne va pas. Au contraire, il faut aller vers de la discrimination quand on le peut, quand c'est le moment. Mais globalement, quand il s'agit de sauver, on peut en parler de façon générale. S'agissant de l'actualité, oui. Comme je l'ai dit tout à l'heure, ce n'est pas une affaire d'histoire. Ce n'est pas par goût simplement ni exotique ni seulement historique. Il y a une grande actualité, à plusieurs niveaux d'ailleurs pour moi, pour autant que je puisse en parler. C'est-à-dire que d'abord, Averroès, c'est, comme je l'ai dit tout à l'heure, la plus grande autorité juridique de l'Andalousie du XIIe siècle. Et il se prononce, cet homme musulman, sur le rapport, par exemple, entre l'islam et la rationalité. On a envie de l'entendre. On a envie de savoir ce qu'il dit et comment il faut relancer. récupérer, nuancer éventuellement, ou faire valoir ce qu'il y a des siècles il a essayé de formuler. Donc, de ce point de vue, le monde musulman contemporain a beaucoup travaillé la question d'Averroës en des sens un petit peu divers pour savoir si, disons, on peut être musulman et philosophé, s'il y a une contradiction, une hétérogénéité entre la rationalité et l'islam, faut-il ou pas interpréter le courant ? Si on l'interprète, comment on l'interprète, jusqu'où, qui le fait, quand, le Coran ça a quel statut, est-ce que ça a une histoire, la parole de Dieu c'est quoi ? Bon, toutes ces questions-là, il faut écouter ces génies de l'islam qu'ils sont pour savoir ce qu'on peut en faire. Après, du point de vue conceptuel aussi, il m'intéresse beaucoup parce qu'il a élaboré encore une fois des outils qui ne sont pas le dehors de ce que j'appelle la pensée européenne, mais je suis très prudent avec cette notion-là, c'est pas le dehors, c'est une espèce de... d'alternatives continues, ça a toujours été présent. Le moment est venu d'essayer de voir ce qu'il y avait là-dedans. Et d'une certaine manière, lorsque Nietzsche dit « Bon, et si on regardait un petit peu le corps et la pulsion ? » Lorsque Marx dit « Et si on regardait au-delà de l'individu, mais le contexte, ce qui se joue ? » Lorsque Freud dit « Et si on arrêtait de faire du moi, le mettre dans sa propre maison ? » Toutes ces choses-là sont des lointains échos un peu bouleversants qu'élabore Averroès. sans parfois tout maîtriser, mais il le dit lui-même, il a conscience de faire peau neuve, il a même débusqué des idées qu'il abandonne parce que c'était trop tôt pour pouvoir les travailler, mais qui de mon point de vue sont les idées de la philosophie la plus contemporaine.

  • Speaker #0

    Je parlais tout à l'heure de l'intelligence artificielle.

  • Speaker #1

    Oui, je voulais te réinterroger là-dessus. Il y a eu des choses à faire.

  • Speaker #0

    Parce que, d'une certaine manière, c'est assez spectaculaire. Ça fait des années que j'ai commencé d'écrire là-dessus, puis rien n'est sorti. C'est-à-dire qu'on pourrait considérer que nous réagissons aujourd'hui, entre fascination et froid, devant l'intelligence artificielle et son progrès, comme l'Europe naissante. a réagi devant la théorie avéroïste de l'intellect. C'est-à-dire que lorsque Thomas dit « Mais en fait, l'intellect d'Avéroïs, qui est au-dehors, surplombant, unique, qui stocke tout, qui a tout, qui sait tout, fait de nous des objets et des pantins, nous ne sommes plus que des fournisseurs d'images dont il se sert pour produire une pensée qui ne nous appartient pas, qui nous dépossède, qui nous alienne. » Ça, c'est exactement le sentiment qu'on peut avoir à l'égard de l'intelligence artificielle.

  • Speaker #1

    Je trouve que l'analogie est super intéressante, effectivement. après la particularité de l'intelligence artificielle c'est que c'est précisément pas une intelligence c'est un modèle probabiliste le terme d'intelligence artificielle il est presque marketing mais en fait est-ce que c'est une intelligence dans le sens où ça ne réfléchit pas,

  • Speaker #0

    ça ne crée pas j'ai envie de te dire deux choses d'une part on verra et d'autre part, et ça confirme ce que je dis il faudrait poser te poser la question, la même question que celle qu'Averroës aurait posée à l'époque, mais ça veut dire quoi être une intelligence ? donc tu dis c'est probabiliste, oui mais Est-ce que c'est si évident de savoir ? On est confronté de nouveau à la même question. Ce n'est pas une intelligence. On va voir ce que ça veut dire.

  • Speaker #1

    Ce qui est intéressant, et je suis d'accord avec toi, c'est que ça fait partie de ces choses qui nous mettent un peu au pied du mur pour repenser des choses qui nous paraissent aller de soi, dont la définition nous paraît évidente. Et c'est sûr que l'intelligence artificielle nous comprend à beaucoup de choses. Mais je trouve quand même que le terme d'intelligence est abusif dans l'intelligence artificielle. Et ça se discute. En tout cas,

  • Speaker #0

    intelligence artificielle, c'est-à-dire IA, IA, c'est l'abréviation de l'intellect agent, qui est le grand concept de l'EROS.

  • Speaker #1

    On va croire que c'est un complot aéroïste.

  • Speaker #0

    C'est l'IA, c'est le grand concept. Lequel intellect est désigné par Aristote comme une technique, un artifice. Donc c'est assez amusant. Il y a vraiment une filiation possible. Mais pour dire les choses très vite, ce n'est pas du tout la seule chose à dire. J'ai mille choses à dire là-dessus, mais d'une certaine manière, l'Europe a déjà vécu La guerre de Troie n'aura pas lieu, mais la guerre de l'IA a déjà eu lieu. C'était au XIIe, au XIIIe, enfin c'était au XIIIe siècle. Elle a déjà eu lieu, mais c'est assez amusant. Par exemple, le fait que nous nous effrayons de la connexion permanente, que nous vivons d'abord parce qu'on a un portable toujours allumé, parce que quand on s'endort, on sait bien qu'Internet ne s'arrête pas. Lorsque les Latins attaquent Averroès, par exemple, ils l'attaquent aussi sur ce point-là, c'est-à-dire la connexion permanente. La connexion permanente, c'est-à-dire, en gros, on voit, c'est marrant d'ailleurs, parce qu'on croit que les hommes ont peur de la nuit, c'est un peu l'idée normale qu'on a, et on voit bien que contre Averroès, ils revendiquent la nuit, le sommeil, l'arrêt, l'interruption.

  • Speaker #1

    Le droit à la déconnexion.

  • Speaker #0

    Or, s'il y a un super intellect au-dessus de nous, qui pense tout le temps, en utilisant tout ce que les hommes dotent sur toute la planète, sans arrêt, en fait, il n'y a jamais de droit. On est toujours sous la lumière de l'intelligence. Et il faudrait couper le courant.

  • Speaker #1

    Les deux choses que je trouve très interpellantes dans ce que tu expliques, c'est d'une part, on en a un petit peu parlé tout au long de la discussion, mais cette idée de lutter contre cette réécriture de l'Europe comme étant soit elle-même créatrice de son propre génie, soit éventuellement un peu des Grecs parce qu'ils sont acceptés, qu'au contraire, on voit à quel point il y a des confluences et des influences réciproques. Ça, ça va quand même largement à l'encontre du discours dominant politique dont on peut un peu discuter. et la deuxième chose, c'est l'idée de ce retour d'interrogations, de questionnements sous des formes différentes, mais que finalement, l'humanité, on se retrouve toujours confronté aux mêmes questionnements dans des configurations différentes, mais c'est ça aussi qui fait notre humanité finalement, on est à la fois les mêmes et différents au cours de l'histoire, c'est assez poétique comme façon de voir.

  • Speaker #0

    Oui, c'est vrai. De toute façon, cette question-là, au fond, la question majeure de l'avéroïsme, qui est celle de la pensée et de l'humanité, de la place de l'humain dans le cosmos, c'est toujours la même, c'est toujours la nôtre.

  • Speaker #1

    Dans l'actualité, est-ce que ça t'inspire ? Il y a quelque chose que tu aurais envie, dans l'actualité récente, de commenter ou d'expliciter par rapport à tous ces sujets-là ?

  • Speaker #0

    Pas mal de choses, mais la chose principale que je dirais, c'est que plus que jamais, je défends la pensée arabe. C'est-à-dire, j'ai l'impression que le monde arabe est maltraité, et donc tout ce qui peut contribuer... à en valoriser la pensée et à le réinscrire dans le jeu commun de l'humanité, c'est mon affaire. Donc c'est vraiment ce qu'on vit, tel que moi je vis notre situation, c'est ce que ça m'inspire. Mais j'ai l'impression que la défense de la dignité... et de l'intérêt et de la profondeur de la pensée arabe, encore une fois, entre guillemets, parce que c'est bien plus subtil, bien plus complexe que ça. D'ailleurs, ça excède de beaucoup ce que je maîtrise. C'est tout à fait nécessaire.

  • Speaker #1

    Oui, avec peut-être l'espoir ou la conviction qu'en réhabilitant justement des pensées arabes qui sont souvent méprisées ou oubliées, ou en tout cas mises de côté, invisibilisées, peut-être qu'en revalorisant... ces discours-là, ces pensées-là, ça permettra de politiquement aussi revaloriser un peuple qui est aujourd'hui extrêmement maltraité, dominé et déconsidéré ? Oui,

  • Speaker #0

    absolument. C'est tout bête. En gros, la méconnaissance et l'ignorance créent le désastre, créent la violence. Donc, il faut absolument lutter contre ça à tout niveau, par l'apprentissage de la langue et des langues, par la lecture des textes, par la compréhension des textes, par l'édition, la diffusion. Tous les moyens sont bons. Moi, mon souhait, c'est que dans des années, nos bibliothèques aient changé d'allure. C'est-à-dire qu'il y aura du Aristote, bilingue ou pas, du Descartes, bilingue ou pas, latin, français, et puis d'autres langues, et puis du Averroès. Que l'arabe d'Averroès ou les autres soient une langue reconnue banalement comme une langue de la philosophie, au même titre que l'allemand ou que le grec. qu'on publie en vis-à-vis de l'arabe traduit, qu'on apprenne à lire cette langue, à en connaître les intraduisibles, les grands concepts. Donc voilà, qu'on bouleverse nos bibliothèques. C'est déjà pas mal. Ça ne suffira pas, évidemment, mais c'est absolument nécessaire. C'est-à-dire qu'il faut aller dans le sens inverse du cloisonnement et de l'inscience, de la méconnaissance. Et encore une fois, ça passe par un peu de culture et de lecture.

  • Speaker #1

    Merci beaucoup Jean-Baptiste Brunet pour cette interview passionnante et qui nous donne plein de perspectives et d'envie d'aller se plonger dans la philosophie arabe que moi-même je ne connais pas du tout. Donc merci beaucoup pour toutes ces choses que j'ai apprises.

  • Speaker #0

    Merci beaucoup.

  • Speaker #1

    Vous venez d'écouter un entretien du fil d'actu. J'espère que l'épisode vous a plu et avant de se quitter, je voulais vous dire un petit mot important. Ce podcast est totalement gratuit, indépendant et sans publicité. Et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don, tant que tu es le récurrent, en cliquant sur la page indiquée en description. Merci d'avance pour votre soutien, et on se retrouve mercredi pour un nouvel épisode du Fil d'actu.

Description

Qu’est-ce que la philosophie arabe ? Et quel est son lien avec la philosophie européenne ?


Voici les questions que j’ai posées au philosophe Jean-Baptiste Brenet, spécialiste de philosophie arabe médiévale et traducteur. Avec lui, nous allons remonter le fil de l’histoire, et nous plonger au cœur du Moyen-Âge, dans la pensée du philosophe de langue arabe Averroès.


Vous découvrirez comment la pensée arabe nourrit l’Europe chrétienne et la confronte à ses propres failles, déclenchant une bataille philosophique qui va contribuer à diaboliser le monde arabo-musulman. Or c’est peut-être en comprenant mieux cette histoire, que nous pourrons lutter contre le mépris de la civilisation arabe qui ronge nos sociétés actuelles. Vous verrez aussi que la pensée d’un philosophe du 12ème siècle nous questionne encore aujourd’hui sur notre humanité, et sur notre compréhension de l’intelligence.


Alors, préparez-vous pour un voyage dans le temps, à la découverte d’une pensée dont la modernité nous bouscule et nous invite à penser... autrement.



Montage : Alice Krief, les Belles Fréquences


Le Phil d'Actu, c'est le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité !

Ce podcast est 100% indépendant, gratuit, sans publicité. Il ne survit que grâce à vos dons.


🙏 Pour me soutenir, vous pouvez faire un don, ponctuel ou régulier, sur cette page.

💜 Merci pour votre soutien !


Si vous aimez l'épisode, n'oubliez pas de vous abonner, de mettre 5 étoiles, et de le partager sur les réseaux sociaux.


Pour ne rien manquer du Phil d'Actu, suivez-moi sur Instagram !


Un grand merci aux tipeur-ses : Alice, Veronika, Pierre, Julie, Maya, Michel, Julien, Thomas, Marc, Matthieu, Clément, Agnès, Isabelle, Mariam, Céline.

Grâce à vous, on n'a pas fini de réfléchir ensemble à l'actualité politique !


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu, le podcast engagé qui remet la philosophie au cœur de l'actualité. Ici, pas de philo prétentieuse et déconnectée du monde, mais une philo accessible et ancrée dans la société. Tous les mercredis, je vous propose une chronique commentant l'actualité et, une fois par mois, l'interview d'un ou d'une philosophe contemporaine. Prêt et prête pour une philosophie vivante et engagée ? Bienvenue dans le fil d'actu. Qu'est-ce que la philosophie arabe ? Et quel est son lien avec la philosophie européenne ? Voici les questions que j'ai posées au philosophe Jean-Baptiste Brunet, spécialiste de philosophie arabe médiévale et traducteur. Avec lui, nous allons remonter le fil de l'histoire et nous plonger au cœur du Moyen-Âge, dans la pensée du philosophe de langue arabe, Averroès. Dans cette interview, vous découvrirez comment la pensée arabe irrigue l'Europe chrétienne et la confronte à ses propres failles, déclenchant une bataille philosophique qui va contribuer à diaboliser le monde arabo-musulman. Or, c'est peut-être en comprenant mieux cette histoire que nous pourrons lutter contre le mépris de la civilisation arabe qui ronge nos sociétés actuelles. Vous verrez aussi que la pensée d'un philosophe du XIIe siècle peut nous questionner encore aujourd'hui sur notre humanité et sur notre compréhension. de l'intelligence. Alors, préparez-vous pour un voyage dans le temps à la dépouvaire d'une pensée dont la modernité nous bouscule et nous invite à penser autrement. Bonjour Jean-Baptiste. Bonjour. Alors Jean-Baptiste, tu es spécialiste de philosophie arabe. Tu as publié plusieurs livres sur un philosophe dont on va avoir l'occasion de discuter qui est Averroès, philosophe arabe du XIIe siècle. Et tu as également publié des livres sur des réflexions sur que veut dire penser. On aura aussi l'occasion, je pense, d'en rediscuter. Mais avant toute chose, on va commencer par la question rituelle du fil d'actu. Quelle est pour toi, Jean-Baptiste, la définition de la philosophie ?

  • Speaker #1

    C'est la question la pire et je n'en ai a priori aucune idée. Il se trouve que récemment, j'ai dû faire une conférence sur ce sujet-là. J'ai voulu fuir au début et puis je me suis dit, bon, à mon âge, c'est peut-être le moment du bilan. donc j'ai pris ça non mais c'est vrai je me suis dit après tout ça fait plus de 30 ans que je fais ça c'est-à-dire qu'est-ce que je fais qu'est-ce que je fais comment je pourrais en parler aux gens autour de moi même à ma mère à mon père au fond qui m'ont vu toutes ces années travailler j'ai choisi quand j'en ai parlé donc ça existera sous forme de texte mais vraiment j'en ai parlé par un biais par un angle j'ai voulu juste tirer un fil qui ne prétend absolument pas répondre à la question voilà dans sa totalité, ni en donnant une réponse qui pourrait valoir pour tout soi. Donc c'est uniquement ma façon à moi, par un petit biais, et j'ai tiré le fil banal qui consiste à dire que la philosophie, par tradition, c'est une manière de voir. Au fond, il y a un petit texte d'Aristote dans son traité de l'âme qu'on oublie, qui est tout simple et magnifique, qui dit que voir, c'est voir le visible et l'invisible. Cette seconde partie de la phrase, au fond, on l'oublie. Je me suis dit peut-être que... L'objet du philosophe, c'est de penser la privation et ce que ça engage, le fait que le monde manque de quelque chose, que nous manquions.

  • Speaker #0

    Dans l'idée, si j'interprète bien ce que tu dis, le monde tel qu'il est, et donc l'invisible, le monde peut-être tel qu'il devrait être ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça.

  • Speaker #0

    Il y a un peu utopique là-dedans, imaginaire utopique ?

  • Speaker #1

    C'est ça, il y a quelque chose qui manque. En fait, la chose est plus profonde que ça chez Aristote, parce qu'il dit l'invisible, c'est au moins trois choses. privé de visibilité, et ça c'est toute la question de la privation, avec la réaction, je pourrais dire politique.

  • Speaker #0

    C'est marrant, tu dis ça, j'allais immédiatement faire une lecture politique. Parce que c'est les gens invisibilisés, c'est ça dont il est question.

  • Speaker #1

    C'est la privation, c'est la pauvreté, tout ça, et donc qu'est-ce que ça stimule qui est d'ordre politique et pratique chez le philosophe. Puis Aristote dit, mais l'invisible c'est aussi le trop peu visible, c'est-à-dire ce qui n'est pas... pas assez puissant pour qu'on le voit. C'est le maudit, c'est le faible. Et ça, ça rejoint la question de la privation. Mais ça a rapport à ce qu'on appellerait aujourd'hui l'incapacité, le handicap, une forme de moindre être aussi. Et troisièmement, l'invisible, en fait, c'est l'excès de visibilité. Une chose qu'on ne peut pas voir parce qu'elle est trop visible. Et là, c'est peut-être la philosophie à ses marges, un peu avec la mystique ou la religion, ou le sacré. Et je me suis dit, tiens, c'est trois branches, ça. qu'on néglige et qui peut-être me permettent d'aller explorer, de comprendre, sans avoir débrouillé tous les fils, mais ce que moi j'ai cherché là-dedans.

  • Speaker #0

    Ce n'était pas si mal. La question n'était pas si dure en fait. Toi, tu t'intéresses à la philosophie arabe, tu étudies et tu traduis des philosophes. Est-ce que tu peux nous expliquer comment tu en es venu à choisir cet objet de recherche qui n'est pas du tout majoritaire dans la philosophie française ?

  • Speaker #1

    Il y a probablement plusieurs raisons, des séries de raisons, mais certaines qui m'échappent, qui sont d'ordre un peu biographique, très personnelles. Dans mon cas, moi je suis né à Marseille, j'ai grandi à Marseille. très marseillais, très méditerranéen, d'une certaine manière. Donc, c'est présent, je pense, dans mon rapport à la pensée arabe et au monde arabe, et d'autres choses. J'ai eu de la famille en Algérie, ma grand-mère qui m'a en partie élevé était de Cordoue, qui est la ville d'Averroës. Donc, elle a grandi là-bas. Bon, bref, il y a des éléments comme ça. Mais sinon, en effet, comme tout le monde, j'ai grandi philosophiquement en ignorant tout de la pensée arabe, et plus largement de la pensée médiévale, qui a été ma première spécialité, disons. Donc c'est un ensemble de hasards, c'est que quand j'ai passé l'agrégation de philosophie au début des années 90, il y avait en texte étranger, j'avais choisi le latin, il y avait un texte de Thomas d'Aquin. C'était pour moi vraiment à l'opposé et de ce que j'aimais et de ce que je maîtrisais. Et Thomas d'Aquin, le scolastique, le théologien chrétien, est un homme qui a bâti sa théologie prodigieuse en cédant des grandes sources arabes de l'époque qui étaient le perse à Vicenne, Ibn Sina, et le cordouan à Véroès. Musique touché du doigt quelque chose qui m'a perturbé, qui m'a déplacé un petit peu. Et puis, brutalement, j'ai tout abandonné. J'ai quitté tout ce qui m'était familier, facile, tout ce à quoi je me destinais, la philo allemande, la phénoménologie, la philo moderne. J'ai tout laissé tomber et j'ai plongé 700 ans plus tôt dans le latin, puis bientôt l'arabe et la théologie, moi qui étais fort peu religieux. J'ai toujours eu dans l'idée de... Non pas de revenir au point de départ, mais d'utiliser cet écart. Parce que le but pour moi n'était pas de me loger dans le Moyen-Âge et de m'y noyer. Le but, c'était de combler cette lacune inacceptable, d'aller voir le manquant. Oui,

  • Speaker #0

    c'est ça. Ta définition était déjà un instinct que tu as eu.

  • Speaker #1

    C'est vrai. Cette espèce de trou qu'il y avait. L'idée, c'était de récupérer ça à ma façon et de le réinjecter dans le jeu. dans le jeu commun qui était celui de l'enseignement qu'on reçoit et qu'on continue de donner sans beaucoup de variations.

  • Speaker #0

    Est-ce que tu peux nous parler de cette grande figure qui t'accompagne dans toute ta recherche philosophique et dont on a cité le nom là quelques fois déjà ?

  • Speaker #1

    Averroès. Averroès, il s'appelle Ibn Rushd en arabe. Averroès, c'est son nom latin. C'est un homme du XIIe siècle. Il est andalou à l'époque où l'Andalousie est sous domination musulmane. Il est né en 1126, il meurt en 1198, il meurt à Marrakech, qui est un peu la capitale de l'Empire. L'Empire à l'époque, c'est un empire berbère, un empire qu'on appelle Al-Mohad. Ceux qui défendent l'unicité de Dieu, c'est Al-Mohad en vérité. Et cet homme-là est un homme exceptionnel en lui-même déjà, parce que c'est un homme qui a une brillante carrière, il est juge, et pas seulement juge parmi d'autres, il est grand juge, et c'est la plus grande autorité juridique de son époque à Séville et à Cordoue. Donc c'est un homme de pouvoir, c'est un intellectuel organique en vérité, il est au service du pouvoir et d'un pouvoir fort qui a renversé une autre dynastie. Donc c'est une période politiquement intéressante. C'est un homme qui est médecin aussi et qui sera même le médecin personnel du calife. Et puis par ailleurs, c'est par ce biais-là que je m'y suis le plus intéressé, il est philosophe. Ce qui à l'époque ne correspond aucun statut social, on est philosophe un peu à titre privé.

  • Speaker #0

    Maintenant non plus d'ailleurs.

  • Speaker #1

    Maintenant non plus, on pourrait dire ça. Il fait de la philosophie un peu pour lui, il y passe tout son temps, il donne des cours. Il aura même des fils à qui il va donner des cours, à la mosquée ou ailleurs. Et il va consacrer toute sa vie, la légende dit toutes ses nuits, parce que par ailleurs il travaille. Toutes ses nuits, on dit qu'il n'a pas commenté Aristote seulement deux nuits, la nuit de Cénos et la nuit de la mort de son père, mais tout le reste du temps il va passer son temps à lire et commenter Aristote. Il va effectivement essayer d'expliquer Aristote sous plusieurs formes, tantôt en le résumant, tantôt en le paraphrasant, tantôt plutôt vers la fin de sa vie en le commentant mot à mot. Il va commenter... tout le corpus disponible d'Aristote, lequel corpus, disponible en arabe, altéré, modifié, mais aussi enrichi, accru, n'était pas disponible en terre chrétienne. Donc à l'époque, pour dire à peu près à l'époque d'Averroës à Paris et à Avelar, Avelar, il n'a quasiment rien d'Aristote lorsque Averroës a tout. Et cet homme, donc très valable en lui-même, est par ailleurs un des grands génies de la pensée arabe, entre guillemets. Je dis entre guillemets parce que arabe, ce n'est pas ethniquement arabe, linguistiquement d'abord. Des gens qui lisent l'arabe et qui pensent et qui écrivent en arabe dans un contexte islamique, mais certains ne sont pas arabes. Il y a des chrétiens, il y a des juifs.

  • Speaker #0

    Il y a des Perses. C'est arabisant, en fait. C'est arabophone.

  • Speaker #1

    Arabophone, c'est pas arabophone. Donc, c'est d'abord ça, mon critère. Et cet homme-là, il s'inscrit dans une chaîne de grands génies dont on ne nous parle pas, d'ailleurs, le plus souvent. Al-Kindi, l'Irakien, 9e siècle. Al-Farabi, le Kazakh ou le Turc, 10e siècle. Ibn Sina, Avicenne, le Perse, 11e siècle. Avicenne, pour le coup, on connaît. Avicenne, oui. Al-Razali, le théologien. Ibn Bajjah, l'autre Andalou. Ibn Tufayl, encore un Andalou. Bref, il y a une série de grands penseurs comme ça, et Averroës est un peu en bout de cette Ausha. La chaîne ne s'arrête pas, mais il est en bout de cette Ausha, et il hérite un peu de tout ce bagage magnifique qui permet à la philosophie de continuer de vivre sous une forme exceptionnellement féconde. Mais ce n'est pas tout. Il se trouve que, et ça c'est un phénomène rarissime dans l'histoire de la pensée, cet homme, à sa mort, va être traduit en hébreu et en latin.

  • Speaker #0

    Très rapidement.

  • Speaker #1

    Averroès. Averroès. Il est aussi bien un personnage arabe qui relève de l'histoire arabe qu'un personnage qui relève de l'histoire grecque parce qu'il la prolonge, qu'un personnage qui relève des mondes juifs et latins parce que traduit, il va devenir un modèle pour les enseignants et les étudiants qui voudront comprendre quelque chose d'Aristote. Il faut voir que, comme je le disais, il meurt en 1198 et ici à Paris, en 1220-1225, on a déjà disponible... Une grande partie de ces commentaires d'Aristote, c'est l'époque où l'université vient de naître. Le caverouès, pendant 400-500 ans, il va s'imposer dans l'université médiévale comme le commentateur d'Aristote, qu'on appelle le philosophe, et lui, dans les textes, on dit simplement commentator. Et cet homme-là m'a intéressé en tant que figure incontournable, à la fois interne à la pensée européenne latine et externe, parce que c'est un arabe, parce que c'est un musulman. Et de fait, l'Europe aura pendant des centaines d'années entretenu avec lui un rapport très ambigu, très ambivalent, de fascination parce qu'on le lit comme le meilleur exégète et de rejet parce qu'on considère que sur certains points, sa lecture est délirante, extravagante, scandaleuse. Et donc c'est à la fois un modèle et un maudit. Et pour cette raison de scandale, je me suis intéressé à lui aussi parce que j'y vois, on en reparlera peut-être, mais j'y vois... un problème de l'Europe à l'égard de sa propre identité qu'elle n'a toujours pas réglé.

  • Speaker #0

    D'accord, donc très intéressant ce que tu expliques sur Averroès. Et même si je ne me trompe pas de ce que tu expliques dans tes réflexions, c'est que l'Europe chrétienne a accès à Aristote uniquement via les traductions d'Averroès, en fait. Ou en tout cas, les traductions arabes. Voilà.

  • Speaker #1

    L'Aristote disponible au XIIIe siècle, c'est en grande partie un Aristote arabisé, qui vient de l'arabe... qui venait lui-même du syriac, qui traduisait le grec. Donc c'est un Aristote quand même très altéré, mais ça n'est pas la seule source. Il y a aussi un Aristote qui vient directement du grec, traduit en latin. D'abord, il y a un Aristote qui a perduré au fil du temps. On a un petit peu de l'organone, on a les secondes analytiques, on a les premiers analytiques, on a des textes comme cela, mais on n'a pas la métaphysique, on n'a pas la physique, on n'a pas le traité de l'âme. Donc, il manque en gros presque l'essentiel du corpus. Et donc, en fait, c'est via les Arabes que cet Aristote, le corpus quasi complet, revient, accompagné des commentaires arabes. Donc, Averroës n'est pas un traducteur. Il est très sensible à la langue, mais il n'est pas un traducteur. Il n'est qu'un commentateur arabe d'un texte arabe.

  • Speaker #0

    Jusqu'à présent, la théologie européenne chrétienne est plutôt dominée par la pensée de Platon. Corrige-moi si je me trompe. Le XIIe, ça va être un moment où on va redécouvrir la pensée d'Aristote pour refonder un peu la théologie.

  • Speaker #1

    Ce n'est pas exactement la pensée de Platon. D'ailleurs, le vrai retour de Platon, c'est ce qui marquera le commencement de la Renaissance, en vérité. Donc, le ping-pong. Donc, là, le vrai Platon, il revient. Platon, c'est le maître d'Aristote. Donc, ils sont évidemment très proches et en même temps très différents. Et pour les raisons qui nous intéressent, c'est qu'en gros, Platon défend une théorie, je le fais très simple. Mais une théorie de la connaissance et de l'être qui est basée sur ce qu'on appelle les idées, là où Aristote, son élève, considère que les idées, ça n'existe pas, que ce qu'il y a de plus réel dans le réel, c'est le réel, c'est-à-dire les choses qui nous entourent, en quoi Aristote d'ailleurs est beaucoup plus proche de nous. Ce qui est réel, c'est ceci, cela, tout autour de moi. L'idée, c'est si l'on veut le concept, le concept, il a une forme de réalité, mais qui est dérivée. de ce que je sens des choses. Et de même, pour ce qui est de l'âme, eh bien, notre âme n'est pas immortelle. elle advient en même temps que le corps. Aristote, lui, défend l'idée d'une unité très forte de l'individu. Et cette unité que nous sommes, elle se déploie dans le rapport très concret que nous avons aux choses. D'où l'orientation extrêmement empiriste d'Aristote. C'est-à-dire que pour penser et pour être ce que nous sommes, il faut se tourner vers le monde tel qu'il est. C'est à partir de la sensation et de l'expérience qu'on aura des choses, qu'on va se mettre à penser, que se mettant à penser, on va développer notre humanité.

  • Speaker #0

    On a du mal à comprendre comment ça peut plaire à la théologie chrétienne. Alors que la théologie chrétienne, en caricaturant un petit peu, c'est quand même la pensée de l'âme, de l'âme immortelle. On n'aime pas trop le corps, les sensations, le rêve. Voilà, comment est-ce qu'on peut...

  • Speaker #1

    Très bonne question. C'est en fait, l'auteur de la théologie chrétienne, c'est Platon. Le système. qui convient le mieux à la théologie chrétienne, c'est Platon. Ne serait-ce que pour la question de l'immortalité de l'âme, puisque pour Aristote, notre âme ne survit pas à la corruption du corps. Mais de fait, l'histoire a fait que le corpus qui a été disponible, c'était celui d'Aristote.

  • Speaker #0

    Donc c'est un accident total, on se dit on a un penseur grec, on va essayer de le mettre au choc.

  • Speaker #1

    Alors pendant longtemps, la théologie n'a pas tout bâti sur Aristote, mais sur du néo-platonisme. Mais lorsque les grandes synthèses théologiennes vont se faire au Moyen-Âge, les grands noms de la théologie, lorsque cela va se faire, qu'est-ce qu'ils peuvent lire ? Ce n'est pas Platon, ils peuvent lire Aristote. Donc, ils doivent faire avec ce qu'ils ont et essayer de christianiser en quelque sorte Aristote autant que possible, ce qu'un Thomas d'Aquin a su pouvoir faire. En disant, mais non, pour qui le lit bien en vérité, Aristote, c'est un auteur parfait pour le chrétien. En vérité, oui, c'est un tour de l'histoire, parce que c'est Platon qu'il leur fallait. Mais ils n'ont pas eu Platon. Mais ça enrichit peut-être de façon inattendue, mais sublime, la théologie chrétienne.

  • Speaker #0

    Ils auraient pu se dire qu'il était hérétique et qu'ils avaient l'habitude.

  • Speaker #1

    Oui, non, ils l'ont dit en partie, puisque l'Église a tout fait au XIIIe siècle pour freiner l'arrivée d'Aristote. On l'a censuré. En 1210-1215, on censure Aristote. en 1245-1250, Aristote est au programme de l'université. Donc en 40 ans, il s'est imposé et l'Église ne pourra rien faire d'autre que d'accepter sa présence. Oui,

  • Speaker #0

    donc dans ce cas-là, autant tenter une réconciliation.

  • Speaker #1

    Mais de la part de Thomas, c'était sincère, c'est-à-dire que pour un certain nombre de chrétiens qui ne sont pas adversaires de la raison et de la philosophie, il faut laisser une place à la raison naturelle. Elle a sa place, elle a sa limite. À un moment donné, il faudra basculer dans la foi parce que c'est la foi qui apportera les solutions. Il y a des choses qui dépassent complètement la raison naturelle, mais dans l'ordre de la raison naturelle, Aristote, c'est le meilleur. Voilà ce que dira Thomas, mais au prix, évidemment, de certaines déformations. Parce qu'il prête à Aristote des thèses qu'aucun aristotélicien d'aujourd'hui n'accepterait. Donc, évidemment, on tord les corpus et les auteurs dans le sens qui nous arrange. C'est de bonne guerre.

  • Speaker #0

    On va revenir un petit peu sur une piste que tu as entreouverte tout à l'heure, qui était de dire... que Averroès, que tu as appelé l'inquiétant dans un de tes livres, vient donc inquiéter une identité européenne et aussi la manière dont l'Europe se raconte elle-même, se pense elle-même. Est-ce que tu peux nous expliquer un peu ça, cette ambiguïté ? Tu parlais de fascination et détestation à la fois. Est-ce qu'on peut revenir un petit peu là-dessus ?

  • Speaker #1

    Oui, fascination, parce que c'est un immense commentateur et que tout le monde a besoin de le lire, même si c'est finalement pour s'en séparer après. Et détestation, rejet avec une force incroyable. Dans un premier temps... Non pas parce qu'il est musulman, par exemple. Ça aurait pu être un conflit strictement religieux. Ce n'est pas le cas. C'est intéressant que ça ne soit pas le cas, parce que ça va revenir par la fenêtre, cette question-là. Ça n'a jamais totalement disparu. On sait bien que c'est un arabe. On l'appelle comme ça, parfois. Averroès, Arabs, l'arabe. Petrarque au XIVe siècle, Petrarque l'humaniste, soi-disant. Petrarque dit, Averroès, c'est un chien enragé. De toute façon, c'est un arabe. Je déteste toute cette race. Il faut faire comme si elle n'avait pas existé. Il dit cela.

  • Speaker #0

    Ah, Petrarch sur CNews !

  • Speaker #1

    Petrarch, hein ? Petrarch sur CNews. Donc, elle existe, cette question, mais par exemple, Thomas d'Aquin, son plus grand adversaire latin, qui est postérieur d'un siècle, il dit « je ne vais pas parler d'Averroès comme musulman, c'est évident qu'en tant que chrétien, on y est opposé, qu'il défend le faux livre d'un faux prophète. » Ça, c'est pas le problème.

  • Speaker #0

    Ça, c'est acté. Voilà,

  • Speaker #1

    ça, c'est clair. Non, le problème, c'est qu'Averroès, sur certains points, de ses commentaires est allé trop loin. Il a défendu des thèses qu'on juge folles, absolument inadmissibles. En l'occurrence, des thèses qu'il a proposées en commentant le traité de l'âme d'Aristote. Quand Aristote parle de l'âme, c'est assez complexe, surtout pour ce qu'il dit de l'âme humaine. Parce que les plantes ont une âme, les animaux ont une âme, et l'humain a une âme. Il faut essayer de comprendre la différence de l'humanité. Ce qui fait qu'un humain est un humain et pas un chien ou un rhododendron, c'est qu'il a un intellect. Et la difficulté est de savoir ce que c'est que cet intellect, ce que c'est comme puissance, et quel rapport ça a aux autres facultés de l'âme, la sensation, le toucher, quel rapport ça a au cerveau ou au corps. Et donc Aristote a du mal à préciser ces questions-là, et toute la tradition va se disputer. Et Averroès, en élève sérieux, qui ne prétend pas du tout faire œuvre originale, il essaie de comprendre ce qu'Aristote a voulu dire, et il débouche sur trois thèses. Il dit... l'intellect humain, il est totalement séparé des corps humains, voire des individus. Donc c'est une sorte d'hyperintelligence à la verticale des têtes. Deuxièmement, cet intellect, il est un pour toute l'espèce humaine. Il n'y a pas autant d'intellect que d'individus. Il y a une intelligence pour toute l'humanité. Et troisièmement, cet intellect, il est éternel. Il n'y a pas eu de création. Quand tu nais, il y a déjà ton intellect qui est là. Et quand tu meurs, il y aura encore, entre guillemets, ton intellect qui sera là. Alors, les latins ont jugé ces trois thèses non aristotéliciennes catastrophiques. Et pourquoi c'est catastrophique ? Thomas le dit très simplement et très bien. Il dit, si Averroès a raison, conclusion, l'homme ne pense pas. Si l'homme ne pense pas, ce n'est plus un homme, c'est une bête, c'est un animal. Donc Averroès, il fait de nous des animaux, il n'y a plus de morale, il n'y a plus de politique, il n'y a plus de rapport à Dieu. On ne veut pas mieux qu'une bête à peine supérieure, parce qu'on a de l'imagination un peu raffinée, mais c'est tout. Mais on n'a plus la capacité de penser. Pourquoi ? Parce que si l'intellect est séparé, alors ma pensée, elle est dehors, elle n'est pas en moi, plus d'intériorité. S'il y a un seul intellect, bon ben, alors on pense tous la même chose. Il n'y a plus de maître, il n'y a plus de disciple, il n'y a plus Jésus et Judas, c'est les mêmes. Et s'il est éternel, alors on arrive trop tard, tout a déjà été pensé puisque le monde est éternel selon les philosophes. Donc, on est une page noire, pas une page blanche, tout a été dit, c'est fichu, on n'a plus rien à faire. Donc, il faut absolument... détruire cela et à partir du XIIIe siècle on va dire Averroès le grand commentateur d'Aristote c'est aussi un dépravator c'est aussi un corruptor et il met en danger notre humanité et du XIIIe siècle au XVIe, XVIIe peut-être même XVIIIe siècle on ne va cesser de faire ce reproche à Averroès et à ses disciples latins de ruiner l'intelligence humaine et donc l'humanité même.

  • Speaker #0

    Et la responsabilité, comme tu disais.

  • Speaker #1

    La responsabilité, en gros, pour dire très simplement, même si c'est anachronique, l'Europe chrétienne, l'Europe entre guillemets, parce que ça n'existe pas encore, fait d'Averroès un promoteur de l'anti-cogito. Donc l'Europe, c'est le cogito.

  • Speaker #0

    Alors le cogito, c'est Descartes, on va expliquer rapidement, mais si tu peux nous...

  • Speaker #1

    C'est-à-dire l'idée que l'individu se saisit lui-même comme être pensant et que le fait pour lui de penser, c'est ce qui l'assure. de l'accès à la vérité. Donc, si je peux soutenir des choses, dire des choses, y croire, évoluer dans un monde avec des vérités, si je peux être certain de moi-même, c'est qu'évidemment, je suis un être pensant et en tant que je pense. Oui,

  • Speaker #0

    c'est le « je pense, donc je suis » , la formule qu'on a apprise tous au lycée, d'ailleurs. Avec Averroès, il y a une espèce d'idée de quelque chose qui nous dépasse en tant qu'espèce humaine. On participe tous de ça, mais c'est vrai que ça casse un peu la singularité.

  • Speaker #1

    Voilà, c'est l'individu est hors-jeu. En gros, la... personne ou la personnalité de l'individu est hors-jeu. La pensée, c'est plus son affaire. C'est un truc cosmique, c'est un truc global. C'est pas à lui, c'est pas en lui et c'est pas en même temps que lui. Une catastrophe à tous les niveaux. C'est très marrant parce que c'est ça qui va déclencher la querelle, qui est plus que ça, qui est vraiment ultra-violente. Il n'y a pas d'équivalent, je crois, dans l'histoire de la pensée. Peut-être Spinoza... dont on fera d'ailleurs un fils maudit d'Averroès, on va souvent l'assimiler Averroès, mais en fait, le plus grand des maudits, c'est Averroès. Je dis maudit en un sens particulier, ce n'est pas un fou furieux comme il y en a eu, dont on a brûlé les oeufs ou qu'on a brûlé eux-mêmes.

  • Speaker #0

    C'est un vrai psychopathe intentionnel. Non,

  • Speaker #1

    c'est que c'est un psychopathe par ailleurs génial, donc tout le monde sait qu'il est génial. Donc il y a un problème.

  • Speaker #0

    Il est d'autant plus dangereux.

  • Speaker #1

    Voilà, donc on ne peut pas tout jeter d'Averroès, et pourtant, il a au cœur de son système... Ils nous menacent gravement. Donc, c'est ça qui va lancer la chose. Tout le monde va être accusé d'être avéroïste. Dès qu'on a un ennemi, Descartes, c'est un avéroïste. Leibniz parle tout le temps des avéroïstes. Kant, il est traité d'avéroïste.

  • Speaker #0

    Vous pourrez essayer chez vous, d'ailleurs. Voilà.

  • Speaker #1

    On est toujours l'avéroïste de quelqu'un, vraiment. Les protestants se font traiter d'avéroïstes. Les catholiques aussi. Parce qu'il y a une autre chose, outre cette question de psychologie, d'intellect, d'intelligence. qui traverse toute l'histoire de l'Europe. En gros, on reproche à Averroës d'être un hypocrite. Et on va coller à son nom, et à tous ceux qui voudraient s'approcher de lui, on va coller cette image de l'hypocrisie. En gros, on dit, c'est très injuste, parce qu'Averroës, comme philosophe, a exactement défendu l'inverse. On dit, Averroës, c'est un rationaliste, qui ne croit pas, qui ne croit plus, qui ne croit pas en Dieu, il est athée, mais il n'ose pas le dire, par prudence sociale, il veut sauver sa tête, et il fait semblant de croire. Donc il fait semblant d'être un bon musulman. Et ceux qui le suivront en Europe feront semblant d'être des bons chrétiens, mais en fait, ce sont des hypocrites parce qu'ils ne croient plus. Et d'ailleurs, tout ce qu'ils écrivent et tout ce qu'ils enseignent philosophiquement, ça va contre la religion. Donc, on va faire des avéroïstes un peu les préfigurateurs des libertins, des railleurs libertins, mais des super hypocrites qui masquent leur jeu. Et donc, on les accuse de défendre ce qu'on aura appelé la double vérité. C'est-à-dire, quand on est avéroïste, on dit... Il y a une vérité en philosophie, exemple, le monde est éternel, ça c'est la philosophie qu'il dit, mais il y a une vérité de la foi, le monde a été créé par Dieu, et bien sûr, je tiens à la vérité de la foi. Mais Thomas d'Aquin dira, mais ça c'est une arnaque, c'est un compromis, si tu as démontré que le monde est éternel, tu ne peux pas, par ailleurs, croire à la conclusion contraire. Donc tu fais semblant, donc tu es un hypocrite. Alors qu'Averroès, le vrai, comme je le disais, défend au contraire l'idée qu'il y a une forme. une de la vérité, enfin une vérité une, plus exactement, mais différentes voies d'accès et que la religion, à commencer par l'islam qui est la meilleure des religions à ses yeux, est une voie d'accès vers cette vérité une, la philosophie en étant une autre. La philosophie, c'est la voie d'accès la plus pure à la vérité pour l'élite, pour les esprits clairs, mais au fond, quant au contenu, la vérité est la même. Et donc, c'est pour ça, ces deux raisons, en gros le monopsychisme, la théorie délirante de l'intellect et la théorie de la double vérité, que l'Europe va maudire sur 500 ans avec Ausha.

  • Speaker #0

    Il y avait autre chose aussi sur laquelle, une question qui se croise avec celle-ci, c'est, tu as parlé du fait que l'islam était la meilleure religion pour Averroës, est-ce que sa philosophie, elle correspond à une certaine théologie musulmane ? Est-ce que du coup, ce qui se joue à la fin, ça redevient un duel religieux, même si ce n'était pas au départ ? L'Europe musulmane, l'Europe chrétienne, qu'est-ce qui se passe ?

  • Speaker #1

    C'est une très bonne question aussi. Moi, je ne dirais pas du tout, justement, c'est une erreur, c'est un cliché aussi qu'on a. sur Averroès ou sur un penseur arabe. C'est-à-dire l'idée que parce qu'il est arabe, parce qu'il écrit en arabe en contexte islamique, en gros, il ne fait que de l'exégèse coranique. Pas du tout, Averroès est musulman. Il pense que le Coran est un texte parfait, insupérable, magnifique. Il va à la mosquée, il prie. Pour lui, ça ne fait aucun doute. Mais il dit que toutes les religions sont vraies, par ailleurs. Parce qu'elle est révolutionnaire à l'époque. Oui, simplement l'islam qui arrive en dernier. et au niveau dogmatique et technique la plus raffinée des religions. Mais du coup, lui, par ailleurs, entre lui et lui, ce qu'il lui faut, c'est de la philosophie. Il se trouve qu'on doit être religieux parce qu'on est enfant d'abord, et qu'on évolue dans une société, on n'est pas sur une île déserte. Et donc, il faut qu'il y ait une espèce de ciment social de vérité, je veux dire. Pas simplement quelque chose qui unit les gens, mais quelque chose qui les unit dans la vérité. La religion est bien pour ça. Et puis, les gens sont disparates. et il faut de la vérité pour tous. Et au fond, la religion, c'est la forme vulgaire de la vérité. Mais la question, c'est de savoir du coup, jusqu'où l'islam intervient dans sa pensée. Question très difficile. Est-ce qu'il y a une philosophie chrétienne ? Est-ce qu'il y a une philosophie musulmane ? Que des éléments interviennent thématiques ? Parce qu'il y a des objets que l'islam, la question du califat, de la direction, la question de l'imamah qui dirige dans une cité, qui est le chef religieux. la question de la responsabilité des actes, qu'est-ce qu'elle se pose en islam, bref, des thématiques qui ont une couleur musulmane, parce qu'Averroès est musulman, il y en a beaucoup, donc ça c'est certain. Maintenant, le développement de sa philosophie présente une certaine autonomie, une certaine neutralité, moi je dirais. L'islam est à la fois le contexte ambiant, par ses objets il est en partie déterminant, mais vous ne lirez pas, en lisant les commentaires philosophiques d'Aristote, propose Averroès, vous ne lirez pas de l'exégèse coranique, c'est tout à fait autre chose.

  • Speaker #0

    J'ai lu quelque part que tu disais que Averroès était devenu le symbole d'un islam rejeté par l'Europe chrétienne. Est-ce qu'il faut voir une réécriture ? Et si oui, quelle est l'image de l'islam qui est dénoncée à travers Averroès et des auteurs comme ça ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est parce que j'ai étudié la représentation qu'on a faite d'Averroès dans la peinture italienne. Il se trouve que c'est une chose un peu extraordinaire, qu'on ne sait pas trop. Mais Averroës a été peint à partir du XIVe siècle, c'est très tôt, et jusqu'au XVIe siècle, et de nombreuses fois en Italie. Et donc, d'une certaine manière, c'est l'arabe le plus peint de la peinture italienne, à mon avis. Et on le peint toujours dans un dispositif un peu humiliant, qui est celui d'un triomphe de Thomas d'Aquin, où on voit le saint justement rayonnant en majesté, puis à ses pieds, un peu écrasé semble-t-il, en tout cas au second plan, tout en bas. On voit Averroès. Donc je me suis intéressé à ça, croyant au début, naïvement, retrouver une sorte d'écho en peinture de cette querelle philosophique dont on vient de parler. Et que Thomas d'Aquin voulait lui-même, puisqu'il voulait affronter de raison à raison, de philosophe à philosophe. Et quand on regarde cette peinture, on se rend compte qu'en fait, l'Averroès commentateur, l'Averroès philosophe, l'Averroès rationaliste... L'Averroès peut être symbole d'une pensée arabe elle-même toute concentrée sur l'intellect et la lecture d'Aristote, mais tout ça a complètement disparu. Et ce qu'on a voulu montrer, c'est un homme avec son turban, sa barbe noire, sa tunique, ses babouches, écrasé par le saint chrétien. Donc en fait, d'une querelle philosophique extrêmement riche, extrêmement dense, puissante, et traversant les siècles, on a fait un duel confessionnel et on a réduit Averroès. on en a fait le porte-étendard de l'islam.

  • Speaker #0

    Donc le triomphe du christianisme sur l'islam.

  • Speaker #1

    Exactement. Et le motif a été répété. Et au fil du temps, selon l'expansion, la menace islamique aux frontières de l'Europe, on a varié un petit peu des éléments. Mais par exemple, parmi les derniers tableaux, lorsque les Turcs prennent Constantinople, lorsque plusieurs villes sont là et que l'Europe chrétienne paraît refluée, On va flanquer à côté de Thomas d'Aquin, on va mettre Charles Quint et le pape, donc le pauvre Averroès est toujours là, mais il figure l'Ottoman, en tout cas il figure le dehors menaçant. C'est le dehors menaçant qu'il faut tenir à la frontière, qu'il faut repousser. Et Thomas d'Aquin, dont on fait l'héritier exclusif, non seulement de Dieu, mais du savoir profane, parce que parfois on met Aristote et Platon à ses côtés, qui lancent par leur livre des rayons jusqu'à lui. Donc par là, on figure vraiment par là, une situation dont nous sommes encore aujourd'hui les héritiers malheureux, c'est-à-dire on veut donner l'idée d'une Europe chrétienne aux racines grecques. On veut donner l'idée d'un christianisme héritier exclusif de la pensée grecque, et qui triomphe par exclusion. de la pensée arabe, en l'occurrence par l'exclusion d'Averroës qui en est le symbole. C'est un délire absolu qui aurait même choqué Thomas d'Aquin lui-même, qui n'ignorait pas du tout qu'une grande partie du savoir dont il hérite, qu'il utilise, même si c'est pour à partir de là bâtir sa propre philosophie, sa propre théologie, est un savoir arabe. Thomas n'ignore rien de la médiation arabe et de la dépendance qu'il entretient. à l'égard d'Averroës. Donc, la peinture qu'on a sous les yeux depuis des centaines d'années, qu'on peut regarder d'un air naïf, mais qui est en fait insidieux, c'est une peinture de propagande. C'est une peinture super idéologique. Et c'est bizarre parce que le premier tableau, qui a été peint en 1323, peint exactement ce que je viens de dire et qui est un problème dont nous ne sommes pas sortis. C'est-à-dire, tout est fait pour chasser l'arabe du jeu.

  • Speaker #0

    C'est intéressant dans ce que tu dis, tu dis qu'il est à ses pieds, on a la scène du combat de boxe ou de catch où il l'a évanquée. Et donc aussi, il y a l'idée que la civilisation arabe et la pensée arabe seraient en dessous, seraient inférieures. Est-ce que c'est à ce moment-là qu'on construit vraiment ce narratif-là ? Ou à ton avis, c'est antérieur ? Si tu dis que Thomas d'Aquin avait quand même une connaissance et un respect pour le savoir arabe, est-ce que c'est... à partir de ces représentations-là et de cette propagande dont tu parles, qu'on construit l'idée d'une Europe supérieure ?

  • Speaker #1

    Pas seulement, c'est des plusieurs niveaux d'intervention, parce que dès le XIIe siècle, quand on va se mettre à traduire le Coran en arabe, on va avoir des gens qui s'intéressent au monde arabe, qui s'intéressent à la science arabe, qui d'ailleurs proposent d'aller y voir, de la traduire, de l'utiliser, et puis des gens totalement hostiles, et on a déjà un christianisme évidemment qui... qui commencent de s'opposer là, à Alessa. C'est plusieurs couches. Mais c'est sûr que cette iconographie-là, elle participe de ce mouvement de caricature dangereux, parce que ça truque l'histoire. Sauf que je défends aussi l'idée que la peinture ruse, ce qui me plaît beaucoup. C'est-à-dire qu'en fait, quoi qu'on ait voulu, quoi que les commanditaires aient voulu et que les peintres aient su, en réalité, malgré eux, ils ont peint autre chose. Ils ont peint quelque chose de l'histoire réelle, comme si sur la toile ou sur les murs, parce qu'il y a beaucoup de fresques aussi, l'histoire, le réel s'était vengé en quelque sorte et avait montré ce que la peinture avait voulu travestir. Donc je pense que cette avéroesse islamisée, barbarisée, écrasée qu'on a voulu figurer, en fait, on l'a peint autrement. D'abord, on l'a peint invisibilisée parce qu'on l'a peint. Et la meilleure façon de dire... De détruire un ennemi, c'est de ne plus le citer. Ce qu'on appelait à l'époque romaine la Danatio Memoriae ou l'Abolitio Memoriae, c'est-à-dire on allait buriner sur les arcs de triomphe le nom de la personne qu'on ne voulait plus voir. Non, là, on l'a peint. Donc, d'une certaine manière, il est dans le cadre. Oui,

  • Speaker #0

    on le légitime, on le reconnaît.

  • Speaker #1

    Il est dans le cadre et en plus, on a fait le second membre d'un couple avec Thomas d'Aquin. Donc, on lui rend une sorte d'hommage négatif, mais un hommage quand même parce qu'on est quand même... Thomas est grand d'une certaine manière de la grandeur de son adversaire. Il a d'autant plus triomphé qu'il a triomphé du plus grand. Donc on lui rend une forme d'hommage. Il y a plein de petites ruses sur l'étoile, parce qu'aussi, il n'est pas seulement dans l'étoile, il est même au beau milieu. Être au beau milieu, c'est à la fois inratable et gênant. Il est là, on ne peut pas le rater avec O.S. C'est-à-dire que si on ne prend pas l'histoire du point de vue de la religion, du conflit confessionnel, si on ne prend pas l'histoire du point de vue... géographique, militaire, mais du point de vue intellectuel. C'est pas l'autre de ce qu'on appellera l'Europe. C'est pas le dehors de l'Europe. Pas du tout. Et d'ailleurs, il est là. Quand on peint la grande figure qu'est Thomas d'Aquin, on ne peut pas ne pas peindre cet autre qui est au sol, mais peut-être comme un socle aussi, et pas comme tout en bas, et qui est au sol, en vérité, c'est peut-être le plus intéressant. Non pas comme écrasé, souvent on répète ça en histoire de l'art, mais c'est pas vrai, il n'est pas du tout piétiné. On voit... Beaucoup de figurations de piétinés quand on montre l'empereur avec les hérétiques. Là non, il est au sol, allongé à l'anguille, dans des postures un peu différentes de méditatifs, de songeurs méditant en génie. En génie, c'est-à-dire en homme qui a rapport à une forme de réalité complexe, mais d'une autre façon que... Celle qui vaut pour nous, peut-être. Donc, il y a une forme de valorisation de la figure d'Averroës dans ces tableaux, inattendue, mais qui me plaît bien parce que ça réajuste le portrait qu'on peut faire de lui au sein de l'Europe.

  • Speaker #0

    Et ces tableaux, ils étaient commandités par qui ? Comment ça se passait la composition ? Parce que là, tu donnes beaucoup de signification et de sens à toute cette composition. Comment ça se passait concrètement le processus de création et de composition ?

  • Speaker #1

    Il y a toujours un commanditaire, il y a des mécènes. Alors, on n'a pas de texte de commanditaire, aucun, qui surtout explique exactement le détail de la commande, quels éléments on voulait. Ce qu'on sait, parfois, c'est qu'ils étaient dominicains ou proches des dominicains, puisque Thomas d'Aquin était dominicain. Donc, ce n'est pas simplement le christianisme qu'on voulait valoriser, mais c'était une école parmi d'autres. Oui,

  • Speaker #0

    ce courant théologique de Thomas d'Aquin.

  • Speaker #1

    On n'a pas d'élément qui prouve exactement ou qui indique exactement ce qu'on a cherché. Mais c'était assez clair, encore une fois, quand vous montrez un rayon qui fout droit le livre d'Averroës, tandis que d'autres rayons illuminent l'Église en partant de l'œuvre de Thomas d'Aquin, on comprend le message. Il est très certain que même si l'Europe a eu conscience de la dette qu'elle avait à l'égard de la Grèce, et elle s'en est vantée d'ailleurs, en prétendant se raccrocher en quelque sorte à cette splendeur grecque,

  • Speaker #0

    on dit depuis les Grecs, c'est quelque chose qui est très présent,

  • Speaker #1

    en revanche, elle a quand même certainement... eu la volonté, à un moment donné de son histoire, de penser son propre génie aussi. Et penser son propre génie, ça veut dire mettre fin à un héritage trop pesant. En voulant penser son propre génie, il s'agissait surtout de rompre avec tout ce qui pouvait apparaître comme un héritage arabe. Donc de cela, elle n'a pas voulu. Mais c'est pourquoi la figure d'Averroès aussi est inquiétante parce que prétendre qu'il n'y a pas de dette, prétendre qu'il n'y a pas d'héritage, qu'il n'y a pas d'ascendance arabe, prétendre que l'arabe... vraiment, encore une fois, mettons-le entre guillemets, la pensée arabe, c'est vaste, c'est vague, mais n'a rien à voir dans le processus d'acculturation de l'Europe, la formation de sa pensée, de ce qui allait donner notre modernité. Prétendre cela, c'est tellement faux, en vérité, qu'Averroès, sur ses tableaux et puis dans les textes qui parlent de lui, même si c'est pour le dénoncer, il revient comme un refoulé. C'est le refoulé qui revient. Et qui revient parce que le refoulé, on ne peut pas l'étouffer, on ne peut pas l'éteindre. Le réel se rappelle à nous et il tape à la porte en disant « l'histoire est un peu plus complexe que cette figuration-là » . Il a une dimension un peu spectrale.

  • Speaker #0

    Oui, c'est le fantôme de l'Europe.

  • Speaker #1

    C'est le fantôme de la dette.

  • Speaker #0

    Et ce qui est intéressant dans ce que tu expliques sur Averroes, c'est qu'il nous permet aussi de penser que contrairement à une image très grossière et caricaturale qu'on pouvait avoir aujourd'hui encore, de la pensée arabe, de la philosophie arabe, c'est une philosophie, une pensée de l'intellect, de l'intelligence, de l'humanité, de l'accès à la vérité, et non pas un espèce de peuple, de serviteur. C'est quelque chose que tu as expliqué, ça ?

  • Speaker #1

    Oui, parce qu'il y a beaucoup de clichés là-dessus, là aussi, ils sont encore forts aujourd'hui. En gros, la pensée, elle est grecque et allemande, elle est aryenne.

  • Speaker #0

    Très à la mode en ce moment, on y est. On va pouvoir parler d'actualité un petit peu après, d'ailleurs.

  • Speaker #1

    Et les Arabes... Ce sont des mystiques, ce sont des poètes, ils ont une langue du désert et ils ont rapport au grand tout. Donc nous, les Européens, nous sommes les penseurs de la personne, de la subjectivité, de la morale. Et les Arabes sont les penseurs de la goutte d'eau qui vient rejoindre l'océan, se fondre dans la totalité. Et ils n'ont pas beaucoup de sentiments de la personnalité de l'individu. Bon, ces clichés-là sont catastrophiques. Et d'abord, on met tous les penseurs d'arabe dans le même sac, comme s'ils se valaient les uns les autres, alors qu'ils sont très différents. Ils défendent des positions différentes, ils n'ont pas les mêmes corpus, pas les mêmes traditions. Ils ne sont pas parfois musulmans de la même façon, d'ailleurs. Mais surtout, ce qui frappe, en effet, c'est qu'on les prenne tous, les plus grands. Al-Farabi, Ibn Sina, Kindi, Ibn Rushd, Averroes, c'est tous des penseurs qui disent que la marque de l'homme, c'est son intellectualité. Ce qui fait l'homme, c'est la raison. Et être homme comme il se doit, c'est déployer au maximum de ses possibilités sa rationalité. Ça ne dit pas tout de leur position, bien sûr. Il faut savoir comment ils pensent le rapport à la foi, le rapport à la religion, à la société. Mais tout de même, prétendre faire, par exemple, de l'Europe latine, le sol natal ou l'un des sols, en tout cas, de la rationalité, contre des musulmans qui seraient tout entiers mystiques, c'est une absurdité absolue. Et d'ailleurs... Là aussi, ce n'est pas la peinture, mais c'est l'histoire d'une certaine manière qui s'est vengée. Parce qu'on a parlé de Kant, de la subjectivité de ce triomphe-là, mais cette histoire moderne, elle est dépassée elle-même. Elle est dépassée par Nietzsche, elle est dépassée par Marx, elle est dépassée par Freud. Et aujourd'hui, ce qui revient, c'est non pas l'autre de la rationalité, ce n'est pas la mystique qui revient, mais c'est cette autre forme de rationalité, très puissante, très subtile, avec d'autres contours parfois, mais que les penseurs arabes nous proposaient. Donc au fond, on veut imposer l'idée qu'il y aurait une seule forme de raison contre des barbares tout autour, alors qu'il y a une histoire commune de la rationalité, avec des modalités diverses, et dans cette histoire commune, la pensée arabe a proposé des systèmes extrêmement puissants qui aujourd'hui séduisent beaucoup de personnes. Par exemple, quelqu'un comme Agamben, il peut facilement faire d'avéroïsme et d'avéroïsme l'une de ses sources. Il y a une grande partie de la pensée italienne la plus marxiste, la plus contemporaine, qui a puisé dans l'avéroïsme et dans cette idée d'une intelligence collective. Donc, c'est une autre forme de ressentiment. Oui, de sortir de l'individualisme subjectiviste.

  • Speaker #0

    C'est l'image d'ailleurs qu'on a souvent du philosophe qui est seul, qui pense seul, alors que bon, c'est complètement faux évidemment. Mais c'est vrai qu'aujourd'hui, j'avais pas aperçu que ça pouvait avoir cet intérêt-là, cette intelligence collective. C'est vrai que c'est quelque chose dont on parle aujourd'hui. On construit une autre forme de connaissance qui ne soit pas l'individu seul, mais au contraire...

  • Speaker #1

    C'est ça, parce qu'à Verrues, c'est pas simplement quand on en parle. pas simplement pour racheter l'histoire, faire justice à ce qui a eu lieu. Non, c'est parce que c'est un grand penseur, au même titre que d'autres grands penseurs, qui, en dépit de tous les aspects caducs de leur pensée, parce qu'au niveau scientifique, ils sont en retard ou totalement dépassés, ont essayé d'élaborer des idées qui restent séduisantes, qui restent fortes aujourd'hui. Et quand Averroès nous dit, au fond, bien sûr, ce qu'il s'agit de faire, c'est de penser. Ça, c'est certain. L'homme pense, on doit penser, on doit tous penser, et il dit même, une société réussie c'est quoi ? C'est une société qui produit de la philosophie. Donc vous voyez, on est loin de...

  • Speaker #0

    Du néolibéralisme !

  • Speaker #1

    On est loin du néolibéralisme, mais on est loin du cliché qui voudrait que ce soit une société exclusivement religieuse. Oui,

  • Speaker #0

    de mystique religieux, oui bien sûr.

  • Speaker #1

    Donc il faut produire de la philosophie dans cette société, à certaines conditions, en s'articulant correctement avec la religion, en d'ailleurs chassant au maximum la théologie, parce qu'il ne faut pas confondre... la religion et la théologie, et la théologie est à exclure pour Averroës. Et quand il dit donc qu'il faut penser, c'est certain, c'est le but. Et la question, c'est de savoir ce que penser veut dire. Et au fond, il n'y a pas d'évidence quant à ce que la pensée veut dire. Est-ce que l'intériorité, l'expérience que je fais de la pensée sont des choses évidentes ? Nous-mêmes, aujourd'hui, même quand on réfléchit avec les neurosciences, savoir ce que le cerveau a à y voir, le rapport entre les connexions neuronales et une pensée, on ne s'en sort toujours pas aujourd'hui, je veux dire. Donc quand lui dit, est-ce que dire qu'une pensée, elle est en moi, c'est si évident que ça, qu'est-ce que ça veut dire qu'elle soit en moi ? Est-ce que pour qu'une pensée soit à moi, il faut qu'elle dépende d'une intelligence qui soit la mienne, rien que la mienne dès la naissance ? Ça, c'est fascinant, par exemple. On nous bassine depuis des dizaines et des dizaines d'années avec les questions d'intelligence, le QI, HPI ou je ne sais pas quoi. Mais Averroës, quand il nous dit, au fond, l'intelligence en soi… c'est quelque chose d'indifférencié, ça appartient à personne. L'intelligence, ce n'est pas d'un tel ou d'un tel. L'intelligence, c'est une puissance qui caractérise tous les humains. Après, on va tous savoir, en fonction de nos corps, de nos éducations, de nos désirs, de nos rencontres, de notre chance, on va tous avoir des moyens différenciés de mettre en œuvre cette intelligence. Et notre vie, ce sera ça. Ce sera cette espèce de connexion, c'est très moderne d'ailleurs l'idée de connexion. beaucoup parlé d'intelligence artificielle aussi. Notre vie mentale, notre vie, c'est cette connexion que chacun, à sa façon, établit entre le sol concret de son expérience avec son entourage et cette puissance qui n'appartient à personne et qui, lorsqu'il mourra, sera rendue au pot commun. Comme on dit parfois, c'est le pot commun. Je m'approprie et d'une façon paradoxale, et c'est un paradoxe qui est très important, parce qu'à la fois je fais le mien, ou mienne l'intelligence et toi tu le fais à ta façon et chacun ici fait ça et en même temps quand on acquiert l'intelligence paradoxalement on s'universalise c'est à dire que plus je pense plus moi avec mon corps dans ma vie, avec mon expérience avec ma volonté, mon désir je pense, plus je m'approche d'une forme de pensée qui réunit les individus parce que ça s'appelle la vérité je tire à moi cette puissance de pensée je la fais mienne Mais je la fais mienne pas pour m'isoler dans ma personnalité, mais en fait pour, dans un mouvement ascendant, d'une certaine manière, m'universaliser. Oui,

  • Speaker #0

    mais c'est vrai que c'est une idée très contemporaine de se dire qu'on est à la fois nous, individus, subjectivités. mais faisant partie d'un tout, avec des allers-retours. Oui, c'est ça. Ça fait presque penser à, ça serait carrément ultra contemporain, mais des transferts d'énergie, quelque chose comme ça. Qu'est-ce qu'on pensait à cette image-là ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça. Oui, mais l'idée du souffle, d'ailleurs, elle existe dans les textes de l'époque. Inspiration, expiration, l'expiration. L'universel, c'est un peu l'expiration de l'individualité, de l'individualité pensante. J'inspire, ça veut dire je m'approprie la pensée. C'est avec mon corps à moi que je fais ça. Et quand je le fais, ça débouche sur un concept, ça débouche sur une idée. Et plus je le fais, moins je suis moi. Donc il y a ce va et vient.

  • Speaker #0

    C'est toi qui va penser et tu vas finir par t'effacer derrière l'idée que tu as peut-être produite.

  • Speaker #1

    Mais il ne faut pas aller trop vite vers l'effacement, parce que ça c'est le cliché anti-arabe. Au fond, c'est le cliché mystique où on dirait que la pensée arabe ne se soucie pas du tout de l'individualité. C'est totalement faux. Au contraire, Averroës, par exemple, c'est vraiment pour moi, c'est comme ça que je le lis depuis des années, mais c'est un penseur de l'image ou du fantasme. Ce qui t'appartient, ce qui m'appartient, c'est ton corps, mon corps avec mes images. Tout ce qu'on va penser, on l'aura pensé parce qu'on aura d'abord imaginé, parce qu'on aura senti. Donc en fait, on tire de nos images, on tire nos idées de nos images. Donc selon les images qu'on aura eues, en fonction de nos corps, de la manière de les classer, de les stocker, le nombre qu'on aura eues, ça c'est notre expérience de vie. Et c'est ça l'humanité. C'est ça l'individualité de la pensée. Tout ce qu'on a reproché à Véroès, au fond, c'est à savoir le fait de ruiner la pensée humaine, c'est parce qu'on n'a pas accepté la place qu'il donnait au fantasme et à l'image. Jamais Véroès, qui était son premier critique, n'a prétendu détruire la rationalité humaine. Simplement, il disait, il faut en repenser les coordonnées, en gros.

  • Speaker #0

    En fait, il faut repenser ce que c'est que la rationalité.

  • Speaker #1

    Il faut repenser ce que c'est que penser. Et penser, ça se fait à partir de notre corps, de nos images. Et il a des très belles formules. Il dit, au fond, une idée, un concept, c'est toujours enrobé d'une image, c'est toujours vêtu d'une image. Penser, c'est jamais abstrait. Penser, c'est toujours très concret pour chaque individu. Penser, c'est toujours penser à partir de cette image, dans ce contexte, ce corps avec ses désirs. Quand on a compris ça, on voit bien qu'on a là un système possible pour comprendre ce que, pour l'individu, pour la personne, sans violence en fait, penser veut dire. Les latins n'en ont pas voulu. Les latins ont dit, non, en fait, la pensée, ça n'existe que si d'emblée, en naissant, tu as ton intellect qui est la meilleure puissance de ton âme à toi. Point. Si jamais tu fantasmes, tu vas être un mélancolique parce que tu vas te noyer dans tes fantasmes, mais jamais tu n'arriveras à dépasser l'image.

  • Speaker #0

    Ce qui est intéressant dans ce que tu décris, c'est que, c'est là encore extrêmement contemporain, c'est... arrêter d'opposer la pensée et l'image, le corps et l'esprit, l'émotion et la raison. Et donc, on a l'impression de ça un peu dans ce que tu expliques, que c'est ok, pensons justement différemment nos catégories.

  • Speaker #1

    D'ailleurs, le concept clé de la pensée rame, qui sera aussi l'un des concepts clés de la pensée latine, puis qui va disparaître, un croit-on, c'est le concept de jonction ou de connexion, ou le concept de couplage. Ils ont ces deux mots. Tout est une affaire de couplage. C'est-à-dire que le... l'erreur totale serait de croire que la pensée, c'est le fort intérieur, que l'humanité se joue comme dans un ensemble clos qui serait la tête de l'individu. Tout est connecté à tout. Dans l'individu, tout se connecte à tout. L'individu est connecté à son entourage, à son monde, au cosmos et à Dieu.

  • Speaker #0

    C'est super new age à Verhoeven.

  • Speaker #1

    C'est complètement new age. Ça plaît à la pensée politique la plus contemporaine parce que l'idée de multitude qu'on convoque, c'est ça. Il y a cette idée-là que, à la fois, moi, j'ai un rôle à jouer en tant que moi, et je vis ma vie, je veux dire, il ne s'agit pas de l'annuler, mais en même temps, ça n'est jamais l'affaire d'un seul, jamais.

  • Speaker #0

    Ça m'inspire deux questions. La première, c'est que, depuis le début de cette interview, on dit la pensée arabe, la philosophie arabe. Est-ce qu'on peut envisager une homogénéité, une unité ? Ça, c'est une question un peu complexe, mais voilà. Et la deuxième question, ce sera d'aller vers l'actualité. On parle de la modernité d'Averroès. Qu'est-ce que ça nous apporte de plus intéressant aujourd'hui pour penser le contemporain ? Et quelle est l'actualité politique de toutes ces réflexions que tu mènes ?

  • Speaker #1

    La pensée arabe, non, c'est une facilité, c'est une commodité. Bon, il faut bien parler, on met tout entre guillemets, on discrimine à chaque phrase, on ne s'en sort pas. Mais non, encore une fois, d'abord, arabe, je le prends d'un sens seulement linguistique. Il faudrait voir toutes les nuances, ce n'est pas les mêmes ethnies, ce n'est pas les mêmes régions. Et donc, entre l'Irak du Xe siècle et l'Andalousie du XIIe, c'est sûr que ce n'est pas le même corpus, ce n'est pas le même agenda. Donc, il y a des différences. Il y a des chiites, il y a des sunnites. Bon, donc, des nuances, il y en a beaucoup. Il y a des couleurs différentes et il y a des familles différentes. Donc, mettre tout le monde dans le même sac, ça ne va pas. Au contraire, il faut aller vers de la discrimination quand on le peut, quand c'est le moment. Mais globalement, quand il s'agit de sauver, on peut en parler de façon générale. S'agissant de l'actualité, oui. Comme je l'ai dit tout à l'heure, ce n'est pas une affaire d'histoire. Ce n'est pas par goût simplement ni exotique ni seulement historique. Il y a une grande actualité, à plusieurs niveaux d'ailleurs pour moi, pour autant que je puisse en parler. C'est-à-dire que d'abord, Averroès, c'est, comme je l'ai dit tout à l'heure, la plus grande autorité juridique de l'Andalousie du XIIe siècle. Et il se prononce, cet homme musulman, sur le rapport, par exemple, entre l'islam et la rationalité. On a envie de l'entendre. On a envie de savoir ce qu'il dit et comment il faut relancer. récupérer, nuancer éventuellement, ou faire valoir ce qu'il y a des siècles il a essayé de formuler. Donc, de ce point de vue, le monde musulman contemporain a beaucoup travaillé la question d'Averroës en des sens un petit peu divers pour savoir si, disons, on peut être musulman et philosophé, s'il y a une contradiction, une hétérogénéité entre la rationalité et l'islam, faut-il ou pas interpréter le courant ? Si on l'interprète, comment on l'interprète, jusqu'où, qui le fait, quand, le Coran ça a quel statut, est-ce que ça a une histoire, la parole de Dieu c'est quoi ? Bon, toutes ces questions-là, il faut écouter ces génies de l'islam qu'ils sont pour savoir ce qu'on peut en faire. Après, du point de vue conceptuel aussi, il m'intéresse beaucoup parce qu'il a élaboré encore une fois des outils qui ne sont pas le dehors de ce que j'appelle la pensée européenne, mais je suis très prudent avec cette notion-là, c'est pas le dehors, c'est une espèce de... d'alternatives continues, ça a toujours été présent. Le moment est venu d'essayer de voir ce qu'il y avait là-dedans. Et d'une certaine manière, lorsque Nietzsche dit « Bon, et si on regardait un petit peu le corps et la pulsion ? » Lorsque Marx dit « Et si on regardait au-delà de l'individu, mais le contexte, ce qui se joue ? » Lorsque Freud dit « Et si on arrêtait de faire du moi, le mettre dans sa propre maison ? » Toutes ces choses-là sont des lointains échos un peu bouleversants qu'élabore Averroès. sans parfois tout maîtriser, mais il le dit lui-même, il a conscience de faire peau neuve, il a même débusqué des idées qu'il abandonne parce que c'était trop tôt pour pouvoir les travailler, mais qui de mon point de vue sont les idées de la philosophie la plus contemporaine.

  • Speaker #0

    Je parlais tout à l'heure de l'intelligence artificielle.

  • Speaker #1

    Oui, je voulais te réinterroger là-dessus. Il y a eu des choses à faire.

  • Speaker #0

    Parce que, d'une certaine manière, c'est assez spectaculaire. Ça fait des années que j'ai commencé d'écrire là-dessus, puis rien n'est sorti. C'est-à-dire qu'on pourrait considérer que nous réagissons aujourd'hui, entre fascination et froid, devant l'intelligence artificielle et son progrès, comme l'Europe naissante. a réagi devant la théorie avéroïste de l'intellect. C'est-à-dire que lorsque Thomas dit « Mais en fait, l'intellect d'Avéroïs, qui est au-dehors, surplombant, unique, qui stocke tout, qui a tout, qui sait tout, fait de nous des objets et des pantins, nous ne sommes plus que des fournisseurs d'images dont il se sert pour produire une pensée qui ne nous appartient pas, qui nous dépossède, qui nous alienne. » Ça, c'est exactement le sentiment qu'on peut avoir à l'égard de l'intelligence artificielle.

  • Speaker #1

    Je trouve que l'analogie est super intéressante, effectivement. après la particularité de l'intelligence artificielle c'est que c'est précisément pas une intelligence c'est un modèle probabiliste le terme d'intelligence artificielle il est presque marketing mais en fait est-ce que c'est une intelligence dans le sens où ça ne réfléchit pas,

  • Speaker #0

    ça ne crée pas j'ai envie de te dire deux choses d'une part on verra et d'autre part, et ça confirme ce que je dis il faudrait poser te poser la question, la même question que celle qu'Averroës aurait posée à l'époque, mais ça veut dire quoi être une intelligence ? donc tu dis c'est probabiliste, oui mais Est-ce que c'est si évident de savoir ? On est confronté de nouveau à la même question. Ce n'est pas une intelligence. On va voir ce que ça veut dire.

  • Speaker #1

    Ce qui est intéressant, et je suis d'accord avec toi, c'est que ça fait partie de ces choses qui nous mettent un peu au pied du mur pour repenser des choses qui nous paraissent aller de soi, dont la définition nous paraît évidente. Et c'est sûr que l'intelligence artificielle nous comprend à beaucoup de choses. Mais je trouve quand même que le terme d'intelligence est abusif dans l'intelligence artificielle. Et ça se discute. En tout cas,

  • Speaker #0

    intelligence artificielle, c'est-à-dire IA, IA, c'est l'abréviation de l'intellect agent, qui est le grand concept de l'EROS.

  • Speaker #1

    On va croire que c'est un complot aéroïste.

  • Speaker #0

    C'est l'IA, c'est le grand concept. Lequel intellect est désigné par Aristote comme une technique, un artifice. Donc c'est assez amusant. Il y a vraiment une filiation possible. Mais pour dire les choses très vite, ce n'est pas du tout la seule chose à dire. J'ai mille choses à dire là-dessus, mais d'une certaine manière, l'Europe a déjà vécu La guerre de Troie n'aura pas lieu, mais la guerre de l'IA a déjà eu lieu. C'était au XIIe, au XIIIe, enfin c'était au XIIIe siècle. Elle a déjà eu lieu, mais c'est assez amusant. Par exemple, le fait que nous nous effrayons de la connexion permanente, que nous vivons d'abord parce qu'on a un portable toujours allumé, parce que quand on s'endort, on sait bien qu'Internet ne s'arrête pas. Lorsque les Latins attaquent Averroès, par exemple, ils l'attaquent aussi sur ce point-là, c'est-à-dire la connexion permanente. La connexion permanente, c'est-à-dire, en gros, on voit, c'est marrant d'ailleurs, parce qu'on croit que les hommes ont peur de la nuit, c'est un peu l'idée normale qu'on a, et on voit bien que contre Averroès, ils revendiquent la nuit, le sommeil, l'arrêt, l'interruption.

  • Speaker #1

    Le droit à la déconnexion.

  • Speaker #0

    Or, s'il y a un super intellect au-dessus de nous, qui pense tout le temps, en utilisant tout ce que les hommes dotent sur toute la planète, sans arrêt, en fait, il n'y a jamais de droit. On est toujours sous la lumière de l'intelligence. Et il faudrait couper le courant.

  • Speaker #1

    Les deux choses que je trouve très interpellantes dans ce que tu expliques, c'est d'une part, on en a un petit peu parlé tout au long de la discussion, mais cette idée de lutter contre cette réécriture de l'Europe comme étant soit elle-même créatrice de son propre génie, soit éventuellement un peu des Grecs parce qu'ils sont acceptés, qu'au contraire, on voit à quel point il y a des confluences et des influences réciproques. Ça, ça va quand même largement à l'encontre du discours dominant politique dont on peut un peu discuter. et la deuxième chose, c'est l'idée de ce retour d'interrogations, de questionnements sous des formes différentes, mais que finalement, l'humanité, on se retrouve toujours confronté aux mêmes questionnements dans des configurations différentes, mais c'est ça aussi qui fait notre humanité finalement, on est à la fois les mêmes et différents au cours de l'histoire, c'est assez poétique comme façon de voir.

  • Speaker #0

    Oui, c'est vrai. De toute façon, cette question-là, au fond, la question majeure de l'avéroïsme, qui est celle de la pensée et de l'humanité, de la place de l'humain dans le cosmos, c'est toujours la même, c'est toujours la nôtre.

  • Speaker #1

    Dans l'actualité, est-ce que ça t'inspire ? Il y a quelque chose que tu aurais envie, dans l'actualité récente, de commenter ou d'expliciter par rapport à tous ces sujets-là ?

  • Speaker #0

    Pas mal de choses, mais la chose principale que je dirais, c'est que plus que jamais, je défends la pensée arabe. C'est-à-dire, j'ai l'impression que le monde arabe est maltraité, et donc tout ce qui peut contribuer... à en valoriser la pensée et à le réinscrire dans le jeu commun de l'humanité, c'est mon affaire. Donc c'est vraiment ce qu'on vit, tel que moi je vis notre situation, c'est ce que ça m'inspire. Mais j'ai l'impression que la défense de la dignité... et de l'intérêt et de la profondeur de la pensée arabe, encore une fois, entre guillemets, parce que c'est bien plus subtil, bien plus complexe que ça. D'ailleurs, ça excède de beaucoup ce que je maîtrise. C'est tout à fait nécessaire.

  • Speaker #1

    Oui, avec peut-être l'espoir ou la conviction qu'en réhabilitant justement des pensées arabes qui sont souvent méprisées ou oubliées, ou en tout cas mises de côté, invisibilisées, peut-être qu'en revalorisant... ces discours-là, ces pensées-là, ça permettra de politiquement aussi revaloriser un peuple qui est aujourd'hui extrêmement maltraité, dominé et déconsidéré ? Oui,

  • Speaker #0

    absolument. C'est tout bête. En gros, la méconnaissance et l'ignorance créent le désastre, créent la violence. Donc, il faut absolument lutter contre ça à tout niveau, par l'apprentissage de la langue et des langues, par la lecture des textes, par la compréhension des textes, par l'édition, la diffusion. Tous les moyens sont bons. Moi, mon souhait, c'est que dans des années, nos bibliothèques aient changé d'allure. C'est-à-dire qu'il y aura du Aristote, bilingue ou pas, du Descartes, bilingue ou pas, latin, français, et puis d'autres langues, et puis du Averroès. Que l'arabe d'Averroès ou les autres soient une langue reconnue banalement comme une langue de la philosophie, au même titre que l'allemand ou que le grec. qu'on publie en vis-à-vis de l'arabe traduit, qu'on apprenne à lire cette langue, à en connaître les intraduisibles, les grands concepts. Donc voilà, qu'on bouleverse nos bibliothèques. C'est déjà pas mal. Ça ne suffira pas, évidemment, mais c'est absolument nécessaire. C'est-à-dire qu'il faut aller dans le sens inverse du cloisonnement et de l'inscience, de la méconnaissance. Et encore une fois, ça passe par un peu de culture et de lecture.

  • Speaker #1

    Merci beaucoup Jean-Baptiste Brunet pour cette interview passionnante et qui nous donne plein de perspectives et d'envie d'aller se plonger dans la philosophie arabe que moi-même je ne connais pas du tout. Donc merci beaucoup pour toutes ces choses que j'ai apprises.

  • Speaker #0

    Merci beaucoup.

  • Speaker #1

    Vous venez d'écouter un entretien du fil d'actu. J'espère que l'épisode vous a plu et avant de se quitter, je voulais vous dire un petit mot important. Ce podcast est totalement gratuit, indépendant et sans publicité. Et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don, tant que tu es le récurrent, en cliquant sur la page indiquée en description. Merci d'avance pour votre soutien, et on se retrouve mercredi pour un nouvel épisode du Fil d'actu.

Share

Embed

You may also like

Description

Qu’est-ce que la philosophie arabe ? Et quel est son lien avec la philosophie européenne ?


Voici les questions que j’ai posées au philosophe Jean-Baptiste Brenet, spécialiste de philosophie arabe médiévale et traducteur. Avec lui, nous allons remonter le fil de l’histoire, et nous plonger au cœur du Moyen-Âge, dans la pensée du philosophe de langue arabe Averroès.


Vous découvrirez comment la pensée arabe nourrit l’Europe chrétienne et la confronte à ses propres failles, déclenchant une bataille philosophique qui va contribuer à diaboliser le monde arabo-musulman. Or c’est peut-être en comprenant mieux cette histoire, que nous pourrons lutter contre le mépris de la civilisation arabe qui ronge nos sociétés actuelles. Vous verrez aussi que la pensée d’un philosophe du 12ème siècle nous questionne encore aujourd’hui sur notre humanité, et sur notre compréhension de l’intelligence.


Alors, préparez-vous pour un voyage dans le temps, à la découverte d’une pensée dont la modernité nous bouscule et nous invite à penser... autrement.



Montage : Alice Krief, les Belles Fréquences


Le Phil d'Actu, c'est le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité !

Ce podcast est 100% indépendant, gratuit, sans publicité. Il ne survit que grâce à vos dons.


🙏 Pour me soutenir, vous pouvez faire un don, ponctuel ou régulier, sur cette page.

💜 Merci pour votre soutien !


Si vous aimez l'épisode, n'oubliez pas de vous abonner, de mettre 5 étoiles, et de le partager sur les réseaux sociaux.


Pour ne rien manquer du Phil d'Actu, suivez-moi sur Instagram !


Un grand merci aux tipeur-ses : Alice, Veronika, Pierre, Julie, Maya, Michel, Julien, Thomas, Marc, Matthieu, Clément, Agnès, Isabelle, Mariam, Céline.

Grâce à vous, on n'a pas fini de réfléchir ensemble à l'actualité politique !


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu, le podcast engagé qui remet la philosophie au cœur de l'actualité. Ici, pas de philo prétentieuse et déconnectée du monde, mais une philo accessible et ancrée dans la société. Tous les mercredis, je vous propose une chronique commentant l'actualité et, une fois par mois, l'interview d'un ou d'une philosophe contemporaine. Prêt et prête pour une philosophie vivante et engagée ? Bienvenue dans le fil d'actu. Qu'est-ce que la philosophie arabe ? Et quel est son lien avec la philosophie européenne ? Voici les questions que j'ai posées au philosophe Jean-Baptiste Brunet, spécialiste de philosophie arabe médiévale et traducteur. Avec lui, nous allons remonter le fil de l'histoire et nous plonger au cœur du Moyen-Âge, dans la pensée du philosophe de langue arabe, Averroès. Dans cette interview, vous découvrirez comment la pensée arabe irrigue l'Europe chrétienne et la confronte à ses propres failles, déclenchant une bataille philosophique qui va contribuer à diaboliser le monde arabo-musulman. Or, c'est peut-être en comprenant mieux cette histoire que nous pourrons lutter contre le mépris de la civilisation arabe qui ronge nos sociétés actuelles. Vous verrez aussi que la pensée d'un philosophe du XIIe siècle peut nous questionner encore aujourd'hui sur notre humanité et sur notre compréhension. de l'intelligence. Alors, préparez-vous pour un voyage dans le temps à la dépouvaire d'une pensée dont la modernité nous bouscule et nous invite à penser autrement. Bonjour Jean-Baptiste. Bonjour. Alors Jean-Baptiste, tu es spécialiste de philosophie arabe. Tu as publié plusieurs livres sur un philosophe dont on va avoir l'occasion de discuter qui est Averroès, philosophe arabe du XIIe siècle. Et tu as également publié des livres sur des réflexions sur que veut dire penser. On aura aussi l'occasion, je pense, d'en rediscuter. Mais avant toute chose, on va commencer par la question rituelle du fil d'actu. Quelle est pour toi, Jean-Baptiste, la définition de la philosophie ?

  • Speaker #1

    C'est la question la pire et je n'en ai a priori aucune idée. Il se trouve que récemment, j'ai dû faire une conférence sur ce sujet-là. J'ai voulu fuir au début et puis je me suis dit, bon, à mon âge, c'est peut-être le moment du bilan. donc j'ai pris ça non mais c'est vrai je me suis dit après tout ça fait plus de 30 ans que je fais ça c'est-à-dire qu'est-ce que je fais qu'est-ce que je fais comment je pourrais en parler aux gens autour de moi même à ma mère à mon père au fond qui m'ont vu toutes ces années travailler j'ai choisi quand j'en ai parlé donc ça existera sous forme de texte mais vraiment j'en ai parlé par un biais par un angle j'ai voulu juste tirer un fil qui ne prétend absolument pas répondre à la question voilà dans sa totalité, ni en donnant une réponse qui pourrait valoir pour tout soi. Donc c'est uniquement ma façon à moi, par un petit biais, et j'ai tiré le fil banal qui consiste à dire que la philosophie, par tradition, c'est une manière de voir. Au fond, il y a un petit texte d'Aristote dans son traité de l'âme qu'on oublie, qui est tout simple et magnifique, qui dit que voir, c'est voir le visible et l'invisible. Cette seconde partie de la phrase, au fond, on l'oublie. Je me suis dit peut-être que... L'objet du philosophe, c'est de penser la privation et ce que ça engage, le fait que le monde manque de quelque chose, que nous manquions.

  • Speaker #0

    Dans l'idée, si j'interprète bien ce que tu dis, le monde tel qu'il est, et donc l'invisible, le monde peut-être tel qu'il devrait être ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça.

  • Speaker #0

    Il y a un peu utopique là-dedans, imaginaire utopique ?

  • Speaker #1

    C'est ça, il y a quelque chose qui manque. En fait, la chose est plus profonde que ça chez Aristote, parce qu'il dit l'invisible, c'est au moins trois choses. privé de visibilité, et ça c'est toute la question de la privation, avec la réaction, je pourrais dire politique.

  • Speaker #0

    C'est marrant, tu dis ça, j'allais immédiatement faire une lecture politique. Parce que c'est les gens invisibilisés, c'est ça dont il est question.

  • Speaker #1

    C'est la privation, c'est la pauvreté, tout ça, et donc qu'est-ce que ça stimule qui est d'ordre politique et pratique chez le philosophe. Puis Aristote dit, mais l'invisible c'est aussi le trop peu visible, c'est-à-dire ce qui n'est pas... pas assez puissant pour qu'on le voit. C'est le maudit, c'est le faible. Et ça, ça rejoint la question de la privation. Mais ça a rapport à ce qu'on appellerait aujourd'hui l'incapacité, le handicap, une forme de moindre être aussi. Et troisièmement, l'invisible, en fait, c'est l'excès de visibilité. Une chose qu'on ne peut pas voir parce qu'elle est trop visible. Et là, c'est peut-être la philosophie à ses marges, un peu avec la mystique ou la religion, ou le sacré. Et je me suis dit, tiens, c'est trois branches, ça. qu'on néglige et qui peut-être me permettent d'aller explorer, de comprendre, sans avoir débrouillé tous les fils, mais ce que moi j'ai cherché là-dedans.

  • Speaker #0

    Ce n'était pas si mal. La question n'était pas si dure en fait. Toi, tu t'intéresses à la philosophie arabe, tu étudies et tu traduis des philosophes. Est-ce que tu peux nous expliquer comment tu en es venu à choisir cet objet de recherche qui n'est pas du tout majoritaire dans la philosophie française ?

  • Speaker #1

    Il y a probablement plusieurs raisons, des séries de raisons, mais certaines qui m'échappent, qui sont d'ordre un peu biographique, très personnelles. Dans mon cas, moi je suis né à Marseille, j'ai grandi à Marseille. très marseillais, très méditerranéen, d'une certaine manière. Donc, c'est présent, je pense, dans mon rapport à la pensée arabe et au monde arabe, et d'autres choses. J'ai eu de la famille en Algérie, ma grand-mère qui m'a en partie élevé était de Cordoue, qui est la ville d'Averroës. Donc, elle a grandi là-bas. Bon, bref, il y a des éléments comme ça. Mais sinon, en effet, comme tout le monde, j'ai grandi philosophiquement en ignorant tout de la pensée arabe, et plus largement de la pensée médiévale, qui a été ma première spécialité, disons. Donc c'est un ensemble de hasards, c'est que quand j'ai passé l'agrégation de philosophie au début des années 90, il y avait en texte étranger, j'avais choisi le latin, il y avait un texte de Thomas d'Aquin. C'était pour moi vraiment à l'opposé et de ce que j'aimais et de ce que je maîtrisais. Et Thomas d'Aquin, le scolastique, le théologien chrétien, est un homme qui a bâti sa théologie prodigieuse en cédant des grandes sources arabes de l'époque qui étaient le perse à Vicenne, Ibn Sina, et le cordouan à Véroès. Musique touché du doigt quelque chose qui m'a perturbé, qui m'a déplacé un petit peu. Et puis, brutalement, j'ai tout abandonné. J'ai quitté tout ce qui m'était familier, facile, tout ce à quoi je me destinais, la philo allemande, la phénoménologie, la philo moderne. J'ai tout laissé tomber et j'ai plongé 700 ans plus tôt dans le latin, puis bientôt l'arabe et la théologie, moi qui étais fort peu religieux. J'ai toujours eu dans l'idée de... Non pas de revenir au point de départ, mais d'utiliser cet écart. Parce que le but pour moi n'était pas de me loger dans le Moyen-Âge et de m'y noyer. Le but, c'était de combler cette lacune inacceptable, d'aller voir le manquant. Oui,

  • Speaker #0

    c'est ça. Ta définition était déjà un instinct que tu as eu.

  • Speaker #1

    C'est vrai. Cette espèce de trou qu'il y avait. L'idée, c'était de récupérer ça à ma façon et de le réinjecter dans le jeu. dans le jeu commun qui était celui de l'enseignement qu'on reçoit et qu'on continue de donner sans beaucoup de variations.

  • Speaker #0

    Est-ce que tu peux nous parler de cette grande figure qui t'accompagne dans toute ta recherche philosophique et dont on a cité le nom là quelques fois déjà ?

  • Speaker #1

    Averroès. Averroès, il s'appelle Ibn Rushd en arabe. Averroès, c'est son nom latin. C'est un homme du XIIe siècle. Il est andalou à l'époque où l'Andalousie est sous domination musulmane. Il est né en 1126, il meurt en 1198, il meurt à Marrakech, qui est un peu la capitale de l'Empire. L'Empire à l'époque, c'est un empire berbère, un empire qu'on appelle Al-Mohad. Ceux qui défendent l'unicité de Dieu, c'est Al-Mohad en vérité. Et cet homme-là est un homme exceptionnel en lui-même déjà, parce que c'est un homme qui a une brillante carrière, il est juge, et pas seulement juge parmi d'autres, il est grand juge, et c'est la plus grande autorité juridique de son époque à Séville et à Cordoue. Donc c'est un homme de pouvoir, c'est un intellectuel organique en vérité, il est au service du pouvoir et d'un pouvoir fort qui a renversé une autre dynastie. Donc c'est une période politiquement intéressante. C'est un homme qui est médecin aussi et qui sera même le médecin personnel du calife. Et puis par ailleurs, c'est par ce biais-là que je m'y suis le plus intéressé, il est philosophe. Ce qui à l'époque ne correspond aucun statut social, on est philosophe un peu à titre privé.

  • Speaker #0

    Maintenant non plus d'ailleurs.

  • Speaker #1

    Maintenant non plus, on pourrait dire ça. Il fait de la philosophie un peu pour lui, il y passe tout son temps, il donne des cours. Il aura même des fils à qui il va donner des cours, à la mosquée ou ailleurs. Et il va consacrer toute sa vie, la légende dit toutes ses nuits, parce que par ailleurs il travaille. Toutes ses nuits, on dit qu'il n'a pas commenté Aristote seulement deux nuits, la nuit de Cénos et la nuit de la mort de son père, mais tout le reste du temps il va passer son temps à lire et commenter Aristote. Il va effectivement essayer d'expliquer Aristote sous plusieurs formes, tantôt en le résumant, tantôt en le paraphrasant, tantôt plutôt vers la fin de sa vie en le commentant mot à mot. Il va commenter... tout le corpus disponible d'Aristote, lequel corpus, disponible en arabe, altéré, modifié, mais aussi enrichi, accru, n'était pas disponible en terre chrétienne. Donc à l'époque, pour dire à peu près à l'époque d'Averroës à Paris et à Avelar, Avelar, il n'a quasiment rien d'Aristote lorsque Averroës a tout. Et cet homme, donc très valable en lui-même, est par ailleurs un des grands génies de la pensée arabe, entre guillemets. Je dis entre guillemets parce que arabe, ce n'est pas ethniquement arabe, linguistiquement d'abord. Des gens qui lisent l'arabe et qui pensent et qui écrivent en arabe dans un contexte islamique, mais certains ne sont pas arabes. Il y a des chrétiens, il y a des juifs.

  • Speaker #0

    Il y a des Perses. C'est arabisant, en fait. C'est arabophone.

  • Speaker #1

    Arabophone, c'est pas arabophone. Donc, c'est d'abord ça, mon critère. Et cet homme-là, il s'inscrit dans une chaîne de grands génies dont on ne nous parle pas, d'ailleurs, le plus souvent. Al-Kindi, l'Irakien, 9e siècle. Al-Farabi, le Kazakh ou le Turc, 10e siècle. Ibn Sina, Avicenne, le Perse, 11e siècle. Avicenne, pour le coup, on connaît. Avicenne, oui. Al-Razali, le théologien. Ibn Bajjah, l'autre Andalou. Ibn Tufayl, encore un Andalou. Bref, il y a une série de grands penseurs comme ça, et Averroës est un peu en bout de cette Ausha. La chaîne ne s'arrête pas, mais il est en bout de cette Ausha, et il hérite un peu de tout ce bagage magnifique qui permet à la philosophie de continuer de vivre sous une forme exceptionnellement féconde. Mais ce n'est pas tout. Il se trouve que, et ça c'est un phénomène rarissime dans l'histoire de la pensée, cet homme, à sa mort, va être traduit en hébreu et en latin.

  • Speaker #0

    Très rapidement.

  • Speaker #1

    Averroès. Averroès. Il est aussi bien un personnage arabe qui relève de l'histoire arabe qu'un personnage qui relève de l'histoire grecque parce qu'il la prolonge, qu'un personnage qui relève des mondes juifs et latins parce que traduit, il va devenir un modèle pour les enseignants et les étudiants qui voudront comprendre quelque chose d'Aristote. Il faut voir que, comme je le disais, il meurt en 1198 et ici à Paris, en 1220-1225, on a déjà disponible... Une grande partie de ces commentaires d'Aristote, c'est l'époque où l'université vient de naître. Le caverouès, pendant 400-500 ans, il va s'imposer dans l'université médiévale comme le commentateur d'Aristote, qu'on appelle le philosophe, et lui, dans les textes, on dit simplement commentator. Et cet homme-là m'a intéressé en tant que figure incontournable, à la fois interne à la pensée européenne latine et externe, parce que c'est un arabe, parce que c'est un musulman. Et de fait, l'Europe aura pendant des centaines d'années entretenu avec lui un rapport très ambigu, très ambivalent, de fascination parce qu'on le lit comme le meilleur exégète et de rejet parce qu'on considère que sur certains points, sa lecture est délirante, extravagante, scandaleuse. Et donc c'est à la fois un modèle et un maudit. Et pour cette raison de scandale, je me suis intéressé à lui aussi parce que j'y vois, on en reparlera peut-être, mais j'y vois... un problème de l'Europe à l'égard de sa propre identité qu'elle n'a toujours pas réglé.

  • Speaker #0

    D'accord, donc très intéressant ce que tu expliques sur Averroès. Et même si je ne me trompe pas de ce que tu expliques dans tes réflexions, c'est que l'Europe chrétienne a accès à Aristote uniquement via les traductions d'Averroès, en fait. Ou en tout cas, les traductions arabes. Voilà.

  • Speaker #1

    L'Aristote disponible au XIIIe siècle, c'est en grande partie un Aristote arabisé, qui vient de l'arabe... qui venait lui-même du syriac, qui traduisait le grec. Donc c'est un Aristote quand même très altéré, mais ça n'est pas la seule source. Il y a aussi un Aristote qui vient directement du grec, traduit en latin. D'abord, il y a un Aristote qui a perduré au fil du temps. On a un petit peu de l'organone, on a les secondes analytiques, on a les premiers analytiques, on a des textes comme cela, mais on n'a pas la métaphysique, on n'a pas la physique, on n'a pas le traité de l'âme. Donc, il manque en gros presque l'essentiel du corpus. Et donc, en fait, c'est via les Arabes que cet Aristote, le corpus quasi complet, revient, accompagné des commentaires arabes. Donc, Averroës n'est pas un traducteur. Il est très sensible à la langue, mais il n'est pas un traducteur. Il n'est qu'un commentateur arabe d'un texte arabe.

  • Speaker #0

    Jusqu'à présent, la théologie européenne chrétienne est plutôt dominée par la pensée de Platon. Corrige-moi si je me trompe. Le XIIe, ça va être un moment où on va redécouvrir la pensée d'Aristote pour refonder un peu la théologie.

  • Speaker #1

    Ce n'est pas exactement la pensée de Platon. D'ailleurs, le vrai retour de Platon, c'est ce qui marquera le commencement de la Renaissance, en vérité. Donc, le ping-pong. Donc, là, le vrai Platon, il revient. Platon, c'est le maître d'Aristote. Donc, ils sont évidemment très proches et en même temps très différents. Et pour les raisons qui nous intéressent, c'est qu'en gros, Platon défend une théorie, je le fais très simple. Mais une théorie de la connaissance et de l'être qui est basée sur ce qu'on appelle les idées, là où Aristote, son élève, considère que les idées, ça n'existe pas, que ce qu'il y a de plus réel dans le réel, c'est le réel, c'est-à-dire les choses qui nous entourent, en quoi Aristote d'ailleurs est beaucoup plus proche de nous. Ce qui est réel, c'est ceci, cela, tout autour de moi. L'idée, c'est si l'on veut le concept, le concept, il a une forme de réalité, mais qui est dérivée. de ce que je sens des choses. Et de même, pour ce qui est de l'âme, eh bien, notre âme n'est pas immortelle. elle advient en même temps que le corps. Aristote, lui, défend l'idée d'une unité très forte de l'individu. Et cette unité que nous sommes, elle se déploie dans le rapport très concret que nous avons aux choses. D'où l'orientation extrêmement empiriste d'Aristote. C'est-à-dire que pour penser et pour être ce que nous sommes, il faut se tourner vers le monde tel qu'il est. C'est à partir de la sensation et de l'expérience qu'on aura des choses, qu'on va se mettre à penser, que se mettant à penser, on va développer notre humanité.

  • Speaker #0

    On a du mal à comprendre comment ça peut plaire à la théologie chrétienne. Alors que la théologie chrétienne, en caricaturant un petit peu, c'est quand même la pensée de l'âme, de l'âme immortelle. On n'aime pas trop le corps, les sensations, le rêve. Voilà, comment est-ce qu'on peut...

  • Speaker #1

    Très bonne question. C'est en fait, l'auteur de la théologie chrétienne, c'est Platon. Le système. qui convient le mieux à la théologie chrétienne, c'est Platon. Ne serait-ce que pour la question de l'immortalité de l'âme, puisque pour Aristote, notre âme ne survit pas à la corruption du corps. Mais de fait, l'histoire a fait que le corpus qui a été disponible, c'était celui d'Aristote.

  • Speaker #0

    Donc c'est un accident total, on se dit on a un penseur grec, on va essayer de le mettre au choc.

  • Speaker #1

    Alors pendant longtemps, la théologie n'a pas tout bâti sur Aristote, mais sur du néo-platonisme. Mais lorsque les grandes synthèses théologiennes vont se faire au Moyen-Âge, les grands noms de la théologie, lorsque cela va se faire, qu'est-ce qu'ils peuvent lire ? Ce n'est pas Platon, ils peuvent lire Aristote. Donc, ils doivent faire avec ce qu'ils ont et essayer de christianiser en quelque sorte Aristote autant que possible, ce qu'un Thomas d'Aquin a su pouvoir faire. En disant, mais non, pour qui le lit bien en vérité, Aristote, c'est un auteur parfait pour le chrétien. En vérité, oui, c'est un tour de l'histoire, parce que c'est Platon qu'il leur fallait. Mais ils n'ont pas eu Platon. Mais ça enrichit peut-être de façon inattendue, mais sublime, la théologie chrétienne.

  • Speaker #0

    Ils auraient pu se dire qu'il était hérétique et qu'ils avaient l'habitude.

  • Speaker #1

    Oui, non, ils l'ont dit en partie, puisque l'Église a tout fait au XIIIe siècle pour freiner l'arrivée d'Aristote. On l'a censuré. En 1210-1215, on censure Aristote. en 1245-1250, Aristote est au programme de l'université. Donc en 40 ans, il s'est imposé et l'Église ne pourra rien faire d'autre que d'accepter sa présence. Oui,

  • Speaker #0

    donc dans ce cas-là, autant tenter une réconciliation.

  • Speaker #1

    Mais de la part de Thomas, c'était sincère, c'est-à-dire que pour un certain nombre de chrétiens qui ne sont pas adversaires de la raison et de la philosophie, il faut laisser une place à la raison naturelle. Elle a sa place, elle a sa limite. À un moment donné, il faudra basculer dans la foi parce que c'est la foi qui apportera les solutions. Il y a des choses qui dépassent complètement la raison naturelle, mais dans l'ordre de la raison naturelle, Aristote, c'est le meilleur. Voilà ce que dira Thomas, mais au prix, évidemment, de certaines déformations. Parce qu'il prête à Aristote des thèses qu'aucun aristotélicien d'aujourd'hui n'accepterait. Donc, évidemment, on tord les corpus et les auteurs dans le sens qui nous arrange. C'est de bonne guerre.

  • Speaker #0

    On va revenir un petit peu sur une piste que tu as entreouverte tout à l'heure, qui était de dire... que Averroès, que tu as appelé l'inquiétant dans un de tes livres, vient donc inquiéter une identité européenne et aussi la manière dont l'Europe se raconte elle-même, se pense elle-même. Est-ce que tu peux nous expliquer un peu ça, cette ambiguïté ? Tu parlais de fascination et détestation à la fois. Est-ce qu'on peut revenir un petit peu là-dessus ?

  • Speaker #1

    Oui, fascination, parce que c'est un immense commentateur et que tout le monde a besoin de le lire, même si c'est finalement pour s'en séparer après. Et détestation, rejet avec une force incroyable. Dans un premier temps... Non pas parce qu'il est musulman, par exemple. Ça aurait pu être un conflit strictement religieux. Ce n'est pas le cas. C'est intéressant que ça ne soit pas le cas, parce que ça va revenir par la fenêtre, cette question-là. Ça n'a jamais totalement disparu. On sait bien que c'est un arabe. On l'appelle comme ça, parfois. Averroès, Arabs, l'arabe. Petrarque au XIVe siècle, Petrarque l'humaniste, soi-disant. Petrarque dit, Averroès, c'est un chien enragé. De toute façon, c'est un arabe. Je déteste toute cette race. Il faut faire comme si elle n'avait pas existé. Il dit cela.

  • Speaker #0

    Ah, Petrarch sur CNews !

  • Speaker #1

    Petrarch, hein ? Petrarch sur CNews. Donc, elle existe, cette question, mais par exemple, Thomas d'Aquin, son plus grand adversaire latin, qui est postérieur d'un siècle, il dit « je ne vais pas parler d'Averroès comme musulman, c'est évident qu'en tant que chrétien, on y est opposé, qu'il défend le faux livre d'un faux prophète. » Ça, c'est pas le problème.

  • Speaker #0

    Ça, c'est acté. Voilà,

  • Speaker #1

    ça, c'est clair. Non, le problème, c'est qu'Averroès, sur certains points, de ses commentaires est allé trop loin. Il a défendu des thèses qu'on juge folles, absolument inadmissibles. En l'occurrence, des thèses qu'il a proposées en commentant le traité de l'âme d'Aristote. Quand Aristote parle de l'âme, c'est assez complexe, surtout pour ce qu'il dit de l'âme humaine. Parce que les plantes ont une âme, les animaux ont une âme, et l'humain a une âme. Il faut essayer de comprendre la différence de l'humanité. Ce qui fait qu'un humain est un humain et pas un chien ou un rhododendron, c'est qu'il a un intellect. Et la difficulté est de savoir ce que c'est que cet intellect, ce que c'est comme puissance, et quel rapport ça a aux autres facultés de l'âme, la sensation, le toucher, quel rapport ça a au cerveau ou au corps. Et donc Aristote a du mal à préciser ces questions-là, et toute la tradition va se disputer. Et Averroès, en élève sérieux, qui ne prétend pas du tout faire œuvre originale, il essaie de comprendre ce qu'Aristote a voulu dire, et il débouche sur trois thèses. Il dit... l'intellect humain, il est totalement séparé des corps humains, voire des individus. Donc c'est une sorte d'hyperintelligence à la verticale des têtes. Deuxièmement, cet intellect, il est un pour toute l'espèce humaine. Il n'y a pas autant d'intellect que d'individus. Il y a une intelligence pour toute l'humanité. Et troisièmement, cet intellect, il est éternel. Il n'y a pas eu de création. Quand tu nais, il y a déjà ton intellect qui est là. Et quand tu meurs, il y aura encore, entre guillemets, ton intellect qui sera là. Alors, les latins ont jugé ces trois thèses non aristotéliciennes catastrophiques. Et pourquoi c'est catastrophique ? Thomas le dit très simplement et très bien. Il dit, si Averroès a raison, conclusion, l'homme ne pense pas. Si l'homme ne pense pas, ce n'est plus un homme, c'est une bête, c'est un animal. Donc Averroès, il fait de nous des animaux, il n'y a plus de morale, il n'y a plus de politique, il n'y a plus de rapport à Dieu. On ne veut pas mieux qu'une bête à peine supérieure, parce qu'on a de l'imagination un peu raffinée, mais c'est tout. Mais on n'a plus la capacité de penser. Pourquoi ? Parce que si l'intellect est séparé, alors ma pensée, elle est dehors, elle n'est pas en moi, plus d'intériorité. S'il y a un seul intellect, bon ben, alors on pense tous la même chose. Il n'y a plus de maître, il n'y a plus de disciple, il n'y a plus Jésus et Judas, c'est les mêmes. Et s'il est éternel, alors on arrive trop tard, tout a déjà été pensé puisque le monde est éternel selon les philosophes. Donc, on est une page noire, pas une page blanche, tout a été dit, c'est fichu, on n'a plus rien à faire. Donc, il faut absolument... détruire cela et à partir du XIIIe siècle on va dire Averroès le grand commentateur d'Aristote c'est aussi un dépravator c'est aussi un corruptor et il met en danger notre humanité et du XIIIe siècle au XVIe, XVIIe peut-être même XVIIIe siècle on ne va cesser de faire ce reproche à Averroès et à ses disciples latins de ruiner l'intelligence humaine et donc l'humanité même.

  • Speaker #0

    Et la responsabilité, comme tu disais.

  • Speaker #1

    La responsabilité, en gros, pour dire très simplement, même si c'est anachronique, l'Europe chrétienne, l'Europe entre guillemets, parce que ça n'existe pas encore, fait d'Averroès un promoteur de l'anti-cogito. Donc l'Europe, c'est le cogito.

  • Speaker #0

    Alors le cogito, c'est Descartes, on va expliquer rapidement, mais si tu peux nous...

  • Speaker #1

    C'est-à-dire l'idée que l'individu se saisit lui-même comme être pensant et que le fait pour lui de penser, c'est ce qui l'assure. de l'accès à la vérité. Donc, si je peux soutenir des choses, dire des choses, y croire, évoluer dans un monde avec des vérités, si je peux être certain de moi-même, c'est qu'évidemment, je suis un être pensant et en tant que je pense. Oui,

  • Speaker #0

    c'est le « je pense, donc je suis » , la formule qu'on a apprise tous au lycée, d'ailleurs. Avec Averroès, il y a une espèce d'idée de quelque chose qui nous dépasse en tant qu'espèce humaine. On participe tous de ça, mais c'est vrai que ça casse un peu la singularité.

  • Speaker #1

    Voilà, c'est l'individu est hors-jeu. En gros, la... personne ou la personnalité de l'individu est hors-jeu. La pensée, c'est plus son affaire. C'est un truc cosmique, c'est un truc global. C'est pas à lui, c'est pas en lui et c'est pas en même temps que lui. Une catastrophe à tous les niveaux. C'est très marrant parce que c'est ça qui va déclencher la querelle, qui est plus que ça, qui est vraiment ultra-violente. Il n'y a pas d'équivalent, je crois, dans l'histoire de la pensée. Peut-être Spinoza... dont on fera d'ailleurs un fils maudit d'Averroès, on va souvent l'assimiler Averroès, mais en fait, le plus grand des maudits, c'est Averroès. Je dis maudit en un sens particulier, ce n'est pas un fou furieux comme il y en a eu, dont on a brûlé les oeufs ou qu'on a brûlé eux-mêmes.

  • Speaker #0

    C'est un vrai psychopathe intentionnel. Non,

  • Speaker #1

    c'est que c'est un psychopathe par ailleurs génial, donc tout le monde sait qu'il est génial. Donc il y a un problème.

  • Speaker #0

    Il est d'autant plus dangereux.

  • Speaker #1

    Voilà, donc on ne peut pas tout jeter d'Averroès, et pourtant, il a au cœur de son système... Ils nous menacent gravement. Donc, c'est ça qui va lancer la chose. Tout le monde va être accusé d'être avéroïste. Dès qu'on a un ennemi, Descartes, c'est un avéroïste. Leibniz parle tout le temps des avéroïstes. Kant, il est traité d'avéroïste.

  • Speaker #0

    Vous pourrez essayer chez vous, d'ailleurs. Voilà.

  • Speaker #1

    On est toujours l'avéroïste de quelqu'un, vraiment. Les protestants se font traiter d'avéroïstes. Les catholiques aussi. Parce qu'il y a une autre chose, outre cette question de psychologie, d'intellect, d'intelligence. qui traverse toute l'histoire de l'Europe. En gros, on reproche à Averroës d'être un hypocrite. Et on va coller à son nom, et à tous ceux qui voudraient s'approcher de lui, on va coller cette image de l'hypocrisie. En gros, on dit, c'est très injuste, parce qu'Averroës, comme philosophe, a exactement défendu l'inverse. On dit, Averroës, c'est un rationaliste, qui ne croit pas, qui ne croit plus, qui ne croit pas en Dieu, il est athée, mais il n'ose pas le dire, par prudence sociale, il veut sauver sa tête, et il fait semblant de croire. Donc il fait semblant d'être un bon musulman. Et ceux qui le suivront en Europe feront semblant d'être des bons chrétiens, mais en fait, ce sont des hypocrites parce qu'ils ne croient plus. Et d'ailleurs, tout ce qu'ils écrivent et tout ce qu'ils enseignent philosophiquement, ça va contre la religion. Donc, on va faire des avéroïstes un peu les préfigurateurs des libertins, des railleurs libertins, mais des super hypocrites qui masquent leur jeu. Et donc, on les accuse de défendre ce qu'on aura appelé la double vérité. C'est-à-dire, quand on est avéroïste, on dit... Il y a une vérité en philosophie, exemple, le monde est éternel, ça c'est la philosophie qu'il dit, mais il y a une vérité de la foi, le monde a été créé par Dieu, et bien sûr, je tiens à la vérité de la foi. Mais Thomas d'Aquin dira, mais ça c'est une arnaque, c'est un compromis, si tu as démontré que le monde est éternel, tu ne peux pas, par ailleurs, croire à la conclusion contraire. Donc tu fais semblant, donc tu es un hypocrite. Alors qu'Averroès, le vrai, comme je le disais, défend au contraire l'idée qu'il y a une forme. une de la vérité, enfin une vérité une, plus exactement, mais différentes voies d'accès et que la religion, à commencer par l'islam qui est la meilleure des religions à ses yeux, est une voie d'accès vers cette vérité une, la philosophie en étant une autre. La philosophie, c'est la voie d'accès la plus pure à la vérité pour l'élite, pour les esprits clairs, mais au fond, quant au contenu, la vérité est la même. Et donc, c'est pour ça, ces deux raisons, en gros le monopsychisme, la théorie délirante de l'intellect et la théorie de la double vérité, que l'Europe va maudire sur 500 ans avec Ausha.

  • Speaker #0

    Il y avait autre chose aussi sur laquelle, une question qui se croise avec celle-ci, c'est, tu as parlé du fait que l'islam était la meilleure religion pour Averroës, est-ce que sa philosophie, elle correspond à une certaine théologie musulmane ? Est-ce que du coup, ce qui se joue à la fin, ça redevient un duel religieux, même si ce n'était pas au départ ? L'Europe musulmane, l'Europe chrétienne, qu'est-ce qui se passe ?

  • Speaker #1

    C'est une très bonne question aussi. Moi, je ne dirais pas du tout, justement, c'est une erreur, c'est un cliché aussi qu'on a. sur Averroès ou sur un penseur arabe. C'est-à-dire l'idée que parce qu'il est arabe, parce qu'il écrit en arabe en contexte islamique, en gros, il ne fait que de l'exégèse coranique. Pas du tout, Averroès est musulman. Il pense que le Coran est un texte parfait, insupérable, magnifique. Il va à la mosquée, il prie. Pour lui, ça ne fait aucun doute. Mais il dit que toutes les religions sont vraies, par ailleurs. Parce qu'elle est révolutionnaire à l'époque. Oui, simplement l'islam qui arrive en dernier. et au niveau dogmatique et technique la plus raffinée des religions. Mais du coup, lui, par ailleurs, entre lui et lui, ce qu'il lui faut, c'est de la philosophie. Il se trouve qu'on doit être religieux parce qu'on est enfant d'abord, et qu'on évolue dans une société, on n'est pas sur une île déserte. Et donc, il faut qu'il y ait une espèce de ciment social de vérité, je veux dire. Pas simplement quelque chose qui unit les gens, mais quelque chose qui les unit dans la vérité. La religion est bien pour ça. Et puis, les gens sont disparates. et il faut de la vérité pour tous. Et au fond, la religion, c'est la forme vulgaire de la vérité. Mais la question, c'est de savoir du coup, jusqu'où l'islam intervient dans sa pensée. Question très difficile. Est-ce qu'il y a une philosophie chrétienne ? Est-ce qu'il y a une philosophie musulmane ? Que des éléments interviennent thématiques ? Parce qu'il y a des objets que l'islam, la question du califat, de la direction, la question de l'imamah qui dirige dans une cité, qui est le chef religieux. la question de la responsabilité des actes, qu'est-ce qu'elle se pose en islam, bref, des thématiques qui ont une couleur musulmane, parce qu'Averroès est musulman, il y en a beaucoup, donc ça c'est certain. Maintenant, le développement de sa philosophie présente une certaine autonomie, une certaine neutralité, moi je dirais. L'islam est à la fois le contexte ambiant, par ses objets il est en partie déterminant, mais vous ne lirez pas, en lisant les commentaires philosophiques d'Aristote, propose Averroès, vous ne lirez pas de l'exégèse coranique, c'est tout à fait autre chose.

  • Speaker #0

    J'ai lu quelque part que tu disais que Averroès était devenu le symbole d'un islam rejeté par l'Europe chrétienne. Est-ce qu'il faut voir une réécriture ? Et si oui, quelle est l'image de l'islam qui est dénoncée à travers Averroès et des auteurs comme ça ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est parce que j'ai étudié la représentation qu'on a faite d'Averroès dans la peinture italienne. Il se trouve que c'est une chose un peu extraordinaire, qu'on ne sait pas trop. Mais Averroës a été peint à partir du XIVe siècle, c'est très tôt, et jusqu'au XVIe siècle, et de nombreuses fois en Italie. Et donc, d'une certaine manière, c'est l'arabe le plus peint de la peinture italienne, à mon avis. Et on le peint toujours dans un dispositif un peu humiliant, qui est celui d'un triomphe de Thomas d'Aquin, où on voit le saint justement rayonnant en majesté, puis à ses pieds, un peu écrasé semble-t-il, en tout cas au second plan, tout en bas. On voit Averroès. Donc je me suis intéressé à ça, croyant au début, naïvement, retrouver une sorte d'écho en peinture de cette querelle philosophique dont on vient de parler. Et que Thomas d'Aquin voulait lui-même, puisqu'il voulait affronter de raison à raison, de philosophe à philosophe. Et quand on regarde cette peinture, on se rend compte qu'en fait, l'Averroès commentateur, l'Averroès philosophe, l'Averroès rationaliste... L'Averroès peut être symbole d'une pensée arabe elle-même toute concentrée sur l'intellect et la lecture d'Aristote, mais tout ça a complètement disparu. Et ce qu'on a voulu montrer, c'est un homme avec son turban, sa barbe noire, sa tunique, ses babouches, écrasé par le saint chrétien. Donc en fait, d'une querelle philosophique extrêmement riche, extrêmement dense, puissante, et traversant les siècles, on a fait un duel confessionnel et on a réduit Averroès. on en a fait le porte-étendard de l'islam.

  • Speaker #0

    Donc le triomphe du christianisme sur l'islam.

  • Speaker #1

    Exactement. Et le motif a été répété. Et au fil du temps, selon l'expansion, la menace islamique aux frontières de l'Europe, on a varié un petit peu des éléments. Mais par exemple, parmi les derniers tableaux, lorsque les Turcs prennent Constantinople, lorsque plusieurs villes sont là et que l'Europe chrétienne paraît refluée, On va flanquer à côté de Thomas d'Aquin, on va mettre Charles Quint et le pape, donc le pauvre Averroès est toujours là, mais il figure l'Ottoman, en tout cas il figure le dehors menaçant. C'est le dehors menaçant qu'il faut tenir à la frontière, qu'il faut repousser. Et Thomas d'Aquin, dont on fait l'héritier exclusif, non seulement de Dieu, mais du savoir profane, parce que parfois on met Aristote et Platon à ses côtés, qui lancent par leur livre des rayons jusqu'à lui. Donc par là, on figure vraiment par là, une situation dont nous sommes encore aujourd'hui les héritiers malheureux, c'est-à-dire on veut donner l'idée d'une Europe chrétienne aux racines grecques. On veut donner l'idée d'un christianisme héritier exclusif de la pensée grecque, et qui triomphe par exclusion. de la pensée arabe, en l'occurrence par l'exclusion d'Averroës qui en est le symbole. C'est un délire absolu qui aurait même choqué Thomas d'Aquin lui-même, qui n'ignorait pas du tout qu'une grande partie du savoir dont il hérite, qu'il utilise, même si c'est pour à partir de là bâtir sa propre philosophie, sa propre théologie, est un savoir arabe. Thomas n'ignore rien de la médiation arabe et de la dépendance qu'il entretient. à l'égard d'Averroës. Donc, la peinture qu'on a sous les yeux depuis des centaines d'années, qu'on peut regarder d'un air naïf, mais qui est en fait insidieux, c'est une peinture de propagande. C'est une peinture super idéologique. Et c'est bizarre parce que le premier tableau, qui a été peint en 1323, peint exactement ce que je viens de dire et qui est un problème dont nous ne sommes pas sortis. C'est-à-dire, tout est fait pour chasser l'arabe du jeu.

  • Speaker #0

    C'est intéressant dans ce que tu dis, tu dis qu'il est à ses pieds, on a la scène du combat de boxe ou de catch où il l'a évanquée. Et donc aussi, il y a l'idée que la civilisation arabe et la pensée arabe seraient en dessous, seraient inférieures. Est-ce que c'est à ce moment-là qu'on construit vraiment ce narratif-là ? Ou à ton avis, c'est antérieur ? Si tu dis que Thomas d'Aquin avait quand même une connaissance et un respect pour le savoir arabe, est-ce que c'est... à partir de ces représentations-là et de cette propagande dont tu parles, qu'on construit l'idée d'une Europe supérieure ?

  • Speaker #1

    Pas seulement, c'est des plusieurs niveaux d'intervention, parce que dès le XIIe siècle, quand on va se mettre à traduire le Coran en arabe, on va avoir des gens qui s'intéressent au monde arabe, qui s'intéressent à la science arabe, qui d'ailleurs proposent d'aller y voir, de la traduire, de l'utiliser, et puis des gens totalement hostiles, et on a déjà un christianisme évidemment qui... qui commencent de s'opposer là, à Alessa. C'est plusieurs couches. Mais c'est sûr que cette iconographie-là, elle participe de ce mouvement de caricature dangereux, parce que ça truque l'histoire. Sauf que je défends aussi l'idée que la peinture ruse, ce qui me plaît beaucoup. C'est-à-dire qu'en fait, quoi qu'on ait voulu, quoi que les commanditaires aient voulu et que les peintres aient su, en réalité, malgré eux, ils ont peint autre chose. Ils ont peint quelque chose de l'histoire réelle, comme si sur la toile ou sur les murs, parce qu'il y a beaucoup de fresques aussi, l'histoire, le réel s'était vengé en quelque sorte et avait montré ce que la peinture avait voulu travestir. Donc je pense que cette avéroesse islamisée, barbarisée, écrasée qu'on a voulu figurer, en fait, on l'a peint autrement. D'abord, on l'a peint invisibilisée parce qu'on l'a peint. Et la meilleure façon de dire... De détruire un ennemi, c'est de ne plus le citer. Ce qu'on appelait à l'époque romaine la Danatio Memoriae ou l'Abolitio Memoriae, c'est-à-dire on allait buriner sur les arcs de triomphe le nom de la personne qu'on ne voulait plus voir. Non, là, on l'a peint. Donc, d'une certaine manière, il est dans le cadre. Oui,

  • Speaker #0

    on le légitime, on le reconnaît.

  • Speaker #1

    Il est dans le cadre et en plus, on a fait le second membre d'un couple avec Thomas d'Aquin. Donc, on lui rend une sorte d'hommage négatif, mais un hommage quand même parce qu'on est quand même... Thomas est grand d'une certaine manière de la grandeur de son adversaire. Il a d'autant plus triomphé qu'il a triomphé du plus grand. Donc on lui rend une forme d'hommage. Il y a plein de petites ruses sur l'étoile, parce qu'aussi, il n'est pas seulement dans l'étoile, il est même au beau milieu. Être au beau milieu, c'est à la fois inratable et gênant. Il est là, on ne peut pas le rater avec O.S. C'est-à-dire que si on ne prend pas l'histoire du point de vue de la religion, du conflit confessionnel, si on ne prend pas l'histoire du point de vue... géographique, militaire, mais du point de vue intellectuel. C'est pas l'autre de ce qu'on appellera l'Europe. C'est pas le dehors de l'Europe. Pas du tout. Et d'ailleurs, il est là. Quand on peint la grande figure qu'est Thomas d'Aquin, on ne peut pas ne pas peindre cet autre qui est au sol, mais peut-être comme un socle aussi, et pas comme tout en bas, et qui est au sol, en vérité, c'est peut-être le plus intéressant. Non pas comme écrasé, souvent on répète ça en histoire de l'art, mais c'est pas vrai, il n'est pas du tout piétiné. On voit... Beaucoup de figurations de piétinés quand on montre l'empereur avec les hérétiques. Là non, il est au sol, allongé à l'anguille, dans des postures un peu différentes de méditatifs, de songeurs méditant en génie. En génie, c'est-à-dire en homme qui a rapport à une forme de réalité complexe, mais d'une autre façon que... Celle qui vaut pour nous, peut-être. Donc, il y a une forme de valorisation de la figure d'Averroës dans ces tableaux, inattendue, mais qui me plaît bien parce que ça réajuste le portrait qu'on peut faire de lui au sein de l'Europe.

  • Speaker #0

    Et ces tableaux, ils étaient commandités par qui ? Comment ça se passait la composition ? Parce que là, tu donnes beaucoup de signification et de sens à toute cette composition. Comment ça se passait concrètement le processus de création et de composition ?

  • Speaker #1

    Il y a toujours un commanditaire, il y a des mécènes. Alors, on n'a pas de texte de commanditaire, aucun, qui surtout explique exactement le détail de la commande, quels éléments on voulait. Ce qu'on sait, parfois, c'est qu'ils étaient dominicains ou proches des dominicains, puisque Thomas d'Aquin était dominicain. Donc, ce n'est pas simplement le christianisme qu'on voulait valoriser, mais c'était une école parmi d'autres. Oui,

  • Speaker #0

    ce courant théologique de Thomas d'Aquin.

  • Speaker #1

    On n'a pas d'élément qui prouve exactement ou qui indique exactement ce qu'on a cherché. Mais c'était assez clair, encore une fois, quand vous montrez un rayon qui fout droit le livre d'Averroës, tandis que d'autres rayons illuminent l'Église en partant de l'œuvre de Thomas d'Aquin, on comprend le message. Il est très certain que même si l'Europe a eu conscience de la dette qu'elle avait à l'égard de la Grèce, et elle s'en est vantée d'ailleurs, en prétendant se raccrocher en quelque sorte à cette splendeur grecque,

  • Speaker #0

    on dit depuis les Grecs, c'est quelque chose qui est très présent,

  • Speaker #1

    en revanche, elle a quand même certainement... eu la volonté, à un moment donné de son histoire, de penser son propre génie aussi. Et penser son propre génie, ça veut dire mettre fin à un héritage trop pesant. En voulant penser son propre génie, il s'agissait surtout de rompre avec tout ce qui pouvait apparaître comme un héritage arabe. Donc de cela, elle n'a pas voulu. Mais c'est pourquoi la figure d'Averroès aussi est inquiétante parce que prétendre qu'il n'y a pas de dette, prétendre qu'il n'y a pas d'héritage, qu'il n'y a pas d'ascendance arabe, prétendre que l'arabe... vraiment, encore une fois, mettons-le entre guillemets, la pensée arabe, c'est vaste, c'est vague, mais n'a rien à voir dans le processus d'acculturation de l'Europe, la formation de sa pensée, de ce qui allait donner notre modernité. Prétendre cela, c'est tellement faux, en vérité, qu'Averroès, sur ses tableaux et puis dans les textes qui parlent de lui, même si c'est pour le dénoncer, il revient comme un refoulé. C'est le refoulé qui revient. Et qui revient parce que le refoulé, on ne peut pas l'étouffer, on ne peut pas l'éteindre. Le réel se rappelle à nous et il tape à la porte en disant « l'histoire est un peu plus complexe que cette figuration-là » . Il a une dimension un peu spectrale.

  • Speaker #0

    Oui, c'est le fantôme de l'Europe.

  • Speaker #1

    C'est le fantôme de la dette.

  • Speaker #0

    Et ce qui est intéressant dans ce que tu expliques sur Averroes, c'est qu'il nous permet aussi de penser que contrairement à une image très grossière et caricaturale qu'on pouvait avoir aujourd'hui encore, de la pensée arabe, de la philosophie arabe, c'est une philosophie, une pensée de l'intellect, de l'intelligence, de l'humanité, de l'accès à la vérité, et non pas un espèce de peuple, de serviteur. C'est quelque chose que tu as expliqué, ça ?

  • Speaker #1

    Oui, parce qu'il y a beaucoup de clichés là-dessus, là aussi, ils sont encore forts aujourd'hui. En gros, la pensée, elle est grecque et allemande, elle est aryenne.

  • Speaker #0

    Très à la mode en ce moment, on y est. On va pouvoir parler d'actualité un petit peu après, d'ailleurs.

  • Speaker #1

    Et les Arabes... Ce sont des mystiques, ce sont des poètes, ils ont une langue du désert et ils ont rapport au grand tout. Donc nous, les Européens, nous sommes les penseurs de la personne, de la subjectivité, de la morale. Et les Arabes sont les penseurs de la goutte d'eau qui vient rejoindre l'océan, se fondre dans la totalité. Et ils n'ont pas beaucoup de sentiments de la personnalité de l'individu. Bon, ces clichés-là sont catastrophiques. Et d'abord, on met tous les penseurs d'arabe dans le même sac, comme s'ils se valaient les uns les autres, alors qu'ils sont très différents. Ils défendent des positions différentes, ils n'ont pas les mêmes corpus, pas les mêmes traditions. Ils ne sont pas parfois musulmans de la même façon, d'ailleurs. Mais surtout, ce qui frappe, en effet, c'est qu'on les prenne tous, les plus grands. Al-Farabi, Ibn Sina, Kindi, Ibn Rushd, Averroes, c'est tous des penseurs qui disent que la marque de l'homme, c'est son intellectualité. Ce qui fait l'homme, c'est la raison. Et être homme comme il se doit, c'est déployer au maximum de ses possibilités sa rationalité. Ça ne dit pas tout de leur position, bien sûr. Il faut savoir comment ils pensent le rapport à la foi, le rapport à la religion, à la société. Mais tout de même, prétendre faire, par exemple, de l'Europe latine, le sol natal ou l'un des sols, en tout cas, de la rationalité, contre des musulmans qui seraient tout entiers mystiques, c'est une absurdité absolue. Et d'ailleurs... Là aussi, ce n'est pas la peinture, mais c'est l'histoire d'une certaine manière qui s'est vengée. Parce qu'on a parlé de Kant, de la subjectivité de ce triomphe-là, mais cette histoire moderne, elle est dépassée elle-même. Elle est dépassée par Nietzsche, elle est dépassée par Marx, elle est dépassée par Freud. Et aujourd'hui, ce qui revient, c'est non pas l'autre de la rationalité, ce n'est pas la mystique qui revient, mais c'est cette autre forme de rationalité, très puissante, très subtile, avec d'autres contours parfois, mais que les penseurs arabes nous proposaient. Donc au fond, on veut imposer l'idée qu'il y aurait une seule forme de raison contre des barbares tout autour, alors qu'il y a une histoire commune de la rationalité, avec des modalités diverses, et dans cette histoire commune, la pensée arabe a proposé des systèmes extrêmement puissants qui aujourd'hui séduisent beaucoup de personnes. Par exemple, quelqu'un comme Agamben, il peut facilement faire d'avéroïsme et d'avéroïsme l'une de ses sources. Il y a une grande partie de la pensée italienne la plus marxiste, la plus contemporaine, qui a puisé dans l'avéroïsme et dans cette idée d'une intelligence collective. Donc, c'est une autre forme de ressentiment. Oui, de sortir de l'individualisme subjectiviste.

  • Speaker #0

    C'est l'image d'ailleurs qu'on a souvent du philosophe qui est seul, qui pense seul, alors que bon, c'est complètement faux évidemment. Mais c'est vrai qu'aujourd'hui, j'avais pas aperçu que ça pouvait avoir cet intérêt-là, cette intelligence collective. C'est vrai que c'est quelque chose dont on parle aujourd'hui. On construit une autre forme de connaissance qui ne soit pas l'individu seul, mais au contraire...

  • Speaker #1

    C'est ça, parce qu'à Verrues, c'est pas simplement quand on en parle. pas simplement pour racheter l'histoire, faire justice à ce qui a eu lieu. Non, c'est parce que c'est un grand penseur, au même titre que d'autres grands penseurs, qui, en dépit de tous les aspects caducs de leur pensée, parce qu'au niveau scientifique, ils sont en retard ou totalement dépassés, ont essayé d'élaborer des idées qui restent séduisantes, qui restent fortes aujourd'hui. Et quand Averroès nous dit, au fond, bien sûr, ce qu'il s'agit de faire, c'est de penser. Ça, c'est certain. L'homme pense, on doit penser, on doit tous penser, et il dit même, une société réussie c'est quoi ? C'est une société qui produit de la philosophie. Donc vous voyez, on est loin de...

  • Speaker #0

    Du néolibéralisme !

  • Speaker #1

    On est loin du néolibéralisme, mais on est loin du cliché qui voudrait que ce soit une société exclusivement religieuse. Oui,

  • Speaker #0

    de mystique religieux, oui bien sûr.

  • Speaker #1

    Donc il faut produire de la philosophie dans cette société, à certaines conditions, en s'articulant correctement avec la religion, en d'ailleurs chassant au maximum la théologie, parce qu'il ne faut pas confondre... la religion et la théologie, et la théologie est à exclure pour Averroës. Et quand il dit donc qu'il faut penser, c'est certain, c'est le but. Et la question, c'est de savoir ce que penser veut dire. Et au fond, il n'y a pas d'évidence quant à ce que la pensée veut dire. Est-ce que l'intériorité, l'expérience que je fais de la pensée sont des choses évidentes ? Nous-mêmes, aujourd'hui, même quand on réfléchit avec les neurosciences, savoir ce que le cerveau a à y voir, le rapport entre les connexions neuronales et une pensée, on ne s'en sort toujours pas aujourd'hui, je veux dire. Donc quand lui dit, est-ce que dire qu'une pensée, elle est en moi, c'est si évident que ça, qu'est-ce que ça veut dire qu'elle soit en moi ? Est-ce que pour qu'une pensée soit à moi, il faut qu'elle dépende d'une intelligence qui soit la mienne, rien que la mienne dès la naissance ? Ça, c'est fascinant, par exemple. On nous bassine depuis des dizaines et des dizaines d'années avec les questions d'intelligence, le QI, HPI ou je ne sais pas quoi. Mais Averroës, quand il nous dit, au fond, l'intelligence en soi… c'est quelque chose d'indifférencié, ça appartient à personne. L'intelligence, ce n'est pas d'un tel ou d'un tel. L'intelligence, c'est une puissance qui caractérise tous les humains. Après, on va tous savoir, en fonction de nos corps, de nos éducations, de nos désirs, de nos rencontres, de notre chance, on va tous avoir des moyens différenciés de mettre en œuvre cette intelligence. Et notre vie, ce sera ça. Ce sera cette espèce de connexion, c'est très moderne d'ailleurs l'idée de connexion. beaucoup parlé d'intelligence artificielle aussi. Notre vie mentale, notre vie, c'est cette connexion que chacun, à sa façon, établit entre le sol concret de son expérience avec son entourage et cette puissance qui n'appartient à personne et qui, lorsqu'il mourra, sera rendue au pot commun. Comme on dit parfois, c'est le pot commun. Je m'approprie et d'une façon paradoxale, et c'est un paradoxe qui est très important, parce qu'à la fois je fais le mien, ou mienne l'intelligence et toi tu le fais à ta façon et chacun ici fait ça et en même temps quand on acquiert l'intelligence paradoxalement on s'universalise c'est à dire que plus je pense plus moi avec mon corps dans ma vie, avec mon expérience avec ma volonté, mon désir je pense, plus je m'approche d'une forme de pensée qui réunit les individus parce que ça s'appelle la vérité je tire à moi cette puissance de pensée je la fais mienne Mais je la fais mienne pas pour m'isoler dans ma personnalité, mais en fait pour, dans un mouvement ascendant, d'une certaine manière, m'universaliser. Oui,

  • Speaker #0

    mais c'est vrai que c'est une idée très contemporaine de se dire qu'on est à la fois nous, individus, subjectivités. mais faisant partie d'un tout, avec des allers-retours. Oui, c'est ça. Ça fait presque penser à, ça serait carrément ultra contemporain, mais des transferts d'énergie, quelque chose comme ça. Qu'est-ce qu'on pensait à cette image-là ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça. Oui, mais l'idée du souffle, d'ailleurs, elle existe dans les textes de l'époque. Inspiration, expiration, l'expiration. L'universel, c'est un peu l'expiration de l'individualité, de l'individualité pensante. J'inspire, ça veut dire je m'approprie la pensée. C'est avec mon corps à moi que je fais ça. Et quand je le fais, ça débouche sur un concept, ça débouche sur une idée. Et plus je le fais, moins je suis moi. Donc il y a ce va et vient.

  • Speaker #0

    C'est toi qui va penser et tu vas finir par t'effacer derrière l'idée que tu as peut-être produite.

  • Speaker #1

    Mais il ne faut pas aller trop vite vers l'effacement, parce que ça c'est le cliché anti-arabe. Au fond, c'est le cliché mystique où on dirait que la pensée arabe ne se soucie pas du tout de l'individualité. C'est totalement faux. Au contraire, Averroës, par exemple, c'est vraiment pour moi, c'est comme ça que je le lis depuis des années, mais c'est un penseur de l'image ou du fantasme. Ce qui t'appartient, ce qui m'appartient, c'est ton corps, mon corps avec mes images. Tout ce qu'on va penser, on l'aura pensé parce qu'on aura d'abord imaginé, parce qu'on aura senti. Donc en fait, on tire de nos images, on tire nos idées de nos images. Donc selon les images qu'on aura eues, en fonction de nos corps, de la manière de les classer, de les stocker, le nombre qu'on aura eues, ça c'est notre expérience de vie. Et c'est ça l'humanité. C'est ça l'individualité de la pensée. Tout ce qu'on a reproché à Véroès, au fond, c'est à savoir le fait de ruiner la pensée humaine, c'est parce qu'on n'a pas accepté la place qu'il donnait au fantasme et à l'image. Jamais Véroès, qui était son premier critique, n'a prétendu détruire la rationalité humaine. Simplement, il disait, il faut en repenser les coordonnées, en gros.

  • Speaker #0

    En fait, il faut repenser ce que c'est que la rationalité.

  • Speaker #1

    Il faut repenser ce que c'est que penser. Et penser, ça se fait à partir de notre corps, de nos images. Et il a des très belles formules. Il dit, au fond, une idée, un concept, c'est toujours enrobé d'une image, c'est toujours vêtu d'une image. Penser, c'est jamais abstrait. Penser, c'est toujours très concret pour chaque individu. Penser, c'est toujours penser à partir de cette image, dans ce contexte, ce corps avec ses désirs. Quand on a compris ça, on voit bien qu'on a là un système possible pour comprendre ce que, pour l'individu, pour la personne, sans violence en fait, penser veut dire. Les latins n'en ont pas voulu. Les latins ont dit, non, en fait, la pensée, ça n'existe que si d'emblée, en naissant, tu as ton intellect qui est la meilleure puissance de ton âme à toi. Point. Si jamais tu fantasmes, tu vas être un mélancolique parce que tu vas te noyer dans tes fantasmes, mais jamais tu n'arriveras à dépasser l'image.

  • Speaker #0

    Ce qui est intéressant dans ce que tu décris, c'est que, c'est là encore extrêmement contemporain, c'est... arrêter d'opposer la pensée et l'image, le corps et l'esprit, l'émotion et la raison. Et donc, on a l'impression de ça un peu dans ce que tu expliques, que c'est ok, pensons justement différemment nos catégories.

  • Speaker #1

    D'ailleurs, le concept clé de la pensée rame, qui sera aussi l'un des concepts clés de la pensée latine, puis qui va disparaître, un croit-on, c'est le concept de jonction ou de connexion, ou le concept de couplage. Ils ont ces deux mots. Tout est une affaire de couplage. C'est-à-dire que le... l'erreur totale serait de croire que la pensée, c'est le fort intérieur, que l'humanité se joue comme dans un ensemble clos qui serait la tête de l'individu. Tout est connecté à tout. Dans l'individu, tout se connecte à tout. L'individu est connecté à son entourage, à son monde, au cosmos et à Dieu.

  • Speaker #0

    C'est super new age à Verhoeven.

  • Speaker #1

    C'est complètement new age. Ça plaît à la pensée politique la plus contemporaine parce que l'idée de multitude qu'on convoque, c'est ça. Il y a cette idée-là que, à la fois, moi, j'ai un rôle à jouer en tant que moi, et je vis ma vie, je veux dire, il ne s'agit pas de l'annuler, mais en même temps, ça n'est jamais l'affaire d'un seul, jamais.

  • Speaker #0

    Ça m'inspire deux questions. La première, c'est que, depuis le début de cette interview, on dit la pensée arabe, la philosophie arabe. Est-ce qu'on peut envisager une homogénéité, une unité ? Ça, c'est une question un peu complexe, mais voilà. Et la deuxième question, ce sera d'aller vers l'actualité. On parle de la modernité d'Averroès. Qu'est-ce que ça nous apporte de plus intéressant aujourd'hui pour penser le contemporain ? Et quelle est l'actualité politique de toutes ces réflexions que tu mènes ?

  • Speaker #1

    La pensée arabe, non, c'est une facilité, c'est une commodité. Bon, il faut bien parler, on met tout entre guillemets, on discrimine à chaque phrase, on ne s'en sort pas. Mais non, encore une fois, d'abord, arabe, je le prends d'un sens seulement linguistique. Il faudrait voir toutes les nuances, ce n'est pas les mêmes ethnies, ce n'est pas les mêmes régions. Et donc, entre l'Irak du Xe siècle et l'Andalousie du XIIe, c'est sûr que ce n'est pas le même corpus, ce n'est pas le même agenda. Donc, il y a des différences. Il y a des chiites, il y a des sunnites. Bon, donc, des nuances, il y en a beaucoup. Il y a des couleurs différentes et il y a des familles différentes. Donc, mettre tout le monde dans le même sac, ça ne va pas. Au contraire, il faut aller vers de la discrimination quand on le peut, quand c'est le moment. Mais globalement, quand il s'agit de sauver, on peut en parler de façon générale. S'agissant de l'actualité, oui. Comme je l'ai dit tout à l'heure, ce n'est pas une affaire d'histoire. Ce n'est pas par goût simplement ni exotique ni seulement historique. Il y a une grande actualité, à plusieurs niveaux d'ailleurs pour moi, pour autant que je puisse en parler. C'est-à-dire que d'abord, Averroès, c'est, comme je l'ai dit tout à l'heure, la plus grande autorité juridique de l'Andalousie du XIIe siècle. Et il se prononce, cet homme musulman, sur le rapport, par exemple, entre l'islam et la rationalité. On a envie de l'entendre. On a envie de savoir ce qu'il dit et comment il faut relancer. récupérer, nuancer éventuellement, ou faire valoir ce qu'il y a des siècles il a essayé de formuler. Donc, de ce point de vue, le monde musulman contemporain a beaucoup travaillé la question d'Averroës en des sens un petit peu divers pour savoir si, disons, on peut être musulman et philosophé, s'il y a une contradiction, une hétérogénéité entre la rationalité et l'islam, faut-il ou pas interpréter le courant ? Si on l'interprète, comment on l'interprète, jusqu'où, qui le fait, quand, le Coran ça a quel statut, est-ce que ça a une histoire, la parole de Dieu c'est quoi ? Bon, toutes ces questions-là, il faut écouter ces génies de l'islam qu'ils sont pour savoir ce qu'on peut en faire. Après, du point de vue conceptuel aussi, il m'intéresse beaucoup parce qu'il a élaboré encore une fois des outils qui ne sont pas le dehors de ce que j'appelle la pensée européenne, mais je suis très prudent avec cette notion-là, c'est pas le dehors, c'est une espèce de... d'alternatives continues, ça a toujours été présent. Le moment est venu d'essayer de voir ce qu'il y avait là-dedans. Et d'une certaine manière, lorsque Nietzsche dit « Bon, et si on regardait un petit peu le corps et la pulsion ? » Lorsque Marx dit « Et si on regardait au-delà de l'individu, mais le contexte, ce qui se joue ? » Lorsque Freud dit « Et si on arrêtait de faire du moi, le mettre dans sa propre maison ? » Toutes ces choses-là sont des lointains échos un peu bouleversants qu'élabore Averroès. sans parfois tout maîtriser, mais il le dit lui-même, il a conscience de faire peau neuve, il a même débusqué des idées qu'il abandonne parce que c'était trop tôt pour pouvoir les travailler, mais qui de mon point de vue sont les idées de la philosophie la plus contemporaine.

  • Speaker #0

    Je parlais tout à l'heure de l'intelligence artificielle.

  • Speaker #1

    Oui, je voulais te réinterroger là-dessus. Il y a eu des choses à faire.

  • Speaker #0

    Parce que, d'une certaine manière, c'est assez spectaculaire. Ça fait des années que j'ai commencé d'écrire là-dessus, puis rien n'est sorti. C'est-à-dire qu'on pourrait considérer que nous réagissons aujourd'hui, entre fascination et froid, devant l'intelligence artificielle et son progrès, comme l'Europe naissante. a réagi devant la théorie avéroïste de l'intellect. C'est-à-dire que lorsque Thomas dit « Mais en fait, l'intellect d'Avéroïs, qui est au-dehors, surplombant, unique, qui stocke tout, qui a tout, qui sait tout, fait de nous des objets et des pantins, nous ne sommes plus que des fournisseurs d'images dont il se sert pour produire une pensée qui ne nous appartient pas, qui nous dépossède, qui nous alienne. » Ça, c'est exactement le sentiment qu'on peut avoir à l'égard de l'intelligence artificielle.

  • Speaker #1

    Je trouve que l'analogie est super intéressante, effectivement. après la particularité de l'intelligence artificielle c'est que c'est précisément pas une intelligence c'est un modèle probabiliste le terme d'intelligence artificielle il est presque marketing mais en fait est-ce que c'est une intelligence dans le sens où ça ne réfléchit pas,

  • Speaker #0

    ça ne crée pas j'ai envie de te dire deux choses d'une part on verra et d'autre part, et ça confirme ce que je dis il faudrait poser te poser la question, la même question que celle qu'Averroës aurait posée à l'époque, mais ça veut dire quoi être une intelligence ? donc tu dis c'est probabiliste, oui mais Est-ce que c'est si évident de savoir ? On est confronté de nouveau à la même question. Ce n'est pas une intelligence. On va voir ce que ça veut dire.

  • Speaker #1

    Ce qui est intéressant, et je suis d'accord avec toi, c'est que ça fait partie de ces choses qui nous mettent un peu au pied du mur pour repenser des choses qui nous paraissent aller de soi, dont la définition nous paraît évidente. Et c'est sûr que l'intelligence artificielle nous comprend à beaucoup de choses. Mais je trouve quand même que le terme d'intelligence est abusif dans l'intelligence artificielle. Et ça se discute. En tout cas,

  • Speaker #0

    intelligence artificielle, c'est-à-dire IA, IA, c'est l'abréviation de l'intellect agent, qui est le grand concept de l'EROS.

  • Speaker #1

    On va croire que c'est un complot aéroïste.

  • Speaker #0

    C'est l'IA, c'est le grand concept. Lequel intellect est désigné par Aristote comme une technique, un artifice. Donc c'est assez amusant. Il y a vraiment une filiation possible. Mais pour dire les choses très vite, ce n'est pas du tout la seule chose à dire. J'ai mille choses à dire là-dessus, mais d'une certaine manière, l'Europe a déjà vécu La guerre de Troie n'aura pas lieu, mais la guerre de l'IA a déjà eu lieu. C'était au XIIe, au XIIIe, enfin c'était au XIIIe siècle. Elle a déjà eu lieu, mais c'est assez amusant. Par exemple, le fait que nous nous effrayons de la connexion permanente, que nous vivons d'abord parce qu'on a un portable toujours allumé, parce que quand on s'endort, on sait bien qu'Internet ne s'arrête pas. Lorsque les Latins attaquent Averroès, par exemple, ils l'attaquent aussi sur ce point-là, c'est-à-dire la connexion permanente. La connexion permanente, c'est-à-dire, en gros, on voit, c'est marrant d'ailleurs, parce qu'on croit que les hommes ont peur de la nuit, c'est un peu l'idée normale qu'on a, et on voit bien que contre Averroès, ils revendiquent la nuit, le sommeil, l'arrêt, l'interruption.

  • Speaker #1

    Le droit à la déconnexion.

  • Speaker #0

    Or, s'il y a un super intellect au-dessus de nous, qui pense tout le temps, en utilisant tout ce que les hommes dotent sur toute la planète, sans arrêt, en fait, il n'y a jamais de droit. On est toujours sous la lumière de l'intelligence. Et il faudrait couper le courant.

  • Speaker #1

    Les deux choses que je trouve très interpellantes dans ce que tu expliques, c'est d'une part, on en a un petit peu parlé tout au long de la discussion, mais cette idée de lutter contre cette réécriture de l'Europe comme étant soit elle-même créatrice de son propre génie, soit éventuellement un peu des Grecs parce qu'ils sont acceptés, qu'au contraire, on voit à quel point il y a des confluences et des influences réciproques. Ça, ça va quand même largement à l'encontre du discours dominant politique dont on peut un peu discuter. et la deuxième chose, c'est l'idée de ce retour d'interrogations, de questionnements sous des formes différentes, mais que finalement, l'humanité, on se retrouve toujours confronté aux mêmes questionnements dans des configurations différentes, mais c'est ça aussi qui fait notre humanité finalement, on est à la fois les mêmes et différents au cours de l'histoire, c'est assez poétique comme façon de voir.

  • Speaker #0

    Oui, c'est vrai. De toute façon, cette question-là, au fond, la question majeure de l'avéroïsme, qui est celle de la pensée et de l'humanité, de la place de l'humain dans le cosmos, c'est toujours la même, c'est toujours la nôtre.

  • Speaker #1

    Dans l'actualité, est-ce que ça t'inspire ? Il y a quelque chose que tu aurais envie, dans l'actualité récente, de commenter ou d'expliciter par rapport à tous ces sujets-là ?

  • Speaker #0

    Pas mal de choses, mais la chose principale que je dirais, c'est que plus que jamais, je défends la pensée arabe. C'est-à-dire, j'ai l'impression que le monde arabe est maltraité, et donc tout ce qui peut contribuer... à en valoriser la pensée et à le réinscrire dans le jeu commun de l'humanité, c'est mon affaire. Donc c'est vraiment ce qu'on vit, tel que moi je vis notre situation, c'est ce que ça m'inspire. Mais j'ai l'impression que la défense de la dignité... et de l'intérêt et de la profondeur de la pensée arabe, encore une fois, entre guillemets, parce que c'est bien plus subtil, bien plus complexe que ça. D'ailleurs, ça excède de beaucoup ce que je maîtrise. C'est tout à fait nécessaire.

  • Speaker #1

    Oui, avec peut-être l'espoir ou la conviction qu'en réhabilitant justement des pensées arabes qui sont souvent méprisées ou oubliées, ou en tout cas mises de côté, invisibilisées, peut-être qu'en revalorisant... ces discours-là, ces pensées-là, ça permettra de politiquement aussi revaloriser un peuple qui est aujourd'hui extrêmement maltraité, dominé et déconsidéré ? Oui,

  • Speaker #0

    absolument. C'est tout bête. En gros, la méconnaissance et l'ignorance créent le désastre, créent la violence. Donc, il faut absolument lutter contre ça à tout niveau, par l'apprentissage de la langue et des langues, par la lecture des textes, par la compréhension des textes, par l'édition, la diffusion. Tous les moyens sont bons. Moi, mon souhait, c'est que dans des années, nos bibliothèques aient changé d'allure. C'est-à-dire qu'il y aura du Aristote, bilingue ou pas, du Descartes, bilingue ou pas, latin, français, et puis d'autres langues, et puis du Averroès. Que l'arabe d'Averroès ou les autres soient une langue reconnue banalement comme une langue de la philosophie, au même titre que l'allemand ou que le grec. qu'on publie en vis-à-vis de l'arabe traduit, qu'on apprenne à lire cette langue, à en connaître les intraduisibles, les grands concepts. Donc voilà, qu'on bouleverse nos bibliothèques. C'est déjà pas mal. Ça ne suffira pas, évidemment, mais c'est absolument nécessaire. C'est-à-dire qu'il faut aller dans le sens inverse du cloisonnement et de l'inscience, de la méconnaissance. Et encore une fois, ça passe par un peu de culture et de lecture.

  • Speaker #1

    Merci beaucoup Jean-Baptiste Brunet pour cette interview passionnante et qui nous donne plein de perspectives et d'envie d'aller se plonger dans la philosophie arabe que moi-même je ne connais pas du tout. Donc merci beaucoup pour toutes ces choses que j'ai apprises.

  • Speaker #0

    Merci beaucoup.

  • Speaker #1

    Vous venez d'écouter un entretien du fil d'actu. J'espère que l'épisode vous a plu et avant de se quitter, je voulais vous dire un petit mot important. Ce podcast est totalement gratuit, indépendant et sans publicité. Et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don, tant que tu es le récurrent, en cliquant sur la page indiquée en description. Merci d'avance pour votre soutien, et on se retrouve mercredi pour un nouvel épisode du Fil d'actu.

Description

Qu’est-ce que la philosophie arabe ? Et quel est son lien avec la philosophie européenne ?


Voici les questions que j’ai posées au philosophe Jean-Baptiste Brenet, spécialiste de philosophie arabe médiévale et traducteur. Avec lui, nous allons remonter le fil de l’histoire, et nous plonger au cœur du Moyen-Âge, dans la pensée du philosophe de langue arabe Averroès.


Vous découvrirez comment la pensée arabe nourrit l’Europe chrétienne et la confronte à ses propres failles, déclenchant une bataille philosophique qui va contribuer à diaboliser le monde arabo-musulman. Or c’est peut-être en comprenant mieux cette histoire, que nous pourrons lutter contre le mépris de la civilisation arabe qui ronge nos sociétés actuelles. Vous verrez aussi que la pensée d’un philosophe du 12ème siècle nous questionne encore aujourd’hui sur notre humanité, et sur notre compréhension de l’intelligence.


Alors, préparez-vous pour un voyage dans le temps, à la découverte d’une pensée dont la modernité nous bouscule et nous invite à penser... autrement.



Montage : Alice Krief, les Belles Fréquences


Le Phil d'Actu, c'est le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité !

Ce podcast est 100% indépendant, gratuit, sans publicité. Il ne survit que grâce à vos dons.


🙏 Pour me soutenir, vous pouvez faire un don, ponctuel ou régulier, sur cette page.

💜 Merci pour votre soutien !


Si vous aimez l'épisode, n'oubliez pas de vous abonner, de mettre 5 étoiles, et de le partager sur les réseaux sociaux.


Pour ne rien manquer du Phil d'Actu, suivez-moi sur Instagram !


Un grand merci aux tipeur-ses : Alice, Veronika, Pierre, Julie, Maya, Michel, Julien, Thomas, Marc, Matthieu, Clément, Agnès, Isabelle, Mariam, Céline.

Grâce à vous, on n'a pas fini de réfléchir ensemble à l'actualité politique !


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu, le podcast engagé qui remet la philosophie au cœur de l'actualité. Ici, pas de philo prétentieuse et déconnectée du monde, mais une philo accessible et ancrée dans la société. Tous les mercredis, je vous propose une chronique commentant l'actualité et, une fois par mois, l'interview d'un ou d'une philosophe contemporaine. Prêt et prête pour une philosophie vivante et engagée ? Bienvenue dans le fil d'actu. Qu'est-ce que la philosophie arabe ? Et quel est son lien avec la philosophie européenne ? Voici les questions que j'ai posées au philosophe Jean-Baptiste Brunet, spécialiste de philosophie arabe médiévale et traducteur. Avec lui, nous allons remonter le fil de l'histoire et nous plonger au cœur du Moyen-Âge, dans la pensée du philosophe de langue arabe, Averroès. Dans cette interview, vous découvrirez comment la pensée arabe irrigue l'Europe chrétienne et la confronte à ses propres failles, déclenchant une bataille philosophique qui va contribuer à diaboliser le monde arabo-musulman. Or, c'est peut-être en comprenant mieux cette histoire que nous pourrons lutter contre le mépris de la civilisation arabe qui ronge nos sociétés actuelles. Vous verrez aussi que la pensée d'un philosophe du XIIe siècle peut nous questionner encore aujourd'hui sur notre humanité et sur notre compréhension. de l'intelligence. Alors, préparez-vous pour un voyage dans le temps à la dépouvaire d'une pensée dont la modernité nous bouscule et nous invite à penser autrement. Bonjour Jean-Baptiste. Bonjour. Alors Jean-Baptiste, tu es spécialiste de philosophie arabe. Tu as publié plusieurs livres sur un philosophe dont on va avoir l'occasion de discuter qui est Averroès, philosophe arabe du XIIe siècle. Et tu as également publié des livres sur des réflexions sur que veut dire penser. On aura aussi l'occasion, je pense, d'en rediscuter. Mais avant toute chose, on va commencer par la question rituelle du fil d'actu. Quelle est pour toi, Jean-Baptiste, la définition de la philosophie ?

  • Speaker #1

    C'est la question la pire et je n'en ai a priori aucune idée. Il se trouve que récemment, j'ai dû faire une conférence sur ce sujet-là. J'ai voulu fuir au début et puis je me suis dit, bon, à mon âge, c'est peut-être le moment du bilan. donc j'ai pris ça non mais c'est vrai je me suis dit après tout ça fait plus de 30 ans que je fais ça c'est-à-dire qu'est-ce que je fais qu'est-ce que je fais comment je pourrais en parler aux gens autour de moi même à ma mère à mon père au fond qui m'ont vu toutes ces années travailler j'ai choisi quand j'en ai parlé donc ça existera sous forme de texte mais vraiment j'en ai parlé par un biais par un angle j'ai voulu juste tirer un fil qui ne prétend absolument pas répondre à la question voilà dans sa totalité, ni en donnant une réponse qui pourrait valoir pour tout soi. Donc c'est uniquement ma façon à moi, par un petit biais, et j'ai tiré le fil banal qui consiste à dire que la philosophie, par tradition, c'est une manière de voir. Au fond, il y a un petit texte d'Aristote dans son traité de l'âme qu'on oublie, qui est tout simple et magnifique, qui dit que voir, c'est voir le visible et l'invisible. Cette seconde partie de la phrase, au fond, on l'oublie. Je me suis dit peut-être que... L'objet du philosophe, c'est de penser la privation et ce que ça engage, le fait que le monde manque de quelque chose, que nous manquions.

  • Speaker #0

    Dans l'idée, si j'interprète bien ce que tu dis, le monde tel qu'il est, et donc l'invisible, le monde peut-être tel qu'il devrait être ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça.

  • Speaker #0

    Il y a un peu utopique là-dedans, imaginaire utopique ?

  • Speaker #1

    C'est ça, il y a quelque chose qui manque. En fait, la chose est plus profonde que ça chez Aristote, parce qu'il dit l'invisible, c'est au moins trois choses. privé de visibilité, et ça c'est toute la question de la privation, avec la réaction, je pourrais dire politique.

  • Speaker #0

    C'est marrant, tu dis ça, j'allais immédiatement faire une lecture politique. Parce que c'est les gens invisibilisés, c'est ça dont il est question.

  • Speaker #1

    C'est la privation, c'est la pauvreté, tout ça, et donc qu'est-ce que ça stimule qui est d'ordre politique et pratique chez le philosophe. Puis Aristote dit, mais l'invisible c'est aussi le trop peu visible, c'est-à-dire ce qui n'est pas... pas assez puissant pour qu'on le voit. C'est le maudit, c'est le faible. Et ça, ça rejoint la question de la privation. Mais ça a rapport à ce qu'on appellerait aujourd'hui l'incapacité, le handicap, une forme de moindre être aussi. Et troisièmement, l'invisible, en fait, c'est l'excès de visibilité. Une chose qu'on ne peut pas voir parce qu'elle est trop visible. Et là, c'est peut-être la philosophie à ses marges, un peu avec la mystique ou la religion, ou le sacré. Et je me suis dit, tiens, c'est trois branches, ça. qu'on néglige et qui peut-être me permettent d'aller explorer, de comprendre, sans avoir débrouillé tous les fils, mais ce que moi j'ai cherché là-dedans.

  • Speaker #0

    Ce n'était pas si mal. La question n'était pas si dure en fait. Toi, tu t'intéresses à la philosophie arabe, tu étudies et tu traduis des philosophes. Est-ce que tu peux nous expliquer comment tu en es venu à choisir cet objet de recherche qui n'est pas du tout majoritaire dans la philosophie française ?

  • Speaker #1

    Il y a probablement plusieurs raisons, des séries de raisons, mais certaines qui m'échappent, qui sont d'ordre un peu biographique, très personnelles. Dans mon cas, moi je suis né à Marseille, j'ai grandi à Marseille. très marseillais, très méditerranéen, d'une certaine manière. Donc, c'est présent, je pense, dans mon rapport à la pensée arabe et au monde arabe, et d'autres choses. J'ai eu de la famille en Algérie, ma grand-mère qui m'a en partie élevé était de Cordoue, qui est la ville d'Averroës. Donc, elle a grandi là-bas. Bon, bref, il y a des éléments comme ça. Mais sinon, en effet, comme tout le monde, j'ai grandi philosophiquement en ignorant tout de la pensée arabe, et plus largement de la pensée médiévale, qui a été ma première spécialité, disons. Donc c'est un ensemble de hasards, c'est que quand j'ai passé l'agrégation de philosophie au début des années 90, il y avait en texte étranger, j'avais choisi le latin, il y avait un texte de Thomas d'Aquin. C'était pour moi vraiment à l'opposé et de ce que j'aimais et de ce que je maîtrisais. Et Thomas d'Aquin, le scolastique, le théologien chrétien, est un homme qui a bâti sa théologie prodigieuse en cédant des grandes sources arabes de l'époque qui étaient le perse à Vicenne, Ibn Sina, et le cordouan à Véroès. Musique touché du doigt quelque chose qui m'a perturbé, qui m'a déplacé un petit peu. Et puis, brutalement, j'ai tout abandonné. J'ai quitté tout ce qui m'était familier, facile, tout ce à quoi je me destinais, la philo allemande, la phénoménologie, la philo moderne. J'ai tout laissé tomber et j'ai plongé 700 ans plus tôt dans le latin, puis bientôt l'arabe et la théologie, moi qui étais fort peu religieux. J'ai toujours eu dans l'idée de... Non pas de revenir au point de départ, mais d'utiliser cet écart. Parce que le but pour moi n'était pas de me loger dans le Moyen-Âge et de m'y noyer. Le but, c'était de combler cette lacune inacceptable, d'aller voir le manquant. Oui,

  • Speaker #0

    c'est ça. Ta définition était déjà un instinct que tu as eu.

  • Speaker #1

    C'est vrai. Cette espèce de trou qu'il y avait. L'idée, c'était de récupérer ça à ma façon et de le réinjecter dans le jeu. dans le jeu commun qui était celui de l'enseignement qu'on reçoit et qu'on continue de donner sans beaucoup de variations.

  • Speaker #0

    Est-ce que tu peux nous parler de cette grande figure qui t'accompagne dans toute ta recherche philosophique et dont on a cité le nom là quelques fois déjà ?

  • Speaker #1

    Averroès. Averroès, il s'appelle Ibn Rushd en arabe. Averroès, c'est son nom latin. C'est un homme du XIIe siècle. Il est andalou à l'époque où l'Andalousie est sous domination musulmane. Il est né en 1126, il meurt en 1198, il meurt à Marrakech, qui est un peu la capitale de l'Empire. L'Empire à l'époque, c'est un empire berbère, un empire qu'on appelle Al-Mohad. Ceux qui défendent l'unicité de Dieu, c'est Al-Mohad en vérité. Et cet homme-là est un homme exceptionnel en lui-même déjà, parce que c'est un homme qui a une brillante carrière, il est juge, et pas seulement juge parmi d'autres, il est grand juge, et c'est la plus grande autorité juridique de son époque à Séville et à Cordoue. Donc c'est un homme de pouvoir, c'est un intellectuel organique en vérité, il est au service du pouvoir et d'un pouvoir fort qui a renversé une autre dynastie. Donc c'est une période politiquement intéressante. C'est un homme qui est médecin aussi et qui sera même le médecin personnel du calife. Et puis par ailleurs, c'est par ce biais-là que je m'y suis le plus intéressé, il est philosophe. Ce qui à l'époque ne correspond aucun statut social, on est philosophe un peu à titre privé.

  • Speaker #0

    Maintenant non plus d'ailleurs.

  • Speaker #1

    Maintenant non plus, on pourrait dire ça. Il fait de la philosophie un peu pour lui, il y passe tout son temps, il donne des cours. Il aura même des fils à qui il va donner des cours, à la mosquée ou ailleurs. Et il va consacrer toute sa vie, la légende dit toutes ses nuits, parce que par ailleurs il travaille. Toutes ses nuits, on dit qu'il n'a pas commenté Aristote seulement deux nuits, la nuit de Cénos et la nuit de la mort de son père, mais tout le reste du temps il va passer son temps à lire et commenter Aristote. Il va effectivement essayer d'expliquer Aristote sous plusieurs formes, tantôt en le résumant, tantôt en le paraphrasant, tantôt plutôt vers la fin de sa vie en le commentant mot à mot. Il va commenter... tout le corpus disponible d'Aristote, lequel corpus, disponible en arabe, altéré, modifié, mais aussi enrichi, accru, n'était pas disponible en terre chrétienne. Donc à l'époque, pour dire à peu près à l'époque d'Averroës à Paris et à Avelar, Avelar, il n'a quasiment rien d'Aristote lorsque Averroës a tout. Et cet homme, donc très valable en lui-même, est par ailleurs un des grands génies de la pensée arabe, entre guillemets. Je dis entre guillemets parce que arabe, ce n'est pas ethniquement arabe, linguistiquement d'abord. Des gens qui lisent l'arabe et qui pensent et qui écrivent en arabe dans un contexte islamique, mais certains ne sont pas arabes. Il y a des chrétiens, il y a des juifs.

  • Speaker #0

    Il y a des Perses. C'est arabisant, en fait. C'est arabophone.

  • Speaker #1

    Arabophone, c'est pas arabophone. Donc, c'est d'abord ça, mon critère. Et cet homme-là, il s'inscrit dans une chaîne de grands génies dont on ne nous parle pas, d'ailleurs, le plus souvent. Al-Kindi, l'Irakien, 9e siècle. Al-Farabi, le Kazakh ou le Turc, 10e siècle. Ibn Sina, Avicenne, le Perse, 11e siècle. Avicenne, pour le coup, on connaît. Avicenne, oui. Al-Razali, le théologien. Ibn Bajjah, l'autre Andalou. Ibn Tufayl, encore un Andalou. Bref, il y a une série de grands penseurs comme ça, et Averroës est un peu en bout de cette Ausha. La chaîne ne s'arrête pas, mais il est en bout de cette Ausha, et il hérite un peu de tout ce bagage magnifique qui permet à la philosophie de continuer de vivre sous une forme exceptionnellement féconde. Mais ce n'est pas tout. Il se trouve que, et ça c'est un phénomène rarissime dans l'histoire de la pensée, cet homme, à sa mort, va être traduit en hébreu et en latin.

  • Speaker #0

    Très rapidement.

  • Speaker #1

    Averroès. Averroès. Il est aussi bien un personnage arabe qui relève de l'histoire arabe qu'un personnage qui relève de l'histoire grecque parce qu'il la prolonge, qu'un personnage qui relève des mondes juifs et latins parce que traduit, il va devenir un modèle pour les enseignants et les étudiants qui voudront comprendre quelque chose d'Aristote. Il faut voir que, comme je le disais, il meurt en 1198 et ici à Paris, en 1220-1225, on a déjà disponible... Une grande partie de ces commentaires d'Aristote, c'est l'époque où l'université vient de naître. Le caverouès, pendant 400-500 ans, il va s'imposer dans l'université médiévale comme le commentateur d'Aristote, qu'on appelle le philosophe, et lui, dans les textes, on dit simplement commentator. Et cet homme-là m'a intéressé en tant que figure incontournable, à la fois interne à la pensée européenne latine et externe, parce que c'est un arabe, parce que c'est un musulman. Et de fait, l'Europe aura pendant des centaines d'années entretenu avec lui un rapport très ambigu, très ambivalent, de fascination parce qu'on le lit comme le meilleur exégète et de rejet parce qu'on considère que sur certains points, sa lecture est délirante, extravagante, scandaleuse. Et donc c'est à la fois un modèle et un maudit. Et pour cette raison de scandale, je me suis intéressé à lui aussi parce que j'y vois, on en reparlera peut-être, mais j'y vois... un problème de l'Europe à l'égard de sa propre identité qu'elle n'a toujours pas réglé.

  • Speaker #0

    D'accord, donc très intéressant ce que tu expliques sur Averroès. Et même si je ne me trompe pas de ce que tu expliques dans tes réflexions, c'est que l'Europe chrétienne a accès à Aristote uniquement via les traductions d'Averroès, en fait. Ou en tout cas, les traductions arabes. Voilà.

  • Speaker #1

    L'Aristote disponible au XIIIe siècle, c'est en grande partie un Aristote arabisé, qui vient de l'arabe... qui venait lui-même du syriac, qui traduisait le grec. Donc c'est un Aristote quand même très altéré, mais ça n'est pas la seule source. Il y a aussi un Aristote qui vient directement du grec, traduit en latin. D'abord, il y a un Aristote qui a perduré au fil du temps. On a un petit peu de l'organone, on a les secondes analytiques, on a les premiers analytiques, on a des textes comme cela, mais on n'a pas la métaphysique, on n'a pas la physique, on n'a pas le traité de l'âme. Donc, il manque en gros presque l'essentiel du corpus. Et donc, en fait, c'est via les Arabes que cet Aristote, le corpus quasi complet, revient, accompagné des commentaires arabes. Donc, Averroës n'est pas un traducteur. Il est très sensible à la langue, mais il n'est pas un traducteur. Il n'est qu'un commentateur arabe d'un texte arabe.

  • Speaker #0

    Jusqu'à présent, la théologie européenne chrétienne est plutôt dominée par la pensée de Platon. Corrige-moi si je me trompe. Le XIIe, ça va être un moment où on va redécouvrir la pensée d'Aristote pour refonder un peu la théologie.

  • Speaker #1

    Ce n'est pas exactement la pensée de Platon. D'ailleurs, le vrai retour de Platon, c'est ce qui marquera le commencement de la Renaissance, en vérité. Donc, le ping-pong. Donc, là, le vrai Platon, il revient. Platon, c'est le maître d'Aristote. Donc, ils sont évidemment très proches et en même temps très différents. Et pour les raisons qui nous intéressent, c'est qu'en gros, Platon défend une théorie, je le fais très simple. Mais une théorie de la connaissance et de l'être qui est basée sur ce qu'on appelle les idées, là où Aristote, son élève, considère que les idées, ça n'existe pas, que ce qu'il y a de plus réel dans le réel, c'est le réel, c'est-à-dire les choses qui nous entourent, en quoi Aristote d'ailleurs est beaucoup plus proche de nous. Ce qui est réel, c'est ceci, cela, tout autour de moi. L'idée, c'est si l'on veut le concept, le concept, il a une forme de réalité, mais qui est dérivée. de ce que je sens des choses. Et de même, pour ce qui est de l'âme, eh bien, notre âme n'est pas immortelle. elle advient en même temps que le corps. Aristote, lui, défend l'idée d'une unité très forte de l'individu. Et cette unité que nous sommes, elle se déploie dans le rapport très concret que nous avons aux choses. D'où l'orientation extrêmement empiriste d'Aristote. C'est-à-dire que pour penser et pour être ce que nous sommes, il faut se tourner vers le monde tel qu'il est. C'est à partir de la sensation et de l'expérience qu'on aura des choses, qu'on va se mettre à penser, que se mettant à penser, on va développer notre humanité.

  • Speaker #0

    On a du mal à comprendre comment ça peut plaire à la théologie chrétienne. Alors que la théologie chrétienne, en caricaturant un petit peu, c'est quand même la pensée de l'âme, de l'âme immortelle. On n'aime pas trop le corps, les sensations, le rêve. Voilà, comment est-ce qu'on peut...

  • Speaker #1

    Très bonne question. C'est en fait, l'auteur de la théologie chrétienne, c'est Platon. Le système. qui convient le mieux à la théologie chrétienne, c'est Platon. Ne serait-ce que pour la question de l'immortalité de l'âme, puisque pour Aristote, notre âme ne survit pas à la corruption du corps. Mais de fait, l'histoire a fait que le corpus qui a été disponible, c'était celui d'Aristote.

  • Speaker #0

    Donc c'est un accident total, on se dit on a un penseur grec, on va essayer de le mettre au choc.

  • Speaker #1

    Alors pendant longtemps, la théologie n'a pas tout bâti sur Aristote, mais sur du néo-platonisme. Mais lorsque les grandes synthèses théologiennes vont se faire au Moyen-Âge, les grands noms de la théologie, lorsque cela va se faire, qu'est-ce qu'ils peuvent lire ? Ce n'est pas Platon, ils peuvent lire Aristote. Donc, ils doivent faire avec ce qu'ils ont et essayer de christianiser en quelque sorte Aristote autant que possible, ce qu'un Thomas d'Aquin a su pouvoir faire. En disant, mais non, pour qui le lit bien en vérité, Aristote, c'est un auteur parfait pour le chrétien. En vérité, oui, c'est un tour de l'histoire, parce que c'est Platon qu'il leur fallait. Mais ils n'ont pas eu Platon. Mais ça enrichit peut-être de façon inattendue, mais sublime, la théologie chrétienne.

  • Speaker #0

    Ils auraient pu se dire qu'il était hérétique et qu'ils avaient l'habitude.

  • Speaker #1

    Oui, non, ils l'ont dit en partie, puisque l'Église a tout fait au XIIIe siècle pour freiner l'arrivée d'Aristote. On l'a censuré. En 1210-1215, on censure Aristote. en 1245-1250, Aristote est au programme de l'université. Donc en 40 ans, il s'est imposé et l'Église ne pourra rien faire d'autre que d'accepter sa présence. Oui,

  • Speaker #0

    donc dans ce cas-là, autant tenter une réconciliation.

  • Speaker #1

    Mais de la part de Thomas, c'était sincère, c'est-à-dire que pour un certain nombre de chrétiens qui ne sont pas adversaires de la raison et de la philosophie, il faut laisser une place à la raison naturelle. Elle a sa place, elle a sa limite. À un moment donné, il faudra basculer dans la foi parce que c'est la foi qui apportera les solutions. Il y a des choses qui dépassent complètement la raison naturelle, mais dans l'ordre de la raison naturelle, Aristote, c'est le meilleur. Voilà ce que dira Thomas, mais au prix, évidemment, de certaines déformations. Parce qu'il prête à Aristote des thèses qu'aucun aristotélicien d'aujourd'hui n'accepterait. Donc, évidemment, on tord les corpus et les auteurs dans le sens qui nous arrange. C'est de bonne guerre.

  • Speaker #0

    On va revenir un petit peu sur une piste que tu as entreouverte tout à l'heure, qui était de dire... que Averroès, que tu as appelé l'inquiétant dans un de tes livres, vient donc inquiéter une identité européenne et aussi la manière dont l'Europe se raconte elle-même, se pense elle-même. Est-ce que tu peux nous expliquer un peu ça, cette ambiguïté ? Tu parlais de fascination et détestation à la fois. Est-ce qu'on peut revenir un petit peu là-dessus ?

  • Speaker #1

    Oui, fascination, parce que c'est un immense commentateur et que tout le monde a besoin de le lire, même si c'est finalement pour s'en séparer après. Et détestation, rejet avec une force incroyable. Dans un premier temps... Non pas parce qu'il est musulman, par exemple. Ça aurait pu être un conflit strictement religieux. Ce n'est pas le cas. C'est intéressant que ça ne soit pas le cas, parce que ça va revenir par la fenêtre, cette question-là. Ça n'a jamais totalement disparu. On sait bien que c'est un arabe. On l'appelle comme ça, parfois. Averroès, Arabs, l'arabe. Petrarque au XIVe siècle, Petrarque l'humaniste, soi-disant. Petrarque dit, Averroès, c'est un chien enragé. De toute façon, c'est un arabe. Je déteste toute cette race. Il faut faire comme si elle n'avait pas existé. Il dit cela.

  • Speaker #0

    Ah, Petrarch sur CNews !

  • Speaker #1

    Petrarch, hein ? Petrarch sur CNews. Donc, elle existe, cette question, mais par exemple, Thomas d'Aquin, son plus grand adversaire latin, qui est postérieur d'un siècle, il dit « je ne vais pas parler d'Averroès comme musulman, c'est évident qu'en tant que chrétien, on y est opposé, qu'il défend le faux livre d'un faux prophète. » Ça, c'est pas le problème.

  • Speaker #0

    Ça, c'est acté. Voilà,

  • Speaker #1

    ça, c'est clair. Non, le problème, c'est qu'Averroès, sur certains points, de ses commentaires est allé trop loin. Il a défendu des thèses qu'on juge folles, absolument inadmissibles. En l'occurrence, des thèses qu'il a proposées en commentant le traité de l'âme d'Aristote. Quand Aristote parle de l'âme, c'est assez complexe, surtout pour ce qu'il dit de l'âme humaine. Parce que les plantes ont une âme, les animaux ont une âme, et l'humain a une âme. Il faut essayer de comprendre la différence de l'humanité. Ce qui fait qu'un humain est un humain et pas un chien ou un rhododendron, c'est qu'il a un intellect. Et la difficulté est de savoir ce que c'est que cet intellect, ce que c'est comme puissance, et quel rapport ça a aux autres facultés de l'âme, la sensation, le toucher, quel rapport ça a au cerveau ou au corps. Et donc Aristote a du mal à préciser ces questions-là, et toute la tradition va se disputer. Et Averroès, en élève sérieux, qui ne prétend pas du tout faire œuvre originale, il essaie de comprendre ce qu'Aristote a voulu dire, et il débouche sur trois thèses. Il dit... l'intellect humain, il est totalement séparé des corps humains, voire des individus. Donc c'est une sorte d'hyperintelligence à la verticale des têtes. Deuxièmement, cet intellect, il est un pour toute l'espèce humaine. Il n'y a pas autant d'intellect que d'individus. Il y a une intelligence pour toute l'humanité. Et troisièmement, cet intellect, il est éternel. Il n'y a pas eu de création. Quand tu nais, il y a déjà ton intellect qui est là. Et quand tu meurs, il y aura encore, entre guillemets, ton intellect qui sera là. Alors, les latins ont jugé ces trois thèses non aristotéliciennes catastrophiques. Et pourquoi c'est catastrophique ? Thomas le dit très simplement et très bien. Il dit, si Averroès a raison, conclusion, l'homme ne pense pas. Si l'homme ne pense pas, ce n'est plus un homme, c'est une bête, c'est un animal. Donc Averroès, il fait de nous des animaux, il n'y a plus de morale, il n'y a plus de politique, il n'y a plus de rapport à Dieu. On ne veut pas mieux qu'une bête à peine supérieure, parce qu'on a de l'imagination un peu raffinée, mais c'est tout. Mais on n'a plus la capacité de penser. Pourquoi ? Parce que si l'intellect est séparé, alors ma pensée, elle est dehors, elle n'est pas en moi, plus d'intériorité. S'il y a un seul intellect, bon ben, alors on pense tous la même chose. Il n'y a plus de maître, il n'y a plus de disciple, il n'y a plus Jésus et Judas, c'est les mêmes. Et s'il est éternel, alors on arrive trop tard, tout a déjà été pensé puisque le monde est éternel selon les philosophes. Donc, on est une page noire, pas une page blanche, tout a été dit, c'est fichu, on n'a plus rien à faire. Donc, il faut absolument... détruire cela et à partir du XIIIe siècle on va dire Averroès le grand commentateur d'Aristote c'est aussi un dépravator c'est aussi un corruptor et il met en danger notre humanité et du XIIIe siècle au XVIe, XVIIe peut-être même XVIIIe siècle on ne va cesser de faire ce reproche à Averroès et à ses disciples latins de ruiner l'intelligence humaine et donc l'humanité même.

  • Speaker #0

    Et la responsabilité, comme tu disais.

  • Speaker #1

    La responsabilité, en gros, pour dire très simplement, même si c'est anachronique, l'Europe chrétienne, l'Europe entre guillemets, parce que ça n'existe pas encore, fait d'Averroès un promoteur de l'anti-cogito. Donc l'Europe, c'est le cogito.

  • Speaker #0

    Alors le cogito, c'est Descartes, on va expliquer rapidement, mais si tu peux nous...

  • Speaker #1

    C'est-à-dire l'idée que l'individu se saisit lui-même comme être pensant et que le fait pour lui de penser, c'est ce qui l'assure. de l'accès à la vérité. Donc, si je peux soutenir des choses, dire des choses, y croire, évoluer dans un monde avec des vérités, si je peux être certain de moi-même, c'est qu'évidemment, je suis un être pensant et en tant que je pense. Oui,

  • Speaker #0

    c'est le « je pense, donc je suis » , la formule qu'on a apprise tous au lycée, d'ailleurs. Avec Averroès, il y a une espèce d'idée de quelque chose qui nous dépasse en tant qu'espèce humaine. On participe tous de ça, mais c'est vrai que ça casse un peu la singularité.

  • Speaker #1

    Voilà, c'est l'individu est hors-jeu. En gros, la... personne ou la personnalité de l'individu est hors-jeu. La pensée, c'est plus son affaire. C'est un truc cosmique, c'est un truc global. C'est pas à lui, c'est pas en lui et c'est pas en même temps que lui. Une catastrophe à tous les niveaux. C'est très marrant parce que c'est ça qui va déclencher la querelle, qui est plus que ça, qui est vraiment ultra-violente. Il n'y a pas d'équivalent, je crois, dans l'histoire de la pensée. Peut-être Spinoza... dont on fera d'ailleurs un fils maudit d'Averroès, on va souvent l'assimiler Averroès, mais en fait, le plus grand des maudits, c'est Averroès. Je dis maudit en un sens particulier, ce n'est pas un fou furieux comme il y en a eu, dont on a brûlé les oeufs ou qu'on a brûlé eux-mêmes.

  • Speaker #0

    C'est un vrai psychopathe intentionnel. Non,

  • Speaker #1

    c'est que c'est un psychopathe par ailleurs génial, donc tout le monde sait qu'il est génial. Donc il y a un problème.

  • Speaker #0

    Il est d'autant plus dangereux.

  • Speaker #1

    Voilà, donc on ne peut pas tout jeter d'Averroès, et pourtant, il a au cœur de son système... Ils nous menacent gravement. Donc, c'est ça qui va lancer la chose. Tout le monde va être accusé d'être avéroïste. Dès qu'on a un ennemi, Descartes, c'est un avéroïste. Leibniz parle tout le temps des avéroïstes. Kant, il est traité d'avéroïste.

  • Speaker #0

    Vous pourrez essayer chez vous, d'ailleurs. Voilà.

  • Speaker #1

    On est toujours l'avéroïste de quelqu'un, vraiment. Les protestants se font traiter d'avéroïstes. Les catholiques aussi. Parce qu'il y a une autre chose, outre cette question de psychologie, d'intellect, d'intelligence. qui traverse toute l'histoire de l'Europe. En gros, on reproche à Averroës d'être un hypocrite. Et on va coller à son nom, et à tous ceux qui voudraient s'approcher de lui, on va coller cette image de l'hypocrisie. En gros, on dit, c'est très injuste, parce qu'Averroës, comme philosophe, a exactement défendu l'inverse. On dit, Averroës, c'est un rationaliste, qui ne croit pas, qui ne croit plus, qui ne croit pas en Dieu, il est athée, mais il n'ose pas le dire, par prudence sociale, il veut sauver sa tête, et il fait semblant de croire. Donc il fait semblant d'être un bon musulman. Et ceux qui le suivront en Europe feront semblant d'être des bons chrétiens, mais en fait, ce sont des hypocrites parce qu'ils ne croient plus. Et d'ailleurs, tout ce qu'ils écrivent et tout ce qu'ils enseignent philosophiquement, ça va contre la religion. Donc, on va faire des avéroïstes un peu les préfigurateurs des libertins, des railleurs libertins, mais des super hypocrites qui masquent leur jeu. Et donc, on les accuse de défendre ce qu'on aura appelé la double vérité. C'est-à-dire, quand on est avéroïste, on dit... Il y a une vérité en philosophie, exemple, le monde est éternel, ça c'est la philosophie qu'il dit, mais il y a une vérité de la foi, le monde a été créé par Dieu, et bien sûr, je tiens à la vérité de la foi. Mais Thomas d'Aquin dira, mais ça c'est une arnaque, c'est un compromis, si tu as démontré que le monde est éternel, tu ne peux pas, par ailleurs, croire à la conclusion contraire. Donc tu fais semblant, donc tu es un hypocrite. Alors qu'Averroès, le vrai, comme je le disais, défend au contraire l'idée qu'il y a une forme. une de la vérité, enfin une vérité une, plus exactement, mais différentes voies d'accès et que la religion, à commencer par l'islam qui est la meilleure des religions à ses yeux, est une voie d'accès vers cette vérité une, la philosophie en étant une autre. La philosophie, c'est la voie d'accès la plus pure à la vérité pour l'élite, pour les esprits clairs, mais au fond, quant au contenu, la vérité est la même. Et donc, c'est pour ça, ces deux raisons, en gros le monopsychisme, la théorie délirante de l'intellect et la théorie de la double vérité, que l'Europe va maudire sur 500 ans avec Ausha.

  • Speaker #0

    Il y avait autre chose aussi sur laquelle, une question qui se croise avec celle-ci, c'est, tu as parlé du fait que l'islam était la meilleure religion pour Averroës, est-ce que sa philosophie, elle correspond à une certaine théologie musulmane ? Est-ce que du coup, ce qui se joue à la fin, ça redevient un duel religieux, même si ce n'était pas au départ ? L'Europe musulmane, l'Europe chrétienne, qu'est-ce qui se passe ?

  • Speaker #1

    C'est une très bonne question aussi. Moi, je ne dirais pas du tout, justement, c'est une erreur, c'est un cliché aussi qu'on a. sur Averroès ou sur un penseur arabe. C'est-à-dire l'idée que parce qu'il est arabe, parce qu'il écrit en arabe en contexte islamique, en gros, il ne fait que de l'exégèse coranique. Pas du tout, Averroès est musulman. Il pense que le Coran est un texte parfait, insupérable, magnifique. Il va à la mosquée, il prie. Pour lui, ça ne fait aucun doute. Mais il dit que toutes les religions sont vraies, par ailleurs. Parce qu'elle est révolutionnaire à l'époque. Oui, simplement l'islam qui arrive en dernier. et au niveau dogmatique et technique la plus raffinée des religions. Mais du coup, lui, par ailleurs, entre lui et lui, ce qu'il lui faut, c'est de la philosophie. Il se trouve qu'on doit être religieux parce qu'on est enfant d'abord, et qu'on évolue dans une société, on n'est pas sur une île déserte. Et donc, il faut qu'il y ait une espèce de ciment social de vérité, je veux dire. Pas simplement quelque chose qui unit les gens, mais quelque chose qui les unit dans la vérité. La religion est bien pour ça. Et puis, les gens sont disparates. et il faut de la vérité pour tous. Et au fond, la religion, c'est la forme vulgaire de la vérité. Mais la question, c'est de savoir du coup, jusqu'où l'islam intervient dans sa pensée. Question très difficile. Est-ce qu'il y a une philosophie chrétienne ? Est-ce qu'il y a une philosophie musulmane ? Que des éléments interviennent thématiques ? Parce qu'il y a des objets que l'islam, la question du califat, de la direction, la question de l'imamah qui dirige dans une cité, qui est le chef religieux. la question de la responsabilité des actes, qu'est-ce qu'elle se pose en islam, bref, des thématiques qui ont une couleur musulmane, parce qu'Averroès est musulman, il y en a beaucoup, donc ça c'est certain. Maintenant, le développement de sa philosophie présente une certaine autonomie, une certaine neutralité, moi je dirais. L'islam est à la fois le contexte ambiant, par ses objets il est en partie déterminant, mais vous ne lirez pas, en lisant les commentaires philosophiques d'Aristote, propose Averroès, vous ne lirez pas de l'exégèse coranique, c'est tout à fait autre chose.

  • Speaker #0

    J'ai lu quelque part que tu disais que Averroès était devenu le symbole d'un islam rejeté par l'Europe chrétienne. Est-ce qu'il faut voir une réécriture ? Et si oui, quelle est l'image de l'islam qui est dénoncée à travers Averroès et des auteurs comme ça ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est parce que j'ai étudié la représentation qu'on a faite d'Averroès dans la peinture italienne. Il se trouve que c'est une chose un peu extraordinaire, qu'on ne sait pas trop. Mais Averroës a été peint à partir du XIVe siècle, c'est très tôt, et jusqu'au XVIe siècle, et de nombreuses fois en Italie. Et donc, d'une certaine manière, c'est l'arabe le plus peint de la peinture italienne, à mon avis. Et on le peint toujours dans un dispositif un peu humiliant, qui est celui d'un triomphe de Thomas d'Aquin, où on voit le saint justement rayonnant en majesté, puis à ses pieds, un peu écrasé semble-t-il, en tout cas au second plan, tout en bas. On voit Averroès. Donc je me suis intéressé à ça, croyant au début, naïvement, retrouver une sorte d'écho en peinture de cette querelle philosophique dont on vient de parler. Et que Thomas d'Aquin voulait lui-même, puisqu'il voulait affronter de raison à raison, de philosophe à philosophe. Et quand on regarde cette peinture, on se rend compte qu'en fait, l'Averroès commentateur, l'Averroès philosophe, l'Averroès rationaliste... L'Averroès peut être symbole d'une pensée arabe elle-même toute concentrée sur l'intellect et la lecture d'Aristote, mais tout ça a complètement disparu. Et ce qu'on a voulu montrer, c'est un homme avec son turban, sa barbe noire, sa tunique, ses babouches, écrasé par le saint chrétien. Donc en fait, d'une querelle philosophique extrêmement riche, extrêmement dense, puissante, et traversant les siècles, on a fait un duel confessionnel et on a réduit Averroès. on en a fait le porte-étendard de l'islam.

  • Speaker #0

    Donc le triomphe du christianisme sur l'islam.

  • Speaker #1

    Exactement. Et le motif a été répété. Et au fil du temps, selon l'expansion, la menace islamique aux frontières de l'Europe, on a varié un petit peu des éléments. Mais par exemple, parmi les derniers tableaux, lorsque les Turcs prennent Constantinople, lorsque plusieurs villes sont là et que l'Europe chrétienne paraît refluée, On va flanquer à côté de Thomas d'Aquin, on va mettre Charles Quint et le pape, donc le pauvre Averroès est toujours là, mais il figure l'Ottoman, en tout cas il figure le dehors menaçant. C'est le dehors menaçant qu'il faut tenir à la frontière, qu'il faut repousser. Et Thomas d'Aquin, dont on fait l'héritier exclusif, non seulement de Dieu, mais du savoir profane, parce que parfois on met Aristote et Platon à ses côtés, qui lancent par leur livre des rayons jusqu'à lui. Donc par là, on figure vraiment par là, une situation dont nous sommes encore aujourd'hui les héritiers malheureux, c'est-à-dire on veut donner l'idée d'une Europe chrétienne aux racines grecques. On veut donner l'idée d'un christianisme héritier exclusif de la pensée grecque, et qui triomphe par exclusion. de la pensée arabe, en l'occurrence par l'exclusion d'Averroës qui en est le symbole. C'est un délire absolu qui aurait même choqué Thomas d'Aquin lui-même, qui n'ignorait pas du tout qu'une grande partie du savoir dont il hérite, qu'il utilise, même si c'est pour à partir de là bâtir sa propre philosophie, sa propre théologie, est un savoir arabe. Thomas n'ignore rien de la médiation arabe et de la dépendance qu'il entretient. à l'égard d'Averroës. Donc, la peinture qu'on a sous les yeux depuis des centaines d'années, qu'on peut regarder d'un air naïf, mais qui est en fait insidieux, c'est une peinture de propagande. C'est une peinture super idéologique. Et c'est bizarre parce que le premier tableau, qui a été peint en 1323, peint exactement ce que je viens de dire et qui est un problème dont nous ne sommes pas sortis. C'est-à-dire, tout est fait pour chasser l'arabe du jeu.

  • Speaker #0

    C'est intéressant dans ce que tu dis, tu dis qu'il est à ses pieds, on a la scène du combat de boxe ou de catch où il l'a évanquée. Et donc aussi, il y a l'idée que la civilisation arabe et la pensée arabe seraient en dessous, seraient inférieures. Est-ce que c'est à ce moment-là qu'on construit vraiment ce narratif-là ? Ou à ton avis, c'est antérieur ? Si tu dis que Thomas d'Aquin avait quand même une connaissance et un respect pour le savoir arabe, est-ce que c'est... à partir de ces représentations-là et de cette propagande dont tu parles, qu'on construit l'idée d'une Europe supérieure ?

  • Speaker #1

    Pas seulement, c'est des plusieurs niveaux d'intervention, parce que dès le XIIe siècle, quand on va se mettre à traduire le Coran en arabe, on va avoir des gens qui s'intéressent au monde arabe, qui s'intéressent à la science arabe, qui d'ailleurs proposent d'aller y voir, de la traduire, de l'utiliser, et puis des gens totalement hostiles, et on a déjà un christianisme évidemment qui... qui commencent de s'opposer là, à Alessa. C'est plusieurs couches. Mais c'est sûr que cette iconographie-là, elle participe de ce mouvement de caricature dangereux, parce que ça truque l'histoire. Sauf que je défends aussi l'idée que la peinture ruse, ce qui me plaît beaucoup. C'est-à-dire qu'en fait, quoi qu'on ait voulu, quoi que les commanditaires aient voulu et que les peintres aient su, en réalité, malgré eux, ils ont peint autre chose. Ils ont peint quelque chose de l'histoire réelle, comme si sur la toile ou sur les murs, parce qu'il y a beaucoup de fresques aussi, l'histoire, le réel s'était vengé en quelque sorte et avait montré ce que la peinture avait voulu travestir. Donc je pense que cette avéroesse islamisée, barbarisée, écrasée qu'on a voulu figurer, en fait, on l'a peint autrement. D'abord, on l'a peint invisibilisée parce qu'on l'a peint. Et la meilleure façon de dire... De détruire un ennemi, c'est de ne plus le citer. Ce qu'on appelait à l'époque romaine la Danatio Memoriae ou l'Abolitio Memoriae, c'est-à-dire on allait buriner sur les arcs de triomphe le nom de la personne qu'on ne voulait plus voir. Non, là, on l'a peint. Donc, d'une certaine manière, il est dans le cadre. Oui,

  • Speaker #0

    on le légitime, on le reconnaît.

  • Speaker #1

    Il est dans le cadre et en plus, on a fait le second membre d'un couple avec Thomas d'Aquin. Donc, on lui rend une sorte d'hommage négatif, mais un hommage quand même parce qu'on est quand même... Thomas est grand d'une certaine manière de la grandeur de son adversaire. Il a d'autant plus triomphé qu'il a triomphé du plus grand. Donc on lui rend une forme d'hommage. Il y a plein de petites ruses sur l'étoile, parce qu'aussi, il n'est pas seulement dans l'étoile, il est même au beau milieu. Être au beau milieu, c'est à la fois inratable et gênant. Il est là, on ne peut pas le rater avec O.S. C'est-à-dire que si on ne prend pas l'histoire du point de vue de la religion, du conflit confessionnel, si on ne prend pas l'histoire du point de vue... géographique, militaire, mais du point de vue intellectuel. C'est pas l'autre de ce qu'on appellera l'Europe. C'est pas le dehors de l'Europe. Pas du tout. Et d'ailleurs, il est là. Quand on peint la grande figure qu'est Thomas d'Aquin, on ne peut pas ne pas peindre cet autre qui est au sol, mais peut-être comme un socle aussi, et pas comme tout en bas, et qui est au sol, en vérité, c'est peut-être le plus intéressant. Non pas comme écrasé, souvent on répète ça en histoire de l'art, mais c'est pas vrai, il n'est pas du tout piétiné. On voit... Beaucoup de figurations de piétinés quand on montre l'empereur avec les hérétiques. Là non, il est au sol, allongé à l'anguille, dans des postures un peu différentes de méditatifs, de songeurs méditant en génie. En génie, c'est-à-dire en homme qui a rapport à une forme de réalité complexe, mais d'une autre façon que... Celle qui vaut pour nous, peut-être. Donc, il y a une forme de valorisation de la figure d'Averroës dans ces tableaux, inattendue, mais qui me plaît bien parce que ça réajuste le portrait qu'on peut faire de lui au sein de l'Europe.

  • Speaker #0

    Et ces tableaux, ils étaient commandités par qui ? Comment ça se passait la composition ? Parce que là, tu donnes beaucoup de signification et de sens à toute cette composition. Comment ça se passait concrètement le processus de création et de composition ?

  • Speaker #1

    Il y a toujours un commanditaire, il y a des mécènes. Alors, on n'a pas de texte de commanditaire, aucun, qui surtout explique exactement le détail de la commande, quels éléments on voulait. Ce qu'on sait, parfois, c'est qu'ils étaient dominicains ou proches des dominicains, puisque Thomas d'Aquin était dominicain. Donc, ce n'est pas simplement le christianisme qu'on voulait valoriser, mais c'était une école parmi d'autres. Oui,

  • Speaker #0

    ce courant théologique de Thomas d'Aquin.

  • Speaker #1

    On n'a pas d'élément qui prouve exactement ou qui indique exactement ce qu'on a cherché. Mais c'était assez clair, encore une fois, quand vous montrez un rayon qui fout droit le livre d'Averroës, tandis que d'autres rayons illuminent l'Église en partant de l'œuvre de Thomas d'Aquin, on comprend le message. Il est très certain que même si l'Europe a eu conscience de la dette qu'elle avait à l'égard de la Grèce, et elle s'en est vantée d'ailleurs, en prétendant se raccrocher en quelque sorte à cette splendeur grecque,

  • Speaker #0

    on dit depuis les Grecs, c'est quelque chose qui est très présent,

  • Speaker #1

    en revanche, elle a quand même certainement... eu la volonté, à un moment donné de son histoire, de penser son propre génie aussi. Et penser son propre génie, ça veut dire mettre fin à un héritage trop pesant. En voulant penser son propre génie, il s'agissait surtout de rompre avec tout ce qui pouvait apparaître comme un héritage arabe. Donc de cela, elle n'a pas voulu. Mais c'est pourquoi la figure d'Averroès aussi est inquiétante parce que prétendre qu'il n'y a pas de dette, prétendre qu'il n'y a pas d'héritage, qu'il n'y a pas d'ascendance arabe, prétendre que l'arabe... vraiment, encore une fois, mettons-le entre guillemets, la pensée arabe, c'est vaste, c'est vague, mais n'a rien à voir dans le processus d'acculturation de l'Europe, la formation de sa pensée, de ce qui allait donner notre modernité. Prétendre cela, c'est tellement faux, en vérité, qu'Averroès, sur ses tableaux et puis dans les textes qui parlent de lui, même si c'est pour le dénoncer, il revient comme un refoulé. C'est le refoulé qui revient. Et qui revient parce que le refoulé, on ne peut pas l'étouffer, on ne peut pas l'éteindre. Le réel se rappelle à nous et il tape à la porte en disant « l'histoire est un peu plus complexe que cette figuration-là » . Il a une dimension un peu spectrale.

  • Speaker #0

    Oui, c'est le fantôme de l'Europe.

  • Speaker #1

    C'est le fantôme de la dette.

  • Speaker #0

    Et ce qui est intéressant dans ce que tu expliques sur Averroes, c'est qu'il nous permet aussi de penser que contrairement à une image très grossière et caricaturale qu'on pouvait avoir aujourd'hui encore, de la pensée arabe, de la philosophie arabe, c'est une philosophie, une pensée de l'intellect, de l'intelligence, de l'humanité, de l'accès à la vérité, et non pas un espèce de peuple, de serviteur. C'est quelque chose que tu as expliqué, ça ?

  • Speaker #1

    Oui, parce qu'il y a beaucoup de clichés là-dessus, là aussi, ils sont encore forts aujourd'hui. En gros, la pensée, elle est grecque et allemande, elle est aryenne.

  • Speaker #0

    Très à la mode en ce moment, on y est. On va pouvoir parler d'actualité un petit peu après, d'ailleurs.

  • Speaker #1

    Et les Arabes... Ce sont des mystiques, ce sont des poètes, ils ont une langue du désert et ils ont rapport au grand tout. Donc nous, les Européens, nous sommes les penseurs de la personne, de la subjectivité, de la morale. Et les Arabes sont les penseurs de la goutte d'eau qui vient rejoindre l'océan, se fondre dans la totalité. Et ils n'ont pas beaucoup de sentiments de la personnalité de l'individu. Bon, ces clichés-là sont catastrophiques. Et d'abord, on met tous les penseurs d'arabe dans le même sac, comme s'ils se valaient les uns les autres, alors qu'ils sont très différents. Ils défendent des positions différentes, ils n'ont pas les mêmes corpus, pas les mêmes traditions. Ils ne sont pas parfois musulmans de la même façon, d'ailleurs. Mais surtout, ce qui frappe, en effet, c'est qu'on les prenne tous, les plus grands. Al-Farabi, Ibn Sina, Kindi, Ibn Rushd, Averroes, c'est tous des penseurs qui disent que la marque de l'homme, c'est son intellectualité. Ce qui fait l'homme, c'est la raison. Et être homme comme il se doit, c'est déployer au maximum de ses possibilités sa rationalité. Ça ne dit pas tout de leur position, bien sûr. Il faut savoir comment ils pensent le rapport à la foi, le rapport à la religion, à la société. Mais tout de même, prétendre faire, par exemple, de l'Europe latine, le sol natal ou l'un des sols, en tout cas, de la rationalité, contre des musulmans qui seraient tout entiers mystiques, c'est une absurdité absolue. Et d'ailleurs... Là aussi, ce n'est pas la peinture, mais c'est l'histoire d'une certaine manière qui s'est vengée. Parce qu'on a parlé de Kant, de la subjectivité de ce triomphe-là, mais cette histoire moderne, elle est dépassée elle-même. Elle est dépassée par Nietzsche, elle est dépassée par Marx, elle est dépassée par Freud. Et aujourd'hui, ce qui revient, c'est non pas l'autre de la rationalité, ce n'est pas la mystique qui revient, mais c'est cette autre forme de rationalité, très puissante, très subtile, avec d'autres contours parfois, mais que les penseurs arabes nous proposaient. Donc au fond, on veut imposer l'idée qu'il y aurait une seule forme de raison contre des barbares tout autour, alors qu'il y a une histoire commune de la rationalité, avec des modalités diverses, et dans cette histoire commune, la pensée arabe a proposé des systèmes extrêmement puissants qui aujourd'hui séduisent beaucoup de personnes. Par exemple, quelqu'un comme Agamben, il peut facilement faire d'avéroïsme et d'avéroïsme l'une de ses sources. Il y a une grande partie de la pensée italienne la plus marxiste, la plus contemporaine, qui a puisé dans l'avéroïsme et dans cette idée d'une intelligence collective. Donc, c'est une autre forme de ressentiment. Oui, de sortir de l'individualisme subjectiviste.

  • Speaker #0

    C'est l'image d'ailleurs qu'on a souvent du philosophe qui est seul, qui pense seul, alors que bon, c'est complètement faux évidemment. Mais c'est vrai qu'aujourd'hui, j'avais pas aperçu que ça pouvait avoir cet intérêt-là, cette intelligence collective. C'est vrai que c'est quelque chose dont on parle aujourd'hui. On construit une autre forme de connaissance qui ne soit pas l'individu seul, mais au contraire...

  • Speaker #1

    C'est ça, parce qu'à Verrues, c'est pas simplement quand on en parle. pas simplement pour racheter l'histoire, faire justice à ce qui a eu lieu. Non, c'est parce que c'est un grand penseur, au même titre que d'autres grands penseurs, qui, en dépit de tous les aspects caducs de leur pensée, parce qu'au niveau scientifique, ils sont en retard ou totalement dépassés, ont essayé d'élaborer des idées qui restent séduisantes, qui restent fortes aujourd'hui. Et quand Averroès nous dit, au fond, bien sûr, ce qu'il s'agit de faire, c'est de penser. Ça, c'est certain. L'homme pense, on doit penser, on doit tous penser, et il dit même, une société réussie c'est quoi ? C'est une société qui produit de la philosophie. Donc vous voyez, on est loin de...

  • Speaker #0

    Du néolibéralisme !

  • Speaker #1

    On est loin du néolibéralisme, mais on est loin du cliché qui voudrait que ce soit une société exclusivement religieuse. Oui,

  • Speaker #0

    de mystique religieux, oui bien sûr.

  • Speaker #1

    Donc il faut produire de la philosophie dans cette société, à certaines conditions, en s'articulant correctement avec la religion, en d'ailleurs chassant au maximum la théologie, parce qu'il ne faut pas confondre... la religion et la théologie, et la théologie est à exclure pour Averroës. Et quand il dit donc qu'il faut penser, c'est certain, c'est le but. Et la question, c'est de savoir ce que penser veut dire. Et au fond, il n'y a pas d'évidence quant à ce que la pensée veut dire. Est-ce que l'intériorité, l'expérience que je fais de la pensée sont des choses évidentes ? Nous-mêmes, aujourd'hui, même quand on réfléchit avec les neurosciences, savoir ce que le cerveau a à y voir, le rapport entre les connexions neuronales et une pensée, on ne s'en sort toujours pas aujourd'hui, je veux dire. Donc quand lui dit, est-ce que dire qu'une pensée, elle est en moi, c'est si évident que ça, qu'est-ce que ça veut dire qu'elle soit en moi ? Est-ce que pour qu'une pensée soit à moi, il faut qu'elle dépende d'une intelligence qui soit la mienne, rien que la mienne dès la naissance ? Ça, c'est fascinant, par exemple. On nous bassine depuis des dizaines et des dizaines d'années avec les questions d'intelligence, le QI, HPI ou je ne sais pas quoi. Mais Averroës, quand il nous dit, au fond, l'intelligence en soi… c'est quelque chose d'indifférencié, ça appartient à personne. L'intelligence, ce n'est pas d'un tel ou d'un tel. L'intelligence, c'est une puissance qui caractérise tous les humains. Après, on va tous savoir, en fonction de nos corps, de nos éducations, de nos désirs, de nos rencontres, de notre chance, on va tous avoir des moyens différenciés de mettre en œuvre cette intelligence. Et notre vie, ce sera ça. Ce sera cette espèce de connexion, c'est très moderne d'ailleurs l'idée de connexion. beaucoup parlé d'intelligence artificielle aussi. Notre vie mentale, notre vie, c'est cette connexion que chacun, à sa façon, établit entre le sol concret de son expérience avec son entourage et cette puissance qui n'appartient à personne et qui, lorsqu'il mourra, sera rendue au pot commun. Comme on dit parfois, c'est le pot commun. Je m'approprie et d'une façon paradoxale, et c'est un paradoxe qui est très important, parce qu'à la fois je fais le mien, ou mienne l'intelligence et toi tu le fais à ta façon et chacun ici fait ça et en même temps quand on acquiert l'intelligence paradoxalement on s'universalise c'est à dire que plus je pense plus moi avec mon corps dans ma vie, avec mon expérience avec ma volonté, mon désir je pense, plus je m'approche d'une forme de pensée qui réunit les individus parce que ça s'appelle la vérité je tire à moi cette puissance de pensée je la fais mienne Mais je la fais mienne pas pour m'isoler dans ma personnalité, mais en fait pour, dans un mouvement ascendant, d'une certaine manière, m'universaliser. Oui,

  • Speaker #0

    mais c'est vrai que c'est une idée très contemporaine de se dire qu'on est à la fois nous, individus, subjectivités. mais faisant partie d'un tout, avec des allers-retours. Oui, c'est ça. Ça fait presque penser à, ça serait carrément ultra contemporain, mais des transferts d'énergie, quelque chose comme ça. Qu'est-ce qu'on pensait à cette image-là ?

  • Speaker #1

    Oui, c'est ça. Oui, mais l'idée du souffle, d'ailleurs, elle existe dans les textes de l'époque. Inspiration, expiration, l'expiration. L'universel, c'est un peu l'expiration de l'individualité, de l'individualité pensante. J'inspire, ça veut dire je m'approprie la pensée. C'est avec mon corps à moi que je fais ça. Et quand je le fais, ça débouche sur un concept, ça débouche sur une idée. Et plus je le fais, moins je suis moi. Donc il y a ce va et vient.

  • Speaker #0

    C'est toi qui va penser et tu vas finir par t'effacer derrière l'idée que tu as peut-être produite.

  • Speaker #1

    Mais il ne faut pas aller trop vite vers l'effacement, parce que ça c'est le cliché anti-arabe. Au fond, c'est le cliché mystique où on dirait que la pensée arabe ne se soucie pas du tout de l'individualité. C'est totalement faux. Au contraire, Averroës, par exemple, c'est vraiment pour moi, c'est comme ça que je le lis depuis des années, mais c'est un penseur de l'image ou du fantasme. Ce qui t'appartient, ce qui m'appartient, c'est ton corps, mon corps avec mes images. Tout ce qu'on va penser, on l'aura pensé parce qu'on aura d'abord imaginé, parce qu'on aura senti. Donc en fait, on tire de nos images, on tire nos idées de nos images. Donc selon les images qu'on aura eues, en fonction de nos corps, de la manière de les classer, de les stocker, le nombre qu'on aura eues, ça c'est notre expérience de vie. Et c'est ça l'humanité. C'est ça l'individualité de la pensée. Tout ce qu'on a reproché à Véroès, au fond, c'est à savoir le fait de ruiner la pensée humaine, c'est parce qu'on n'a pas accepté la place qu'il donnait au fantasme et à l'image. Jamais Véroès, qui était son premier critique, n'a prétendu détruire la rationalité humaine. Simplement, il disait, il faut en repenser les coordonnées, en gros.

  • Speaker #0

    En fait, il faut repenser ce que c'est que la rationalité.

  • Speaker #1

    Il faut repenser ce que c'est que penser. Et penser, ça se fait à partir de notre corps, de nos images. Et il a des très belles formules. Il dit, au fond, une idée, un concept, c'est toujours enrobé d'une image, c'est toujours vêtu d'une image. Penser, c'est jamais abstrait. Penser, c'est toujours très concret pour chaque individu. Penser, c'est toujours penser à partir de cette image, dans ce contexte, ce corps avec ses désirs. Quand on a compris ça, on voit bien qu'on a là un système possible pour comprendre ce que, pour l'individu, pour la personne, sans violence en fait, penser veut dire. Les latins n'en ont pas voulu. Les latins ont dit, non, en fait, la pensée, ça n'existe que si d'emblée, en naissant, tu as ton intellect qui est la meilleure puissance de ton âme à toi. Point. Si jamais tu fantasmes, tu vas être un mélancolique parce que tu vas te noyer dans tes fantasmes, mais jamais tu n'arriveras à dépasser l'image.

  • Speaker #0

    Ce qui est intéressant dans ce que tu décris, c'est que, c'est là encore extrêmement contemporain, c'est... arrêter d'opposer la pensée et l'image, le corps et l'esprit, l'émotion et la raison. Et donc, on a l'impression de ça un peu dans ce que tu expliques, que c'est ok, pensons justement différemment nos catégories.

  • Speaker #1

    D'ailleurs, le concept clé de la pensée rame, qui sera aussi l'un des concepts clés de la pensée latine, puis qui va disparaître, un croit-on, c'est le concept de jonction ou de connexion, ou le concept de couplage. Ils ont ces deux mots. Tout est une affaire de couplage. C'est-à-dire que le... l'erreur totale serait de croire que la pensée, c'est le fort intérieur, que l'humanité se joue comme dans un ensemble clos qui serait la tête de l'individu. Tout est connecté à tout. Dans l'individu, tout se connecte à tout. L'individu est connecté à son entourage, à son monde, au cosmos et à Dieu.

  • Speaker #0

    C'est super new age à Verhoeven.

  • Speaker #1

    C'est complètement new age. Ça plaît à la pensée politique la plus contemporaine parce que l'idée de multitude qu'on convoque, c'est ça. Il y a cette idée-là que, à la fois, moi, j'ai un rôle à jouer en tant que moi, et je vis ma vie, je veux dire, il ne s'agit pas de l'annuler, mais en même temps, ça n'est jamais l'affaire d'un seul, jamais.

  • Speaker #0

    Ça m'inspire deux questions. La première, c'est que, depuis le début de cette interview, on dit la pensée arabe, la philosophie arabe. Est-ce qu'on peut envisager une homogénéité, une unité ? Ça, c'est une question un peu complexe, mais voilà. Et la deuxième question, ce sera d'aller vers l'actualité. On parle de la modernité d'Averroès. Qu'est-ce que ça nous apporte de plus intéressant aujourd'hui pour penser le contemporain ? Et quelle est l'actualité politique de toutes ces réflexions que tu mènes ?

  • Speaker #1

    La pensée arabe, non, c'est une facilité, c'est une commodité. Bon, il faut bien parler, on met tout entre guillemets, on discrimine à chaque phrase, on ne s'en sort pas. Mais non, encore une fois, d'abord, arabe, je le prends d'un sens seulement linguistique. Il faudrait voir toutes les nuances, ce n'est pas les mêmes ethnies, ce n'est pas les mêmes régions. Et donc, entre l'Irak du Xe siècle et l'Andalousie du XIIe, c'est sûr que ce n'est pas le même corpus, ce n'est pas le même agenda. Donc, il y a des différences. Il y a des chiites, il y a des sunnites. Bon, donc, des nuances, il y en a beaucoup. Il y a des couleurs différentes et il y a des familles différentes. Donc, mettre tout le monde dans le même sac, ça ne va pas. Au contraire, il faut aller vers de la discrimination quand on le peut, quand c'est le moment. Mais globalement, quand il s'agit de sauver, on peut en parler de façon générale. S'agissant de l'actualité, oui. Comme je l'ai dit tout à l'heure, ce n'est pas une affaire d'histoire. Ce n'est pas par goût simplement ni exotique ni seulement historique. Il y a une grande actualité, à plusieurs niveaux d'ailleurs pour moi, pour autant que je puisse en parler. C'est-à-dire que d'abord, Averroès, c'est, comme je l'ai dit tout à l'heure, la plus grande autorité juridique de l'Andalousie du XIIe siècle. Et il se prononce, cet homme musulman, sur le rapport, par exemple, entre l'islam et la rationalité. On a envie de l'entendre. On a envie de savoir ce qu'il dit et comment il faut relancer. récupérer, nuancer éventuellement, ou faire valoir ce qu'il y a des siècles il a essayé de formuler. Donc, de ce point de vue, le monde musulman contemporain a beaucoup travaillé la question d'Averroës en des sens un petit peu divers pour savoir si, disons, on peut être musulman et philosophé, s'il y a une contradiction, une hétérogénéité entre la rationalité et l'islam, faut-il ou pas interpréter le courant ? Si on l'interprète, comment on l'interprète, jusqu'où, qui le fait, quand, le Coran ça a quel statut, est-ce que ça a une histoire, la parole de Dieu c'est quoi ? Bon, toutes ces questions-là, il faut écouter ces génies de l'islam qu'ils sont pour savoir ce qu'on peut en faire. Après, du point de vue conceptuel aussi, il m'intéresse beaucoup parce qu'il a élaboré encore une fois des outils qui ne sont pas le dehors de ce que j'appelle la pensée européenne, mais je suis très prudent avec cette notion-là, c'est pas le dehors, c'est une espèce de... d'alternatives continues, ça a toujours été présent. Le moment est venu d'essayer de voir ce qu'il y avait là-dedans. Et d'une certaine manière, lorsque Nietzsche dit « Bon, et si on regardait un petit peu le corps et la pulsion ? » Lorsque Marx dit « Et si on regardait au-delà de l'individu, mais le contexte, ce qui se joue ? » Lorsque Freud dit « Et si on arrêtait de faire du moi, le mettre dans sa propre maison ? » Toutes ces choses-là sont des lointains échos un peu bouleversants qu'élabore Averroès. sans parfois tout maîtriser, mais il le dit lui-même, il a conscience de faire peau neuve, il a même débusqué des idées qu'il abandonne parce que c'était trop tôt pour pouvoir les travailler, mais qui de mon point de vue sont les idées de la philosophie la plus contemporaine.

  • Speaker #0

    Je parlais tout à l'heure de l'intelligence artificielle.

  • Speaker #1

    Oui, je voulais te réinterroger là-dessus. Il y a eu des choses à faire.

  • Speaker #0

    Parce que, d'une certaine manière, c'est assez spectaculaire. Ça fait des années que j'ai commencé d'écrire là-dessus, puis rien n'est sorti. C'est-à-dire qu'on pourrait considérer que nous réagissons aujourd'hui, entre fascination et froid, devant l'intelligence artificielle et son progrès, comme l'Europe naissante. a réagi devant la théorie avéroïste de l'intellect. C'est-à-dire que lorsque Thomas dit « Mais en fait, l'intellect d'Avéroïs, qui est au-dehors, surplombant, unique, qui stocke tout, qui a tout, qui sait tout, fait de nous des objets et des pantins, nous ne sommes plus que des fournisseurs d'images dont il se sert pour produire une pensée qui ne nous appartient pas, qui nous dépossède, qui nous alienne. » Ça, c'est exactement le sentiment qu'on peut avoir à l'égard de l'intelligence artificielle.

  • Speaker #1

    Je trouve que l'analogie est super intéressante, effectivement. après la particularité de l'intelligence artificielle c'est que c'est précisément pas une intelligence c'est un modèle probabiliste le terme d'intelligence artificielle il est presque marketing mais en fait est-ce que c'est une intelligence dans le sens où ça ne réfléchit pas,

  • Speaker #0

    ça ne crée pas j'ai envie de te dire deux choses d'une part on verra et d'autre part, et ça confirme ce que je dis il faudrait poser te poser la question, la même question que celle qu'Averroës aurait posée à l'époque, mais ça veut dire quoi être une intelligence ? donc tu dis c'est probabiliste, oui mais Est-ce que c'est si évident de savoir ? On est confronté de nouveau à la même question. Ce n'est pas une intelligence. On va voir ce que ça veut dire.

  • Speaker #1

    Ce qui est intéressant, et je suis d'accord avec toi, c'est que ça fait partie de ces choses qui nous mettent un peu au pied du mur pour repenser des choses qui nous paraissent aller de soi, dont la définition nous paraît évidente. Et c'est sûr que l'intelligence artificielle nous comprend à beaucoup de choses. Mais je trouve quand même que le terme d'intelligence est abusif dans l'intelligence artificielle. Et ça se discute. En tout cas,

  • Speaker #0

    intelligence artificielle, c'est-à-dire IA, IA, c'est l'abréviation de l'intellect agent, qui est le grand concept de l'EROS.

  • Speaker #1

    On va croire que c'est un complot aéroïste.

  • Speaker #0

    C'est l'IA, c'est le grand concept. Lequel intellect est désigné par Aristote comme une technique, un artifice. Donc c'est assez amusant. Il y a vraiment une filiation possible. Mais pour dire les choses très vite, ce n'est pas du tout la seule chose à dire. J'ai mille choses à dire là-dessus, mais d'une certaine manière, l'Europe a déjà vécu La guerre de Troie n'aura pas lieu, mais la guerre de l'IA a déjà eu lieu. C'était au XIIe, au XIIIe, enfin c'était au XIIIe siècle. Elle a déjà eu lieu, mais c'est assez amusant. Par exemple, le fait que nous nous effrayons de la connexion permanente, que nous vivons d'abord parce qu'on a un portable toujours allumé, parce que quand on s'endort, on sait bien qu'Internet ne s'arrête pas. Lorsque les Latins attaquent Averroès, par exemple, ils l'attaquent aussi sur ce point-là, c'est-à-dire la connexion permanente. La connexion permanente, c'est-à-dire, en gros, on voit, c'est marrant d'ailleurs, parce qu'on croit que les hommes ont peur de la nuit, c'est un peu l'idée normale qu'on a, et on voit bien que contre Averroès, ils revendiquent la nuit, le sommeil, l'arrêt, l'interruption.

  • Speaker #1

    Le droit à la déconnexion.

  • Speaker #0

    Or, s'il y a un super intellect au-dessus de nous, qui pense tout le temps, en utilisant tout ce que les hommes dotent sur toute la planète, sans arrêt, en fait, il n'y a jamais de droit. On est toujours sous la lumière de l'intelligence. Et il faudrait couper le courant.

  • Speaker #1

    Les deux choses que je trouve très interpellantes dans ce que tu expliques, c'est d'une part, on en a un petit peu parlé tout au long de la discussion, mais cette idée de lutter contre cette réécriture de l'Europe comme étant soit elle-même créatrice de son propre génie, soit éventuellement un peu des Grecs parce qu'ils sont acceptés, qu'au contraire, on voit à quel point il y a des confluences et des influences réciproques. Ça, ça va quand même largement à l'encontre du discours dominant politique dont on peut un peu discuter. et la deuxième chose, c'est l'idée de ce retour d'interrogations, de questionnements sous des formes différentes, mais que finalement, l'humanité, on se retrouve toujours confronté aux mêmes questionnements dans des configurations différentes, mais c'est ça aussi qui fait notre humanité finalement, on est à la fois les mêmes et différents au cours de l'histoire, c'est assez poétique comme façon de voir.

  • Speaker #0

    Oui, c'est vrai. De toute façon, cette question-là, au fond, la question majeure de l'avéroïsme, qui est celle de la pensée et de l'humanité, de la place de l'humain dans le cosmos, c'est toujours la même, c'est toujours la nôtre.

  • Speaker #1

    Dans l'actualité, est-ce que ça t'inspire ? Il y a quelque chose que tu aurais envie, dans l'actualité récente, de commenter ou d'expliciter par rapport à tous ces sujets-là ?

  • Speaker #0

    Pas mal de choses, mais la chose principale que je dirais, c'est que plus que jamais, je défends la pensée arabe. C'est-à-dire, j'ai l'impression que le monde arabe est maltraité, et donc tout ce qui peut contribuer... à en valoriser la pensée et à le réinscrire dans le jeu commun de l'humanité, c'est mon affaire. Donc c'est vraiment ce qu'on vit, tel que moi je vis notre situation, c'est ce que ça m'inspire. Mais j'ai l'impression que la défense de la dignité... et de l'intérêt et de la profondeur de la pensée arabe, encore une fois, entre guillemets, parce que c'est bien plus subtil, bien plus complexe que ça. D'ailleurs, ça excède de beaucoup ce que je maîtrise. C'est tout à fait nécessaire.

  • Speaker #1

    Oui, avec peut-être l'espoir ou la conviction qu'en réhabilitant justement des pensées arabes qui sont souvent méprisées ou oubliées, ou en tout cas mises de côté, invisibilisées, peut-être qu'en revalorisant... ces discours-là, ces pensées-là, ça permettra de politiquement aussi revaloriser un peuple qui est aujourd'hui extrêmement maltraité, dominé et déconsidéré ? Oui,

  • Speaker #0

    absolument. C'est tout bête. En gros, la méconnaissance et l'ignorance créent le désastre, créent la violence. Donc, il faut absolument lutter contre ça à tout niveau, par l'apprentissage de la langue et des langues, par la lecture des textes, par la compréhension des textes, par l'édition, la diffusion. Tous les moyens sont bons. Moi, mon souhait, c'est que dans des années, nos bibliothèques aient changé d'allure. C'est-à-dire qu'il y aura du Aristote, bilingue ou pas, du Descartes, bilingue ou pas, latin, français, et puis d'autres langues, et puis du Averroès. Que l'arabe d'Averroès ou les autres soient une langue reconnue banalement comme une langue de la philosophie, au même titre que l'allemand ou que le grec. qu'on publie en vis-à-vis de l'arabe traduit, qu'on apprenne à lire cette langue, à en connaître les intraduisibles, les grands concepts. Donc voilà, qu'on bouleverse nos bibliothèques. C'est déjà pas mal. Ça ne suffira pas, évidemment, mais c'est absolument nécessaire. C'est-à-dire qu'il faut aller dans le sens inverse du cloisonnement et de l'inscience, de la méconnaissance. Et encore une fois, ça passe par un peu de culture et de lecture.

  • Speaker #1

    Merci beaucoup Jean-Baptiste Brunet pour cette interview passionnante et qui nous donne plein de perspectives et d'envie d'aller se plonger dans la philosophie arabe que moi-même je ne connais pas du tout. Donc merci beaucoup pour toutes ces choses que j'ai apprises.

  • Speaker #0

    Merci beaucoup.

  • Speaker #1

    Vous venez d'écouter un entretien du fil d'actu. J'espère que l'épisode vous a plu et avant de se quitter, je voulais vous dire un petit mot important. Ce podcast est totalement gratuit, indépendant et sans publicité. Et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don, tant que tu es le récurrent, en cliquant sur la page indiquée en description. Merci d'avance pour votre soutien, et on se retrouve mercredi pour un nouvel épisode du Fil d'actu.

Share

Embed

You may also like