- Speaker #0
Hola hola, chers auditeurs et auditrices de l'Usobrib. Tout au bien ? Vous vous laissez gagner par l'ambiance automnale, malgré l'été qui a du mal à dire au revoir ? Je voulais vous parler d'un sujet que j'ai commencé à explorer cet été et qui me semblait absolument parfait pour ce mois d'octobre. La sorcellerie au Portugal. Allez, je vous raconte ce nouvel aspect d'un pays plein de nuances et de contradictions. La sorcellerie ? Au Portugal ? Le bon, le sage, le catholique Portugal ? Bon, pour comprendre la place du mystique et de la sorcellerie dans la société portugaise, il faut revenir aux racines. Lors de la christianisation du Portugal, les évangélisateurs ont rencontré un pays très enclavé, surtout au nord du pays. Les accès étaient ardus, et les populations marquées par une spiritualité et des croyances préchrétiennes, héritées des celtes, des romains et des visigots. Afin de convertir ces populations, le choix a été fait d'intégrer ces croyances à la mystique chrétienne plutôt que de tenter de faire disparaître des rites extrêmement variés et imbriqués dans des modes de vie ancestraux. D'autant plus que le récit chrétien ne manque pas lui-même de magie, de miracles et de prophéties. Arrive ensuite l'invasion par les morts et la rencontre avec d'autres croyances encore venues d'Orient. Il serait fou de penser que la reconquista, la reconquête qui se termine au XIIIe siècle, effacera l'influence dans les croyances de plusieurs siècles de cohabitation avec la foi musulmane et sémite. Dans la pratique, beaucoup de saints catholiques se retrouvent avec des pouvoirs spéciaux, comme Santa Lucia capable de guérir la vue. On célèbre des saints locaux comme Sainte Amaru dans le Mignon. Pour parler de Porto, ma ville d'adoption, on accole la figure de Saint Jean à la fête païenne du solstice d'été. Les exemples sont nombreux. Lorsqu'arrive l'Inquisition au Portugal en 1536, cette dernière se concentre sur un antisémitisme profond et influencé par le voisin espagnol. Une page sombre de l'histoire sur laquelle nous reviendrons sans faute dans un prochain Lusobribe. Ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est que les inquisiteurs, et cela jusqu'à la fin de cette sombre période au XVIIIe siècle, ne se lanceront jamais dans une chasse aux sorcières de grande ampleur. C'est une exception pour l'époque parmi les pays européens. José Pedro Paiva, historien de l'université de Coimbra ayant travaillé sur ce sujet, note une absence quasi totale de préoccupation autour de ce sujet de la sorcellerie. La foi catholique, extrêmement ancrée au Portugal, n'étant rien menacée par ces croyances désautériques, qui bien souvent s'imbriquent avec les vénérations de la Vierge et des Saints. Les Sabbats n'inquiètent pas, on ne craint pas la remise en cause de l'ordre établi. Alors attention, la période ne sera pas sans drame. En 1559 se tient ce qu'on appellera le procès des sorcières de Lisbonne. Six femmes y sont condamnées et exécutées sur le bûcher. C'est un drame, sans conteste. Et pour autant, on est loin des chasses aux sorcières constatées chez les voisins européens. Entre 1600 et 1774, on dénombre 818 accusations pour sorcellerie, mais seulement quatre condamnations à mort et une seule exécution menée à terme. Il s'agit de Louise de la Peigne. Un marginal qui lisait l'avenir et pratiquait en tant que guérisseur. On l'a d'abord arrêté en 1621, puis relâché. C'est en état de récidive, pour ainsi dire, qu'il fut condamné et brûlé vif en 1626. Soyons encore plus précis. Sur les 818 accusés cités plus haut, il nous reste la trace précise de 690 procès. On compte 250 guérisseurs et guérisseuses, 199 magiciens accusés d'influencer les volontés, 121 mélanges des deux cas précités, 55 jeteurs de sorts isolés, 29 blasphèmes ou faux saints et seulement 36 pactes avec le diable. Entre 1560 et 1630 seulement, environ 60 000 personnes sont brûlées vives en Europe, souvent accusées de relations poussées avec le malin. Le Portugal fait ici office d'exception. La foi populaire s'est donc construite dans un joyeux mélange des genres. Une des croyances du nord du pays véhicule par exemple l'idée qu'il faut laisser toujours allumer une bougie près du berceau d'un nouveau-né pour empêcher les esprits malins de l'atteindre. Mais que jusqu'à son baptême, qui le sauve alors définitivement. La messe ayant été longtemps dite en latin, jusqu'en 1969, la différence pour la population entre cette langue mystérieuse et les récitations magiques est bien faible. Alors... Quand on parle de sorcellerie, on fait malgré tout un pas de côté face à la normalité. La pratique reste taboue, on en parle à demi-mot dans les familles et jamais à l'extérieur. On y va à la faveur de la nuit ou alors très discrètement. On se refile l'adresse comme un trésor, en cas de magie guérisseuse, ou entre deux portes. La sorcière n'est jamais nommée. On va chez elle, ou ma seignora. On est souvent partagé entre la fierté de connaître cette personne hors du commun et du monde, et la gêne car on sort des codes du catholicisme. On culpabilise. Chercher des réponses auprès des voyantes, c'est douter du plan de Dieu. Et c'est aussi ouvrir la porte au mal. Ainsi, la pratique ou les croyances sont encore souvent associées à une sorte de honte. On veut se distancier de ces pratiques jugées arriérées, notamment par les membres de la famille qui ont immigré. Cette magie est associée à un Portugal qui serait resté figé dans des pratiques d'un autre temps. Pourtant, c'est aussi partout. Lors de mes recherches, j'ai interrogé mes amis. Chacune a un récit à partager. Dans les villages, on dit « pas de ça ici » , et deux phrases plus loin, on raconte des empoisonnements, des possessions de petites filles, des bébés maudits. Chacun a une histoire qui va de membres de la famille résistants à leur pouvoir au risque de leur santé mentale, à de sombres histoires de sorcières masquées croisées à travers champs et aussitôt envolées, de fantômes qui tirent les pieds des enfants appelés à travailler dans la grande maison bourgeoise du village, et d'incantations répétées au son du fer frappé pour éloigner le zona. C'est ce double rapport qui a intéressé Christelle Alvesmeire, portugaise née en France, lors de l'écriture de son film Alma Viva, sorti en 2023. Dans ce film, sélectionné à Cannes, on voyage dans la région reculée de Trajogmong. C'est un récit en partie autobiographique où la petite héroïne est jouée par la propre fille de la réalisatrice. Le film raconte l'histoire de la petite Salomé qui, le temps des vacances, retrouve le village familial. Alors que l'été bat son plein, la grand-mère adorée meurt subitement et pendant que les adultes se déchirent au sujet des obsèques, Salomé est tenté par l'esprit de celle que l'on considérait comme une sorcière. Je ne peux que vous recommander le film, ainsi que l'épisode de la série Invitation au voyage, diffusé sur Arte, qui lui est consacré par Elisa Hélin, elle aussi franco-portugaise. Je me suis beaucoup inspirée lors de mes recherches du podcast Plus 351 de l'association Cap Magellan, dédié au film.
- Speaker #1
C'est de la magie, voilà. Cette polémienne est une sorcière !
- Speaker #0
La sorcellerie, c'est le contact avec l'invisible. La dualité est partout. Pour croire en Dieu, il faut croire au diable. Partout cette phrase, que j'avais d'ailleurs entendue dans le super podcast Crimes Oubliées à propos de l'affaire des poisons à la cour de Louis XIV. Comme quoi. La sorcellerie peut être aussi positive que négative, et peut être de niveaux extrêmement variés. Les pratiquants sont aussi souvent guérisseurs que porteurs de malédictions. Les feitiseres, magiciennes, font des mixtures, des talismans, et les brouches, sorcières, pactisent avec le diable et profitent d'un lien avec les morts transmis de mère en fille. Selon qui vous raconte l'histoire, ces deux figures peuvent être incarnées par une seule et même personne. Les praticiens qui guérissent les ensorcelés sont assez visibles. En revanche, ceux qui jettent des sorts, on ne les voit jamais. Et pourtant... l'un ne va pas sans l'autre. Souvent, il s'agit surtout d'une personne qui fait des liens avec la nature et l'environnement pour comprendre les mots, permettant magiquement de comprendre par exemple une allergie au lait chez un nouveau-né. Ces figures offrent une écoute dans un monde où l'accès à la médecine a longtemps été compliqué ou trop cher, et où le monde médical est dominé par les hommes. Certaines figures sont à la frontière entre le soin et les croyances, comme le compostol qui soignent les maux du corps avec des ongans, mais aussi des gestes que l'on peut leur approcher de la chiropraxie. La connaissance des plantes est également une source d'autonomie dans un pays très rural et patriarcal. Par la peur, les « mauvaises sorcières » atteignent aussi une forme de respect et de sécurité. Ce monde de croyances est bien souvent un monde de femmes, lié aux préoccupations du care, aux soins. Ces croyances arrivent quand on veille les morts et quand on accouche les enfants. Dans l'épisode d'invitation au voyage évoqué plus haut, une autre théorie surgit. Le mysticisme, l'occulte et les visions surgissent aussi avec la faim et l'épuisement du labeur dans ce pays difficile. La magie ou la sorcellerie accompagnent les moments de doute ou de désespoir. Bien sûr, il y a aussi des praticiens hommes. Il s'agit souvent d'hommes en marge, empêchés d'accéder au métier physique par l'âge ou le handicap. Par ailleurs, si ce sont les femmes qui sont celles qui consultent, elles sont parfois envoyées à demi-mot par les pères ou les frères, qui n'iront ensuite toute implication. Dans un pays où la ruralité reste très présente, la sorcellerie a un impact très concret, sur la descendance, la santé ou le bétail. Derrière ces récits ressortent souvent des histoires de rivalité entre familles, de deuil, de jalousie amoureuse et de profondes difficultés à communiquer. Pour bien comprendre ce sujet, il faut repenser à l'évolution ultra accélérée qu'a vécu le Portugal entre 1974, sortie de la dictature, et nos jours. Dans les années 60, le taux d'analphabétisme dans les campagnes atteignait parfois 40% de la population. Certaines régions sont ensuite restées très enclavées. isolé. Il a fallu l'entrée du pays dans l'Union européenne en 1986 et ses premiers effets pour voir arriver les routes modernes dans les régions de l'intérieur. Même si les plus jeunes immigrent bien souvent vers les grandes villes ou dans le nord de l'Europe, chacun garde un lien avec de tout petits villages. Les émigrés rentrant de France ou de Belgique durant le mois d'août y multiplient parfois par dix la population, créant un choc des cultures au sein de ce microcosme. On va voir le médecin quand on est en ville ! évidemment, mais la sorcière quand on rentre au village. C'est un mélange hétéroclite et parfois conflictuel. Dans les années 80, une figure majeure va marquer une forme de réconciliation entre ces deux mondes, le Paderschwanz. Il représente une incroyable histoire, celle d'un prêtre catholique qui a tendu la main aux sorcières. Il officiait en effet dans un tout petit village, Villar de Peldiz, à côté de Montaleg. Dans sa communauté, les gens allaient beaucoup voir les sorcières. Il faut dire qu'il n'y avait qu'un seul médecin pour tout un tas de petits patelins se déplaçant à cheval. Ces femmes de l'ombre possédaient une grande connaissance des plantes, mais prenaient aussi des trucs et astuces un peu hasardeux, comme faire manger aux enfants des têtes de poulet pour stopper les couchemars. Les gens s'empoisonnaient parfois allègrement au lieu de guérir. Fort de ce constat, le padre s'est alors lancé dans un projet fou. créer un congrès de médecine populaire réunissant médecins et sorcières. Autant vous dire que le succès populaire a été aussi garanti que lire de sa hiérarchie. Les convocations par l'évêque n'ont rien pu faire contre l'emballement général. L'événement a été couvert par toutes les télévisions du pays, surnommé le congrès des sorcières. L'organisation d'un tel événement par un prêtre catholique signifiait une validation colossale. N'oublions pas que le prêtre... faisait partie de la sainte trinité de la respectabilité avec le professeur et le maire. L'événement a accueilli des milliers de gens, apportant à la région un boost économique incroyable. Il y a 20 ans, le Padre a été à l'origine d'un autre événement ultra populaire, la Nuit des sorcières. Tous les vendredis 13, à Montalegre, la ville est en fête. Au départ, l'événement était très traditionnel. Son succès incroyable a semble-t-il amené son lot d'américanisation Mais j'ai néanmoins noté la prochaine date en février. Il semblerait qu'un spectacle géant clôt l'événement, où les bonnes sorcières s'opposent aux vilaines, avant victoire spectaculaire grâce au message du pavége-fente. Gerte. Ces événements amènent un éclairage nouveau sur ces pratiques occultes, qui accompagnent la nouvelle figure de la sorcière féministe, qui a émergé dans les années 70 et continue de grandir. Cette révolution culturelle et sociale a fait évoluer la vision des nouvelles générations. Fun fact, on trouve des oracles en vente à la poste à côté de chez moi. Les médecines alternatives ont un énorme succès. Le statut de sorcière est revendiqué par les jeunes, là où les anciennes se cachent encore souvent dans l'ombre. La parole des femmes s'est un peu libérée, autorisant une pratique commune de la magie douce comme la lecture du mar de café. En France et dans les autres pays d'immigration, les superstitions se rencontrent entre le Maghreb ou les pays d'Europe de l'Est, et le partage des croyances devient un espace de discussion entre femmes. Bien sûr, on parle de magie blanche, celle qui sauve. On se refile de l'amarante, bonne pour les os, ou on offre un plan de teint belalouche à sa nouvelle voisine pour éloigner le mal. On se partage aussi encore aujourd'hui un geste contre le mauvais oeil, la figue, figue. Pour un tuto presque irrespectueux, c'est le geste de j'ai volé ton nez. Plus sérieusement, il remonterait à l'époque romaine. Jugé obscène dans certaines parties du monde, il sert au Portugal à éloigner le mal. On offre souvent un pendentif au communion, incluant une représentation de ce geste, un pentacle, un croissant de lune et une corne. Aujourd'hui encore, nombreux sont les lieux et les événements qui rappellent l'importance de ces croyances au Portugal. On peut citer la figure des caretos, à Podence, au nord-est du pays, sorte de diable rouge, vert et jaune poursuivant les femmes durant la période du carnaval. Cette tradition unique fait partie du patrimoine immatériel de l'UNESCO depuis 2019. Les caretos, c'est la nature qui s'incarne pour expurger le mal de l'humanité. À la fin du carnaval, on chasse ce mal par le feu. Dans le reportage d'Arte, un jeune homme incarnant ce démon d'un jour déclare « Le diable c'est nous, c'est nous tous » . Dans le Douro, la petite zone entourant le village de Soaliesh est surnommée Mata Ekeim, « Tue et brûle » . En 1933, On y a battu à mort et brûlé une femme malade et sujette à des crises qu'on croyait posséder. Certaines régions ont hérité du nom de territoire des sorcières. C'est le cas d'un village du Sabugal et d'une zone dans les bois, aujourd'hui zone de pique-nique à Lusa. À côté de Porto, la chapelle Senhora da Pedra, si instagrammable au bord de l'eau, au milieu d'une plage, est souvent le lieu de découvertes de signes cabalistiques, gris-gris et ossements de petits animaux. À côté de Tomar, on trouve un chêne géant, là où des sorcières se seraient réunies. Les lieux maudits et hantés sont nombreux au Portugal, mais gardons-nous un peu de matière pour les prochains Halloween. Terminons donc cet épisode en parlant de certaines figures moins anonymes. Une des sorcières les plus connues du Portugal était la sorcière Daruda dos Vinhos, un village proche de Lisbonne. Cette dernière vécut entre la fin du 19e et le début du 20e siècle. Beaucoup de livres ont été écrits sur sa vie, bien que celle-ci demeure assez mystérieuse. Guérisseuse, elle lisait l'avenir dans un mélange d'huile et d'eau. Elle aurait entre autres guéri la fille d'un médecin de la ville en lui faisant sortir un serpent par la bouche.
- Speaker #1
Comment expliquer cela ? Si ce n'est pas la sorcellerie !
- Speaker #0
Elle aura 19 enfants, dont 5 filles, à qui... elle passera son mystérieux savoir. Alors, des croyances de bonne femme, tout ça ? Pas du tout. Salazar lui-même n'échappait pas aux croyances ésotériques. Le dictateur avait son propre prêtre exorciste, Gonzalo de Sanpeio, qui aurait chassé les mauvais esprits du palais de Belém. Beaucoup plus récemment, on entend beaucoup parler au Portugal du brouche de faf, Fernando Nogueira. Ce dernier, inscrit sur Instagram, est souvent interviewé à la télé et dans les journaux. connus pour ses pronostics sportifs. Et oui, au Portugal, le football n'est jamais très loin. Alors, récapitulons. La sorcellerie au Portugal, c'est bien plus qu'un simple folklore. C'est un mélange fascinant de croyances anciennes, de foi populaire et de réalité humaine. Ce patchwork mystique, qui s'est tissé entre préchrétienté, christianisme, influence mauresque et modernité, révèle un Portugal loin de l'image d'un sage pays catholique et uniforme, vivant dans ces contrastes et ses contradictions. Entre les guérisseuses de l'ombre et les sorcières maudites, entre les peurs ancestrales et les réappropriations féministes contemporaines, ce monde de magie reste un miroir d'une société en pleine évolution. Et si la sorcellerie demeure un sujet tabou, elle continue pourtant d'éclairer, à sa manière, le lien profond des Portugais à leur histoire, à la nature et à l'invisible. J'espère que cet épisode vous aura plu. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez. ou à partager vos propres histoires autour de ces mystères lusophones. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode de Lusobribe où l'on continuera d'explorer ensemble les nuances et les mystères du Portugal. Merci pour votre écoute. N'hésitez pas à me laisser vos commentaires et vos remarques sur votre plateforme de podcast préférée, Facebook ou Insta. A bientôt !