Speaker #0Le 4 août 1789, nous avons aboli les privilèges, ces avantages juridiques dont bénéficiaient la noblesse et le clergé, au détriment du tiers-état. Cette nuit-là, la France détruit l'ancien régime féodal et entre dans une nouvelle ère de son histoire. Elle devient le pays des droits de l'homme, de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. C'est la fin des privilèges. Du moins, c'est l'histoire qu'on nous raconte. Mais suffit-il de décréter l'abolition des privilèges pour les supprimer totalement ? On en parle dans l'épisode du jour. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez Le Phil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don ponctuel ou récurrent en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. Après le soulèvement des Gilets jaunes, fin 2018, Emmanuel Macron a organisé un grand débat national. En janvier 2019, il ouvre sur tout le territoire des cahiers de doléances destinés à recueillir l'avis des citoyens et citoyennes sur plusieurs thèmes prédéfinis. Des cahiers de doléances, oui, exactement comme en 1789. Et en 2019, plus de 225 000 contributions seront enregistrées. Ce qui est intéressant, c'est que dans presque la moitié de ces cahiers, les citoyens et citoyennes ont dénoncé les privilèges qui existent dans notre société. Ça semble paradoxal. Est-ce qu'on n'avait pas aboli ces privilèges en 1789 ? Et puis, le terme de privilège n'est pas uniquement employé par les citoyens et citoyennes en colère. En 2020, le concept de privilège s'impose dans le débat politique français et se hisse jusqu'à la présidence de la République. Emmanuel Macron reconnaît alors qu'en France, être un homme blanc de moins de 50 ans peut être considéré comme un privilège. « C'est un fait » , dit-il. « Je constate que dans notre société, être un homme blanc crée des conditions objectives plus faciles pour avoir un logement ou trouver un emploi, plutôt qu'être un homme asiatique, noir ou maghrébin, ou une femme asiatique, noire ou maghrébine. Donc, à cet égard, être un homme blanc peut être vécu comme un privilège. » À première vue, Emmanuel Macron admet que la France est traversée par des injustices structurelles, que certaines caractéristiques sont des avantages et d'autres des obstacles. Mais il s'empresse de nuancer son propos, ajoutant qu'évidemment, quand on regarde les trajectoires individuelles, chacun a sa part de travail, de mérite. Tiens, tiens, les déterminations sociales s'effacent au profit de la responsabilité individuelle. Il n'y a pas de privilèges structurels, il n'y a que des avantages. individuellement mérités. Ainsi, la question des privilèges ne cesse de travailler notre imaginaire collectif. Et en réalité, on se rend compte que la Révolution n'a pas vraiment aboli les privilèges, elle les a plutôt invisibilisés. Évidemment, le terme a un petit peu changé de sens. Aujourd'hui, les privilèges ne sont pas juridiques, ils ne sont pas des lois différentes, mais plutôt un ensemble davantage injuste dont bénéficient certains groupes sociaux au détriment des autres. Et ces privilèges-là, ils sont bien présents. Par exemple, saviez-vous que les inégalités de richesse n'ont pas bougé depuis les années 1800 ? Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la Révolution n'a pas mis fin aux privilèges de classe. Et il y a beaucoup d'autres types de privilèges. Privilèges hétérosexuels, masculins, privilèges blancs et plein d'autres. Des privilèges souvent invisibles, mais qui structurent notre société et notre expérience individuelle. certaines personnes disposent de privilèges par rapport à d'autres. Par exemple, ne jamais renoncer à chauffer son logement pour des raisons financières, ne jamais rencontrer de difficultés professionnelles en raison de son genre ou de sa couleur, ne jamais se poser la question de sa sécurité dans un lieu public ou de l'accessibilité de ce lieu, pouvoir voter dans le pays où on vit. En fait, quand on regarde les données sociologiques, on se rend compte que notre société toute entière est un système de privilèges. avec un petit nombre de gens au sommet qui dominent tous les autres. Les privilèges sont partout. Or, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que ces privilèges ne sont pas accidentels ou résiduels, comme s'ils étaient la relique malheureuse d'un temps révolu, les derniers vestiges d'injustice au sein d'une société passionnément démocratique. Non. En remontant l'histoire et en analysant la philosophie qui motive notre système politique, on se rend compte que les privilèges sont le fondement de notre société moderne. Autrement dit, il n'y a pas des privilèges, il n'y a que des privilèges. Et les privilèges contemporains sont complexes. Ils concernent toutes les dimensions de la vie sociale. Richesse, classe sociale, genre, orientation sexuelle, race, santé, âge, etc. Chacune de ces catégories décrit une hiérarchisation stricte qui met certaines personnes au sommet et d'autres à genoux. L'ensemble forme ce qu'on peut appeler une tresse des privilèges, un enchevêtrement de domination, une corde qui nous enserre et nous entrave. aussi bien au niveau social et collectif qu'au niveau individuel et psychologique. Car la particularité du concept de privilège, c'est qu'il n'est pas seulement structurel, il ne décrit pas seulement la société de manière globale, il nous confronte aussi individuellement à notre propre position dans le système. Il nous met face à notre responsabilité, à la manière dont nous fermons les yeux, dont nous nous accommodons, dont nous légitimons la situation. Prendre conscience de ses privilèges peut donc être inconfortable. Et pourtant, cette déflagration peut être aussi une libération et une voie d'émancipation. Elle peut ouvrir la voie à une nouvelle manière d'être au monde et d'être avec les autres. Cela nous fait penser autrement à ce que sont la liberté, l'égalité et la fraternité. Et si l'on tient à cette idée de la République, à cette idée de la démocratie, il y a urgence à se ressaisir de la question. Si nous vivons dans une société de privilèges, nous ne vivons pas véritablement en démocratie. Si certains groupes sont dominés et maintenus en minorité, ils n'ont pas le même poids politique que les autres. En fait, c'est exactement ce à quoi on assiste aujourd'hui. Un petit groupe dirige et défend ses propres intérêts et privilèges, au détriment de tous les autres. Les privilèges font d'ainsi une oligarchie, un système politique dans lequel le pouvoir est détenu par un petit groupe d'individus. Alors, il est impératif de repenser un modèle économique, politique et culturel qui parviendrait enfin à les abolir. Et pour cela, il faut interroger les fondements même de notre société, afin de construire une véritable démocratie et une justice sociale. Il faut donc penser un projet politique d'abolition des privilèges, pour de vrai, cette fois-ci. Et que nous dit la philosophie du concept de privilège ? En fait, la philosophie française a assez peu pensé ce concept. Comment l'expliquer ? Sans doute parce que la philosophie vise l'universel, le théorique. Elle cherche des vérités éternelles, qui parlent de l'homme dans sa plus pure abstraction. Le privilège étant l'exception, la dérogation, la philosophie ne peut décemment pas s'y intéresser. Cela reviendrait à penser le particulier. Si privilégiés il y a, ils ne sont donc pas l'objet de la philosophie, mais à la rigueur de la sociologie. Et cela est d'autant plus vrai dans un pays comme la France, fondée sur l'universalisme républicain, qui cherche l'unité du genre humain par-delà les distinctions entre les individus. Ainsi, la philosophie a parfois nié les hiérarchies réelles qui existent dans la société. En prétendant penser l'universel, elle s'est placée en surplomb. Elle ne s'est pas rendue compte qu'elle pensait depuis un point de vue particulier, car la philosophie est souvent faite par des philosophes, des hommes blancs issus de classes sociales favorisées. La philosophie est parfois incapable de penser le privilège parce qu'elle pense depuis le privilège. Ceux qui prétendent incarner l'universel refusent de tenir compte des autres savoirs. Ils s'en tiennent à leur propre vision du monde et nient les rapports de domination. En faisant mine d'oublier leurs privilèges, il les perpétue. Et pourtant, en pensant les privilèges, ou plus exactement en s'y confrontant, la philosophie s'offre une opportunité formidable d'enrichir ses propres perspectives. L'objectif ne serait plus de chercher des vérités universelles, mais plutôt de questionner ce qui est, tout en se demandant ce qui pourrait être autrement. Ce que vous venez d'entendre, ce sont les questions et problématiques que j'essaye de résoudre dans mon livre « Privilèges, ce qu'il nous reste à abolir » aux éditions Jean-Claude Lattès. En croisant des perspectives philosophiques, historiques et sociologiques, j'essaye de vous proposer une autre vision de la modernité politique et des pistes pour penser un autre modèle de société. Alors si vous voulez découvrir la suite, n'hésitez pas à lire le livre. Et vous savez quoi ? Le livre sort aujourd'hui. Ça tombe bien, non ? Je vous mets le lien pour le commander en description. Alors, plus de deux siècles après la Révolution, sommes-nous vraiment prêts et prêtes à abolir les privilèges ? C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Phil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram sur mon compte Alice de Ausha. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Un grand merci à Elodie, Alix, Bruno, Alexandre, Étienne, Barthélémy, Romain, Aurélie, Claire, Denis, Nicolas, Franck, Béatrice, Gauthier, Florence, Bastien, Florian, Tristan, Mathieu, Clément, Cédric, Laurent, Olivier, Agathe, Vincent. Vous aussi, vous pouvez rejoindre l'aventure du Phil d'actu. Merci et à très vite !