- Présentateur
Bienvenue dans les podcasts d'AUNEGe en collaboration avec IAE FRANCE. Pour ce sixième volet de la série Grands Auteurs, Sonia et Eddy vont vous parler de Jean-Max Noyer et sa théorie du plissement numérique du monde.
- Sonia
Bienvenue à cette analyse. On s'adresse aujourd'hui plus particulièrement aux chercheurs en sciences de gestion et management. On va explorer ensemble les travaux de Jean-Max Noyer et son concept assez fascinant de plissement numérique du monde. Pour ça, on s'est appuyé bien sûr sur les écrits de Noyer lui-même, mais aussi sur des analyses qui le mettent en perspective, notamment avec Christian Lemoine. L'idée, c'est vraiment de décortiquer cette notion, voir ce qu'elle signifie et surtout ce qu'elle implique pour les organisations, pour le management d'aujourd'hui.
- Eddy
Absolument. Le plissement numérique du monde, c'est vraiment une métaphore pour décrire une transformation très profonde. Le numérique, il n'est pas juste à côté, il s'intègre partout de plus en plus. Il refaçonne notre réalité, notre environnement matériel, oui, mais aussi notre façon de penser, notre cognition.
- Sonia
D'accord, c'est intriguant comme image ce plissement. Alors comment Noyer le caractérise plus précisément ? Qu'est-ce qui se plisse au juste ?
- Eddy
Noyer s'appuie beaucoup sur l'idée d'un "Internet of Everything", l'IOE. Ça englobe "l'Internet des objets", l'IDO, bien sûr, mais aussi "l'Internet des corps", l'IOB. Il faut imaginer un tissage... continu entre les personnes, les objets, les données, les algorithmes. Tout ça connecté. Et cet ensemble immense, Noyer l'appelle un "hyperobjet" en empruntant le terme à Timothy Morton. C'est quelque chose de si vaste, si distribué, qu'on ne peut pas vraiment le percevoir d'un seul bloc.
- Sonia
Ah oui, un "hyperobjet". Donc on dépasse largement la simple multiplication des smartphones ou des montres connectées.
- Eddy
Ah oui, complètement. C'est beaucoup plus fondamental. Ce plissement, il est alimenté par deux choses principales. L'explosion des données, le fameux Big Data. et la puissance de calcul des algorithmes qui les traitent.
- Sonia
Et ça, ça vient modifier notre rapport au monde, nos perceptions, nos raisonnements. Noyer suggère même, et c'est intéressant, que ça pourrait enrichir nos capacités analogiques ou abductives, la capacité à faire des liens, à trouver des explications nouvelles.
- Eddy
D'accord, là ça devient vraiment concret, potentiellement, si ça touche notre façon de raisonner. Mais où est-ce qu'on observe ce phénomène de façon tangible ? Dans nos vies, dans les entreprises. Un exemple... sssez parlant, ce sont les "smart cities", les villes intelligentes. Cette ambition de vouloir tout gérer, tout optimiser, les flux de circulation, l'énergie, même les populations grâce à des capteurs partout, des algorithmes. Noyer y voit une certaine tendance qu'il appelle constructale. C'est l'idée de chercher la forme parfaite, la plus efficace pour un système. Bon, ça soulève évidemment d'énormes questions sur le plan anthropotechnique et politique. Le contrôle, la liberté.
- Sonia
Bien sûr. Et sur la matérialité, vous disiez que ça changeait notre environnement matériel...
- Eddy
Oui, tout à fait. Et là, il rejoint un peu les idées de Lemoine sur les formes objectales. Pour Noyer, les dispositifs numériques, nos interfaces, les applis, les algorithmes derrière, ne sont pas juste des outils neutres. Ce sont comme des cristallisations de mémoire. Elles incorporent des routines, des savoir-faire, des biais aussi, qui influencent nos actions, nos habitudes, souvent sans qu'on en ait conscience.
- Sonia
Et il y a aussi cette notion de sémiotique assignifiante, qu'il reprend de Guattari. Ça peut paraître un peu abstrait.
- Eddy
Oui, au premier abord, peut-être. Mais en fait, ça décrit quelque chose d'assez précis. Ça désigne comment le pouvoir, ou disons l'influence, peut opérer à travers des flux de signes qui n'ont pas forcément de signification pour nous, humains, mais que les machines comprennent et manipulent. Pensez aux flux financiers automatisés, aux indicateurs économiques traités par des algorithmes. Ce sont des signes qui circulent, qui déclenchent des actions, des décisions massives. sans passer par le langage humain ou l'interprétation consciente. C'est une forme de pouvoir qui opère à un niveau infralinguistique, si on veut.
- Sonia
D'accord, je vois. C'est une autre couche de complexité. Et alors, pour revenir à nos chercheurs en management, quel est l'impact de tout ça sur le management lui-même ?
- Eddy
Ah ben, l'impact est considérable. Prenez le marketing, par exemple. C'est l'évidence même. On utilise ce plissement pour cartographier les désirs, les comportements, via l'analyse de nos traces numériques, nos clics, notre historique de navigation, notre géolocalisation. C'est le "clickstream marketing". Ça permet non seulement de cibler, mais aussi de performer le désir, de l'influencer. Et ça pose la question de nouvelles formes de pouvoir, de contrôle. Noyer parle de psychopolitique ou de néopolitique. Un contrôle qui s'exerce sur les esprits, les comportements, via les données.
- Sonia
Donc pour les chercheurs ?
- Eddy
Oui. Pour les chercheurs en gestion, ça veut dire qu'il faut absolument intégrer ça dans les analyses. Il faut comprendre la nature des algorithmes, leur opacité souvent. Il faut saisir la matérialité des dispositifs numériques, comment ils façonnent concrètement le travail, les interactions. Et puis, analyser les nouvelles dynamiques de pouvoir liées à la collecte, à l'analyse de ces données massives. Les modèles classiques de l'organisation de la communication interne ou externe sont sérieusement remis en question par ce plissement.
- Sonia
Bon, alors, si on devait retenir l'essentiel, ce plissement numérique du monde, ce n'est pas juste une évolution technique de plus. C'est une transformation quasi-ontologique, non ? Qui change la structure même de nos sociétés, de nos organisations.
- Eddy
Exactement. C'est une reconfiguration en profondeur. Et ça oblige les chercheurs en management à vraiment repenser leurs outils, leurs cadres d'analyse. Comment on étudie une organisation qui est traversée en permanence par ces flux de données, ces logiques algorithmiques qui nous échappent en partie ? C'est un vrai défi méthodologique et théorique. Absolument. Et peut-être une dernière piste de réflexion pour nos auditeurs-chercheurs, si le monde se plisse comme ça...
- Sonia
...qelles nouvelles formes de ce qu'on pourrait appeler la rationalité organisationnelle sont en train d'émerger ? Et comment est-ce que ça redéfinit des notions clés comme la performance, la collaboration ou même la stratégie dans les entreprises de demain ? Vaste question.
- Eddy
A la prochaine.
- Sonia
Au revoir.