Speaker #0Depuis le 10 septembre, on assiste à une contestation sociale importante, le mouvement Bloquons Tout. Celui-ci va sans doute prendre de plus en plus d'ampleur. On peut donc s'attendre à un nouveau rapport de force dans la rue et à une répression policière intense. Alors, la police est-elle une institution injuste et violente ou est-elle au contraire légitime dans son usage de la force ? On en parle avec la philosophe Elsa Dorlin et la sociologue Gwenola Ricordo. Je suis Alice de Rochechouart. Et vous écoutez le Fil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don en cliquant sur la page indiquée en description. Et bien sûr, vous pouvez aussi acheter mon livre privilège aux éditions J.C. Lattès. Merci pour votre soutien. Après les mobilisations de jeudi dernier, le 18 septembre, Les organisations syndicales ont publié un communiqué. Elles attendent des propositions fortes du Premier ministre Sébastien Lecornu, qu'elles ont rencontrées cette semaine, sans quoi elles appelleront à de nouvelles journées de grèves et de manifestations. Elles réclament notamment l'annulation de la suppression des postes de fonctionnaires, l'augmentation des budgets des services publics et l'abrogation de la retraite à 64 ans. Après dix ans de macronisme, caractérisé par un refus catégorique de la moindre concession, nous pouvons, sans trop de risques, supposer que Sébastien Lecornu n'accédera pas à ces demandes. Le mouvement Bloquons Tout a donc probablement de beaux jours devant lui. Et qui dit mobilisation, dit répression. Lors des deux dernières journées de mobilisation, le ministre démissionnaire Bruno Retailleau a déployé un appareil répressif de grande ampleur. 80 000 forces de l'ordre, des canons à eau et 24 blindés sans torts. Des véhicules quasi militaires équipés de grenades lacrymogènes et de mitrailleuses. Un arsenal encore plus massif que pour la répression ultra-violente des Gilets jaunes. Il se trouve que la France des années 2000 a été marquée par un tournant répressif. L'insécurité est devenue un thème central dans le débat public, largement soutenu par les médias. Une petite anecdote personnelle pour illustrer cela. Le soir du 18 septembre, j'ai été invitée sur BFM TV pour parler de justice sociale et des revendications du mouvement Bloquons Tout. Trois heures avant, j'ai été déprogrammée, car le thème de l'émission avait finalement été modifié. Ils ont préféré parler de sécurité et inviter le porte-parole du Rassemblement National. Ce choix de traitement de l'information est emblématique du discours ultra sécuritaire qui oriente aujourd'hui les politiques publiques. Et cela se répercute sur les méthodes policières qui sont employées pour le maintien de l'ordre. Alors que dans les années 70, Les forces de l'ordre étaient censées canaliser les manifestations de manière pacifique. Elles sont aujourd'hui plus offensives et sont équipées pour briser les regroupements, comme en témoignent les vidéos de charges de CRS sur des foules de manifestants pacifiques. La police française est aujourd'hui l'une des plus violentes et des plus meurtrières d'Europe. Et il y a 30% de policiers en plus depuis 30 ans. Dans ce contexte, le débat sur les violences policières ressurgit. En 2024, la police a tué 55 personnes et le nombre de violences policières ne fait qu'augmenter. Sous la présidence d'Emmanuel Macron, la police tue quatre fois plus que sous Nicolas Sarkozy. Alors ne s'agit-il que de bavures isolées, de dérapages ? Ou la police est-elle intrinsèquement violente ? Il est communément admis que, dans un État de droit, il est important que le peuple ne se fasse pas justice lui-même, qu'il ne puisse pas exercer de violence et qu'il soit désarmé. Seul l'État doit pouvoir user de violence, et seulement quand c'est nécessaire. D'ailleurs, ne dit-on pas que l'État détient le monopole de la violence légitime ? Cette formule, on la tient du sociologue allemand Max Weber, et elle est répétée à l'envie par les politiciens, comme par exemple Gérald Darmanin en 2023. Sauf que cette formule fait souvent l'objet d'un contresens. Weber affirme que l'État revendique le monopole de la violence légitime. Mais cela ne veut pas dire qu'il le détient. L'État prétend qu'il est le seul à pouvoir légitimement user de violence et que tout autre usage est illégitime. Mais ça ne veut pas dire que c'est vrai. C'est simplement la manière dont l'État justifie ses propres pouvoirs et ses propres actions. Une fois qu'on a dit ça, ça ouvre une brèche. Il devient possible de contester l'usage étatique de la force, et plus particulièrement, la violence de la police. Celle-ci est-elle légitime ? Y a-t-il des violences policières systémiques ou n'y a-t-il que des débordements, des dysfonctionnements isolés qui ne reflètent en aucun cas l'ensemble de l'institution policière ? Dans l'imaginaire collectif, la police serait une institution légitime qui permet de lutter contre le crime et d'assurer la sécurité des citoyens et citoyennes. Pourtant, de nombreuses analyses historiques et sociologiques montrent que la police ne sert pas vraiment à combattre le crime. Le politiste états-unien David H. Bailey a par exemple montré, dans une étude effectuée dans cinq pays occidentaux, que la police ne consacre que 10% de son temps au crime. Sa conclusion ? La police n'empêche pas la criminalité. D'autres études dans le monde ont d'ailleurs confirmé ces données. La police ne diminue ni la criminalité, ni les sentiments d'insécurité. Alors, la police serait-elle totalement inefficace ? C'est une hypothèse. En voici une autre. Le rôle de la police n'est pas principalement d'assurer la sécurité des citoyens et des citoyennes et d'empêcher les crimes. La police a en vérité une autre fonction. Laquelle ? Si la police n'est pas là pour protéger les citoyens et citoyennes, quelle est sa fonction ? Pour les philosophes Elsa Dorlin, La police ne sert pas à réguler les conflits ou à pacifier la violence, mais à garantir la sécurité de l'État et à empêcher toute contestation. Elsa Dorlin nous dit Pour éradiquer le désordre, le désaccord, le conflit, l'insurrection et la révolte civile, il faut faire peur et suffisamment peur. Il faut que ce sentiment constitue un processus de domestication des formes de contestation et de rébellion. Autrement dit, la police est là pour maintenir l'ordre social et réprimer toute protestation. La conséquence de cette analyse, c'est qu'on ne peut pas réformer la police. En effet, la position réformiste présuppose que la police est souhaitable et nécessaire. Dans cette conception, l'État aurait besoin d'une autorité nécessaire, juste, légitime, pour lutter contre les méchants, ceux qui menacent la République. Les délinquants, les racailles, les ensauvagés. Les terroristes, les casseurs. Cette conception est d'ailleurs largement nourrie par des productions culturelles, qui commencent dès l'enfance, comme le montre la patte patrouille, et qui se prolongent dans des films et des séries à la gloire des policiers. En anglais, on appelle ça « copaganda » , propagande des cops, les flics. Selon Elsa Dorlin, ces représentations nous font aimer la police, nous la rendent désirable, indispensable, et enterrine l'idée que les violences policières seraient des dysfonctionnements ponctuels, isolés. Pourtant, c'est tout le contraire. Si on considère que le rôle de la police est de maintenir l'ordre social, alors les violences policières ne sont pas un dysfonctionnement. Elles sont le fonctionnement normal d'une institution créée pour réprimer. Les violences policières ne sont ni légitimes, ni accidentelles. Elles sont un outil de l'État au service de son propre maintien. C'est d'ailleurs ce que signifie le slogan ACAB. « All cops are bastards » . Tous les flics sont des bâtards, car c'est la nature même de l'institution policière que de générer des violences, de forger des individus violents et de leur donner tout pouvoir. Des études ont ainsi montré que le racisme structurel dans la police, largement démontré, ne s'explique pas tant par le recrutement d'individus racistes, mais plutôt par la manière dont l'institution forge les individus. Autrement dit, même si on ne l'était pas au départ, On devient raciste en devenant policier. De même, les policiers sont surreprésentés dans les violences intrafamiliales, même s'il est très difficile d'avoir des chiffres précis. Et malgré ces violences, ils bénéficient souvent d'une impunité totale, lorsqu'ils tuent et lorsqu'ils blessent. C'est pour cette raison que, lorsqu'on participe à une manifestation, on a beaucoup plus peur des forces de l'ordre que des black blocs. Ces éléments nous montrent qu'il est impossible de réformer la police, de supprimer ces violences intrinsèques. Cela est impossible, car c'est la nature même de l'institution policière qui est en cause. Alors, que faire ? La réponse est simple, la mise en œuvre les moins. Il faut abolir la police. Abolir la police ? Mais nous courrions-nous pas au chaos, à la loi de la jungle, à la violence débridée ? Eh bien, non. Déjà parce que... Comme nous l'avons vu, la police n'a quasiment aucun effet sur la criminalité. Donc leur disparition ne changerait pas grand-chose. Et surtout parce que défendre l'abolition de la police ne signifie pas vivre sans règles ou sans institutions régulatrices du conflit, et cela ne signifie certainement pas se désintéresser des victimes. Bien au contraire, le mouvement abolitionniste s'y intéresse sans doute bien plus que l'institution policière, souvent pointée du doigt pour son mauvais traitement des victimes. Le mouvement abolitionniste se confronte plutôt aux causes de la criminalité, comme les inégalités de richesse et de statut social. Pour abolir la police, il faudrait donc agir sur ces causes structurelles et gérer les situations sans violence. Il y a plusieurs solutions que présente la sociologue Gwénola Ricordo. Par exemple, plutôt que d'envoyer des policiers arrêter les SDF, on pourrait créer plus de places dans des foyers pour que personne ne soit plus à la rue. Au lieu d'envoyer les policiers arrêter des personnes atteintes de troubles psychiatriques, on pourrait envoyer des intervenants et intervenantes qualifiés en santé mentale. Pour prévenir les violences sexuelles et conjugales, il faudrait renforcer les associations et pratiquer la justice transformatrice pour que les victimes soient soignées et que les coupables ne recommencent plus. Pour lutter contre les vols, il faudrait agir sur la redistribution des richesses afin que les gens n'aient tout simplement plus besoin de voler. Ainsi, les missions dévolues à la police pourraient être confiées à d'autres instances qui agiraient sans violence et sans doute de manière plus efficace. Tout l'enjeu, c'est de... co-construire des institutions de justice qui ne soient pas synonymes d'abus de pouvoir, de violence et de répression. Est-ce naïf ? Comme le dit la sociologue Gwenola Ricordo, la naïveté est plutôt celle qui défend la police et qui croit qu'un outil aussi brutal et rudimentaire que l'institution policière peut répondre à un phénomène social aussi complexe que la criminalité. On assiste en ce moment à la montée d'une idéologie qui affirme que toute contestation du pouvoir est illégitime. Tout un narratif se met au service de la répression. Les manifestants seraient des casseurs, des terroristes, des sauvages qu'il faudrait mater au nom de la paix sociale. Ils seraient même des ennemis intérieurs. Et bien entendu, les seuls à pouvoir nous protéger seraient la police. Cette rhétorique est portée par le pouvoir en place, notamment des ministres d'extrême droite comme Bruno Retailleau, Mais aussi par Emmanuel Macron, qui n'hésitait pas à disqualifier toute contestation en déclarant il y a deux ans « les meutes, la foule, n'ont pas de légitimité face au peuple qui s'exprime via ses élus » . Une manière de dire que le gouvernement a toujours raison, même quand un million de personnes descendent dans la rue pour protester et se prennent des pluies de grenades lacrymogènes. La semaine dernière, la porte-parole de la police nationale a même déclaré sur BFM TV qu'il est interdit de se dissimuler le visage pour se protéger des gaz lacrymogènes lors d'une manifestation. Cela est totalement faux, mais ça alimente le récit selon lequel la police n'est jamais violente, et les manifestants le sont toujours. Il est aujourd'hui crucial de renverser ce narratif, en interrogeant d'abord la légitimité de l'institution policière, dont la fonction réelle est plutôt de préserver l'ordre dominant. Alors, pensez à l'abolition de la police, revient à interroger l'ordre social dans son ensemble. Un ordre marqué par des inégalités et des hiérarchies sociales et une culture de la domination. Comme le dit Gwénola Ricordo, dans une société capitaliste, raciste et patriarcale, choisir le camp des opprimés, des exploités et des tyrannisés, c'est compter la police parmi ses ennemis. La bataille contre l'ordre injuste continue et elle commence dans les discours que l'on défend. Mais bon, malheureusement... Je ne suis pas sûre que BFM TV m'invite dans sa prochaine émission sur le maintien de l'ordre. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram sur mon compte Alice de Rochechouart. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Un grand merci à Elodie, Alix, Bruno, Alexandre, Étienne, Barthélémy, Romain, Aurélie, Claire, Denis, Nicolas, Franck, Béatrice, Gauthier, Florence, Bastien, Florian, Tristan, Mathieu, Clément, Cédric, Laurent, Olivier, Agathe. 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