Speaker #0Aujourd'hui, c'est la Saint-Valentin, la fête des amoureux, très souvent critiquée pour son aspect commercial. C'est absolument vrai, mais l'amour sous toutes ses formes, amoureux, amical, familial, est au cœur de notre humanité. Alors, c'est quoi l'amour ? Comment le penser aussi de manière politique ? On en parle aujourd'hui avec les philosophes Alain Badiou et Monique Wittig. Je suis Alice de Rochechouart. et vous écoutez Le Fil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don ponctuel ou récurrent en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. La Saint-Valentin est fêtée depuis très longtemps. Dès le XIVe siècle, on célèbre ce jour des amoureux, censé correspondre au jour où les oiseaux trouvent leur partenaire pour la saison des amours. Mais paradoxalement, au Moyen-Âge, on pratique le Valentinage. Les femmes peuvent alors avoir des relations sexuelles hors mariage. La Saint-Valentin est donc une fête plutôt subversive à l'origine. Rassurez-vous, l'Église vient vite remettre un peu d'ordre là-dedans. L'amour devient courtois, puis romantique, et vient célébrer l'être aimé. A partir du XIXe siècle, on prend l'habitude d'échanger des mots doux avec son amoureux ce jour-là. Et au XXe siècle, la Saint-Valentin devient une fête laïque et commerciale, qu'on célèbre surtout au sein du couple marié. Le paradoxe de la Saint-Valentin, c'est donc que c'était une fête du désordre social et que c'est devenu une fête qui célèbre le couple conventionnel. Alors, si on la sortait de son moule un peu poussiéreux et qu'on en faisait une vraie fête de l'amour. Mais d'ailleurs, c'est quoi l'amour ? Que nous dit la philosophie de l'amour ? On peut identifier deux courants. D'un côté, il y a ceux qui pensent que l'amour est une illusion, voire un danger, comme par exemple Schopenhauer. Selon lui, tout n'est qu'instinct de reproduction, désir sexuel, et nous nous aveuglons quand nous affirmons que nos sentiments sont purs. Nous ne sommes en fait que des animaux, mûs par des désirs physiques, qui d'ailleurs détruisent tout et sont comparables à des démons hostiles. Il faut donc, si possible, se prémunir de l'amour et résister aux désirs sexuels. Ce premier courant est plutôt anti-amour, cynique. Le second courant tend plutôt, dans une perspective romantique, à glorifier le sentiment amoureux, à le sublimer. Par exemple, le philosophe danois Kierkegaard fait du sentiment amoureux une éthique, un engagement éternel tourné vers l'absolu. L'amour est ce qui nous fait accéder à l'éternité, presque au divin. Le stade amoureux peut même être dépassé vers le stade religieux. D'ailleurs, Kierkegaard rompra avec sa fiancée, dont il était très amoureux, pour atteindre cet état de sublimation céleste. Cependant, je trouve qu'aucune de ces deux visions n'est réellement satisfaisante, car elle cède aux écueils de l'angélisme et du cynisme. Et je ne sais pas pour vous, mais moi je trouve ça très ennuyeux et un peu facile. Mais il faut dire que nous sommes façonnés par une certaine vision de l'amour, qui nous rend un peu prisonniers de cette alternative entre angélisme et cynisme. Cette vision, c'est celle de Platon. Platon nous dit deux choses. Premièrement, il fait de l'amour un élan vers l'universel, vers l'absolu. Quand on admire un beau corps, nous dit-il, nous allons vers l'idée du beau, avec un B majuscule. Alors, selon Platon, qui ne commence pas par l'amour ne saura jamais ce qu'est la philosophie. L'amour, c'est ce qui nous transporte vers le beau, le bien, le vrai. L'amour terrestre peut être transfiguré vers un amour céleste. Et deuxièmement, Platon nous présente le mythe de l'être séparé. Au commencement, nous étions des êtres doubles hermaphrodites, des espèces de fusion homme-femme, avec deux visages, quatre jambes, quatre bras, etc. Puis, ces êtres étant trop puissants, Zeus les a séparés en deux. Il y a donc désormais des hommes et des femmes, mais nous cherchons continuellement notre moitié perdue. Autrement dit, nous avons une âme sœur que nous cherchons éperdument. Cette conception platonicienne nous présente donc le véritable amour comme un amour fusionnel, où nous ne faisons plus qu'un et nous élevons vers l'absolu dans un tourbillon céleste. C'est très beau, mais cela conduit inéluctablement, je pense, à l'angélisme ou au cynisme. Alors, est-ce qu'on pourrait envisager une autre conception de l'amour ? Alain Badiou, un philosophe français né en 1937, a consacré un livre à l'amour, dans lequel il récuse l'idée que l'amour conduit à la fusion, à l'unité. Au contraire, le fondement de l'amour, c'est qu'il s'adresse à l'autre, à l'altérité. L'amour, c'est le point de vue du « de » , construire un monde en commun à partir de la différence. C'est une possibilité de se décentrer de soi, de faire l'expérience du monde autrement que comme une conscience solitaire. On pense à la phrase de Saint-Exupéry, « L'amour, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est regarder ensemble dans la même direction. » Dans la même direction, mais pas de la même manière, pourrait ajouter Badiou. Dans l'amour, on ne cherche pas la fusion, l'unité, bien au contraire, on cherche à préserver la différence. Car l'ennemi de l'amour, c'est le moi égoïste qui cherche à imposer l'identité et nier l'altérité. Alors l'amour, selon Badiou, ce n'est pas seulement l'extase de la rencontre et des premiers moments, c'est la construction, la durée. Et voilà ce que je trouve très intéressant dans cette conception de Badiou. Il redonne de l'intérêt à la construction de la relation, à la conjugalité, et pas seulement à l'extase des commencements, ce qui permet d'éviter l'angélisme et le cynisme. On ne s'arrête pas à « ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants » , mais on redonne de l'épaisseur philosophique à ce qui vient après. L'amour n'évite pas les crises, mais chaque crise est un moment pour redéployer le « de » . Il faut, chaque fois, réinventer l'amour. Badiou nous dit « L'amour ne peut pas se réduire à la rencontre, car il est une construction. L'énigme de la pensée de l'amour, c'est la question de cette durée qui l'accomplit. Et cette durée n'est pas forcément éternelle. L'amour ne dure pas toujours, même si, au moment où nous le construisons, nous en avons l'impression. » L'amour est toujours à construire, à réinventer, pour vaincre le hasard de la rencontre. C'est, nous dit Badiou, une aventure obstinée. Pour autant, il ne propose pas de revenir Ausha traditionnel du mariage, mais il pense la fidélité dans chaque amour, l'idée qu'à chaque fois, nous nous aimons pour toujours. L'amour, c'est une proposition d'éternité. Et finalement, selon Badiou, c'est exactement cela qui nous élève à l'universel. Tout amour propose une nouvelle expérience de vérité sur ce que c'est d'être à deux et non pas un. Ce que nous aimons dans chaque histoire d'amour, c'est le fait qu'une rencontre, fruit du hasard, donne lieu à la construction d'un nouveau monde par deux consciences différentes. Ce que nous aimons dans l'amour, c'est justement la construction d'un monde en commun, c'est la puissance créatrice de la différence. Alors, il y a une parenté entre l'amour et la politique, d'après Badiou. Car la politique, c'est l'expérience du collectif, du commun. Et si l'amour ne peut pas être totalement confondu avec la politique, il n'en reste pas moins que certains cadres politiques sont plus propices que d'autres à la réinvention de l'amour. Pour Badiou, le renouveau communiste le serait plus que la fureur capitaliste et le repli identitaire et réactionnaire qui nie la différence. La philosophie de l'amour de Badiou, cependant, comporte selon moi un angle mort important. S'il évoque la politique et le fait que certains contextes politiques sont plus propices à l'amour que d'autres, il ne va pas plus loin dans sa réflexion et il passe à côté de toute la réflexion féministe. Badiou définit l'amour comme une manière de voir le monde à partir de la différence, mais jamais il ne semble se préoccuper de la différence entre les hommes et les femmes. Or, les femmes philosophes qui se sont préoccupées de la question de l'amour ne cessent de mettre en lumière cette différence justement. Une différence qui ne serait pas naturelle, mais construite socialement, par la manière dont nous sommes éduqués et sociabilisés. C'est ce que remarquait déjà Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe, dont est tirée la phrase célèbre « On ne naît pas femme, on le devient » . Beauvoir note alors que les hommes et les femmes ont un rapport différent à l'amour. Pour les hommes, l'amour est une partie de leur existence. mais cela ne prend pas toute la place. Pour les femmes, au contraire, l'amour se confond avec l'existence même, et les mythes de l'amour l'incitent à se dévouer entièrement à l'être aimé, voire à s'anéantir devant lui. Mais je voudrais vous parler d'une autre philosophe, moins connue en France, bien qu'elle soit une star aux Etats-Unis. Il s'agit de Monique Wittig. Après s'être engagée dans les mouvements féministes des années 70, Monique Wittig s'exile aux Etats-Unis, car elle se sent marginalisée du fait de son homosexualité. Dans ses réflexions, elle fait de l'hétérosexualité un régime politique et parle de contrat social hétérosexuel, dans lequel la femme n'a pas le même statut juridique et politique que l'homme. Elle montre que nous vivons dans un régime de l'hétérosexualité obligatoire qu'elle définit comme système social basé sur l'oppression et l'appropriation des femmes par les hommes, qui s'exerce par exemple par l'injonction à se marier et avoir des enfants. Selon elle, les individus sont assignés à un certain rôle destiné à perpétuer l'ordre du couple et de la filiation. Alors, ce système marginalise tous ceux qui ne respectent pas ce schéma, comme les célibataires ou encore les homosexuels. Quant aux femmes hétérosexuelles en couple, elles ne sont pas forcément gagnantes, dans la mesure où elles sont souvent moins bien considérées, avec un partage des tâches inégalitaires et un sentiment de frustration assez répandu. Monique Wittig propose une théorie de résistance radicale, le lesbianisme politique. Comme dans le mythe des Amazones, les femmes sont invitées à sortir de l'injonction hétérosexuelle et d'arrêter d'avoir des relations avec des hommes. Sans en avoir nécessairement avec des femmes d'ailleurs. L'idée est de s'émanciper du statut de femme, qui est dans nos sociétés une posture dominée. Alors, il serait possible de réinventer l'amour sur des fondements égalitaires et en dehors du cadre du couple hétérosexuel. Liberté, égalité, sororité. Et si on réinventait l'amour à partir des deux regards différents de Badiou et Wittig ? Chez Badiou, on prendrait l'idée d'un amour comme construction à partir de la différence. Et chez Wittig, l'idée d'une nécessité de sortir des carcans et des injonctions envers les femmes et ceux qui ne rentrent pas dans le schéma hétérosexuel. Car le monde change. Aujourd'hui, moins de deux tiers des Français sont en couple, et seulement un quart des moins de 25 ans. De même, les LGBTQIA+, représentent 10% des Français, mais 20% des moins de 25 ans. L'amour hétérosexuel n'est plus l'alpha et l'oméga de nos existences, en particulier pour les nouvelles générations. Comme le dit Rimbaud, l'amour est à réinventer. Et c'est peut-être un autre penseur grec, Aristote, qui peut nous fournir une piste à travers son concept de philia. En grec, il existe plusieurs mots pour dire amour. Si eros est l'amour amoureux et à donner érotique, la philia est non seulement l'amitié, mais la vertu éthique qui nous lie aux autres. Alors, peut-être faudrait-il réhabiliter l'amitié comme sentiment d'amour vertueux fondé sur la bienveillance réciproque. Et la Saint-Valentin pourrait être la fête des amoureux, mais aussi des copains. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram, sur mon compte, le Fil d'Actu. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Et un grand merci à Vivien, Olivier, Jonathan, Jean-Michel, Nathalie, Mathieu, Clément, Augustin, Laurent, Thomas, Elodie, Bruno, Alexandre, Étienne et Juliette. Vous aussi, vous pouvez rejoindre l'aventure du fil d'actu. Merci et à très vite !