Speaker #0La semaine dernière, Emmanuel Macron a annoncé l'instauration d'un service militaire volontaire d'une durée de 10 mois et rémunéré 800 euros par mois. L'objectif annoncé est de répondre aux besoins des armées face à la menace russe en formant 3 000 jeunes dès l'été 2026 et 50 000 parents à l'horizon 2035. Comment comprendre ce projet d'Emmanuel Macron ? Que dit-il du rôle de la guerre dans la conduite de la nation ? On en parle avec le philosophe Frédéric Gros. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don en cliquant sur la page indiquée en description. Et bien sûr, vous pouvez aussi acheter mon livre privilège aux éditions J'y sais la Teste. Merci pour votre soutien. Emmanuel Macron poursuit sa rhétorique guerrière. Après avoir, pendant l'épidémie de Covid, répété que « nous sommes en guerre » , après avoir appelé à un réarmement démographique, à un réarmement de l'école, un réarmement économique, un réarmement de l'État et des services publics, et à un réarmement moral, nous y sommes. Voici le réarmement militaire. Un projet de longue date d'Emmanuel Macron, qui avait déjà mis en place le Service National Universel, SNU, en 2019. Un séjour de cohésion civique, avec uniforme et levée de drapeau, d'abord expérimenté sur la base du volontariat et destiné à être généralisé, avant d'être abandonné cette année pour des raisons budgétaires. Cette fois-ci, le projet se resserre. Il ne s'agirait pas d'un service civique, destiné à inculquer le patriotisme et la République, mais d'un véritable service militaire destiné à créer une armée de réservistes. Le service militaire, créé après la Révolution française, avait pourtant été suspendu par Jacques Chirac en 1997. Pour plusieurs raisons. D'abord, parce que cela coûte cher. Alors que la France se prépare à passer à l'euro, elle doit faire des économies. La suppression du service militaire est une bonne piste. Chirac choisit alors de professionnaliser l'armée plutôt que de mal former des jeunes pas très contents d'être là. Et puis, on se rend compte que, contrairement à ce qui est souvent dit, le service militaire ne crée pas vraiment de cohésion nationale ni de brassage social. Charles Millon, ministre de la Défense de Chirac, le dit clairement. Le service militaire, ça emmerde tout le monde. Et là où les trois quarts des Français issus des classes défavorisées se retrouvent à faire des tâches ennuyeuses dans l'armée de terre, les jeunes, issus des classes les plus riches, décrochent des postes prestigieux dans les ministères ou en Outre-mer. Le service militaire ne corrige donc pas les inégalités sociales, il les perpétue. Comme le montrent les travaux de l'historienne Bénédicte Chéron, les arguments de brassage social et de cohésion nationale relèvent en réalité d'une vision mythifiée de l'ancien service militaire, qui n'est tout simplement pas une institution d'intégration. Alors pourquoi cette obsession d'Emmanuel Macron ? Est-ce vraiment comme il le prétend pour faire face à la menace russe ? Le philosophe Frédéric Gros a consacré un livre à la guerre en fondant sa réflexion sur la guerre en Ukraine, débutée en 2022. Il se demande, pourquoi disons-nous que, avec l'Ukraine, c'est le vrai retour de la guerre ? alors que celle-ci n'a jamais vraiment cessé. En effet, explique-t-il, la guerre n'a pas disparu depuis 1945, elle a juste changé de forme. Fini les guerres binaires opposant deux États souverains sur des champs de bataille délimités. La guerre est dans un premier temps devenue « guerre froide » , avec des affrontements et des luttes d'influence dans des États tiers. Au même moment, elle est devenue aussi « guerre de décolonisation » , où la lutte contre les États impérialistes a plutôt pris la forme de guérilla. Dans un deuxième temps, après la chute de l'URSS, la guerre est plutôt devenue terrorisme, c'est-à-dire une dissémination de violence en dehors des zones habituelles de combat. Face à cette nouvelle menace, les États ont mis en place une surveillance généralisée et les opérations militaires sont devenues des interventions, des actions techniques, discrètes, bien éloignées des régiments déchirant en rang sur les mornes plaines boueuses de l'Europe centrale. Dans un troisième temps, décrit Frédéric Gros, la guerre a pris la forme d'une chaotisation, une violence chaotique et catastrophiste menée par des groupes annonçant l'apocalypse et prétendant purifier les civilisations face à la décadence des peuples. Or, ces nouvelles formes rompent avec les analyses philosophiques de la guerre telles qu'elles se sont écrites au XIXe siècle. Par exemple, Hegel, l'un des plus importants philosophes allemands, affirme qu'il y a un certain bienfait des guerres, parce qu'elles permettent un certain retour à l'essentiel, une exaltation du sens moral et de l'héroïsme, l'élévation à un certain idéal. Et il n'y a pas que la santé morale qui est en jeu. Pour Hegel, les guerres font avancer l'histoire. Elles permettent le progrès, la réalisation de nouvelles étapes pour l'humanité. La guerre, c'est l'histoire en marche. Par exemple, c'est la guerre de Sept Ans entre la Prusse et la Russie qui a permis à la Prusse de devenir une grande puissance sous l'égide de Frédéric II, ce roi philosophe ami de Voltaire. Après les deux guerres mondiales au XXe siècle et la modification des formes de la guerre depuis 1945, il devient évidemment impossible de tenir ce discours. La guerre... C'est le chaos, la catastrophe, l'enfer. Elle n'ouvre pas à des jours meilleurs, mais elle marque précisément la fermeture de l'avenir, l'incapacité à se créer un futur. Or, explique Frédéric Gros, la guerre en Ukraine renoue avec les formes traditionnelles de la guerre. Et c'est pour cela que nous parlons de retour de la guerre en Europe. En effet, par de nombreux aspects, la guerre en Ukraine ressemble aux guerres d'antan. Un État souverain est agressé par un autre, qui veut conquérir de nouveaux territoires. Et l'affrontement oppose deux armées sur des fronts plutôt délimités. Certes, nous dit Gros, il y a aussi une forme de catastrophisme. La Russie adopte un discours apocalyptique et prophétique, affirmant devoir purifier l'Europe de sa décadence, revenir au mythe de la Grande Russie, sous peine de destruction totale du monde. Mais la forme est principalement celle d'une guerre classique, binaire, et non d'un terrorisme ou d'une guerre chaotique. Deux États s'affrontent au sujet de leur territoire. Or, pour Frédéric Gros, ce schéma classique, tristement familier, redonne paradoxalement un espoir politique, celui d'une paix retrouvée, d'un calme après la tempête. Si le conflit est circonscrit et structuré, il devient possible d'envisager un horizon futur, celui du retour à la paix, et pourquoi pas, d'une paix perpétuelle, pour reprendre l'expression d'un autre philosophe allemand, La paix perpétuelle, c'est une situation où tous les États seraient des républiques rationnelles, démocratiques, défendant l'équilibre, la stabilité et le droit universel. Ainsi, comme le dit Frédéric Gros, la guerre d'Ukraine nous redonne l'assurance que nous sommes encore dans l'histoire et que nous pouvons représenter, pour quelques nations, un espoir de futur. Ainsi, d'un côté, l'État fait la guerre. Une guerre avec des raisons, des justifications, des règles, des protocoles, des négociations pour des traités de paix, et cela ancre l'État dans l'histoire. Mais, interroge Frédéric Gros, il faut aussi se demander jusqu'à quel point ce n'est pas tout autant la guerre qui fait l'État. Autrement dit, la guerre n'est-elle pas ce qui donne à la nation son unité et à l'État sa justification ? En effet ? La guerre permet trois choses. D'abord, elle constitue le pays comme un corps vivant. Elle lui donne une identité en lui présentant un ennemi qui le menace. Ensuite, la guerre renforce le pacte social et la cohésion interne en faisant diversion sur les problèmes intérieurs. Machiavel l'écrivait déjà au XVIe siècle. C'est par les guerres extérieures que la paix intérieure s'obtient, car elle soude la communauté politique. Enfin, la guerre offre un récit national. Elle fait de l'État une puissance qui se projette dans l'imaginaire des peuples. Car le pouvoir, rappelle Frédéric Gros, appartient à celui qui a la réputation d'en avoir. Alors, la guerre permet à l'État de se sentir existé, en théâtralisant sa propre puissance. Tout cela amène Frédéric Gros à dire que l'art de la guerre, c'est pour l'État sa technique de survie. Elle est le signe que le pouvoir politique n'a jamais de racines, malgré tous les récits fondateurs et autres mythes des origines. Autrement dit, la guerre témoigne toujours du fait que le pouvoir politique est contingent, c'est-à-dire accidentel. Et si les États font la guerre, c'est précisément pour masquer le fait que leur pouvoir est le fruit du hasard, et que leur légitimité est toujours contestable. Récapitulons les analyses de Frédéric Gros. 1. La guerre, dans sa forme classique, permet de redonner espoir en un futur de paix. 2. La guerre permet à l'État de consolider sa propre puissance. Deux points qui résonnent particulièrement avec la fin de règne d'Emmanuel Macron. D'abord, le service militaire cherche à structurer l'avenir pour une jeunesse marquée par une forte anxiété face à l'État du monde. La jeunesse a une forte soif d'engagement. Cléron Emmanuel Macron. Et le service militaire volontaire pourrait répondre à ce besoin. Mais apaise-t-on véritablement une génération en lui faisant miroiter l'inéluctabilité de la guerre ? En lui disant, comme l'a affirmé récemment le général Mandon, que la confrontation avec la Russie est inévitable d'ici 3 à 5 ans et que la France doit être prête à perdre ses enfants ? Ouvre-t-on véritablement un avenir en faisant croire que celui-ci est déjà tout tracé ? et que la mort est inéluctablement au bout du chemin ? La solution pour restructurer le futur est-elle vraiment d'investir 2 milliards d'euros dans des uniformes plutôt que dans l'éducation et l'amélioration des conditions de vie ? Cela nous amène au second point. La rhétorique guerrière d'Emmanuel Macron et son obsession pour le service militaire lui permet de faire diversion sur le présent. La guerre, le service militaire deviennent un programme en eux-mêmes. Celui de l'autoritarisme, de la répression, de l'obéissance. Une nation fragilisée, un pouvoir dont la légitimité est ébranlée, une démocratie qui n'en est plus vraiment une, la guerre apparaît comme le remède parfait pour un chef d'État qui ne cherche rien de plus que sa propre puissance et est prêt à tout sacrifier pour laisser une trace dans l'histoire. Ce n'est d'ailleurs à mon avis pas un hasard si les deux hommes politiques qui ont défendu le service militaire sont, d'une part, Emmanuel Macron, le Napoléon déchu qui refuse encore la débâcle de Waterloo et s'imagine en Zelensky à l'Elysée, et Raphaël Glucksmann, le nouvel ambitieux qui n'a d'autre programme politique que lui-même. De manière assez stupéfiante, il n'hésite pas à tenir des discours bellicistes et à se présenter comme la seule figure responsable, tout en déclarant en parallèle n'avoir pas de programme ni de proposition concrète. Comprenez, mon seul programme, c'est mon prestige. et ma gloire. Alors, ne nous laissons pas avoir par les discours bellicistes des ambitieux. La guerre extérieure est toujours le fait d'un souverain qui se croit propriétaire de son peuple et est prêt à le sacrifier pour ses appétits personnels. N'oublions jamais que certains ont intérêt à la guerre extérieure, qui leur apporte pouvoir et richesse. L'écrivain Anatole France l'écrivait déjà en 1922. La guerre mondiale fut essentiellement l'œuvre des hommes d'argent. Ce sont les hauts industriels des différents États de l'Europe qui tout d'abord la voulurent, la rendirent nécessaire, la firent, la prolongèrent. On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels. La guerre extérieure ne doit donc pas nous détourner, nous dit Frédéric Gros, de la vraie guerre. Celle qu'une minorité guerrière, disposant des armes de la finance et de la justice, de l'industrie et de l'autorité publique, mène à l'intérieur du pays. contre son propre peuple. Alors, ne nous trompons pas de combat. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. 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