Speaker #0On y est, le douzième épisode du podcast. Déjà un an de découvertes partagées, de recherches tâtonnantes et curieuses, l'occasion de vous solliciter sur Instagram pour le choix de notre thématique mensuelle. Je remercie Jeanne pour son idée. En ce mois de juillet chaud et mouvementé, Trouvons refuge dans les salles obscures et parlons ciné. J'avais annoncé comme thème le Portugal au cinéma. Et puis, j'ai dérivé. Finalement, ce sera l'inverse. Le cinéma au Portugal. Soyons clairs, en démarrant ces recherches, une fois n'est pas coutume, j'étais totalement novice sur le sujet. Le cinéma portugais, j'en avais pour ainsi dire jamais entendu parler. Pourtant, s'il est discret, le 7e art portugais n'en est pas moins profondément riche. Comme partout ailleurs, il s'est fait le miroir d'une histoire, d'une culture et des bouleversements d'une époque troublée. Je ne m'attendais pas à autant de difficultés dans les recherches. J'ai plongé entre deux sources qui m'ont presque totalement engloutie. Internet, grignoté par les informations approximatives délivrées par l'IA générative, et les travaux de chercheurs ou d'historiennes du cinéma, bien trop pointus au premier abord pour la finalité de ce podcast, et votre humble serviteuse. Mais à carvaillant, rien d'impossible. Beaucoup à dire, pas une minute à perdre. 3, 2, 1, silence, ça tourne. Au Portugal comme ailleurs en Europe, la fin du XIXe voit pulluler les démonstrations de la nouvelle invention des frères Lumière. Cette nouvelle technologie intrigue. Petite fierté ici pour ma ville d'adoption, car c'est à Porto qu'est projeté le premier petit film produit dans le pays. Il s'agit de la sortie des ouvriers de l'usine Confiancia en 1896, filmée par l'industriel Aurelio Page d'Ostrej. C'est le top départ officiel de la production cinématographique au Portugal. Cette dernière s'intéresse d'abord à saisir des instants de vie, des témoignages visuels aujourd'hui précieux de la vie quotidienne du pays. Le début du XXe siècle voit s'ouvrir les premières salles de cinéma, comme le mythique Salon Idéal au cœur du Chiado à Lisbonne, qui ouvre ses portes en 1904. Ses propriétaires, le photographe Juan Frère Correia et son associé Nuno de Almada, rapportent leur matériel de Paris. Cette salle mythique et populaire aura une vie pleine de rebondissements, se transformant notamment en cinéma pornographique dans les années 50. Vous n'avez pas honte ! Il survivra héroïquement au temps qui passe. Restauré en 2014, le cinéma idéal est toujours ouvert, proposant une programmation riche et indépendante au public lisboète. C'est en 1907 qu'est réalisé le premier film de fiction portugais, O Rapto do Uma Atriz, l'enlèvement d'une actrice, par... Oh bah tiens, je vois en frère Coréa, que revoilà. On entrevoit ici tout le potentiel du cinéma comme outil de récit qui émeuve les foules. Le début d'une longue histoire. Le début du XXe siècle est également marqué par la création des premières grandes sociétés de production, notamment Invicta Film à Porto et Portugalia Film à Lisbonne. Ces dernières s'inspirent des modèles du film d'art français et italien, tout en soutenant le développement d'un cinéma national. On y embauche des réalisateurs et des techniciens de ces deux pays pour former des équipes locales comme l'italien Rino Lupo ou les français Maurice Mario et Roger Lyon. La production se concentre majoritairement sur des documentaires, des films d'actualité, suivant notamment les troupes portugaises combattant en France durant la Première Guerre mondiale, et sur l'adaptation des classiques de la littérature portugaise du XIXe siècle interprétés par des acteurs de théâtre. On peut citer par exemple ... l'adaptation par Invicta Film de la grande œuvre de Camilo Castero Branco, Amor de perdizão, en 1921. Le cinéma de l'époque, qui est encore muet, se colore des traditions musicales du pays, s'inspirant du théâtre de revue et de la chanson urbaine lisboète, en particulier le fado. Les artistes font partie intégrante de l'expérience cinématographique, performant durant les projections, comme la fadiste Adelina Fernandez. Pour évoquer un cinéma un peu différent et seul film de l'époque laissant transparaître la situation politique, « Aux orures d'armes » , « Les yeux de l'âme » , réalisé par Roger Lyon en 1923. Dans ce drame tourné dans un petit village de pêcheurs proche de Nazaré, on peut percevoir les troubles politiques qui suivent le renversement de la monarchie et l'instauration de la première république portugaise, annonçant l'avènement de la future dictature salazariste. Le long métrage Maria do Mar, de Leiton de Baruch, est souvent considéré comme le grand chef-d'oeuvre de cette époque, faisant la synthèse des avant-gardes cinématographiques européennes d'alors. A l'époque, On critique déjà vertement les premiers efforts de production nationale menés par les studios comme Invicta, qui a fermé ses portes en 1924, et l'ingérence des cinéastes étrangers. On veut dire nouveau ? Eh bien voici les années 30, et l'arrivée du cinéma parlant. La révolution commence dès 1931, lors du Congrès international de la critique, avec un film dont on a déjà parlé dans l'épisode 2 de ce podcast, dédié au fado. À Cereva, de José Leiton de Barouch fait date, même s'il est partiellement tourné à Paris. Le premier film parlant intégralement produit au pays, c'est A canção da Lisboa, la chanson de Lisbonne, qui sort lui en 1933 et devient immédiatement un classique du patrimoine national. Dans cette comédie, Un osseur lisboète, amateur de fado et de femmes, reçoit la visite de ses bienfaitrices, deux tantes venues du fin fond de Tras-aux-Monts, persuadées que leur neveu est un riche et sérieux médecin. La musique est omniprésente dans l'œuvre, en partie chantée. 1933, c'est aussi... tiens tiens ! L'année d'instauration du régime de l'Estat de nouveau et de sa politique de l'esprit. On renie le passé. Le cinéma devient un outil de divertissement contrôlé et de propagande. Le cinéma étant très populaire, notamment auprès des masses laborieuses des villes, le pouvoir le surveille de près. Pour les grands noms, on a donc déjà évoqué José Leiton de Barroche, mais on pourrait aussi parler d'António López Ribeiro. Beaucoup d'historiens voient en cette période une sorte d'âge d'or du cinéma portugais. Ce récit historique est à présent largement remis en question. Le succès du cinéma d'alors est en plus que conditionné à une consommation culturelle orientée par le pouvoir. De plus, beaucoup d'historiens du genre souffrent d'un léger parti pris, comme Félix Ribeiro, qui a écrit certaines des bibles de l'histoire du cinéma ici, alors qu'il a été haut fonctionnaire du département de la propagande durant la dictature. Vous comprendrez le côté sans fin de mes recherches. Revenons à nos moutons. Le cinéma de l'époque reste malgré tout créatif. Manuel de Oliveira, par exemple, pose les bases d'un cinéma d'auteur, avec Duro, Faïna Fluvial, en 1931, un documentaire évoquant la vie le long du Duro. Le film est présenté au public lors de la même projection que la série 20, mais par la volonté de son réalisateur, sans aucun accompagnement musical, ce qui a divisé la critique de l'époque. Manuel de Oliveira signera également en 1942 Aniki Bobo, une étude poignante sur l'enfance et la pauvreté dans la ville de Porto. Son style unique, mêlant réalisme et poésie, en fait un réalisateur absolument unique. Unique aussi par sa longévité, car il réalisera plus de 50 films et participera à des projets jusqu'à sa mort en 2015, à l'âge, attention, de 106 ans, rien que ça. Traversant une histoire perturbée en restant toujours pertinent, J'avoue que son personnage me fascine complètement. Et pas que moi apparemment, car il a reçu en 2008 une Palme d'Or à Cannes, l'année de ses 100 ans, pour l'ensemble de son œuvre. Ah ouais ! Autre nom incontournable, Barbara Virgínia, une pionnière. Elle est devenue la première réalisatrice portugaise d'un long métrage de fiction avec son film Tres Dieces Mdeos, Trois Jours Sans Dieu, en 1946, à seulement 22 ans. Son film fut présenté au tout premier festival de Cannes. L'intrigue met en scène une professeure, Lydia, jouée par Barbara Virginia elle-même, incarnation du progrès, de la raison et de l'éducation, face à la sorcière Bernarda, représentant le monde rural, la superstition et les croyances traditionnelles. Réalisée alors même que la dictature tentait d'invisibiliser les femmes de l'industrie, ce film est doublement mythique, car il n'en subsiste aujourd'hui que 22 minutes, sans le son. Sa réalisatrice ne réussit jamais à se faire financer d'autres films au pays, et immigrera au Brésil en 1952. Aujourd'hui, le prix Barbara Virginia, créé en 2015, récompense les femmes dans le cinéma portugais. Allez ! Petit rattrapage avec d'autres noms de girls boss de l'époque. Amelia Borges Rodriguez, réalisatrice de 35 films documentaires, Virginia de Castro et Almeida, fondatrice de Fortuna Films et productrice, et Beatriz Costa, actrice et autrice. Jusqu'en 1950, le cinéma portugais poursuit ce chemin. Le pouvoir accompagne une industrie qu'il perçoit comme un puissant vecteur culturel. soutien d'un nationalisme exacerbé et miroir d'une société portugaise que la dictature veut figer dans l'ambre et le temps. Le secteur se consolide par la création de coopératives et d'associations professionnelles. Pourtant, le changement arrive. La nouvelle vague française trouve son écho au Portugal dans les années 60, le Novo Cinema. On rompt avec les conventions du passé en privilégiant la liberté artistique, l'expérimentation et l'exploration de thèmes sociaux. Le vernis commence doucement à se craqueler et on se sert des films pour critiquer subtilement le régime. Ce mouvement est porté par des réalisateurs comme Paolo Ausha, Oswald Zanusch, Les années vertes, en 1963, et Fernando López, Bellarmino, en 1964. Souvent censurés et interdits au pays, ces films trouvent tout de même leur chemin vers les écrans du monde, gagnant ainsi une reconnaissance internationale. Pourtant, dans les salles, l'engouement n'est pas le même. Le peuple boude un cinéma jugé soit hermétique et trop intellectuel, soit trop formaliste pour être réellement engagé et militant. La popularité va plutôt aux films produits dans les années 30 à 50, qui sont rendus mythiques par leur diffusion à la télévision. Cette seconde vague de popularité participe à ce que cette époque reste perçue encore aujourd'hui comme un âge d'or jamais égalé, et participe à ce sentiment de... divorce entre le grand public et le cinéma après les années 50. Au début des années 1970, l'appui financier inespéré d'une grande fondation privée, la Fondation Calus Gulbenkian, révèle plusieurs cinéastes intéressants comme Juan César Monteiro et Antonio Pedro Vasconselos. En 1971, est créé l'Institut Portugais du Cinéma, venant combler un manque criant d'institutions solides pour le genre et la loi sur le cinéma ... est promulguée. C'est l'avènement d'un changement majeur, longtemps espéré. La dictature cède à la pression et injecte dans la production nationale 20% des revenus d'une taxe sur le prix des billets. Sur un modèle comparable à celui que nous connaissons en France, les grands succès étrangers viennent donc alimenter en partie la production portugaise. Ce vent de changement devient tempête avec la révolution des œillets de 1974. La fin de la dictature ouvre une période de créativité intense. Le pays vit alors la période du Préc, le processus révolutionnaire en cours. Le cinéma devient un outil de témoignage et de militantisme assumé, le bras armé d'un progrès sociétal, notamment à travers le documentaire, un genre jugé plus réactif que le cinéma de fiction. On peut citer des œuvres comme Brandusk Stummes en 1974 d'Alberto Seixas Santos, une référence du cinéma politique post-révolution, ou Torre Bella du réalisateur allemand Thomas Arlen. C'est toute une nouvelle génération de réalisateurs qui émergent, explorant des thèmes politiques, sociaux et existentiels avec un regard renouvelé. Malgré un marché restreint et des difficultés de financement, le cinéma portugais continue d'innover et d'être reconnu à l'international où il est acclamé par la critique. Quelques références. Miguel Gomes a marqué la scène avec des films audacieux tels que Tabou et la trilogie expérimentale et poétique Hachmille Humanoïdj, Les mille et une nuits. Juan Pedro Rodríguez, auteur de Au fantâchme, Le fantôme, et Ornithologou, L'ornithologue, explore les thèmes de la sexualité, de la spiritualité et de la nature à travers un cinéma provocateur et transgressif. Teresa Villaverde s'est imposée à la fin des années 90 avec Oshmutensch, Les mutants. Plus récemment, Pedro Costa s'attache à dépeindre les communautés marginalisées de Lisbonne, notamment les immigrants capverdiens dans Cavallo d'Iñelo et Vitali Navarrel. Ces réalisateurs, parmi d'autres, ont contribué à la reconnaissance internationale du cinéma portugais, oscillant entre réalisme social, poésie visuelle, radicalité formelle et fantaisie, unique en Europe. Cependant, ces films ne rencontrent jamais un large succès commercial. Le cinéma portugais peine à toucher un public diversifié et nombreux. Il faut également noter une chose qui a très bien pu vous échapper dans cette litanie de noms et de titres. Le cinéma portugais a connu des grands noms, une grande créativité, mais n'en reste pas moins un véritable petit pousset européen. Entre 1919 et 2001, on ne compte que 526 films portugais, fictions et documentaires confondus, soit une moyenne de 6 ou 7 longs métrages par an, une des plus petites productions européennes. La production nationale a malgré tout connu une croissance notable dans les années 90, soutenue par un nouveau financement Un impôt prélevé sur les recettes publicitaires des chaînes de télévision. Les coproductions avec les autres pays européens sont aussi courantes. Cette croissance sera tristement interrompue par la crise de 2008. Car oui, comment l'oublier ? Il y a un peu plus de 15 ans, le Portugal a traversé une énorme crise économique. Aucun secteur n'a été épargné et le cinéma portugais peine encore aujourd'hui à sortir du marasme d'austérité qui s'est abattu sur le pays à l'époque. Faute de financement, 2012 a été marqué comme une année noire, une année morte, où pas un seul film national n'a atteint les salles obscures. Pas facile de rebondir. Il a fallu repartir de zéro, reconstruire le secteur. Les budgets alloués au financement public ont été considérablement augmentés. À partir de 2024, un fonds d'incitation aux grosses productions de 20 millions d'euros a été créé pour essayer de faire évoluer l'ampleur des projets nationaux. Car si parfois la faible quantité et le nombre réduit de mégaproductions peut donner l'impression d'un cinéma portugais inexistant, la qualité est là pour démentir ce sentiment. Entre 2014 et 2024, On dénombrait 165 prix internationaux remportés par des films portugais. On peut citer en 2023 l'Ours d'argent à la Berlinale pour Malvivère, Mal de vivre, de Joan Canijon, et le prix Un certain regard à Cannes pour La fleur de Borruti, de Joan Salariza. Malgré tout, le fait demeure. En 2024, seuls 70 films portugais ont vu le jour, sur près de 400 films sortis la même année. Les films nationaux représentent moins de 5% des entrées. Mais alors concrètement, quels sont les freins à un développement d'une industrie plus pérenne ? Comme souvent au Portugal, se pose d'abord le problème de la centralisation. En dehors de Lisbonne et de Porto, point de salut. Les travailleurs du secteur sont concentrés dans ces villes plus dynamiques où ils peinent malgré tout à survivre. Au Portugal, où le statut d'intermittence du spectacle n'existe pas, les artistes et techniciens du 7e art sont tous des travailleurs indépendants, jonglant avec plusieurs emplois pour survivre. De plus, le volet financier reste très fragile et extrêmement dépendant de l'État. Et même si les aides publiques existent en effet, leur accès demeure extrêmement compétitif et complexe. Au-delà des problèmes de production, les films peinent ensuite à être diffusés, dans un réseau dominé par les multiplexes présents uniquement dans les grands centres urbains. et plus intéressés par les super-productions étrangères. Les festivals, qui sont également des relais essentiels à la diffusion des films dans le pays, sont encore une fois très centralisés. On peut citer à Lisbonne Indy Lijboa pour les productions indépendantes nationales et internationales, Doc Lijboa pour le documentaire, Monstra pour le cinéma d'animation, et Courtage Villagronde, près de Porto, pour les courts-métrages. Le constat final est assez terrible. Plus de la moitié des films produits par des artistes portugais en 2024 ont été vus par moins de 1000 personnes chacun. Enfin, que cela soit pour les productions nationales ou internationales, la fréquentation des salles est faible au Portugal. 12 millions de billets vendus en 2023 et encore moins en 2024. À peine plus d'une entrée par habitant. À titre de comparaison, en France, où le secteur est déjà en alerte générale, on est à 3 entrées par habitant. Dans un pays encore précaire, la culture reste perçue comme un luxe. Rappelons que le salaire minimum s'élève à 820 euros bruts pour 40 heures semaine. Le prix du billet se situant en moyenne autour de 6 euros, il est parfois difficile à concilier avec une vie de pragmatisme et d'urgence. La reconnaissance de la culture comme un besoin essentiel devant être soutenue a encore du chemin à faire. J'ai une pensée pour mes nouvelles amitiés, mes camarades de défilé du 25 avril, qui scandent le slogan révolutionnaire de Sergio Goudignon « Au pain, à page, habitação » avec l'ajout d'un vibrant « cultura » le pain à la paix, le logement et la culture. Veux pieux.